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Auteur/autrice : Anaïs Benguigui

Un si paisible tortionnaire

Il était recherché par son pays depuis 1984. Le glaçant Mario Sandoval, ancien bourreau de la dictature argentine, vivait sans bruit à Nogent-sur-Marne et enseignait à la Sorbonne. Il se croyait intouchable, son passé a resurgi.

lanté devant la baie vitrée, Mario Sandoval apprécie la tranquillité de sa résidence, en lisière du bois de Vincennes. Dans le ciel hivernal, des perruches exotiques se jouent du brouillard. Elles se sont échappées d’un avion-cargo il y a longtemps, dit-on, et depuis elles s’adaptent, attaquent même les corbeaux. Lui aussi vient d’un pays lointain, lui aussi a une histoire de fugitif. Et comme tous les fuyards, il n’est jamais tout à fait serein. Mario Sandoval se sent sous surveillance depuis quelques jours. La résidence de Nogent-sur-Marne possède une double entrée. Il pourrait s’enfuir. À 66 ans, silhouette sèche, visage étonnamment jeune, il sait bondir comme un puma. Mais à quoi bon aggraver son cas ? Peut-être que le GIGN se tient embusqué dans un coin… Il regarde par la fenêtre, et maintenant il les entend, dix hommes lâchés dans les escaliers. Ils sont là pour l’arrêter. Mieux vaut ouvrir, on ne sait jamais, s’ils fracturent sa serrure, plient le chambranle. Mario Sandoval a trois minutes pour choisir ses affaires. Les gendarmes de l’Office central français de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre l’embarquent. Drôle de retournement. Autrefois, c’est lui qui passait les menottes.

Mario Sandoval est accusé par la justice argentine de cinq cents faits de meurtre, séquestration et torture sous la dictature militaire (1976-1983), durant laquelle il était membre de la police politique, chargée de faire parler les suspects. Le décret d’extradition signé par le Premier ministre français est exécutoire. Tous les recours ont été épuisés. Ce 11 décembre 2019, il quitte Nogent-sur-Marne pour la maison d’arrêt de Bois-d’Arcy. Bientôt des policiers argentins d’Interpol viennent le cueillir. Son retour au pays fait le tour du monde. Cameramen et photographes le montrent encadré par des policiers et deux militaires, traversant le duty free de l’aéroport d’Ezeiza, à Buenos Aires. Ce jour-là, ses deux gilets polaires portés l’un sur l’autre jurent avec l’été austral. Sous sa casquette noire, ses yeux vifs semblent dire : « Vivement le procès, je vais tous les déchirer.»

Mario Sandoval a vécu en France, à la lisière de Paris, durant plus de quarante ans. Pour fuir son passé, l’homme a tissé son existence de mensonges. Il s’est inventé une vie. Il s’est fabriqué un métier, une image, une famille. Quand les premières rumeurs sur son compte ont couru dans la presse internationale, il s’est entouré des meilleurs avocats pour clamer son innocence. Remonter sa trace, démêler les fils de sa traque, c’est plonger dans les abysses d’un homme et de l’une des dictatures les plus sanglantes d’Amérique latine.

Des escadrons de la mort à la « sécurité internationale »

Mario Sandoval naît en périphérie de Buenos Aires en août 1953, dans le quartier populaire et industrieux d’Avellaneda, à l’époque où le général Perón dirige l’Argentine. Les gamins du quartier jouent sur les berges du fleuve jusqu’au stade
mythique de football, bleu et jaune, de la Bombonera. Dans les beaux quartiers, on appelle les habitants des faubourgs les bosteros, les bouseux : toute sa vie, Mario Sandoval tâchera de gommer cette étiquette. Tout jeune, il fréquente le commissariat de son père, et rend de menus services, des courses, du courrier, des achats de cigarettes… Lui aussi
devient policier. Un sans-faute le conduit à 22 ans aux affaires politiques, au grade de sous-inspecteur. Ses chefs chantent ses louanges : jugé « d’une valeur exceptionnelle », il est noté 10 sur 10 en première année.

Le 24 mars 1976, le général Videla, soutenu par les États-Unis, prend le pouvoir par un coup d’État. En novembre, Mario Sandoval, 23 ans, obtient des « félicitations » pour son action contre les « subversifs », mot fourre-tout de la junte pour désigner tout Argentin susceptible de pencher à gauche : intellectuels, syndicalistes, artistes, étudiants, journalistes, juifs, psys, prêtres « tiers-mondistes »… Sandoval intègre l’un de ces escadrons de la mort appelés grupos de tareas ou patotas, que l’on peut traduire par « bande paramilitaire ». C’est la « sale guerre » de la junte, dont les exactions, arrestations, tortures, resteront longtemps dans l’ombre. Après sept années de dictature, 15 000 fusillés et 30 000 disparus, les militaires détruisent toutes les archives avant de céder le pouvoir au président Raúl Alfonsín démocratiquement élu en 1983.

Quand Mario Sandoval s’installe en France en 1985, à 32 ans, il rejoint un nombre impressionnant de réfugiés politiques sud-américains qui ont fui les dictatures du continent les années précédentes. Il se fond dans la masse, apparemment en solitaire, sans complice. Sa bonne tête, son sérieux lui font décrocher un poste de chargé de mission pour une société de gardiennage et de sécurité, puis un boulot dans une entreprise spécialisée en matériel et équipement de forces armées. Allégé des soucis financiers, contrairement à nombre de ses compatriotes, il s’installe dans un appartement haussmannien des environs de la place Daumesnil, un quartier parisien feutré et aéré. Un cadre bourgeois un peu convenu, idéal pour assurer la suite. Mario Sandoval a un plan en tête : gommer toutes les aspérités, se présenter avec la respectabilité d’un professeur d’université.

Lui qui a enseigné sous la dictature à l’École de police et à l’Académie militaire de Buenos Aires peut rêver à des équivalences pour justifier un futur recrutement. Il étoffe son CV en obtenant, moins de sept ans après son arrivée à Paris, un DEA en science politique à Assas, puis un autre en philosophie politique à Paris-I. Les Argentins ont cette expression macho : « Buenos Aires est l’épouse ; Paris, la maîtresse.» Mario Sandoval, lui, est austère, monacal, ses sentiments n’affleurent jamais. Il aime l’ordre, l’obéissance. Les militaires français l’ont toujours impressionné, comme les savants de la Sorbonne. Il joue de sa rigueur pour enseigner dans une morne école de commerce à Levallois-Perret, déjà bastion des Balkany ; et occupe un poste de chargé de cours en « sécurité internationale, gestion de crises et règlements des conflits » à l’université de Marne-la-Vallée. Sous son vrai nom, la mue s’opère. Inutile de recourir à un pseudonyme : qui se souviendrait de lui, jeune policier sous la dictature ?

À 40 ans, il enseigne. En 1997, alors que le gouvernement Juppé ne joue pas les enfants de chœur en matière d’immigration, et que beaucoup de réfugiés latino-américains peinent à obtenir des papiers, Mario Sandoval obtient la nationalité française. Il ne lui manque plus qu’un statut de conférencier à l’Institut international d’administration publique (bientôt absorbé par l’ENA) pour conquérir le graal : l’Institut des hautes études de l’Amérique latine de l’université Paris III- Sorbonne nouvelle (IHEAL), une référence mondiale valorisée par des chercheurs de haut niveau, alors dirigé par Jean-Michel Blanquer, l’actuel ministre de l’Éducation nationale. C’est l’économiste Carlos Quénan qui le repère. Ancien prisonnier politique argentin, la méfiance l’accompagne depuis qu’il est réfugié en France, et pourtant rien ne l’intrigue dans ce candidat, spécialisé dans les questions de «sécurité internationale». Dans le CV déposé à Marne-la- Vallée, Mario Sandoval mention- nait ses fonctions d’enseignant à l’École de police et à l’École militaire d’Argentine avant 1985. Cette fois, il a pris soin de retirer les lignes relatives à son pays natal, et mis en avant ses années d’études et d’enseignement en France. Le nouveau CV est validé par la Commission scientifique et le directeur, Jean- Michel Blanquer, appose sa signature en 1999 pour un contrat de vacataire qui sera automatiquement renouvelé jusqu’en 2004.

« Un profil inédit, très, très à droite »

Mario Sandoval se révèle un chargé de cours très assidu, intervenant une soixantaine de fois par an dans les locaux de la rue Saint-Guillaume, avec une obsession pour les souverainetés nationales, les stratégies de guerre économique, le rôle des académies militaires et des officines privées. Certains le trouvent « affabulateur », d’autres carrément suspect. Des étudiants se plaignent même de subir des cours où reviennent sans cesse les questions de sécurité, alors qu’ils sont demandeurs de réflexions sur les problématiques sociales. Un jour, Sandoval se laisse aller à vanter le sanglant plan Condor mis en place par les dictatures latino-américaines et la CIA pour éliminer leurs opposants…

En septembre 2003, Olivier Compagnon, alors jeune professeur en histoire contemporaine de l’Amérique latine, se voit confier un cours sur le Venezuela d’Hugo Chávez. Jean-Michel Blanquer a eu l’idée de scinder l’enseignement en deux, six sessions pour lui, six autres pour… Mario Sandoval. Olivier Compagnon, aujourd’hui directeur du Centre de recherche et de documentation sur les Amériques (Creda), se souvient : « En 2003, nous prenons un pot ensemble pour nous organiser. Je suis surpris de voir en face de moi quelqu’un, certes d’une grande cordialité, mais qui affiche des convictions très, très à droite. Un véritable idéologue, qui ne cache pas son antimarxisme féroce. Un profil inédit pour l’école, qui a toujours accueilli de nombreux exilés de régimes autoritaires latino-américains. Impossible à ce moment-là d’imaginer qu’il avait été un tortionnaire. Je m’inclus dans une erreur de jugement général, on aurait tous dû être plus méfiants. Sandoval, c’est une tache sombre, une honte pour l’IHEAL.»

Il faudra attendre 2004 pour que le masque tombe. Au printemps, Mario Sandoval soumet un colloque à Jean-Michel Blanquer. Il obtient des fonds pour son organisation mais, en septembre, Polymnia Zagefka, qui vient de succéder au futur ministre de l’Éducation à la tête de l’institut, s’étrangle en parcourant la liste des participants : que des militaires ! Polymnia Zagefka a grandi sous la dictature des colonels grecs. Elle coupe aussitôt les subventions et interroge notamment Olivier Compagnon. Non seulement la causerie est annulée, mais le contrat de vacataire de Mario Sandoval n’est pas renouvelé. La sanction n’ira pas plus loin.

Rayé des instances universitaires, Mario Sandoval se reconvertit en 2006. Un ancien chargé de cours, intervenant extérieur, n’est pas un « professeur », mais l’homme n’est pas à un abus près : s’autoproclamant « expert en sécurité » dans le domaine international, il monnaie son titre usurpé sur des terrains plus lucratifs et postule à l’Assemblée des chambres françaises de commerce et d’industrie (devenue CCI France). Philippe Clerc, directeur de « l’intelligence économique », l’embauche à mi-temps. Rapidement, les deux hommes s’imaginent si complémentaires qu’ils fondent la ronflante Association internationale francophone d’intelligence économique. Mario Sandoval en devient le vice-président. Des colloques voient bientôt le jour du Viêtnam au Maroc en passant par les Seychelles. Les militaires y sont souvent à l’honneur. Signés de Mario Sandoval, les comptes rendus toujours disponibles sur le Net frappent par une langue incertaine, des banalités et une insignifiance intellectuelle.

Divorcé de sa première épouse argentine, Mario Sandoval partage sa vie avec Marie G., fille d’un militaire français, « chargée de mission auprès de l’ambassadeur pour le sport » au sein du ministère des Affaires étrangères. Ses traces numériques la montrent très droite dans un pantalon gris, la cinquantaine fluette, le visage sévère mangé par des lunettes désuètes. Des proches la disent fascinée par son compagnon, qui lui confie l’intendance de l’Association internationale francophone d’intelligence économique. De sources concordantes, elle ignore tout du passé de son mari dans la police à Buenos Aires. Avec elle, Mario Sandoval se construit un cocon familial à Nogent-sur-Marne. Ils vivent dans une résidence de « standing », comme on dit, propre, sécurisée, anonyme, fermée à toute per sonne étrangère. L’aînée des trois enfants de Sandoval, Carolina, vit dans une ville voisine, au calme d’un autre appartement plongeant sur un clocher. La petite quarantaine, sans enfants, licenciée en philosophie, elle a longtemps travaillé dans la grande distribution. Ses deux demi-frères se sont eux aussi installés en région parisienne. L’un s’appelle Mario, comme son père. C’est un jeune homme à la fibre commerciale, qui a tenu un magasin de diététique sportive, des petites pilules pour la muscu, avant de choisir une enseigne d’ameublement en cuir. Il aime les salles de sport, le cinéma et la musique. Carolina ne connaît de son père qu’une transgression : son enlèvement lorsqu’elle était petite. Jugeant son installation pérenne en France dès 1985, Mario Sandoval l’avait arrachée à sa mère, et embarquée de Buenos Aires à Paris. Un déplacement illicite, conclu par un accord entre les juridictions françaises et argentines.

Dans la jungle, auprès des paramilitaires colombiens

Ses secrets, Mario Sandoval les garde pour lui. Brouiller les repères du vrai et du faux est une seconde nature. À l’orée de la cinquantaine, alors qu’il enseigne toujours à l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, il se lance dans une mission occulte, peut-être l’un des plus extraordinaires épisodes de sa vie. Il se considère alors au sommet de
sa forme physique et intellectuelle, candidat idéal pour affronter un vrai terrain d’aventure, de quoi rappeler l’adrénaline des arrestations de naguère : la Colombie. Depuis des décennies, la Violencia ensanglante le pays ; la guerre civile laisse derrière elle des milliers de morts et de disparus. Parmi les groupes paramilitaires les plus violents figurent la milice des Autodéfenses unies de Colombie (AUC). Son but : consolider son influence en s’appuyant sur le narcotrafic, et concrétiser, à l’avenir, la prise du pouvoir politique.

Ces miliciens d’extrême droite, qui jouent au foot avec les têtes de leurs victimes, tiennent leur quartier général dans un ranch situé dans la chaleur suffocante des plaines du département de Córdoba, un no man’s land appelé Santa Fe de Ralito. Le 23 juillet 2001, ils y rassemblent sept députés, quatre sénateurs, cinq maires, deux gouverneurs, un journaliste, et des fonctionnaires. Ensemble, ils signent un pacte, totalement illégal, pour « refonder la patrie ». Mario Sandoval est là, aux côtés des paramilitaires. Il a répondu à l’invitation d’un autre profesor d’origine argentine, Juan Antonio Rubbini, de l’université de Medellín, idéologue des paramilitaires depuis 1999, surnommé « le Che des AUC ». À Ralito, le professeur Sandoval défend la stratégie de respectabilité des milices Autodéfenses unies : elles doivent, dit-il, « devenir un acteur politique ». Certains participants le reconnaissent : ils l’ont vu quelques mois plus tôt donnant une conférence à l’université militaire de Bogotá.

Il est de retour en Colombie en 2006. Évincé de l’Institut des hautes études de l’Amérique latine, il n’en joue pas moins les experts. Principal conférencier d’une réunion du haut état-major militaire à Bogotá, il côtoie dans le public de nombreux généraux, des policiers et même l’attaché militaire français. C’est l’époque où il passe d’un pays à l’autre: des diplomates attestent sa présence aux côtés de l’ex-patron des services de renseignements péruviens, Vladimiro Montesinos. Militaire, avocat des barons de la cocaïne, homme de confiance du président Fujimori, Montesinos sera plus tard poursuivi pour corruption, abus de confiance, contrebande d’armes, disparition d’opposants. Mario Sandoval conseille aussi des séparatistes boliviens d’extrême droite, descendants d’oustachis croates, qui (déjà !) veulent la peau du président bolivien Evo Morales.

Grisé par ce nouveau costume de « consultant », Sandoval prend de plus en plus de risques. Fin novembre 2006, accompagné d’une ONG antimarxiste colombienne (Verdad Colombia), il est le grand ordonnateur d’un énième colloque « Intelligence économique, défense et sécurité », à l’université Bernardo O’Higgins, à Santiago du Chili. Son associé, Philippe Clerc, n’y voit que du feu et espère favoriser les entreprises françaises dans la compétition internationale. Sur les photos de l’événement diffusées en toute innocence par l’ambassade de France, on remarque quelques militaires, dont les uniformes vert-de-gris rappellent celui de Pinochet. On repère aussi Alain Juillet, ancien directeur de la DGSE et alors chargé de l’intelligence économique auprès du Premier ministre français, Dominique de Villepin. Ces détails intriguent Le Monde diplomatique quelques mois plus tard, en mai 2007. La journaliste Laurence Mazure est la première à se demander qui est ce Sandoval, VRP de la droite dure colombienne, aux côtés d’un ancien patron du renseignement français. D’autant qu’il est arrivé au « consultant » argentin de se vanter de fréquenter le nouveau président Sarkozy. Pourtant, toutes les sources diplomatiques concordent : il n’a jamais mis un pied à l’Élysée. Sandoval n’est qu’un personnage de second rang.

Et puis, épisode rocambolesque, digne d’un roman d’espionnage de Gérard de Villiers : en 2007, Sandoval réapparaît en Colombie, sac au dos, seul dans la jungle, sur un dossier ultrasensible. Il est chargé par le Quai d’Orsay de rapporter des preuves de vie d’une Franco-Colombienne otage de la guérilla marxiste des Farc depuis cinq ans : Íngrid Betancourt. L’affaire semble alors désespérée. Les Farc n’ont donné aucune preuve de vie de la jeune femme depuis quatre ans. Le président vénézuélien Hugo Chávez s’en est mêlé pour établir un « canal ». Avec ses « réseaux » à l’état-major de Bogotá, Sandoval est informé en temps réel des mouvements des Farc, traqués par l’armée. Les services de renseignements colombiens parlent d’une zone de localisation au sud-est du pays. En novembre 2007, comme par un heureux hasard, des guérilleros sont arrêtés en possession de vidéos et d’une lettre de douze pages de la captive à sa mère. Un effet de l’opération « Sandoval dans la jungle » ? Au Quai d’Orsay, personne ne confirme, bien sûr. Mais peu après sa libération en juillet 2008, Íngrid Betancourt déjeune à Paris avec lui. L’ex-otage ne peut imaginer le passé argentin de son invité. L’aventurier arbore ses manières de profesor. Pour s’adresser à elle, il utilise la forme de politesse doctora très répandue en Colombie, d’usage en direction des personnes instruites et bourgeoises.

« Churrasco », fugitif n° 1076/1163

Sandoval fait bonne figure devant Íngrid Betancourt. Or il a toutes les raisons de paniquer. En cette année 2008, la mécanique de la chute est enclenchée. Être l’ami des paramilitaires n’est pas la meilleure carte de visite pour un Argentin proche des services secrets français. Une journaliste du quotidien argentin Pagina 12 a fait le lien entre l’article du Monde diplomatique sur l’homme-orchestre du colloque chilien et le passé criminel d’un certain Mario Sandoval, dit « Churrasco », « grillade » en espagnol, terrible surnom évoquant la torture de victimes à l’électricité sur un sommier en métal – sorte de barbecue pour viande humaine dont peu d’opposants sont sortis vivants. La journaliste de Buenos Aires Nora Veiras a exhumé des documents: Sandoval a été identifié en 1984 par des parents, les Abriata, qui le tiennent responsable de la disparition de leur fils. À cette époque, son nom a été livré à la commission mise en place par le président Raúl Alfonsín, élu après les militaires. Pendant près d’un an, cette instance a parcouru le pays à la recherche des témoignages de survivants des centres clandestins. Les modus operandi ont été reconstitués. Parmi les bourreaux de la dictature apparaît donc le jeune Mario Sandoval, fugitif référencé sous le n° 1076/1163.

Voici ce que contient le dossier Sandoval : le 30 octobre 1976, à 2 heures du matin, un commando armé défonce la porte d’entrée de la famille Abriata. Écharpe autour du cou, Mario Sandoval se présente. Il donne son nom, déclare appartenir à la Coordination fédérale de la junte, qui recherche Hernán, jeune étudiant en architecture : « une procédure de routine ». Il ment, bien sûr, puisqu’il fait partie d’un escadron de la mort. Croyant limiter les dégâts (il a un cousin proche du pouvoir), le père livre l’adresse de son fils – il en mourra de chagrin. Quelques minutes plus tard, Hernán Abriata est enlevé à son domicile. L’étudiant est conduit à la Escuela de Mecánica de la Armada, l’École de mécanique de la Marine connue sous son acronyme, l’Esma, l’un des pires camps de la mort de la dictature : 5 000 victimes. Trois survivants ont raconté y avoir vu Hernán Abriata, défiguré, torturé. Le jeune homme a ensuite été « transféré », c’est-à-dire jeté vivant dans l’Atlantique ou le Río de la Plata, lors des « vols de la mort » perpétrés par les pilotes des forces armées argentines.

Établie sur l’élégant boulevard Libertador, l’Esma est composée d’une trentaine d’édifices, écoles, bureaux, maisons, piscines, chapelle, infirmerie, boulangerie… À l’extrémité nord se trouve le « Casino de oficiales », le casino des officiers. Les séquestrés y sont torturés au sous-sol, et enfermés au grenier, appelé « Capucha » (la «cagoule») pour désigner des cellules tel un cercueil de 80 centimètres de large pour se tenir allongé jour et nuit, les fers aux pieds, encagoulé, sans bouger ni parler. Les femmes sont systématiquement violées dans un petit cabinet de toilette ; une pièce regroupe les malheureuses enceintes. Un message gravé sur un mur de la Capucha sera retrouvé en 2017 par une équipe enquêtant sur les traces des disparus : « H. A. Monica, je t’aime.» Un ultime message d’Hernán Abriata à son épouse, qu’elle a pu découvrir quarante et un ans après.

Un autre « subversif » miraculeusement sorti vivant de cet enfer, Alfredo Buzzalino, se souvient avec précision du tortionnaire Sandoval à l’Esma, ce Churrasco chargé de faire parler les « suspects ». « Un type très bizarre qui faisait du renseignement, très instruit par rapport aux autres et très dangereux. S’il pouvait te flinguer, il te flinguait. Il n’y avait pas d’échappatoire avec cet homme : il savait rée lement ce qu’il faisait et ce qu’il voulait. C’était quelqu’un de différent, il manipulait beaucoup d’information, très cultivé. Il ne venait pas très souvent. Avant mon arrestation, il m’avait déjà repéré et interrogé de manière brusque dans le café Richmont de la rue Florida. À l’époque il était brun, peigné en arrière, toujours vêtu d’un costume », raconte-t-il dans son audition au juge Torres, publiée par le quotidien argentin Pagina 12.

Une défense kamikaze

En mai 2008, Mediapart et France Info reprennent l’enquête de Pagina 12. Mario Sandoval plaide l’homonymie (son nom de famille est très commun en Amérique latine, c’est celui d’un footballeur chilien de 28 ans ; mais également de la dernière épouse d’Antoine de Saint-Exupéry), et porte plainte pour diffamation. Sa plainte est un échec : il en sera débouté, pas sur le fond mais sur le délai de prescription appliqué à la presse. Pourquoi ne fait-il pas profil bas ? Pourquoi, de façon kamikaze, écrire sur son blog, CasppaFrance, qu’il soutient ses copains tortionnaires, les considère comme des «prisonniers politiques»? Il trouve la justice argentine inutilement revancharde, arguant qu’elle « s’acharne sur des vieillards » et « pratique des traitements inhumains ». Un intervenant aux colloques qu’il organisait à travers le monde l’a entendu dire un jour qu’il n’a jamais changé d’avis sur les « subversifs ». Il fallait les surprendre chez eux. Les torturer. Les prendre en tenaille, puis les balancer à la mer.

Le 2 août 2012, le juge Sergio Torres adresse à la France un mandat d’arrêt international. Il retient l’implication de Mario Sandoval, dit Churrasco, dans plus de cinq cents cas de torture, recense les victimes. Un dossier de 1 500 pages. Persuadé de s’en sortir, Mario Sandoval se lance dans un marathon judiciaire. Devant les plus hautes juridictions françaises, il invoque tour à tour la prescription de l’action pénale, la persécution politique, et encore une fois l’homonymie. « C’est un grand falsificateur, une personnalité glaciale qui brouille les pistes, nie les faits, menace et multiplie les attaques personnelles. Face aux “gauchistes”, il pense avoir gagné la guerre », cingle Me Sophie Thonon-Wesfreid, représentante de l’État argentin dans l’extradition de Mario Sandoval.

Le 11 décembre 2019 à 14 heures, le Conseil d’État valide son extradition. D’après ses avocats, il pense encore avoir le temps de saisir la Cour européenne des droits de l’homme ou, au pire, se faire interner dans un hôpital psychiatrique ! Impossible pour lui d’imaginer que, dans les minutes qui suivent la demande d’extradition, les gendarmes de l’Office central français de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre sont en train de surveiller discrètement les allées et venues dans sa résidence. Pour le colonel Éric Emeraux, c’est la deuxième extradition après celle d’un bourreau bosniaque. Jadis en poste à Sarajevo, l’officier connaît la souffrance des parents de victimes de crimes de guerre. Après l’arrestation, dans la voiture, son captif lui fait l’effet d’un banal retraité, effondré, muré dans le silence.

Mario Sandoval est à ce jour prisonnier dans l’unité 34 de la prison militaire de Campo de Mayo, dans la banlieue
de Buenos Aires, aux côtés de 54 autres nervis de la junte accusés ou condamnés pour crimes contre l’humanité. Les
portes des cellules sont ouvertes, ils peuvent jouer, faire du sport et des grillades. Sous la dictature, Campo de Mayo était un camp d’extermination où 5 000 Argentins ont disparu. Le dictateur Videla, auteur du coup d’État en 1976, emprisonné en 2008, y est mort en 2013. Il avait vécu libre de ses mouvements vingt-cinq ans durant, bénéficiant d’une loi d’amnistie.

Après cette longue amnésie, les condamnations surgissent aujourd’hui, au rythme d’une centaine par an. Les instructions, lentes, difficiles, s’étalent jusqu’en 2024. Au total, un petit millier de policiers ou militaires ont été condamnés, les procès donnant lieu à de poignants face-à-face entre bourreaux et familles de victimes. Dans leur box, les accusés se taisent ou mentent, en souriant. À chacune de leurs apparitions sur un écran de retransmission placé à l’extérieur du tribunal, la foule lance un puissant « hijo de puta », « fils de pute ». En 2017, Julio Poch, pilote de chasse argentin accusé d’avoir participé aux « vols de la mort », naturalisé hollandais et devenu commandant de bord chez Transavia, a été acquitté, les preuves contre lui n’ayant pas été jugées « suffisantes » malgré des témoignages accablants. Cet hiver, l’avocat de Mario Sandoval a demandé la suspension de la prison préventive de son client: il a mis en avant la pandémie de Covid-19, son âge, et l’absence de risque de fuite ou d’entrave à l’enquête… Demande rejetée. Le procès de Churrasco est prévu en 2021. Il aura 68 ans.

Ce récit est paru dans le numéro 51 de XXI.

La porcelaine cassée de Téhéran

Une fondation accueille, dans la capitale iranienne, deux cents jeunes filles pauvres victimes d’abus sexuels. Trente-cinq après la révolution islamique et sous l’impulsion d’une exilée de retour, les tabous sont bousculés. En toute discrétion.

Par Anne Brunswic

Illustrations Cat O’ Neil

La première rencontre avec Marjaneh Halati surprend. À la suite d’un échange de courriels, on a pris rendez-vous avec la fondatrice d’une institution charitable logée dans le centre de Téhéran. On laisse derrière soi le vacarme de l’avenue Valyasr, ses fast-foods et ses boutiques de vêtements bon marché. Juste après un grand cinéma dont les affiches promettent une bouffonnerie « Made in Iran », on s’engage dans une rue résidentielle jusqu’à un petit immeuble des années 1970 de trois étages à la façade grise et aux fenêtres assez étroites.

Un concierge ouvre, invite à monter jusqu’au dernier étage. Aussitôt, on savoure l’air conditionné. Le long de l’escalier sont accrochés des travaux d’élèves, des toiles façon « action painting » à la qualité esthétique discutable. Au dernier palier, on franchit un vestibule couvert d’un grand tapis rose et l’on s’arrête devant la porte « Management ».

Marjaneh Halati vous gratifie du sourire le plus avenant. On marque un temps d’arrêt devant cette blonde longiligne, maquillée, parée et habillée avec un goût parfait, que l’on verrait bien directrice d’une galerie d’art ou d’une compagnie de danse : foulard rouge vif flottant au-dessus de mèches dorées, longue robe de lin blanc évasée à partir de la taille, espadrilles rouges assorties au foulard.

« Une marchandise endommagée »

La manière très fashion dont cette femme respecte le code vestimentaire islamique en dit long sur son habileté à se faufiler entre les interdits. La voici virevoltant dans le bureau avec la légèreté d’une jeune première entre tasses de thé, gâteaux secs et tablettes électroniques. Sa voix grave, altérée par une longue fréquentation de la cigarette, laisse deviner son âge, une petite cinquantaine. ­L’anglais – qu’elle prononce avec une pointe d’accent ­américain – semble sa seconde langue maternelle.

Le panneau « Don’t disturb » sur sa porte n’impressionne pas grand-monde. Une professeur d’anglais fait irruption dans le bureau, puis un metteur en scène de théâtre bientôt suivi du chef de l’équipe des psychologues et d’un électricien venu réparer le climatiseur. La directrice de la fondation s’excuse : elle a juste le temps d’offrir du thé. Pour parler plus longuement, il faudra se retrouver à Londres, où elle passe plusieurs mois par an : « Là nous aurons le temps et vous ferez la connaissance de mon mari. Farhad n’a jamais voulu remettre les pieds en Iran depuis 1979 mais il me ­soutient et m’aide énormément. »

Psychosociologue formée aux États-Unis, Marjaneh Halati a les pieds sur terre. « Tout ce que vous voyez ici est mon œuvre », déclare-t-elle sans fausse modestie. « Je ne voulais pas bricoler. Avant de me lancer, j’ai visité des dizaines d’orphelinats, de foyers pour mineures délinquantes, d’hôpitaux et de prisons. Je me suis rendue partout en Iran où l’on pouvait trouver des adolescentes en danger. »

La Fondation Omid-e-Mehr (« Espoir dans l’amour ») a débuté il y a dix ans en prenant en charge une dizaine de jeunes filles. « À l’époque, rien n’existait pour aider les adolescentes victimes d’abus sexuels. Rien ! Elles étaient considérées comme des rebuts : de la porcelaine cassée sans valeur, une marchandise endommagée. Les milieux soi-disant éclairés étaient indifférents. Les plus riches veulent de la charité glamour. Investir dans l’éducation des filles de la rue semblait une idée farfelue. Ma mère disait que c’était une folie, personne ne m’a soutenue. Nous avons démarré, mon mari et moi, avec notre propre argent. »

Omid-e-Mehr accueille aujourd’hui deux cents jeunes filles de 15 à 25 ans, la plupart en externat. La fondation a grandi et s’est professionnalisée : bénévoles et occasionnels inclus, elle compte près de cent collaborateurs. L’atmosphère reste familiale. « Ça coûterait moins cher de se faire livrer des repas mais nous faisons la cuisine nous-mêmes. C’est important qu’on se sente ici comme à la maison, avec les odeurs d’oignon et d’épices. Et puis les filles ­participent, chacune met la main à la pâte. »

À la pause de midi, on croise dans l’escalier des nuées d’adolescentes portant jeans moulants, tuniques claires et foulards colorés. Rien ne permet de deviner que, derrière les sourires accueillants et les pépiements dans les téléphones portables, se dissimulent les plaies de la société iranienne. L’une a été violée par son frère, l’autre prostituée par sa mère, la troisième contrainte à un mariage précoce. Plusieurs ont fui leur foyer, d’autres vivent en Iran sans titre de séjour. Toutes espèrent surmonter ces traumatismes et fort peu ont envie d’en parler. Leurs secrets leur ­appartiennent.

Un pari sur l’avenir

Les jeunes Afghanes comptent pour un tiers des effectifs. Le refus des discriminations est pour Marjaneh une question de principe : « J’ai dû imposer la diversité autant à nos assistantes sociales qu’aux élèves. » Ses valeurs et sa culture lui viennent de l’Ouest. « J’ai quitté l’Iran à l’âge de 12 ans, sous le règne du Chah. Après une enfance choyée, mon père m’a envoyée en pensionnat en Angleterre, puis à l’université aux États-Unis. » Elle est revenue pour la première fois dans un Iran chamboulé par la révolution islamique à la fin de ses études, en 1988. « La guerre avec l’Irak venait de se ­terminer, ­l’atmosphère était sinistre. Les visages étaient sombres, tout le monde avait l’air en colère. Je parlais la langue mais le pays m’était devenu étranger. »

Malgré sa déception et l’opposition farouche de sa mère, Marjaneh s’accroche à son projet. ­Tournant le dos à la diaspora dorée qui cultive sa nostalgie à Londres ou à Los Angeles, elle veut parier sur l’avenir.

Golshanak, une grande et forte femme enveloppée dans une large tunique noire, se souvient de débuts plutôt tâtonnants. « Les premières filles, nous sommes allées les chercher dans les foyers pour mineures délinquantes. Ce sont des casernes où l’on n’apprend rigoureusement rien. » Aujourd’hui cette professeur d’anglais est la directrice pédagogique d’une institution reconnue : « Les services de ­Téhéran se sont mis à nous adresser d’eux-mêmes des cas sociaux. »

Deux fois par an, la fondation propose une quarantaine de places. Les candidates doivent avoir au minimum un niveau de fin d’études primaires. L’équipe pédagogique évalue le potentiel scolaire de chacune et son état psychologique. Des assistantes sociales effectuent une visite à domicile pour obtenir, sinon la coopération, du moins la bienveillance des parents : « Nos pupilles viennent de foyers très pauvres, souvent disloqués et détruits par la drogue et la prostitution. » Le cas des Afghanes est particulier : « Leurs familles sont en général unies mais elles ne voient pas l’intérêt d’instruire les filles et veulent les marier au plus vite. »

Téhéran compte peu de ménages polygames mais la pratique du mariage temporaire officialisé par un imam, le sigheh, est répandue. « De nombreuses filles acceptent un “sigheh” pour échapper à la misère ou aux abus sexuels subis à la maison. Tant que la liaison dure, l’homme doit entretenir cette concubine comme une épouse, c’est donc une ressource pour la fille et sa famille », explique Sepideh, une assistante sociale. Pour convaincre les parents de laisser leur fille étudier, la fondation leur verse un petit pécule qui couvre les frais de transport et de santé.

Apprendre son corps

Massumeh, 26 ans, une grande jeune femme tout en rondeurs au sourire d’enfant sage, est la bibliothécaire de la fondation. « Mme Halati, elle m’a sauvé la vie », articule-t-elle dans un anglais hésitant. Condamnée à mort pour prostitution voici dix ans, elle attendait en prison l’exécution de sa peine quand un avocat engagé par Marjaneh parvint à reconstituer son histoire. À l’âge de 9 ans, Massumeh avait été vendue par sa mère et son frère à un homme qui en avait fait son esclave sexuelle, avant de la revendre à un bordel. Graciée, elle fut recueillie par Marjaneh : « Massumeh n’était jamais allée à l’école. On ne lui avait rien appris, même sur son propre corps. Elle n’avait jamais utilisé de ­serviettes périodiques. »

Chaque étage ouvre sur de petites salles de cours, les unes équipées d’ordinateurs, les autres de tables qu’on peut pousser sur le côté pour danser ou peindre. Les psychothérapeutes et les assistantes sociales de la fondation reçoivent dans trois cabinets particuliers.

Une grande part de l’emploi du temps est consacrée aux arts : théâtre, danse contemporaine, hip-hop, peinture, illustration, joaillerie, couture, graphisme, design, guitare, piano, chant. Des artistes du « Tout-Téhéran » apportent leur contribution. Des metteurs en scène dirigent des répétitions, des cinéastes présentent des films, des écrivains animent des ateliers. Le cursus comporte aussi des cours plus classiques : anglais, informatique, comptabilité. Et des ateliers de « préparation à la vie » : droit du mariage et de la famille, hygiène, sexualité.

« La plupart des filles pensent que leur corps est sale, qu’elles sont souillées pendant leurs règles. » Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la fondation de Marjaneh supplée aux défaillances des familles. « Nous sommes soutenues par une femme formidable, la chef du principal service de traitement du Sida à Téhéran. Toutes les filles y font un stage pendant leur premier semestre. Ensuite elles interviennent bénévolement pour expliquer à d’autres jeunes ce qu’elles ont appris. » La fondation valorise toutes les formes d’entraide. À terme, chaque pupille doit être capable de devenir formatrice.

Les cours de Coran ? « Pas nécessaires »

Une petite brunette, dont la natte s’échappe d’un foulard de soie jaune safran, tapote sur un des ordinateurs en accès libre dans le vestibule du premier étage. Leïla, arrivée en Iran à l’âge de 7 ans, n’a gardé qu’un souvenir vague de Kaboul, sa ville natale. Elle surfe sur Internet à toute vitesse pour écarter les images de guerre, déniche enfin des vues de monuments. Elle rêve de retourner dans son pays mais seulement « quand les filles pourront aller à l’école ». En Iran, elle n’a connu, dit-elle, que la ­précarité et le racisme : « Vous trouvez que les gens sont accueillants ici ? Nous, ils nous regardent comme des chiens. »

À ses débuts, la fondation offrait dix-huit mois de formation, une durée insuffisante pour surmonter les traumatismes et reprendre pied dans les études. Le cursus dure maintenant trois ans, une année de tronc commun et deux de spécialisation progressive. En fin de parcours, la plupart des jeunes filles passent un semestre dans une école professionnelle pour valider leurs acquis et décrocher un diplôme. Quelques-unes poursuivent à l’université. Certaines sont devenues professeurs d’anglais, graphistes, comptables, webmasters, assistantes de direction ; une est physicienne atomiste.

À leur arrivée, les nouvelles s’étonnent souvent qu’aucun cours de maths, de persan ou de Coran ne soit dispensé. « Ces matières-là, on peut les ­étudier n’importe où. Pourquoi dépenserions-nous de l’argent à fournir ce qu’on trouve ailleurs pour rien ? Des cours de Coran, il y en a gratuitement dans le métro », réplique Farzad, le directeur des études.

Initialement, les arts ont été introduits avec une visée thérapeutique. Peindre avec les doigts, chanter à pleine voix, bouger en tous sens, se laisser traverser et emporter par la musique : il s’agissait d’abord de purger angoisses et cauchemars, de laisser parler le corps. Mais les activités se sont étoffées, ce qui a multiplié les débouchés professionnels : deux filles viennent de créer un atelier de stylisme.

Le cocktail pédagogique s’adapte en permanence. De passage à la fondation, une ­Américaine de 16 ans a été choquée de s’entendre ­demander si elle était mariée et si elle avait des enfants. Une autre visiteuse occidentale s’est inquiétée que les élèves qualifient de « bâtards » les enfants nés d’un couple non marié. Marjaneh s’est ­aussitôt demandé comment combler les lacunes de ses pupilles : « Nous devons faire comprendre aux filles que tout le monde ne partage pas les ­références ­iraniennes. Si nous ne les préparons pas à rencontrer des gens différents, à quoi ­servons-nous ? »

S’affranchir des interdits

Poussons la porte d’un cours en anglais. « What is a virgin ? », demande une jeune enseignante qui semble arrivée tout droit des États-Unis. De cette première question à laquelle la réponse semble à toutes évidente découle une série d’autres : « Un garçon peut-il être vierge ? », « L’hymen définit-il la virginité ? », « Les garçons ont-ils un hymen ? » Les tabous sont abordés de front. « Dans quelles circonstances l’hymen peut-il se déchirer ? », « Peut-on avoir des rapports sexuels et conserver son hymen ? »

Après quelques rires gênés, la discussion ­s’engage, en anglais. On échange vraiment, sans se couper la parole. Pour éclaircir certains détails d’anatomie, la prof dessine au tableau de petits croquis où l’on voit que le précieux hymen peut se loger à des hauteurs variables selon les individus. Elle interroge sa classe : « Êtes-vous favorables au certificat de virginité délivré par un médecin à la veille du mariage ? » L’une y est favorable si cela peut éviter les litiges avec la belle-famille. « It’s unfair », réplique une autre, contrariée qu’on ne demande rien de semblable aux garçons. « C’est effectivement une injustice », conclut la professeur d’anglais.

À l’atelier sexualité, animé par Vahideh Molavi, une jeune figure féministe de Téhéran, la séance commence par une question apparemment anodine : « Qu’est-ce qu’un homme véritable ? » Chaque élève répond en remplissant un petit papier. L’animatrice se sert des réponses collectées pour lancer le débat. Notamment sur la question de savoir si une femme peut refuser un rapport sexuel à son mari, si un homosexuel est un vrai homme…

Dans une salle voisine où a commencé un cours de hip-hop, la musique est à fond. Presque toutes les jeunes filles ont ôté leurs foulards et leurs tuniques. En jeans et t-shirt, les voici face à un grand miroir tentant d’imiter les figures de leur professeur de danse : il s’agit de lancer la poitrine en avant puis le bassin. « Poitrine, bassin, poitrine, bassin, on y va ! » Quelques-unes se laissent aller sans retenue. D’autres esquissent de petits mouvements atrophiés. L’enseignante, une robuste blonde dont le petit bustier rose couvre à peine le nombril, explique en aparté combien il est difficile de s’affranchir des interdits : « Il faut beaucoup d’audace pour s’élancer en piste quand on a appris toute petite à masquer ses formes et à baisser les yeux en présence des mâles. »

Le cours dans la petite salle à l’étage du dessous paraît plus aride. Le professeur, un grand brun barbu, distribue à chacune un poème écrit il y a plus de neuf siècles par le grand mystique persan, Djalal al-Din Rumi. Son abord est à peu près aussi hermétique que peut l’être Dante pour un jeune Italien ou Shakespeare pour un jeune Anglais mais le professeur Amir Ali n’en a cure. Traducteur et poète, il en explique chaque mot.

Les jeunes lectrices trébuchent. Il les encourage à s’exprimer : « Rien de grand ne se fait sans amour, dit ici le poète Rumi. Qu’en pensez-vous ? » Après un bref échange, nouvelle lecture. La classe entre peu à peu dans la musique des vers. « Le poète dit que celui qui n’a pas aimé n’a pas vécu, retenez bien cela ! » Et brutalement : « L’oncle qui m’a élevé était un homme bon mais il ne voulait pas que je passe autant de temps à lire de la poésie.

— À cause de la religion ? interrompt Jasmina.

— Non, par principe. »

Les visites de la police

Le petit groupe qui se réunit chaque semaine autour du professeur poète ne compte que des fans. Certaines prennent volontiers la parole, d’autres s’absorbent dans une profonde rêverie. Fatemeh à la sortie : « Moi qui détestais les poèmes de l’école primaire, je ne rate jamais ce cours. » Jasmina : « Après ce cours, j’oublie mes chagrins et je suis heureuse pendant au moins deux jours. » Maryam, stupéfiante d’aisance en anglais : « Je voulais me ­spécialiser en sciences mais, depuis qu’on a commencé l’an dernier, je pense m’orienter vers la ­traduction. » Le jeune professeur leur infuse chaque semaine un tel enthousiasme que sa réputation a franchi les murs.

Plus on avance dans la visite de la fondation, plus on se demande comment les autorités de la République islamique peuvent tolérer cet îlot de liberté. Jusqu’à présent, elles ont fermé les yeux mais ces derniers temps, la police semble plus curieuse de ce qui se passe entre ces murs. En un mois, l’établissement a reçu deux visites inopinées. Un premier inspecteur de police a fermement rappelé à Marjaneh qu’elle n’avait pas le droit de faire venir des enseignants de sexe masculin, ce à quoi la fondatrice a objecté que la mixité était tolérée à l’université. Les choses en sont restées là.

Quinze jours plus tard, un autre inspecteur est venu. Farzad, le seul homme de l’équipe de ­direction, l’a reçu. Après une demi-heure, le policier a quitté les lieux en se bornant à une recommandation : veiller à ce que les filles portent le « roussari » (le foulard) dans la rue. Tout le monde se demande à quoi riment ces visites. ­La ­fondatrice a son ­­explication : « On nous a toujours fichu la paix, même sous Ahmadinejad. Mais, dans ce pays, tout marche à la corruption. Le chef de la police cherche sûrement à obtenir une petite enveloppe ! »

Marjaneh est une pragmatique. Si elle peut acheter sa tranquillité, elle ne regardera pas trop à la dépense. Sa règle d’or : éviter l’affrontement. « Avec ce régime, on ne sait jamais. Voilà plus de vingt ans que j’entre et sors du pays avec mon passeport britannique. Ils décideront peut-être un jour de me refouler à l’aéroport comme ils l’ont fait avec un de mes frères mais, en attendant, il faut avancer, faire comme si de rien n’était. » Enregistrée comme œuvre caritative, la Fondation Omid-e-Mehr ne bénéficie d’aucune subvention. L’administration se borne donc à vérifier que l’argent provient bien de donateurs privés et pas de gouvernements étrangers, toujours suspects d’ingérence.

L’Iran, comme un amant

Lorsqu’elle n’est pas à Téhéran, Marjaneh, secondée par son mari, emploie presque tout son temps à collecter des fonds dans la diaspora iranienne aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Au début de l’été, elle rentre chez elle à Londres. Dans son salon élégant à deux pas de ­Westminster, c’est une autre femme qu’on retrouve. Détendue, plus de foulard ni de tunique longue, épaules nues, bras nus, cheveux qui respirent. Elle a disposé sur la table basse une bouteille de bordeaux et des cigarettes à profusion. Son mari, Farhad, un ­distingué septuagénaire, ancien chercheur en intelligence artificielle, s’éclipse ­rapidement.

Marjaneh et Farhad n’ont pas d’enfants. Un choix qu’elle dit avoir fait à 30 ans « pour pouvoir donner de l’amour à tous les enfants ». À ses retours de Téhéran, c’est auprès de son mari qu’elle reprend des forces : « Les premiers jours à Londres, je m’effondre. Farhad est le meilleur des amis. » À Téhéran, elle donne ; à Londres, elle se laisse un peu vivre. Quelle est sa patrie ? « Plutôt Londres », lâche-t-elle sans enthousiasme.

Ses premiers passages en Iran au début des années 1990 ont été difficiles. C’était « comme un amant qu’on retrouve après une très longue séparation et chez qui on ne reconnaît plus rien de ce qu’on a aimé ». La splendide maison de son enfance avait été confisquée, la maison de campagne rasée : disparus les visages familiers. « Je ne supportais pas ces barbus colériques, ces femmes sombres qui n’exprimaient que de la rage. De quel droit m’imposaient-ils leur manière de s’habiller, de vivre ? Si j’avais envie de pécher et de me consumer en enfer, en quoi ça les regardait ? » Au fil des années, elle s’est habituée et les règles se sont un peu assouplies : « On n’en est plus au temps où les gardiens de la révolution ouvraient les portières des voitures pour vérifier qu’on portait des socquettes ! Franchement, le foulard, je n’aime pas le porter, mais c’est le cadet de mes soucis. »

De l’époque pionnière de la fondation, elle garde un souvenir enthousiaste : « J’ai tout de suite su que ma place était là. Omid-e-Mehr, c’est mon enfant, ma vie. » Mais elle n’oublie pas les difficultés : « Le plus dur a été de recruter un personnel de qualité, les meilleurs étaient presque tous partis à l’étranger. » Il a fallu aussi imposer des règles, faire preuve d’autorité : « Nous avons dû exclure une fille qui entretenait une liaison avec le gardien. C’est une de nos lignes rouges et elle le savait. Elle savait aussi que le gardien était un homme marié, père de famille. Les deux ont été sanctionnés. La jeune fille l’a compris et l’a accepté. À ma connaissance, leur liaison dure toujours. »

Des échecs l’ont affectée. « Nazilla, une rappeuse, écrivait des textes magnifiques sur sa vie d’abandon et de détresse. Le chant est totalement interdit pour les filles, mais nous l’avions aidée à enregistrer un premier CD et elle commençait à percer. À son départ de la fondation, Nazilla a été rattrapée par sa dépression et elle s’est suicidée. » Aucune thérapie n’est infaillible mais Marjaneh est animée d’une conviction : les traumatismes peuvent se surmonter. Elle croit de plus en plus au travail sur le corps. Cet automne, elle fera venir de Californie des professeurs de yoga : « Ça va évidemment bousculer la routine, mais il faudra que nos psychologues maison s’y fassent. Nous ne sommes pas là pour ronronner ! »

Le refuge secret

À la mi-août, Marjaneh est de retour à ­Téhéran. Deux jours plus tard, calicots et guirlandes à tous les étages, sa fondation célèbre un exploit sportif : une dizaine de filles viennent de réussir ­l’ascension du mont ­Damavand, 5 670 mètres, le plus haut sommet volcanique d’Iran. Des diplômes sont remis aux jeunes sportives. Sans souci du protocole islamique, elle embrasse tout le monde : les guides de montagne, les sponsors et les héroïnes du jour. Autour du buffet – gâteaux au chocolat, pastèques, melons et orangeades –, une centaine de pupilles se bousculent autour de leur marraine. À sa demande, les responsables acceptent d’ouvrir les portes du refuge, un petit internat qui abrite les filles confrontées aux plus graves détresses, dix-sept actuellement.

L’adresse du refuge est confidentielle. Ni les familles ni les boyfriends n’ont le droit de venir dans cette grande maison donnant sur une courette : la sécurité des pensionnaires en dépend. Certaines, en fuite, sont recherchées par leurs familles. D’autres n’ont plus aucune attache.

Marjaneh se rend régulièrement au refuge pour partager le dîner des filles, un repas préparé en commun et servi dans la salle de séjour. Là, pas de réfectoire ni de grands dortoirs, mais un mobilier cosy et deux éducatrices psychologues, présentes jour et nuit. En génie protecteur des lieux : Mme Hafemmi, l’ancienne nounou de Marjaneh.

Quand la vieille dame arrive avec son foulard noué serré sous le menton et sa longue robe noire brodée à l’ancienne, éducatrices et pensionnaires se lèvent d’un même élan. « Mme Hafemmi est traditionnelle et stricte mais tout le monde l’adore. Sa présence est essentielle. » Les jeunes filles ont souvent les nerfs à fleur de peau mais elles n’en laissent rien paraître. Au dîner, ce sont elles qui posent les questions : « Les violences contre les femmes, ça existe chez vous ? », « Comment sont les orphelinats en France ? », « La chanteuse Jennifer Lopez, vous aimez ?… »

Une deuxième famille

Le seul homme admis dans ce gynécée est Farzad, le directeur des études. En sa présence, peu jugent nécessaire de garder le foulard. Les filles se promènent dans des tenues d’intérieur adaptées à la saison : shorts ou robes courtes, larges décolletés. Après le dîner, ce grand monsieur proche de la soixantaine, pédagogue d’ordinaire plutôt austère et compassé, prend place dans un fauteuil au milieu de la nuée d’adolescentes. Quand l’une ou l’autre assise familièrement sur l’accoudoir l’appelle « papa », il fond. Lui aussi a trouvé au foyer une seconde famille.

Pour ces filles qui n’ont guère connu d’amour maternel, Marjaneh est bien plus que la fondatrice d’Omid-e-Mehr. Zohra, une petite brunette en short, lâche d’un souffle : « Mme Halati, je donnerais ma vie pour elle. » À 23 ans, elle travaille comme assistante de direction dans une petite entreprise de matériel médical. Elle ne se sent pas encore prête à quitter ce refuge où elle vit depuis trois ans : « Pour la première fois de ma vie, je me sens en paix et en sécurité. »

À mi-voix, parfois étranglée, elle raconte les épreuves par lesquelles elle est passée. « J’ai été violée à l’âge de 15 ans par le mari de ma sœur. Ma famille m’a rejetée parce que je l’ai dénoncé. Il s’est retrouvé en prison et moi aussi. » Le juge n’a pas voulu la libérer avant l’accouchement : « Il voulait faire un test ADN au bébé. Si j’avais menti, je devais être pendue. J’avais dit la vérité mais j’ai été condamnée à cinquante coups de fouet pour avoir soi-disant induit mon beau-frère en tentation. Le juge disait que ma tenue n’était pas assez décente, que je n’étais pas assez pieuse. Il a fallu payer pour ne pas recevoir les coups de fouet. » Son bébé lui a été arraché. Il a été expédié dans un orphelinat loin de Téhéran où il est tombé malade. « Personne n’a voulu l’adopter parce qu’il est rachitique. Il a 7 ans maintenant, il reste tout seul et moi, je n’ai pas le droit de voir mon enfant. Mme Halati a proposé de l’adopter mais on le lui a refusé, on lui a dit qu’elle était trop vieille. » Zohra n’a pas renoncé, elle espère toujours récupérer son fils.

La directrice de la fondation réside dans un quartier huppé du nord de Téhéran. Ses pupilles viennent du sud et de la lointaine périphérie. La nuit, les quartiers du nord bruissent des fêtes à peine clandestines de la jeunesse dorée, ceux du sud sont plongés dans un silence de couvre-feu. Les locaux d’Omid-e-Mehr, en plein centre, sont le point de rencontre entre ces deux mondes.

Ce récit est paru dans le numéro 34 de XXI.

Ceci n’est pas un gilet jaune

Symbole de la contestation sociale, il est pourtant l’objet mondialisé par excellence. Remonter sa trace, c’est entrer dans un brouillard, une cascade de holdings et de paradis fiscaux. C’est tomber sur un mirage.

Par Catherine Le Gall, Simon Leplâtre et Léna Mauger

Illustrations Vincent Sorel

 Je pèse une centaine de grammes mais vous ne pouvez pas me rater. Je suis flashy, souple, pratique et populaire. Vous m’enfilez par-dessus vos vêtements. Je suis entré dans vos vies. Vous n’avez pas eu le choix. Cela a commencé sur les tarmacs des aéroports, sous les grues, dans la boue des chantiers, puis jusque dans la boîte à gants de vos voitures. En 2008, je crânais en 4×3 sur les affiches, porté par le couturier Karl Lagerfeld en lunettes noires, à côté du slogan : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie. » Vous m’avez adopté. Au nom de votre sécurité. Grâce à des normes européennes, je suis devenu un objet du quotidien. Du néant, vous avez fait de moi un produit de consommation de masse. Sans réfléchir. Grâce à vous, je me vends à des centaines de ­millions d’exemplaires chaque année à travers votre continent. Je suis un gilet, et maintenant vous m’arborez pour manifester.

Les Tunisiens ont eu Mohamed Bouazizi, ce vendeur ambulant qui s’est immolé par désespoir et dont le suicide a déclenché les printemps arabes. Il est resté comme l’homme par qui tout est arrivé. En France, celui qui a déclenché mon mouvement s’appelle Ghislain Coutard. C’est un grand gars de 36 ans aux cheveux roux, passionné de sport ­automobile. Installé près de Narbonne, il répare des compresseurs d’air comprimé et des générateurs d’azote dans le vinicole. ­Ghislain, il roule entre 300 et 500 kilomètres par jour. Ce père de famille ne se plaint pas, avec son salaire d’environ 2 000 euros, « ça va », mais ce 24 octobre 2018, quand il voit sur Facebook l’appel aux manifestations contre la hausse du prix du carburant, il pense aux copains « en galère », les plus démunis, pour lesquels une taxe en plus, ce sont des repas en moins. Il monte dans son camion, filme son ras-le-bol : « J’espère que ça va vraiment bouger, que les Français vont se motiver, sortir vraiment, faire un petit blocage bien costaud, montrer qu’il n’y a pas que le foot qui ­rassemble. » C’est là que ­Ghislain m’offre une seconde vie. Il saisit spontanément ce gilet jaune qu’on a « tous dans la bagnole ». « ­Foutez-le en évidence sur le tableau de bord, un petit code couleur pour montrer que vous êtes d’accord avec nous, avec le mouvement. » La vidéo ne dure qu’une minute vingt, elle devient virale. Ma légende ­commence.

Vous, les hommes, avez besoin d’incarner vos indignations : bonnets rouges et sans-culottes, roses en Géorgie, tournesols à Taïwan, parapluies à Hongkong… Vous vous reconnaissez entre vous grâce à des couleurs : le violet des suffragettes anglaises, le orange en Ukraine. Vous avez fait de moi le symbole d’une France en crise. L’étendard d’une colère. Le jaune a envahi vos rêves ou vos cauchemars. Vos discussions. Vos plateaux télé. Vos programmes politiques. Vous avez voulu me détourner, porter un objet obligatoire pour vous en prendre à ceux qui vous l’avaient imposé, et ainsi rendre visibles les invisibles. Sans réaliser que mon existence même menaçait la vôtre. Qu’en m’inventant, en me fabriquant puis en me voulant de moins en moins cher, les hommes couraient à leur perte. À leur destruction. ­Suivez‑moi. 

Je suis un évadé fiscal

Des mois durant, j’ai coloré les ronds-points qui défigurent vos campagnes et la périphérie des villes. Avec 40 000 giratoires, la France est championne du monde des îles au milieu du bitume. D’une certaine manière, je leur ai offert de la chaleur, de l’humanité, de la vie. Un slogan devant, un autre derrière, lettres noires sur fond jaune, en sandwich : « Macron, tu te fous de ton peuple » ; « Pas facho, juste fâchée » ; « Qui sème la misère récolte la colère » ; « Désolé du bordel, on se bat pour vous. » Sous les cahutes faites de bâches tendues, j’ai vu des manifestants greloter en hiver, plisser des yeux sous le soleil du printemps, apporter du café, des douceurs, des chaises, des canapés, des couvertures. Je les ai entendus déballer leur vie intime à de parfaits inconnus, et ça avait l’air de leur faire du bien de réaliser que leurs chutes et leurs rebonds, si différents soient-ils, racontaient tous une machine à broyer. Vous doutiez-vous que j’en étais l’incarnation ?

On m’achète à l’angle de ces ronds-points de la colère dans les zones commerciales. Des panneaux bleus indiquent « entretien, mécanique, pneumatique ». Norauto me vend 2,90 euros. Sous mon emballage transparent, difficile de trouver ma biographie. Je suis comme une pochette-­surprise. Une notice indique une litanie de ­précautions d’usage en 21 langues et se finit par un encadré avec deux adresses « pour avoir plus d’informations ». L’une en Angleterre, l’autre au Luxembourg. Tiens, un paradis fiscal qui me distribue…

Il y a aussi le nom d’une entreprise, Euro ­Protection, qui se targue sur son site d’être un « acteur majeur dans la création d’équipements de protection individuelle ». Membre de World Wild Europrotection, elle commercialise des chaussures de sécurité, des masques ou encore une gamme de vêtements « contre les risques chimiques, électriques, électrostatiques et thermiques ». Lisez : « Depuis des décennies, Euro Protection a démontré son excellence, sa technique et sa capacité à vous satisfaire. La confiance que vous nous accordez sur des activités aussi sensibles que tout ce qui se rapporte à la sécurité en est la meilleure preuve au quotidien. » En quelques clics, vous voilà projetés dans le flou. Le monde des multinationales… Une date : 1953, « la première paire de gants sort des ateliers ». Il n’est pas précisé où était l’usine ni qui la dirigeait. Des chiffres : « 10 000 clients, 4 000 références, présence dans 70 pays ». Lesquels ? Il n’y a aucun rapport d’activité, aucun rapport financier, pas la moindre petite plaquette. Comme si je surgissais de nulle part.

Il faut dégotter le Mémorial, le journal officiel du Grand-Duché du Luxembourg, pour percer mon mystère. Ce recueil des publications concernant sociétés et associations indique que le principal administrateur ­d’Euro ­Protection s’appelle ­Norbert Dentressangle et qu’il est domicilié à Lyon. Enfin quelque chose de concret. Un homme, une entité, une ville. Si vous cherchez longtemps, vous apprendrez qu’Euro Protection a d’abord appartenu à une certaine famille Delore. Puis la banque Edmond de ­Rothschild en est devenue actionnaire pour se retirer en 2016. C’est là que Norbert ­Dentressangle est entré au capital via Capextens, une holding de private equity. ­Autrement dit, un fonds d’investissement. Je suis une cascade de ­holdings noyées dans le brouillard.

Norbert Dentressangle, 55e fortune de France selon Challenge, est également patron de Kiloutou mais aussi de l’Ifop, l’institut de sondage qui a mené de multiples études : « Le regard des Français sur le mouvement des “gilets jaunes” et sur les ­alternatives à Emmanuel Macron » ; « Les Français et les “gilets jaunes” » ; « Le regard des Français sur les “gilets jaunes” » ; « Le regard des Français sur le mouvement des “gilets jaunes” après les annonces du gouvernement » ; « L’impact de la mobilisation des “gilets jaunes” sur la capacité de réforme de l’exécutif »… Né en 1954 dans une famille de petits transporteurs drômois, Norbert a fondé sa première société avec 15 000 euros prêtés par ses parents. Son idée était d’exporter des fruits et légumes de la région ardéchoise vers la Grande-Bretagne. Le capitaine d’entreprise, décrit comme intelligent, exigeant, raide et austère, a démarré avec six véhicules jusqu’à devenir le premier transporteur ­d’Europe, parti à la conquête de l’Asie et de ­l’Amérique. Ses quelque 8 000 camions rouges étaient siglés de son prénom et de son nom, tout en majuscules, mais ce catholique, membre des puissants cercles lyonnais, s’est toujours fait discret, retiré dans sa bulle, concentré sur le travail, se reposant dans ses ­résidences de Megève ou Saint-Tropez.

En 2011, le syndicat CFTC a poursuivi ­Dentressangle en justice pour prêt de main-d’œuvre illicite et travail dissimulé : l’entreprise était accusée d’avoir employé des conducteurs polonais, portugais, roumains, qui arrivaient en bus dans les bureaux français, travaillaient un mois, puis repartaient. D’autres chauffeurs bon marché les remplaçaient. Et ainsi de suite. Quatre ans plus tard, et alors que l’affaire était toujours en cours, Norbert a revendu son entreprise de transport au groupe américain XPO Logistics pour 3,53 milliards de dollars. Et il est entré, entre autres investissements, au capital d’Euro Protection.

Je suis donc aussi le produit d’un milliardaire à qui l’on commande des études pour sonder la France profonde. ­Norbert ­Dentressangle refuse de répondre à la presse. « Parce que s’exposer, cela n’apporte rien, si ce n’est des choses négatives », a-t-il ­confié à ses proches. Et la famille fondatrice, toujours détentrice en 2016 de 42 % du capital ? Même silence. Le journal officiel du Grand-Duché du Luxembourg donne les noms de ­Frédéric et Nicolas Delore, nés en 1959 et 1960. Sont-ils frères ? Ils vivent aujourd’hui en Suisse et le document ­n’indique qu’une adresse personnelle. Sur ­Internet, on peut voir un quartier cossu fait de maisons confortables avec de beaux jardins.

Je suis une ville nouvelle chinoise

Je suis vendu par des entreprises mondialisées qui ont fermé leurs usines en France pour produire là où la main-d’œuvre est moins chère, en Pologne, en Roumanie, au Sri Lanka, au Pérou, en ­Argentine, au Brésil, en Turquie, en Inde, et surtout en Chine. Prenez Delta Plus, boîte familiale créée dans le sud de la France par Jacques Benoît, devenu le « spécialiste mondial des équipements de protection individuels » : des ventes dans 90 pays, 27 filiales en Europe, Asie et Amérique latine, 10 000 distributeurs et 1 800 salariés. Son usine chinoise, écrit-elle, grande de 12 000 mètres carrés, ­disposerait de 600 places dans des dortoirs pour les ouvriers à Wujiang, près de Shanghai. Mais impossible d’aller vérifier. Visites interdites. Comme si j’étais ­irrégulier. Un travailleur clandestin.

Je reste une énigme. Un trou noir. Pour clarifier ma naissance, laissez-vous emporter jusqu’en Chine, cet empire au 1,4 ­milliard d’habitants. Inutile de se déclarer journaliste. Ceux qui vous racontent cette histoire ont essuyé une vingtaine de refus de la part des fabricants. Ils ont rusé. Ils se sont fait passer pour des salariés d’une agence de ­sourcing, dont la mission consiste à aider des entreprises européennes à identifier des usines de production chinoises. Ils ont appelé leur ­société ­imaginaire « Sourcing Asia », déclarant être en quête de gilets de protection pour une boîte française. Le patron chinois de Duntai, fabricant d’équipement de protection, a manifesté son intérêt et donné rendez-vous dans le Henan, à plus de quatre heures de train rapide de Shanghai, vers l’intérieur des terres.

À destination, une vaste place bordée de rangées d’arbres et de parkings donne sur de grandes carcasses gris béton hérissées de grues jaunes ou d’échafaudages. Une affiche de propagande montre des ouvriers et un cadre, tout sourire, en vêtements de chantier. Ils bâtissent une ville ultramoderne qui ressemble davantage au quartier d’affaires de Shanghai qu’à ce que ne sera jamais cette cité sortie de terre. Le slogan : « Construire Minquan, intégrer Minquan. » En trente-cinq ans, 500 millions de Chinois sont devenus des ­citadins. C’est la plus grande migration de l’histoire de l’humanité. Mais le pays ne peut plus laisser la croissance urbaine se faire ­naturellement : il faut ­décongestionner les mégapoles et en « semer » de nouvelles. ­Minquan, 920 000 habitants, excroissance de Shangqiu, 8,5 millions, est l’une d’elles. Pour que les ­paysans ne partent plus en ville, c’est la ville qui ­s’installe chez eux. Ils coulent du béton. Eux aussi me portent sur les chantiers pour se faire voir et ­éviter les ­accidents.

D’autres affiches dévoilent ce qui semble être le rêve du président Xi Jinping : des ouvriers à la chaîne, assis en rangs sur des tabourets en plastique bleu, charlotte sur la tête, qui accomplissent une tâche invisible. Des habitants de dos, sur les mêmes tabourets, regardent un spectacle de danse sur fond de barres d’immeubles formatées. Et ce slogan : « Bienvenue aux travailleurs migrants qui rentrent pour trouver du travail, lancer leur affaire, ou participer au développement économique et social de leur ville d’origine. » La Chine ne peut se contenter d’être l’usine du monde : avec une augmentation des salaires de 300% en dix ans, elle est désormais moins compétitive que d’autres pays, comme le Viêtnam ou le Mexique. L’Empire du Milieu doit aussi consommer. En musclant les villes, les autorités espèrent créer une classe moyenne qui va soutenir l’économie.

Le propriétaire de Duntai attend sur un parking, appuyé contre un monospace dernier cri. Doudoune marron laissée ouverte, cheveux drus légèrement dressés sur la tête, lunettes ­rectangulaires de hipster, le jeune homme fait ­attention à son style. Mao Feng a 28 ans, parle assez bien anglais et se fait appeler « Jason ». La ville nouvelle défile sur quelques kilomètres : un grand musée circulaire à la gloire du philosophe Zhuangzi, ­disciple de Lao-tseu, tous deux originaires du coin ; des résidences et des immeubles en construction, des boutiques aujourd’hui vides. Puis, d’un coup, la campagne. Une terre nue. ­Hormis quelques herbes desséchées dans les fossés, rien ne pousse qui n’ait été planté sur des petites parcelles – du blé, de l’ail, des ­pruniers. Au volant, son associée, Mme Ding, la cinquantaine et les cheveux teints en noir, se lamente : « Il ne pleut presque jamais. »

Elle vient de la province côtière du Zhejiang, plus développée et verte, avec des collines, des bambous, des champs de thé. Mme Ding y tenait déjà une fabrique de gilets de sécurité avant d’ouvrir l’an dernier un nouveau site sur cette terre aride, suivant les pas de son frère, promoteur immobilier, qui rachète des terrains confisqués par l’État aux paysans en échange d’une maigre indemnité. Nombre d’usines ont poussé dans la région depuis trois ans, profitant des aides à l’installation dans le cadre de programmes de réduction de la pauvreté, des subventions pour la construction des bâtiments, des primes en fonction des ventes et salaires plus bas qu’ailleurs. « Un ouvrier du Zhejiang reçoit 5 000 yuans par mois. Ici, c’est 2 500 yuans [328 euros]. Et on ne paie pas de taxes sur les salaires ! », explique Jason. Avec son cousin, le jeune entrepreneur gère l’aspect commercial, clients, vente, exportation…

Je suis un esclave moderne

Un vieux chien aboie en tirant sur sa chaîne pendant que le monospace se gare devant un hangar. Mon berceau. Ma maternité, en tôle gris foncé, porte sur son frontispice les caractères chinois rouges « Shangqiu Duntai équipements de protection ». L’intérieur est minimaliste : une vaste pièce au sol en ciment poli remplie de cartons et de rouleaux de tissu jaune ou orange fluo. Un homme et une femme âgée découpent du tissu sur une immense table d’atelier. À côté, une cinquantaine d’ouvrières en tablier à manches me cousent, assises derrière des tables reliées par de simples planches sur lesquelles sont posées de grosses machines à coudre vrombissantes, des néons, leur sac à main, un smartphone, une ­Thermos ou une bouteille en plastique transparent pour le thé. Elles ont en moyenne 40 ans et la peau tannée des femmes de cette contrée venteuse. Beaucoup travaillent également dans les champs familiaux. Ma fabrication usant moins que les usines d’électronique, je récupère les employées plus âgés. Les plus pauvres aussi. Dans ses différentes usines, Jason en exploite une centaine et jusqu’à deux cents en fonction des commandes. Elles reçoivent une courte formation puis travaillent huit à dix heures quotidiennes, avec « quatre jours de repos par mois ». Les repas sont fournis. Et les femmes, dit Jason, « comme elles n’ont pas d’autre opportunité, on peut les payer moins ».

Je suis fait de trois pièces de polyester, de coutures, de scratchs ou de fermetures Éclair. Finition, vérification, glissement dans un film transparent : je nais en quelques minutes seulement. Jason caresse une maille fine avec des petits trous, de faible qualité, destinée aux pays en développement, puis une autre plus épaisse et serrée – « la norme en Europe », dit-il. Je suis une fibre synthétique issue de la pétrochimie. Dans des hangars étouffants et chargés de vapeurs toxiques, on chauffe du plastique pour en faire une pâte visqueuse, extrudée et refroidie pour obtenir des filaments. Mes bandes réfléchissantes viennent de microbilles, en verre ou en plastique. « Toute la matière première sort d’usines chinoises, c’est pourquoi nous restons plus compétitifs que des fabricants d’autres pays », se réjouit Jason.

Dans les bureaux en préfabriqué, un écran allumé montre les images de caméras de surveillance qui observent les couturières au travail. Le jeune entrepreneur croit toujours s’entretenir avec un Français chargé de sourcing. « Si vous avez des designs en tête, vous pouvez nous les envoyer, on vous propose des prix et on vous fait parvenir des échantillons », poursuit-il en offrant deux prototypes : un gilet orange à fermeture Éclair et un jaune avec un scratch… qui ne tient littéralement qu’à un fil. Sur l’étiquette, il est écrit « Made in Turkey ». Le jeune patron ne semble pas perturbé : « Ça doit être pour les douanes, mais c’est bien fait ici. »

Je suis le plus influent
des fonds de pension 

Duntai n’est pas une marque mais un sous-­traitant qui me revend à des marchands chinois ou étrangers sur le plus grand marché de grossistes du pays, des mètres carrés d’étals à perte de vue à ­Canton, ou bien via le géant chinois de l’e-­commerce Alibaba. Tapez-y « gilet à haute visibilité », « gilet de sécurité », vous tomberez sur des pages et des pages avec mon CV, ma photo, mes mensurations, mes matériaux, mes caractéristiques techniques. Vous pouvez aussi y retrouver les noms de fournisseurs, en grande majorité chinois : Danny Liang Dongguan Superfashion ­Reflective Material Co., Ltd ; Cara Hu Haining YRD Industry and Trade Co., Ltd ; Tina Yuan Shenzhen ­Kangaroo Garments Co., Ltd ; Sam Chen ­Shanghai Eroson Traffic Facility Co., Ltd ; ­Zhenggang Du Linyi Dibai Commerce And Trade Co., Ltd ; WLL ET Eastony ­Industries (Ningbo) Co., Ltd. Parfois, un sous-­traitant me refourgue à un autre. Je suis mis à prix 60 ou 70 centimes d’euros, voire 40 à 45 centimes seulement, en lots de 10, 50, 100, 1 000… Sur les sites où vous m’achetez entre une télé, un matelas, une machine à laver, une coque de portable ou un mouche-bébé, mon tarif monte entre 2,90 et 5 euros. Et le mouvement social m’a donné un nouveau souffle. Des commerçants ont placardé des promotions « deux gilets achetés, un offert ». D’autres se sont lancés dans la chasuble « en tissu biologique avec colorant naturel ».

Le monde m’appartient, la planète me semble toute petite. Je voyage par cargo depuis les ports de Shanghai, Ningbo, Guangzhou ou ­Shenzhen. Sur ces géants des mers longs comme cinq ­Airbus A380, chargés jusqu’à 18 000 conteneurs, je passe entre Hongkong et les Philippines, continue vers la ­Malaisie et le sud de l’Inde en direction du golfe d’Aden, puis m’engouffre dans le canal de Suez. J’entre en mer Méditerranée, emprunte le détroit de Gibraltar et remonte le golfe de ­Gascogne. La traversée dure un bon mois, mes bateaux sont les plus pollueurs au monde, ils contribuent à 60 % de la production totale de CO2 du transport maritime. Je me déplace aussi en camion, un trajet direct de moins de trois jours. Et depuis que la Chine a réhabilité l’ancienne route de la soie, je prends parfois le train avec des produits électroniques, des téléphones, des écouteurs et des textiles. 11 300 kilomètres à travers six pays, jusqu’à Lyon.

Avant d’arriver sur les plages arrière de vos voitures, je sommeille dans des « écopôles », comme la zone logistique de Saint-Martin-de-Crau, 150 hectares idéalement implantés à l’intersection des ports de Marseille et Fos-sur-Mer, des routes nationales françaises et de l’axe Espagne-Italie. Là, une vingtaine d’entrepôts, dont l’un des plus grands de France, celui de Castorama, 113 000 mètres carrés. Imaginez maintenant une zone steppique sculptée par le delta de la Durance, habitat naturel d’espèces rares comme le ganga cata, l’outarde canepetière ou encore le faucon crécerellette. ­L’activité humaine en a entraîné la disparition des trois quarts, et l’extinction s’est accélérée en 2004 avec la création de cette zone logistique où déboulent des camions par milliers. En France comme en Chine, je sculpte et ravage les paysages.

Quand vous m’attrapez en rayon chez ­Castorama, après que j’ai quitté mon gigantesque entrepôt, une étiquette indique que je suis fabriqué en RPC – l’abréviation de « République populaire de Chine ». Où, précisément, dans cet empire de plus de 9 millions de kilomètres carrés ? Et est-ce bien vrai ? N’ai-je pas cherché à tromper les douanes ? Ma déclaration de conformité traduite en huit langues est signée d’une certaine Lisa Davis, « directeur qualité du groupe » : le sait-elle elle-même ? Pas de réponse. Ni de sa part, ni ­d’aucun service de « Casto ». Je dissimule toujours mes origines.

Comme Delta Plus ou Dentressangle, Casto raconte l’histoire d’une entreprise familiale qui a rêvé plus grand, plus gros, plus global. Au départ simple magasin de négoce d’outillage à Lille, l’enseigne fondée par les Dubois s’est aussi lancée dans le marché du discount, avec Brico Dépôt, avant de revendre son capital au groupe britannique ­Kingfisher en 2002, une multinationale ­spécialisée dans le « home improvement », c’est-à-dire l’amélioration de l’habitat. Quand vous m’achetez chez Casto, vous donnez donc 4,90 euros à ­Kingfisher, 1 300 magasins dans 10 pays d’Europe, 78 000 salariés, l’ambition de devenir le numéro un du secteur du bricolage. On croit connaître cette enseigne bleue et jaune, mais on ignore qui en tient les manettes. La communication du groupe est d’une totale opacité. Ouvrez le rapport annuel 2018 et notez que les actionnaires ont touché près de 600 millions d’euros cette année-là. Parmi eux, Black Rock. C’est le fonds de pension le plus influent du monde, avec 6 000 milliards de dollars d’actifs. Son fondateur, l’homme d’affaires Larry Fink, costume gris, cravate rose pâle, front dégarni, est le fils d’un ancien vendeur de chaussures. Il a gravi les marches de la réussite moderne.

Les employés de Casto m’arborent eux aussi pour manifester. En janvier, une quinzaine d’entre eux ont occupé toute une nuit l’enseigne d’Englos, dans le Nord, pour obtenir une hausse de salaire de 100 euros. À l’autre bout de la France, au Casto d’Antibes, un jeune vendeur à la barbe brune, ­Nicolas Euzenot, peut vous parler de la cadence, de la déshumanisation, des sièges éjectables, du cynisme de sa direction : en 2018, « ils » leur ont annoncé la suppression de 400 emplois administratifs, en vue d’une délocalisation en Pologne, et « ils » ont demandé à des employés français de former leurs remplaçants polonais… Dès que les « gilets jaunes » ont commencé à revendiquer une augmentation du pouvoir d’achat, Nicolas a rejoint le mouvement parce que ça collait avec les ­combats de son syndicat, la CGT. ­Nicolas est même « monté » à Paris et garde un bon ­souvenir « de l’ambiance et du nombre impressionnant qu’[ils étaient] surtout ».

Depuis sa petite maison du village de Clans, le vendeur de bricolage fait une heure de voiture pour aller « chez Casto » et gagne 1 250 euros par mois hors primes au bout de dix ans. Depuis quelques années, il a le sentiment de devenir une machine. Un jour, raconte-t-il, « ils » leur ont montré une vidéo d’un robot dans une allée : on lui demande des vis, il va les chercher. « Ils nous ont dit que c’était juste une aide pour les vendeurs de base. Mais c’est flippant. » Avant, les professionnels connaissaient leurs produits, leur fonctionnement, leur origine. « Maintenant, on nous les impose. Tout est uniformisé : les commandes sont passées par une centrale d’achat et nous n’avons aucune prise dessus. » Mais Nicolas Euzenot ne sait pas contre qui il se bat. Ses camarades partagent son malaise, impuissants face à ce « ils » qui désigne tout à la fois la hiérarchie, les patrons, les puissants.

Je suis une norme

Je suis une opportunité, un objet de récupération. Vos gouvernements vous répriment et m’utilisent pour faire passer des lois sécuritaires. L’ex-bras droit de Marine Le Pen, ­Florian Philippot, a fait déposer ma marque, « Les Gilets jaunes », à l’Institut national de la propriété ­industrielle, tout comme l’agence de communication à l’origine du slogan « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie » et une vingtaine de particuliers. Je ne suis pas dupe : ça aussi, c’est un business, de déposer des marques.

Ma réputation grandit. Des manifestants m’ont porté en Israël, en Belgique, en Espagne, en Pologne, au Portugal, en Bulgarie, en Allemagne. En Égypte, le gouvernement a réagi en interdisant ma vente. Même si vos contestations s’essoufflent, je ne suis pas inquiet. Peut-être vos dirigeants exigeront-ils de changer ma couleur, voire ma forme, pour tourner la page. Mais j’ai de l’avenir dans vos sociétés de la sécurité. Je me reproduis et me démultiplie grâce à votre économie basée sur la croissance. Je profite des nouvelles normes imposées par ceux qui vous gouvernent. Les sociétés que j’enrichis l’ont bien compris, il suffit de se plonger dans le jargon de leurs sites vitrines. Sur Euro ­Protection : « D’année en année, les normes européennes évoluent et deviennent de plus en plus exigeantes […] Dans le but d’assurer l’authenticité de ces normes, nous nous approchons de différents organismes notifiés, parmi lesquels Satra, SGS, Intertek, Inspec et CTC. »

Je respecte donc des cahiers des charges et des chaînes de qualité. Je suis « authentifié ». Mais par qui ? Intertek est une multinationale « d’inspection, de test physique et de certification » dont le siège se situe à Londres. Elle aussi cotée en Bourse, elle emploie plus de 42 000 employés dans 1 000 laboratoires à travers une centaine de pays. Parmi ses actionnaires, on retrouve le fameux fonds d’investissement Black Rock. Incongruité de notre économie : on fait évaluer la conformité d’un produit fabriqué par une entreprise dont Black Rock est actionnaire via une autre entreprise dont Black Rock est actionnaire… Voilà à quoi servent les normes fabriquées en série comme moi. Je suis une pompe à fric. C’est sans doute pourquoi ces normes sont si aisées à contourner. Intertek n’a pas hésité à le faire pour aider l’un de ses plus gros clients, Monsanto : elle a recruté un panel d’experts dont le seul but était de prouver, scientifiquement, que le glyphosate n’est pas cancérigène. Un procès est en cours.

Le monde globalisé est bien fait. Enfin, pour certains. Car Black Rock, ce fonds américain qui investit dans toute ma chaîne, de la distribution à la certification, a l’oreille attentive des dirigeants de la planète. Son équipe entretient des relations étroites avec le gouvernement ­d’Emmanuel Macron. La directrice générale de Black Rock Investment ­Institut, Isabelle Mateos y Lago, était dans la même promo qu’Édouard Philippe à l’ENA. ­Ironie de l’histoire, Emmanuelle Wargon, ex-­directrice de la com de Danone, aujourd’hui secrétaire d’État à l’écologie et coanimatrice du grand débat national lancé pour répondre au mouvement des « gilets jaunes », était aussi de cette promo. Quant au président France de Black Rock, c’est Jean-­François Cirelli, membre du groupe Comité action publique 2022 créé par le Premier ministre Édouard Philippe pour travailler sur les services publics de demain. Ceux-là mêmes que vous défendiez en me brandissant.

Dès que mes fils lâcheront, vous me jetterez. Je le sais. Vous aussi. Vous ne prendrez pas le temps de me recoudre, vous ne l’avez plus. Je repartirai par bateau en Chine, pour être brûlé, enfoui, ou recyclé. Mais la Chine ne veut plus être la poubelle du monde. Elle ferme ses portes aux déchets étrangers. Alors, depuis l’an dernier, les centres de tri français débordent. Le premier réflexe a été de se tourner vers les voisins asiatiques, Viêtnam, Malaisie et Indonésie. Mais eux aussi ont durci leurs politiques. L’Europe est perdue, elle ne sait pas comment recycler sur son territoire. L’Europe cherche à interdire le plastique, mais elle a repoussé ses échéances, elle s’abrite derrière des normes. Ces normes fabriquées à la chaîne pour défendre de multiples intérêts, comme moi.

Je suis jaune, je ne vaux que quelques euros. Je suis comme le tableau de Magritte, « Ceci n’est pas une pipe », je m’appelle La Trahison des images. Je suis devenu l’incarnation de la révolte, mais je ne suis pas la révolte. Je ne suis qu’un objet produit en masse par les multinationales qui vous dirigent. Vous croyez me détourner. Je suis un pion. Je donne l’illusion de marquer l’histoire. Mais je suis un piège. Un mirage. Jaune, dit-on, c’est la couleur du mensonge.

Ce récit est paru dans le numéro 47 de XXI.

Retour chez les fous

Fille d’un psychiatre, Haydée Sabéran a passé son enfance à la Chesnaie, une clinique d’avant-garde sans barreaux ni blouses blanches. Quarante ans plus tard, elle attrape au vol Les phrases des patients pour lesquels elle garde nostalgie et tendresse. 

Par Haydée Sabéran — Illustrations Juliette Lagrange

Ce midi, c’est moules-frites. Il reste une place à la table d’Étienne, un grand brun qui se tient droit, cheveux coiffés bien plat sur les oreilles. Souvent, Étienne répète deux fois ce qu’il dit. « Je vais très bien. Je vais très très bien. Je vous souhaite un excellent appétit, un excellent appétit. » Courbés sur leur assiette, mes voisins de table mangent en silence. À ma gauche, Tony, un beau jeune homme au visage sombre, mutique. « Bonjour, ça va ? » Regard noir. Perrette, ébouriffée, murmure à toute vitesse des phrases incompréhensibles, pleines de « oh », de « ah », de ­petits rires. 

Son voisin me regarde :

« Je vous rassure, je l’ai pas étranglé. 

— Ah bon, pourquoi vous me dites ça ?

— Parce que vous me l’avez demandé.

— Non. » 

Il réfléchit. 

« Je vais vous expliquer. Un jour, un membre de ma famille – un idiot ! – m’a donné un médicament de forme rectangulaire. Depuis, j’entends des voix.

— Si je comprends bien, vous m’avez entendue dire une chose que je n’ai pas dite ?

— C’est ça. » 

Il plonge dans son assiette. Moi aussi. Le saladier se remplit de coquilles de moules. Tic, tic, tic. Étienne : « Vous portez un bijou touareg. Votre collier, c’est un collier touareg. Dans le désert, il y a des Peuls, des Touareg, des Arabes. Ils vivent ensemble.

— Vous, Étienne, vous êtes ici depuis quand ? »

Il lève un index : « Je suis arrivé à La ­Chesnaie en 1981. Mon premier repas était un poulet-frites. » Il se lève. « Je vous souhaite un excellent appétit, un excellent appétit. » Un homme s’approche : « Mon père est allé au Japon en hélicoptère, il est ingénieur, mais il n’a pas pu prendre de photos. Ma mère est bipolaire, elle est insupportable. » Je suis de retour à La Chesnaie.

Le tilleul devant la maison est deve­nu gigantesque. Dans la cour du château, le ­séquoia qui servait d’arbre de Noël a dis­paru, abattu d’un coup de foudre. Les psychotiques, eux, sont restés comme dans mon souvenir. Raides, lents, distants, comme il y a quarante ans. Mon père a travaillé entre 1968 et 1987 dans cette clinique psychiatrique de Chailles, près de Blois. J’ai passé mon enfance au milieu des fous, avec mes parents et mes petites sœurs. J’ai habité jusqu’à l’âge de 12 ans dans la petite maison près des serres. Pour nous joindre, on appelait le standard de la clinique. Un patient décrochait et vous passait le 37. Il s’y pratique une psychiatrie différente. Pas de mur d’enceinte. Pas de blouses blanches. Parfois je prenais un soignant pour un patient. Depuis les chambres de malades en face de chez nous, on entendait souvent des cris. Ça faisait partie du lieu. Comme le hou-hououou de la tourterelle turque, le bruit des avions de chasse de la base de Tours, les cèdres du parc, l’odeur de cigarette froide qui imprégnait tout, jusqu’aux habits de mon père. L’odeur de cigarette a disparu. Pas les avions de chasse, pas les cris.

Mon père, Foad, est arrivé à La Chesnaie en stop, un jour de l’été 1968. Médecin iranien de 27 ans, il venait de l’hôpital de ­Montbéliard. Son prof de psychiatrie lui avait conseillé La Chesnaie et la psychanalyse. Les deux allaient ensemble. Il a d’abord été ébloui par le château. Ensuite, « fasciné » par la polyvalence des soignants non médecins, qu’on appelle ici les moniteurs. Ils s’occupaient du château comme des malades, et les éducateurs, les psychologues, les infirmiers devenaient tour à tour lingère, barman, cuistot, plongeur, faisaient le ménage, tenaient la buanderie, la salle à manger ou la pharmacie. Cette polyvalence « signifiait que le destin des individus n’était pas scellé pour la vie, raconte mon père, qui exerce désormais en ville. Quand l’infirmier fait le cuisinier, il ne te parle plus de la même façon, et tu ne t’adresses plus à lui pareil. Si les soignants ne sont pas éternellement à la même place, alors les malades aussi peuvent se réinventer. » 

Il y a eu jusqu’à une dizaine d’enfants de soignants en même temps à La Chesnaie, sans compter les enfants de passage, nos ­copains et nos cousins. Les allées, l’immense pelouse et ses cèdres, et surtout la ­forêt, désordonnée et parfumée, n’avaient l’air d’exister que pour abriter nos cabanes. En juin, une grande fête s’emparait de la cour et du parc. Des artistes de rue, des gens sur échasses, un fakir, des merguez, de quoi se faire maquiller pour un franc. Des concerts sur la pelouse, Jacques ­Higelin, Graeme Allwright. Et toute l’année, du jazz, Michel Portal, Stéphane ­Grappelli. Les gens du dehors venaient croiser nos fous. À l’école de Chailles, quelques garçons nous avaient traitées de « folles de La Chesnaie ». Ça n’avait pas eu d’effet, on était ravies d’en être. C’était un monde en plus. 

« T’inquiète pas, si elle t’emmène, je viens avec toi »

En arrivant par la route, c’est la première chose qu’on remarque. Comme sorti d’un rêve, un bâtiment biscornu, de bois et de récup, un dôme jaune à la manière des clochers bulbes d’Europe de l’Est, des colon­nes en jantes de roues de voiture, une tête d’éléphant grandeur nature, trompe levée. Le Boissier a d’abord été une grange. Il a brûlé un soir, sous nos yeux. Puis il a été reconstruit au début des années 1970 par des patients, des soignants, des étudiants en architecture et leur professeur de 30 ans, Chilpéric de Boiscuillé, que tout le monde appelait Chil. Aujourd’hui, le dôme fuit, la peinture s’écaille par endroits, mais la bâtisse tient debout. Il y a un bar, une scène. Des fenêtres en portes de 2CV. Pour les ouvrir, on les claque vers le haut, d’un coup sec de l’avant-bras. Les plaques de cuivre de la façade viennent des rebuts d’une imprimerie. Sur l’envers du métal, des pages des magazines Nous deux et Intimité. On vient s’asseoir, jouer au ping-pong, boire des cafés. Le public vient pour les concerts. Nous, les mômes, on ne payait pas. On s’installait dans les escaliers, on passait notre tête à travers les balustres. L’odeur du tabac piquait. On partait dessiner dans un coin, on revenait.

J’aimais bien Marie-Jeanne. Je la trouvais rigolote. Elle était revenue enceinte d’une fugue. Elle ne se ­souvenait de rien. Elle ­tapait sur son ventre avec ses bras maigres : « Je suis pas la Vierge Marie, docteur ! C’est de l’air ! » Dans sa robe d’été orange, la ceinture au-dessus de son ventre, elle dansait les yeux fermés, bras en l’air, à la fête de juin. Un jour le ventre s’est aplati. J’ai demandé comment s’appelait l’enfant, où il était. « Adopté », avait dit mon père. C’était soudain devenu triste. Ania, elle, se baladait en gueulant. Je la revois de dos, immense, marchant vers la cuisine sous le séquoia, son pantalon laisse voir le haut de ses fesses. Elle crie partout qu’elle kidnappera ma ­petite sœur de 2 ans, Mariam. Elle hurle que c’est sa fille, qu’il faut lui rendre cet ­enfant. On reste à distance, c’est comme voir passer un fauve. Un jour, ma sœur Shirine, 5 ans, se penche vers Mariam : « T’inquiète pas, si elle t’emmène, je viens avec toi. » Et puis Ania est partie. Je n’ai plus jamais eu peur à La Chesnaie. 

La fille nue, on n’a jamais su son prénom. Les fesses sales parfois, elle s’asseyait près de nous, sur les tabourets de la cour, sans parler. Je faisais attention à ne pas rire, mon père aurait froncé les sourcils. Elle entrait chez nous, s’asseyait sur le canapé. Ma mère se précipitait pour poser un drap dès qu’elle poussait la porte. Il y avait aussi Lisette. Une ­pianiste. Elle avait donné des cours à ma sœur ­Délara. J’ai le souvenir d’une dame timide et bien élevée, avec son sac à anses, très vieille France, très douce. Lisette était juive. Elle avait une vingtaine d’années pendant la guerre et craignait encore peur des nazis. Elle disait « ces messieurs ». Quand elle délirait, elle pensait qu’elle se cachait à La Chesnaie. « Les hitlériens arrivaient, il fallait la prendre dans nos bras », se souvient mon père. Elle répétait dans la petite chapelle du château, à l’entrée de la forêt. Ou dans sa chambre, sur un piano muet. Elle refusait d’être prise en photo, de peur que « ces messieurs » ne la reconnaissent. Avant la guerre, Lisette avait donné des concerts au Théâtre Sarah-Bernhardt et à la Gaîté lyrique. En 1938, un article du Petit Parisien avait salué cette « remarquable interprète ». 

Le « grillon » et le « grillé du soir » 

Le château de La Chesnaie est un domaine immense, plein de jolis noms : la Haute Pièce, une ancienne closerie et son verger, l’Orangerie avec vue sur le parc, la Régie, la « Villa Fleurie », à l’époque couverte de bignones rouges. Claude ­Jeangirard, un jeune neuropsychiatre qui arrivait de la clinique de La Borde, pas très loin, a acheté le château en 1956 au vicomte de Lestrange, un officier de marine retraité, « pas très commode, versatile et coléreux », raconte-t-il dans un livre d’entretien. Claude Jeangirard était attaché à la beauté des lieux. Il piquait des colères quand des voitures se garaient devant le château. Il disait qu’on devait voir le château depuis le parc, et l’horizon depuis le château.

La Chesnaie aujourd’hui, c’est 101 lits et 30 places dans l’hôpital de jour, ­ouvert en 1994. Jean-Louis Place, le médecin directeur, me propose de commencer par un stage d’une semaine. « En salle à manger, vous croiserez tout le monde. » Je vais servir les plats, ranger la vaisselle, balayer la salle, nettoyer les tables, participer à la plonge avec les moniteurs et surtout, les malades. Les patients qui le souhaitent travaillent, payés quelques euros par jour, au ­maximum 50 euros par mois. On dit : « J’ai un contrat salle à manger », « un contrat standard », « un contrat comité menu », pour suggérer des menus aux cuisiniers. ­Travailler fait partie de la thérapie. « Le travail, c’est un médiateur, explique ­Colette ­Suhard, éducatrice spécialisée, monitrice cuisine. Ça permet d’aborder des sujets qu’on ne peut pas évoquer en face à face avec un ­psychotique. Le “faire” est le tiers nécessaire. Ça dit au patient : “Vous n’êtes pas que malade, vous êtes une personne malade”. » Les moniteurs ont une formation d’infirmier, de psychologue, d’éducateur ou d’aide-soignant. À l’époque, ils pouvaient être aussi potier, plasticienne ou paysan. 

Je loge dans une chambre du Train vert, de son vrai nom L’Orient-Express Hôtel. Ces wagons de première classe de l’entre-deux-guerres, posés entre la forêt et le parc, ont été transformés dans les années 1980 en wagon-restaurant et en chambres pour les stagiaires par des patients, des soignants et des étudiants, avec Chil, l’architecte. Ado, je rêvais d’y dormir. Entre les rames, on se croit sur un quai de gare. Le restaurant, ouvert au public, sert aujourd’hui des bo bun, des phat thai, des hamburgers maison, pour moins de 10 euros. Les cuisiniers et les serveurs sont patients et moniteurs. Il faut réserver, c’est pris d’assaut, à la fois par les Chesnéens, soignants ou patients, et par des gens de passage, qui le découvrent les soirs de concert au ­Boissier. Jack Lang y a mangé quand il était député du Loir-et-Cher. Le wagon-restaurant est surélevé, à la hauteur de la cime des arbres. « Un voyage immobile », résume Zoé, une patiente qui y a travaillé. Comme le ­Boissier, le bâtiment en récup qui sert de salle de concert, le Train est inscrit à l’inventaire supplémentaire des monuments ­historiques. 

Premier matin. Voilà Gwenvaël ­Loarer en salle à manger, en tablier bleu de plongeur. Il est psychologue. Très vite, il m’explique que quand on ne comprend rien il faut regarder la « grille ». Sur cette feuille distribuée chaque jour, partout dans La Chesnaie, on trouve les noms de tous les travailleurs, et la liste des ateliers : poterie, jardin, tennis, improvisation théâtrale, atelier bois, golf, bibliothèque, musique… Celui qui crée la grille s’appelle « le grillon ». Quand on travaille tard, on dit qu’on est « grillé du soir ». Il arrive que le grillon soit mal informé, qu’un atelier annoncé n’ait pas lieu. « La grille, c’est comme la météo », rigole une patiente.

Je mets un tablier de cuisine ; je garde un petit sac en bandoulière pour mon carnet et mon stylo. Marcel, hirsute, gros sourcils noirs, mains en avant comme une mante religieuse, s’approche : « Gwenvaël, je vous demande pardon pour les grossièretés que j’ai dites tout à l’heure. » Il repart. Je range la ­vaisselle avec un patient. On empile les verres un par un sur les étagères. Ting, ting, ting. Charles est lent, éteint. Je n’entends pas le son de sa voix. Une fille passe en murmurant : « Je sers à rien. » Midi, je sers les plats. Amélie Aladenize, éducatrice spécialisée, me glisse, malicieuse : « On ne se précipite pas pour servir dès que les assiettes sont vides. On n’est pas là pour répondre tout de suite à l’envie de se remplir. » 

« Je ne comprenais pas tous les mots au début »

Je cours à L’Oasis, un temps de parole, une demi-heure de discussion, chaque jour, entre ceux comme moi qui viennent du dehors et un moniteur. Aujourd’hui, c’est Réjane Paireau, psychologue à la buanderie, qui nous écoute et nous répond. « Vous avez l’impression de ne rien avoir à faire. Parler aux patients, dans le milieu hospitalier, c’est pas considéré comme du travail. C’est moins facile à évaluer qu’une prise de sang, c’est sûr. Mais c’est essentiel. La maladie attaque en premier le lien à soi, à l’autre. » À La Chesnaie, tout est fait pour retisser le lien : « C’est pénible d’aller chercher du tabac, de demander une autorisation pour aller à Auchan, mais ça oblige à aller vers les autres. Sortir des hallucinations, du délire, c’est ça le truc. Les voix que les malades entendent, elles sont humiliantes, insultantes. Ils doivent coexister avec des symptômes qui jamais ne leur foutront la paix. Dominique, depuis quinze jours, elle est en difficulté. L’autre jour, parce qu’on l’a attendue, elle est venue à la braderie. C’est pas rien de se savoir attendu. Si quelqu’un me dit : “Aujourd’hui, je peux pas faire le bar”, je réponds : “OK, mais vous pouvez prévenir l’équipe ? Vous pouvez trouver un remplaçant ?” » 

Ici, tout est ouvert, éclaté, « ça donne l’impression d’un énorme bazar », dit ­Réjane, mais c’est « hyperorganisé. C’est juste qu’on n’est pas caché derrière un burlingue ou une blouse ». Exemple, le service V, comme vigilance, compte les malades cinq fois par jour. À 8 heures quand on les réveille, à 12 heures pour le repas, à 15 heures au goûter, à 18 heures avant dîner et à 22 heures. Et ceux qu’on ne trouve pas, on les cherche partout. Dans le parc, dans la forêt, au bistrot du village. Les malades installés depuis plus de quinze jours ont le droit d’aller et venir, sauf contre-indication. Étienne, l’homme qui répète tout en double, va tous les jours chercher son goûter à Intermarché. 

La chauffe, c’est le taxi, version ­Chesnaie. Elle permet aux patients de se rendre à leurs rendez-vous ou de faire des sorties. Jusque dans les années 2000, les chauffes étaient conduites par les patients. Il nous arrivait d’aller à l’école ou chez le dentiste en chauffe, une 2CV imprégnée de tabac. Celle que j’emprunte aujourd’hui emmène comme tous les matins Hafida au ­Winston, le bar de Chailles, à trois kilomètres de là. Elle achète des paquets de tabac, de feuilles et de cigarettes pour les patients de La ­Chesnaie avec l’argent qu’ils lui ont confié. Il faut compter, ne pas se tromper. « Il y a un fond de caisse, mais c’est pas pour les erreurs. » 

Hafida a les mains qui tremblent un peu. Face à elle, une vingtaine de patients. Total du jour : 411 euros. La première fois que je l’ai vue, elle chantait « Honky Tonk Blues » dans un groupe à la Fête de l’été, dans le parc de La Chesnaie. Elle avait la classe, une belle voix. J’ai pensé, en la voyant au micro, que c’était son métier. Elle a vécu dans la rue, dans des hôtels pour sans-abri, chanté dans le métro, été choriste, a connu une petite carrière solo, est passée chez ­Foulquier sur France Inter. 

Une petite bande de dépressifs, plutôt joyeuse, bavarde, un peu rebelle, me prend sous son aile. « Je ne comprenais pas tous les mots au début, dit Zoé, infirmière à la retraite, hospitalisée en janvier 2019 pour quelques mois. La Haute Pièce, la “pièce haute” ? Le Train vert, le “travers” ? C’est quoi la grille ? Le service V, je croyais que c’était le service “5”, en chiffre romain… » Zoé, c’est un peu la mère du groupe, certains l’appellent « Maman ». On est dehors sur la terrasse de la salle à manger, avec Lara, jeune mécanicienne auto dans l’armée de l’air, Félicien, qui vient d’arriver, ancien élève de prépa en lycée militaire, ­Thalia, ancienne étudiante en psycho. C’est la canicule de juin. Un hurlement du côté de la régie. Zoé regarde sa montre : « Ah, 20 h 45, c’est un peu tôt. » Tout le monde sait qui crie, sauf moi : c’est Marcel. « Une fois il se tapait la tête contre les murs. On a appelé le 404, il fallait qu’on l’arrête », dit Lara. C’est le numéro d’urgence, utilisable par tous. Si quelqu’un va mal, on décroche. Ça s’appelle la « fonction co­soignante », encore un truc de La Chesnaie.

Marcel, le type qui hurle, aime le foot, les chansons, Les Brigades du tigre, Les Chiffres et les Lettres. Au Boissier, souvent, le nez collé à la télé, il commente les matchs. Le regard sombre, il se plante devant les femmes : « Toujours aussi belle ? » Lara, la mécanicienne de l’armée de l’air : « Il est pas agressif. C’est un gentil. Des fois, il se fout des claques, il s’engueule, parce qu’il est en colère contre lui-même. » Thalia, ­l’étudiante en psycho : « Attachant comme un petit garçon. » Un samedi d’août, les joyeux dépressifs lancent un vent de révolte. Ils réclament une plus forte présence des moniteurs. Ça donne naissance aux « forums du samedi », entre soignés et soignants. Matthieu : « On veut créer de l’échange, du lien. Que les moniteurs viennent avec nous ne rien faire. Qu’on n’ait pas l’impression d’être tout en bas de la société entre quatre murs bien ouverts. Comment faire en sorte que ça change ? »

« Est-ce que le café rend ­féerique ? »

On entre en général à La Chesnaie après un premier séjour ailleurs, souvent à l’hôpital psychiatrique public. Les urgences sont pleines de patients en crise qui débarquent là, livrés à eux-mêmes, faute d’avoir pu trouver un thérapeute en ville. Quelqu’un : « J’ai fait quatre ans en clinique psychiatrique universitaire. Aux urgences ils sont désensibilisés, ils m’ont attaché. » Un autre : « À l’hôpital psychiatrique où j’étais, à côté de Montargis, il fallait sortir accompagné rien que pour aller dans le reste de l’hôpital. Ils ont tous des blouses. Tout est fermé un peu comme une prison. » Lui s’appelle Francisc, il vit à La ­Chesnaie depuis deux ans. C’est un ergothérapeute qui lui a parlé du lieu. « Il m’a dit : “Je vous y verrais bien, c’est un château”. » Il a fallu se faire recommander par un médecin, faire une « visite avant admission ». « J’ai été accueilli par Florian et Marie-Pierre. On a mangé du poulet et des haricots verts, c’était très bon. » Après la visite, on écrit une sorte de lettre de motivation. Ensuite, c’est La ­Chesnaie qui vous choisit. Elle évite les patients très violents, mais aussi les alcooliques, les toxicomanes, difficiles à contenir dans une maison sans murs.

C’est le jour de l’assemblée plénière. Dans les années 1970, elle était obligatoire pour tout le monde, médecins comme ouvriers de maintenance. Elle pouvait être présidée par un patient. Désormais, le médecin directeur tient le micro. Elle ne dure qu’une demi-heure. Sujet du jour, le café. 

Le directeur, Jean-Louis Place : « Le café, c’est un excitant. Si on boit du café en milieu d’après-midi, c’est le meilleur moyen de ne pas dormir. Prendre des médicaments pour dormir et boire du café, ça ne sert à rien. Si certains se sentent flagada à cause du traitement, il faut aller voir le médecin pour le modifier, plutôt que de prendre du café. » 

Un patient : « J’ai connu quelqu’un qui s’intoxiquait au café, c’était terrible. » 

Un autre : « Est-ce que le café rend féerique ? » 

Un moniteur : « À combien s’élève le cours du stick de café sur le marché parallèle de la clinique ? » 

Une voix : « 90 centimes ! » 

Le moniteur : « Un euro à gauche ! » 

Une monitrice : « Trop de café, ça majore l’angoisse. » 

Une patiente : « Ça fait des aigreurs d’estomac. » 

Zoé : « On pourrait faire des tisanes. » 

Le directeur : « Du pisse-mémé, ça s’appelle. C’est pas nocif. » 

Zoé : « ça dépend de ce qu’on fait comme décoction… » 

Le directeur : « Vous m’inquiétez, là. » 

Rigolade générale.

Je pousse la porte du local du Club, une pièce à l’étage du Boissier. Depuis soixante ans qu’elle existe, cette association de ­patients et de soignants veut « soigner La Chesnaie ». Ici, on part du principe que l’institution est par définition aliénante, et qu’elle rend malade si on n’y prend garde. Il faut donc la réveiller, la soigner, la questionner avec ce type de club « thérapeutique ». Dans les faits, le Club est plutôt devenu une ­association qui ­organise des concerts, des voyages, tient le bar de La Chesnaie et possède des appartements thérapeutiques pour les patients soignés à l’hôpital de jour. La secrétaire, une monitrice, m’attend. « Cathy, tu as des archives ici ? Je me souviens de comptes rendus de réunions entre soignants et soignés quand j’étais gamine. Il y avait du débat… » Elle montre un sac en plastique rempli de papiers ronéotypés, déposé par un moniteur à la retraite. « On a reçu ça, tu nous diras ce qu’il y a dedans. » Des journaux internes, écrits par des moniteurs et des patients. Le grain du papier est épais, les agrafes rouillées se détachent. 

Dans le numéro de juin 1968, le dessin d’un cocktail ­Molotov, et la recette qui va avec. « Si vous balancez le tout sur la gueule des moniteurs, ça risque de faire boum. » Dans un exemplaire de 1974, une caricature de mon père, sous le titre « Les grandes gueules de La Chesnaie » et cette ­légende : « Il était une Foad dans l’Ouest. » Des poèmes. Des comptes rendus de réunions plénières. Les sujets : l’argent, le système pileux, la réalité, le snobisme. Un extrait du 26 août 1974 : « G : Le sujet d’aujourd’hui, les relations sexuelles à La Chesnaie. B : Il n’y en a pas ! D : C’est dramatique ! F : Si c’est interdit, ça n’est pas pour jouer au flic, c’est parce que souvent, les gens s’impliquent dans les relations sexuelles avec ce qu’ils ont de plus névrotique et de plus tordu… Il ne faut pas oublier que pour faire l’amour il faut être deux, et ce qui peut être bénéfique pour l’un ne l’est pas forcément pour l’autre. (A se casse la gueule en essayant sur une table la position du lotus.) G : Je préfère que ce soit bénéfique pour la femme ­plutôt que pour l’homme. F : Même à l’extérieur, l’amour ne naît pas comme ça, c’est un conflit permanent ! Th : les relations sexuelles, c’est le voyage des corps dans leur étrangeté. Y : Aïe, il faut méditer ! Une minute de silence ! » 

« C’était plus militant avant »

Devant le tilleul de mon ancienne maison, je demande à Damien de me raconter ce qui a changé à La Chesnaie depuis les années 1970. Il se balade en parka en pleine canicule et râle quand je lui demande s’il n’a pas trop chaud. Arrivé à La Chesnaie en 1976, il fréquente désormais l’hôpital de jour. « À l’époque, certains patients devenaient moniteurs. J’ai fait ça une année. Je travaillais plus de cinquante heures par semaine. On assurait les chauffes, les trajets en voiture. J’en ai fait, des tartines de chauffe, j’ai même conduit des gens à un concert de Brassens à Paris. C’était plus militant aussi. J’étais membre de la Convergence autogestionnaire. J’avais fait venir des gens à la fête de La Chesnaie pour le boycott des oranges Outspan d’Afrique du Sud, sans rien demander à personne. » Je sursaute. Les oranges Outspan ! Je me souviens soudain du stand près du séquoia et de ses tracts terrifiants, la tête d’un homme pressée comme une orange.

L’insuline a disparu dans les années 1990. La technique consistait à plonger un patient dans le coma puis à l’alimenter en sucre pour le réveiller en douceur. Elle est désormais interdite. Elle améliorait l’état de certains psychotiques, mais présentait des inconvé­nients : provoquer le coma est une opération risquée, et le recours au sucre pouvait engendrer accoutumance et surpoids. « Je n’ai jamais voulu la pratiquer, explique Jean-Louis Place, l’actuel directeur. Ç’a été une condition pour venir travailler à La Chesnaie. Je suis convaincu du travail qui peut se faire au réveil, après un choc. Mais on peut créer un choc beaucoup moins toxique. »

Fini les électrochocs, aussi. Ces chocs électriques, qui provoquent une crise d’épilepsie artificielle bénéfique chez certains schizophrènes, sont encore pratiqués à l’hôpital, et l’objet de nombreuses critiques, certains patients se plaignant de pertes de mémoire. Ils sont devenus rarissimes pour les patients de La Chesnaie, un ou deux par an. Fini, aussi, la polyvalence absolue. ­Depuis les années 2000, on ne peut plus faire une piqûre ou distribuer des médicaments si on n’est pas infirmier. La plus ancienne monitrice du château, ­Sylvie Delagrange, embauchée au début des années 1980, n’est ni infirmière ni ­pharmacienne, mais elle a été à deux reprises responsable de la pharmacie de La ­Chesnaie. « Plus jamais je n’y travaillerai. J’ai été forcée d’arrêter. J’avais appris à piquer, à prendre la tension, à faire des prises de sang, des intramusculaires, des intraveineuses. Ça m’a blessée de ne plus être autorisée à le faire. C’est comme si tu étais déqualifiée. Qu’est-ce qu’il reste aux non-infirmiers ? Les ateliers. » 

Pendant les années 1970, un moniteur travaillait cinquante-deux heures par semaine. Avec les trente-cinq heures, tout le monde travaille moins. Il y a aussi des tâches supprimées, puisque l’insuline et les électrochocs, mobilisant plusieurs soignants par patient, ont disparu. D’autres tâches, tout aussi chronophages, les ont remplacées : le temps passé à remplir des papiers, l’administration exigeant une « traçabilité » des soins, a explosé. La gouvernance, elle aussi, a changé. Avant, il y avait un unique actionnaire, Claude ­Jeangirard, le fondateur. Les psychiatres étaient salariés. Aujourd’hui, les cinq ­médecins de La Chesnaie sont actionnaires et touchent des honoraires proportionnels à leur mise. Ça met certains mal à l’aise. L’une des psychiatres, Margot ­Kressmann, est sur le départ, elle va travailler dans une association de soins aux sans-abri. Plein de raisons se mélangent. À son embauche il y a quinze ans, émerveillée par La Chesnaie, elle avait accepté d’emprunter 138 000 euros pour devenir actionnaire. Elle s’était promis de partir après avoir tout remboursé. Elle a touché 12 000 euros d’honoraires par mois – 6 000 euros de revenus après impôt –, et reconnaît qu’elle n’a jamais été en phase avec ce système « capitaliste ».

Des patients ont organisé un pot de départ. Elle sort une cigarette. « Je croyais que tu avais arrêté », lui dit un moniteur. « Oui, mais là c’est trop d’émotion. » Après la fête, les patients de Margot traînent, perdus, orphelins. Léonardo : « Pour moi, c’est deux ans et demi de boulot. » Jo : « Ça me fait chier, je lui avais tout dit, vraiment tout. » Léonardo soupire : « Quand elle avait une consultation qui sautait, elle venait servir les boissons au goûter. C’est comme ça, c’est Margot. » 

Les « assises » aussi ont disparu. Tous les dix ans, le personnel de La Chesnaie partait deux jours en séminaire s’interroger sur sa pratique. Il confiait les clés aux patients et aux anciens, qui revenaient bénévolement. On ne manquait jamais de monde, il y avait toujours assez de bénévoles, ravis de retrouver les malades et les copains. Les dernières assises ont eu lieu à l’époque de Jeangirard, il y a quinze ans. Jean-Louis Place refuse que la clinique soit « un lieu de vie » : « C’est un lieu de soins », insiste-t-il.

Pendant que La Chesnaie s’assagissait, la psychiatrie en France évoluait. Moins ­d’enfermement, moins de violence – ­certains asiles étaient quasi ­concentrationnaires. Mais une nouvelle forme de maltraitance émerge : moins de lits, moins de soignants, des établissements suroccupés, des fous à la rue et en prison. Selon une étude du ministère de la Santé et du ministère de la Justice parue en 2006, près de 24 % des détenus présentent un trouble psychotique. Pour ceux qui restent à l’hôpital, les soignants se plaignent de ne plus être assez nombreux pour faire leur travail. En 2018, des infirmiers ont mené une grève de la faim de dix-huit jours à l’hôpital psychiatrique du Rouvray, à Rouen, pour obtenir des embauches. Ils étaient à nouveau en lutte à l’automne 2019.

Angélique est de mauvais poil à chaque fois que je la croise. « Nan mais j’ai pas l’temps, là. » Même avec quarante ans de plus, ce visage m’est familier. Je reconnais cet air boudeur, ces épaules rentrées, cette voix. Je n’ose pas l’aborder. ­Angélique est entrée à La Chesnaie comme patiente en 1976, comme Damien. Puis elle est devenue monitrice, puis à nouveau patiente. Enfant, je parlais avec elle, assise dans l’herbe. Disons plutôt que j’écoutais et Angélique parlait. C’est elle qui m’a appris à goûter la partie sucrée des herbes. On tire doucement sur une graminée, et on grignote le bout tendre. Je pense à elle à chaque fois que je fais ça. Je la croise alors que je marche vers la caisse des dépôts, la « banque » de La Chesnaie où les malades viennent chercher leur argent. Je lui cours après. Elle marmonne et s’en va. 

« Je m’appelle Sabéran. » Elle se retourne. Voix douce, traînante, familière. « Oooooh, le docteur Sabéran, qu’est-ce qu’il devient ? Je l’aimais bien ! 

— Il va bien. Il travaille à mi-temps. Je suis Haydée.

— Oh, Haydée ! Il y avait Délara aussi, non ? » 

Je n’en reviens pas. Je tire sur une herbe, et en grignote le bout : « C’est toi qui m’as appris ça, Angélique. » Elle lève un bras : « Oh, c’est des vieilles histoires… » Elle rentre la tête dans les épaules et me plante là. Plus tard, je raconte cette rencontre à une monitrice. Elle m’avertit qu’Angélique part le lendemain pour quelques jours. Si je ne vais pas tout de suite dans sa chambre, je ne la reverrai peut-être pas. Entrer dans la chambre d’un malade est un interdit absolu, je sais ça depuis toujours. « Tu as mon autorisation .» Ça m’intimide. Et si Angélique était à nouveau de mauvaise humeur ? Toc toc… Voix boudeuse : 

« C’est qui ? 

— Haydée.

— Entre, entre ! » 

Angélique est allongée dans son lit. Une autre patiente est sur celui d’à côté. Elles fument. Au mur, une affiche du Baiser de Klimt. La voix familière d’Angélique : « Qu’est-ce que tu deviens, Haydée ? » Elle réclame des nouvelles de mes trois sœurs. Elle se souvient de chacun des prénoms. « Je pense à vous tous les jours. Tu te souviens quand on jouait au sable fin ? » Oui, le tas de sable dans la cour, bien sûr. « Ton papa vous disait : “Soyez gentilles avec Angélique, les enfants”. » Puis Angélique me congédie. « Ça m’a fait plaisir de te revoir, Haydée… » On s’embrasse comme du bon pain.

« J’ai cassé la Yougoslavie »

L’histoire du pendu, c’est un jour de printemps, dans l’allée de la chapelle. Je dois avoir 9 ans, Délara bientôt 8. Il est là, les pieds dans le vide, à contrejour, au bout d’un chemin qui mène vers le parc. On ne s’approche pas. On rentre à la ­maison, ­anesthésiées. Je ne me souviens pas si on a couru ou marché. Ma mère est occupée à couper du lilas dehors, sur un ­tabouret. 

« On pense qu’on a vu un pendu. On n’est pas sûres.

— Un pendu ? Comment ça, pas sûres ?

— On a peut-être rêvé. » 

Elle range son sécateur. « Vous allez me montrer. » On prend les vélos. Ma mère découvre en silence dans le chemin le mort immobile. « Quelle horreur… » Ses mots m’ont réveillée, comme un claquement de doigts. Le soir, mon père nous demande de ne pas en parler à l’école. On n’a rien dit à personne jusque très tard, adultes. 

Aux sports d’hiver, on skiait avec les fous, on mangeait avec eux, on vivait dans la même maison. Une proximité inédite. Un jour, un patient casse une pancarte en bois dans la boutique de location de skis. Pierre est un colosse sympa. Il chausse du 47, on trouve ça extraordinaire. Il y a au mur des pancartes, avec les noms des pays ­d’Europe. Pierre attrape celle de la ­Yougoslavie et la jette au sol. Puis il se calme. Bien sûr, il est désolé. « J’ai cassé la ­Yougoslavie. » Les jours suivants, il répète de sa grosse voix lente : « J’ai cassé la ­Yougoslavie. » Nous, les filles, on se marre, on imite sa voix, on prend un air assoupi, les yeux mi-clos : « J’ai cassé la Yougoslavie. » Il était la mascotte. Il n’aimait pas les virages, dévalait les pistes tout droit, on devait s’écarter. Pour s’arrêter, il se laissait tomber et ne bougeait plus. Des gens s’approchaient : « Ça va, monsieur ? » Il levait la tête : « J’ai faim. » Il y avait toujours quelqu’un pour lui passer un biscuit. Il se levait, repartait tout schuss. 

Un après-midi, dans la file d’attente, en bas du télésiège, mon père me le confie. « Emmène-le rejoindre les autres en haut. Tu feras ça très bien. » Mon père part. J’ai 13 ans. Je ne sais pas bien quoi dire à Pierre. Comme ça ne va pas assez vite, il se met à gueuler. « J’vais tous vous tueeeeeer ! » Je n’ai pas vraiment peur, juste un peu honte. Je me dis : il fait son Chesnéen devant tout le monde. « Pierre, tu sais, je crois qu’il faut être patient… Regarde, ça avance… Bientôt c’est notre tour… » Aujourd’hui, quelqu’un aurait appelé un vigile. Pierre ne dit plus rien. Je regarde le bout de mes skis. On monte en silence sur le télésiège, on rabat le garde-corps, ça grimpe haut. Il se tourne vers moi et dit vite : « J’ai bronzé ? » À l’école, ça m’a fait un nouveau truc à raconter, en plus de la fille nue. Mon père n’a aucun souvenir de cette histoire.

La Chesnaie entrait chez nous. Une nuit, alors que mes parents dorment dans leur chambre, mon père est réveillé par une main qui le secoue. « Docteur, j’arrive pas à dormir ! » L’homme était entré dans la cuisine, avait grimpé l’escalier jusqu’à la chambre. Personne n’avait l’idée de fermer la porte d’entrée à clé. Est-ce que ç’a changé après cet épisode ? « Je ne me souviens pas. Ça m’étonnerait », répond mon père. ­Certains soignants appelaient les patients les « pensionnaires ». Je le percevais comme un mot ronflant. À la maison, on disait juste « les malades ». Mes parents, iraniens, le disaient en persan : « mariz-ha ». Cette langue nous enveloppait d’un cocon d’intimité à l’intérieur de La Chesnaie. « Pose ta tête sur mon épaule et dors », me dit un jour mon père, alors que je suis dans ses bras. En persan, « épaule » et « peigne » se disent de la même manière. J’ai longtemps cru que mon père rangeait des peignes dans les épaulettes de ses vestes. Le persan a laissé la place au français après notre départ de La Chesnaie. Peut-être parce que, dans la nouvelle maison, cette bulle que nous offrait la langue était devenue inutile.

David dessinait. Il saluait mon père de sa voix nasillarde : « Bonjour Sabéran. » À l’époque, à La Chesnaie, on utilisait ­parfois les noms de famille comme des prénoms. Je l’imitais, en me bouchant le nez : « Bonjour Sabéran. » On regardait ses dessins sans se lasser. Un jour, David a voulu visiter New York. À l’ambassade des États-Unis, ils lui refusaient le visa à moins d’être accompagné d’un psychiatre. Il est parti avec mon père. David a mangé du bon riz iranien pendant son séjour : ils n’ont pas passé une seule nuit à l’hôtel, mais chez les cousins de la famille, à New York et en Californie. Ils dormaient dans la même chambre. Mon père lui avait dit qu’ils étaient compagnons de voyage, ­David l’appelait « compagnon ». Il s’est dessiné de dos, regardant Manhattan, le bras de mon père enserrant son épaule. On ­adorait. À leur retour, David tendait la main à mon père en disant : « Bonjour compagnon. »

« Je suis contente de vous avoir connue »

Enfant, j’ignorais l’existence de La Kalo, mais elle était déjà là, avec ses miroirs, ses fauteuils de barbier, au premier étage du château, où nous n’allions jamais. En grec, kalos veut dire beau. La Kalo est un salon de ­beauté tenu par des monitrices. Le masque du visage est à 30 centimes, le gommage, le modelage des mains, la manucure aussi. Calixte, un blond ébouriffé, ferme les yeux la bouche ouverte, la tête dans le bassin de lavage. « Ça va, la température ? » Marcel se fait raser la barbe. Il parle fort devant le miroir. « Ça, c’était du football en 1974 ! Des passes de 40 mètres ! Boum ! » Léa, monitrice : « Marcel, on essaie de se détendre. » Marcel, penaud : « Oui, je sais. » Et aussitôt : « 1974 ! Ça, c’étaient des matchs ! » Il chante : « Hier encore, j’avais 20 ans… » Calixte : « Vous pouvez me faire comme les grands barbiers, une serviette très très chaude ? » Léa : « Un peu de crème ? » Marcel : « Hier encore, j’avais 20 ans… » ­Calixte : « Dans quelques jours, j’aurai 30 ans. » Léa à Marcel : « Il y a des petites coupures, je vais te mettre un peu d’after-shave » « Nan ! J’aime pas les parfums ! Aucun parfum ! » Elle pose quelques pansements, lui montre le résultat au miroir : « Ça te plaît ? » « Nan ! J’aime pas les pansements ! » Il se regarde. S’apaise. Réfléchit. « Je crois que je suis attiré par les femmes. » Léa : « Tu crois ? » « Je crois. »

Je retourne à La Chesnaie à l’automne. Il fait encore doux. Devant l’Orangerie, une monitrice remet à Laura ses papiers et sa carte bleue : elle part dans son appartement pour trois jours. Ça l’angoisse un peu. « Mais j’ai pas envie d’en parler. » Je voulais manger au Train vert, il est fermé. « Il faut que tu reviennes, meuf », dit Laura. Devant le ­Boissier, Hafida fait ses comptes après la distribution quotidienne de tabac. Fred est assis, les yeux fermés, au soleil. Des petits chats sont nés. Félicien les nourrit, il a toujours des croquettes dans la poche. Une nouvelle patiente : « Je comprends rien. » Une voix : « Un jour ça viendra. » Félicien m’annonce que Thalia est ­partie. Les cheveux de Claire ont poussé. Elle revient de « vacances adaptées » en Vendée, avec un groupe qu’elle ne connaissait pas. « La plage, la mer bleue, 10 euros le paquet de clopes, qu’est-ce que c’est cher ! J’étais folle amoureuse d’un moniteur, c’était chaud. » Elle voudrait partir en maison d’accueil spécialisée, un hébergement pour « adulte handicapé gravement dépendant » mais elle ne trouve pas de place. À l’atelier poterie, Charles, celui qui empilait les verres en silence, est méconnaissable. Il s’est redressé, il parle. Quelqu’un annonce qu’un orage se prépare, « avec des éclairs ». Il pouffe : « Au café ou au chocolat ? »

Dans l’allée de la Haute Pièce, voilà Claire, celle qui revient de Vendée. Je lui dis au revoir. « Je suis contente de vous avoir connue, me dit-elle. On a bien rigolé. On se prend pas la tête. » Une Lettre à Élise s’échappe du Boissier, c’est ­Gaspard au piano, un nouveau venu au visage poupin. Un demi-queue est arrivé. Il était rangé dans un coin, quelqu’un a eu l’idée de le sortir. Gaspard a un monde dans la tête. « Quand Renaud sera mort et que j’aurai fini mes études, je serai le président des années 1980. J’ai découvert des choses sur de Gaulle et ­Napoléon, personne n’a voulu me croire, comme dans “La Belle et la Bête”. » Sur le piano, il a déposé un sablier de la taille d’une petite bouteille d’eau et laisse s’écouler le sable. Il joue « Voi che sapete », l’air de Chérubin des Noces de Figaro. Mozart envahit le Boissier. Voilà Étienne. 

« Vous ne portez pas votre collier touareg…

— Non, pas aujourd’hui.

— Qu’est-ce que vous ressentez quand vous le portez ? »

Hafida m’offre un café. C’est Boris derrière le bar, un patient que je ne connais pas. Il pose mon café sur le comptoir et me regarde : « Vous êtes en visite avant admission ? »

Ce récit est paru dans le numéro 49 de XXI.

« Je ne veux plus être considéré comme juif »

Ancien président du Parlement israélien, Avraham Burg a grandi à jérusalem dans le souvenir du massacre d’Hébron, dont sa famille a été épargnée grâce à un voisin palestinien. Depuis, il dénonce la politique de discrimination contre les Arabes à l’œuvre dans son pays. Il raconte son parcours vers le pacifisme et son projet de parti mêlant juifs et Arabes israéliens pour un État laïc.

Propos recueillis par Pauline Peretz

Illustrations Gianpaolo Pagni

Une histoire m’accompagne depuis l’enfance. Mille fois elle m’a été racontée. C’est celle de ma mère, juive palestinienne, née il y a un siècle à Hébron, à l’époque du mandat britannique sur la Palestine, avant la création de l’État d’Israël. Sa famille, originaire d’Europe de l’Est, était installée à Hébron depuis sept générations. Rivka parlait l’arabe en plus de l’hébreu et du yiddish. Quand elle était petite, son père, veuf, était le rabbin ashkénaze de la ville. Ils vivaient dans un appartement qui appartenait à un Arabe. Malgré les tensions entre communautés, mon grand-père s’entendait à merveille avec Abou Chaker, son propriétaire. Un jour, le fils aîné d’Abou Chaker est tombé malade. Les médecins ayant annoncé qu’il ne passerait pas la nuit, mon grand-père s’est assis près du lit de l’enfant, et a prié jusqu’au petit matin. La fièvre est alors tombée. Pour Abou Chaker et son épouse, Oum Chaker, le rabbin avait sauvé la vie de leur fils. 

Quelques années plus tard, le 24 août 1929, Rivka avait 8 ans quand une rumeur a déclenché le massacre d’Hébron dans lequel 67 Juifs, dont une partie de ses cousins, ont péri, tués par une foule arabe fanatisée. Alors que les émeutiers approchaient aux cris de « massacrez les Juifs ! », Oum Chaker a ordonné à son fils aîné : « Va chercher ton père. Ils tuent nos Juifs ! » Abou Chaker est arrivé à cheval de ses vignes, s’est assis sur les marches de son locataire et n’a plus bougé. Quand les émeutiers sont arrivés, il leur a fait barrage. Enfermée dans l’appartement, ma famille l’entendait crier : « Il faudra me passer sur le corps ! Tuez-moi ! La famille du rabbin est ma famille ! » Il a reçu un coup de couteau à la jambe, mais a tenu bon. La foule s’est finalement éloignée. Depuis ce jour, la famille de ma mère est coupée en deux. D’un côté l’extrême droite fanatique, les colons et leurs soutiens. De l’autre, ceux qui n’oublieront jamais Abou Chaker. 

Neuf décennies après le massacre d’Hébron, je ne veux plus être considéré comme juif si l’état d’Israël m’impose sa nouvelle définition du judaïsme. J’ai pris cette décision après le vote de la loi sur l’« État-nation du peuple juif » en 2018. Cette loi affirme qu’Israël est l’État des Juifs. Elle réduit les Arabes israéliens, qui forment 20 % du pays, à un statut inférieur. Ce que notre histoire, à nous, Juifs, devrait nous rendre abject. L’égalité entre Juifs et Arabes israéliens n’a jamais existé dans les faits, mais on pouvait rêver qu’elle finisse par advenir. La nouvelle loi mettra fin à cet espoir. Quand elle sera promulguée, l’arabe cessera d’être langue officielle aux côtés de l’hébreu. Les discriminations dans l’accès au logement et au travail deviendront légales. Israël tourne le dos à la promesse d’égalité entre Juifs et non-Juifs que portait la Déclaration d’indépendance en 1948. 

Alors, quand la Cour suprême aura rejeté tous les appels contre cette loi, si la nouvelle définition du judaïsme par l’État d’Israël s’impose, moi, ancien président de l’Agence juive, ancien président de la Knesset, ancien président par intérim de l’État d’Israël, je demanderai que ma nationalité juive soit supprimée du registre de population qui précise la nationalité de chaque citoyen israélien – juive, arabe, druze, bédouine. Qu’on cesse de me qualifier ethniquement. Je dirai au ministère de l’Intérieur : « S’il vous plaît, laissez un blanc à côté de mon nom. J’ai ma propre interprétation de ce qu’est être juif. » Je l’ai annoncé il y a bientôt un an, pour provoquer un sursaut de conscience. 

Le 11 août 2018, plusieurs dizaines de milliers d’Arabes israéliens, rejoints par presque autant de Juifs, pas seulement des gens de gauche comme moi, étaient venus dénoncer la nouvelle loi. « Ici, c’est notre patrie, notre maison à tous », proclamaient les pancartes, en arabe et en hébreu. « J’ai honte de la loi nationaliste. » C’était le plus important rassemblement d’Arabes israéliens en plein centre de Tel-Aviv. Dans les ­discours ­prononcés en arabe, j’ai entendu le refus de l’humiliation, mais aussi une vraie colère. 

Mes détracteurs m’accusent de nuire à mon pays. Mais ce geste, ce sera ma manière de forcer la discussion sur ce que veut dire être juif aujourd’hui. Mon judaïsme est ouvert, accueillant, pacifiste, il a bien peu à voir avec la version israélienne du judaïsme contemporain. Être juif, ce n’est pas être défini par des gènes, ni avoir un droit inconditionnel sur une terre. C’est avoir en commun des valeurs de justice. 

Je suis juif par accident  parce que je suis né dans une famille religieuse. Je suis d’abord un être humain, puis un Israélien et, en dernier lieu, juif. Mon identité n’est pas construite dans un territoire. Ma patrie, c’est ma langue. Je parle l’arabe, que j’ai appris de ma mère, le yiddish et l’allemand, de mon père, le français, de ma femme, Yaël, l’anglais aussi, mais je ne me sens chez moi dans aucune autre langue que l’hébreu. Chacun de ses mots est associé pour moi à une citation, un vers des Sages appris dans l’enfance, dans ma famille ou à la yeshiva, l’école où j’ai étudié le Talmud et la Torah. Même si je suis devenu athée, ces textes avec lesquels j’ai grandi sont des paraboles ou des images auxquelles puiser pour penser la complexité. Je perçois la terre qui relie le Jourdain à la Méditerranée comme un seul espace où Juifs et Arabes doivent arriver à vivre ensemble, dans un seul État, jouissant des mêmes droits. J’habite à la frontière entre les deux mondes, à Nataf, un petit village dans la montagne, pas loin de Jérusalem. Je place tous mes espoirs en ce lieu, avec ses chênes et ses caroubiers, où nous vivons, Juifs et Arabes, dans une grande proximité. Ce village me donne l’énergie de combattre les démons ­d’Israël. La moitié de mes petits-enfants parlent couramment l’arabe et fréquentent des écoles bilingues. Un jour, l’un d’eux est rentré à la maison, je lui ai demandé ce qu’il avait fait à l’école.

« On a fêté l’anniversaire de Mohammed. 

Excellent ! Et vous lui avez offert quoi ? 

Grand-père ! Je te parle pas de mon copain Mohammed ! Je te parle du ­Mohammed qui est mort il y a très très longtemps ! »

L’arrière-petit-fils de mon père, ce diplômé du séminaire rabbinique de Berlin, rabbin orthodoxe, chef du parti religieux, célébrait donc la naissance du prophète Mohammed ! N’est-ce pas un miracle ? On peut vivre dans une société comme celle-là, un État où les juifs et les Palestiniens, les chrétiens et les musulmans, se mettent d’accord sur la langue, le partage du pouvoir. 

J’ai grandi à Jérusalem dans un tout autre monde, dans une famille sioniste religieuse. À l’occasion de la fête de Chavouot, qui célèbre le début des moissons et commémore le don de la Torah à Moïse sur le mont Sinaï, nous traversions le quartier en procession avec mes camarades de l’école maternelle et mon institutrice pour déposer devant l’Agence juive fruits et légumes tout juste récoltés. Cette agence, chargée d’organiser l’alyiah, la montée des juifs vers Israël, j’allais la diriger des années plus tard. À Réhavia, le quartier de l’intelligentsia allemande, ceux qui n’étaient pas professeurs étaient docteurs. On y ­croisait le prix Nobel de littérature Shai Agnon, le philosophe Martin Buber – qui militait pour un État judéo-arabe –, Yeshayahou Leibowitz, le directeur de l’Encyclopédie hébraïque, sioniste mais très critique de la politique d’occupation des territoires palestiniens. Leibowitz fut mon maître. Il s’était fait l’avocat de deux causes : la paix, et la séparation de la religion et de l’État. Il faisait preuve d’une merveilleuse ouverture d’esprit tout en défendant une soumission stricte aux lois du judaïsme. Adolescent, je ne percevais pas les contradictions. 

Jérusalem était alors comme un village, partagé entre les Jordaniens et nous. Partout, nous tombions sur des murs, des fils barbelés, des mines. Mon père, né en Allemagne dans la petite communauté juive de Dresde, faisait partie de la plupart des cabinets ministériels. Nous habitions dans le bâtiment où étaient logés les membres du gouvernement : la villa Art déco d’Abcarius Bey, un juriste grec qui l’avait fait construire pour y vivre avec son aimée, la fille d’un marchand du quartier ultraorthodoxe de Mea Shearim. Après la fondation d’Israël, elle avait été récupérée par le gouvernement. Nos voisins étaient Chaim Herzog, le père de l’actuel président, et Moshe Dayan, le fameux ministre borgne. Au sein de cette élite sioniste laïque, ma famille était la seule orthodoxe. Mais, religieux et non-religieux, nous vivions ensemble, partageant le projet de créer un État universaliste et égalitaire, portant une ambition de justice sociale.

La guerre des Six Jours, en 1967, avec l’annexion de Jérusalem et l’occupation des Territoires palestiniens, a tout changé. Nous avons découvert la vieille ville et pris l’habitude d’aller prier en famille au mur des Lamentations pour le shabbat. Le pays traversait une période d’hubris. À 12 ans, j’étais aussi arrogant que les autres. Je croyais en notre invincibilité et en notre utopie nationale – nous devions pouvoir tourner la page des souffrances de ceux qui nous avaient précédés. Je voulais en être acteur. J’ai fait mon service militaire pendant la guerre suivante, celle de Kippour. 

À 18 ans, fier d’être parachutiste et officier, j’ai participé à l’occupation. Un jour, je me suis retrouvé à Hébron, en charge d’opérations de police dans les Territoires. Nous, les parachutistes, étions connus pour notre zèle à intimider les civils, à montrer aux Palestiniens qui était le patron. J’ai fait ce qui était attendu de moi sans repenser à l’histoire que m’avait racontée ma mère. Je conduisais mes soldats en patrouille dans les collines, sur les chemins de vignobles. Nous marchions avec nos rangers à travers champs, abîmant les vignes, quand un vieux paysan s’est planté devant moi. Sur le visage du vieil homme, j’ai lu de la douleur, de la rage. Il a hurlé en arabe et j’ai hurlé à mon tour dans mon hébreu d’occupation. Nous étions armés jusqu’aux dents, il était seul contre nous. Mes hommes ont chargé leurs armes. Lui a continué à vociférer et, soudain, j’ai compris ce qu’il disait. Il était question de ses champs, hérités de sa famille, de toutes les heures de travail perdues. J’ai eu honte. 

Ces deux guerres, des Six Jours et de Kippour, marquaient la fin de l’innocence, la mienne

et celle du pays. Mais je ne le comprenais pas encore. Lorsqu’en 1977 le président égyptien Anouar el-Sadate est venu à Jérusalem négocier la paix avec Menahem Begin, le premier Premier ministre issu de la droite nationaliste, j’ai couru derrière son convoi en scandant « Plus de guerre ! Plus de bain de sang ! » Je suis devenu un peacenik pour la vie, j’ai adhéré à La Paix maintenant, et j’ai épousé Yaël, venue de France, rencontrée au sein de notre mouvement de jeunesse sioniste dix ans plus tôt, le jour de son premier shabbat dans le pays. 

La paix n’a pas duré. À peine avions-nous évacué les territoires du Sinaï que nous avons envahi le Liban en 1982 pour déloger les organisations palestiniennes des camps de réfugiés. J’avais 27 ans. J’étais blessé, le dos plâtré après un saut d’entraînement en parachute, mais en bon patriote, j’ai insisté pour me battre. Sur le front, je ne comprenais pas ce qui se préparait. Une fois rentré, recoupant les informations avec d’autres soldats, j’ai compris que le gouvernement, tout en parlant de cessez-le-feu, continuait à avancer en territoire libanais. Le système nous mentait. Avec des jeunes laïcs, étrangers au monde dans lequel j’avais grandi, nous avons créé Soldats contre le silence, et rédigé un texte exigeant la fin de la guerre et la démission d’Ariel Sharon, alors ministre de la Défense, signé par de très nombreux soldats. 

Cela n’a pas empêché les massacres de Sabra et Chatila. Deux jours durant, les Phalanges maronites libanaises ont tué 2 000 réfugiés palestiniens, sous l’œil complice de l’armée israélienne. Je l’ai appris le jour de Rosh Hashana, le début de notre nouvelle année. J’étais à la synagogue avec mon père et mes jeunes enfants. Un ami est arrivé au milieu de la prière et m’a raconté ce qui venait de se passer dans les camps de réfugiés de Beyrouth. Nous sommes sortis sans attendre la fin du service pour préparer une réponse collective. 

Avec l’association La Paix maintenant et d’autres, nous avons organisé une immense manifestation à Tel-Aviv, la plus grande qu’ait connue le pays. Sur la place des Rois d’Israël, nous étions quatre cent mille. Un Israélien sur dix. C’était la première fois que je parlais en public. Je boitais toujours, le ventre noué, incapable de me redresser, comme si tout mon corps pressentait un moment historique. J’ai lancé : « Nous croyons à un judaïsme dont tous les chemins sont pacifiques. » Puis je suis descendu de la tribune, et je me suis appuyé sur l’épaule de mon cher beau-père, Lucien Lazare, ancien de la Résistance juive en France, artisan de la reconnaissance des Justes parmi les nations – ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Du jour au lendemain, moi, l’homme de gauche anonyme portant la kippa, le parachutiste blessé devenu pacifiste, l’activiste accusant un gouvernement dans lequel son propre père, membre du Parti national religieux, était ministre, je suis devenu une figure du mouvement pacifiste. Puis député du Parti travailliste, membre de la jeune garde qui cherchait une alternative. 

Je m’étais fixé deux objectifs : la fin de l’occupation et la séparation de la religion et de l’État. Mais j’ai échoué. Mes collègues travaillistes ne voyaient pas la maladie du système, le problème de l’extrémisme religieux. Moi, je le voyais progresser partout, jusque dans ma famille. Les kippas devenaient plus grandes ; les franges rituelles, plus longues ; les discours, enflammés. Les petits partis religieux entravaient l’action des gouvernements travaillistes successifs, menaçaient de faire voler en éclats les coalitions. Je suis devenu président de l’Agence juive, puis plus jeune président de la Knesset. À la fin des années 1990, époque triomphale des migrations de masse d’Union soviétique et d’Éthiopie, j’ai voulu participer à ce moment historique qui ne se répéterait probablement jamais, le dernier chapitre du sionisme. Mais je n’étais plus fidèle à mes principes.

La révolution sioniste reposait sur deux piliers : la soif de justice sociale et la morale civique. L’une et l’autre avaient disparu au profit de l’oppression et de la corruption. Quand j’ai écrit cela, en 2003, dans une tribune affirmant que la révolution sioniste était morte, mes amis politiques m’ont traité de traître, de fasciste. Un matin, je me suis demandé ce que pourrait être un Israël sans arsenal nucléaire. Quelques heures plus tard, à la Knesset, nous devions discuter en commission constitutionnelle des conditions de libération de Mordechai ­Vanunu, le technicien nucléaire et militant pacifiste condamné à dix-huit ans de prison pour avoir révélé au ­Sunday Times l’étendue du programme nucléaire israélien dans les années 1980. Il m’est soudain apparu que lui, le traître, et moi, le politique patriote, voulions la même chose : un Moyen-Orient débarrassé des armes de destruction massive. Je brûlais d’en parler à mes collègues de la commission.
N’y pense même pas, me suis-je dit. Je n’aurais récolté que cris et colère. Ce jour-là, j’ai compris que je devais quitter cette cage dorée qu’était la politique. 

J’ai regagné ma patrie, celle des mots. Je suis passé de la décision à la réflexion, de la pratique à la morale. Je vis désormais dans ma campagne, entouré de livres bordés par les toupies que je collectionne et des peintures de ma fille Avital. Par une fenêtre, je regarde la plaine en direction de Tel-Aviv et devine la côte. Par l’autre, je suis aimanté vers les monts de Judée en direction de Jérusalem. Je me lève tôt, je cours, j’écris. Je participe à des rencontres avec des jeunes qui se préparent à l’armée. Je ne révèle mon identité qu’une fois l’échange terminé. Je veux avoir avec eux une discussion sur ce que doit être Israël sans que mon passé fasse obstacle. On s’engueule parce qu’ils sont très influencés par les lectures sécuritaires, mais on a un vrai débat. Dès que je peux, je voyage en Europe, aux États-Unis, pour être confronté à de nouvelles idées, m’extraire d’Israël pour penser autrement. Lorsque je présente le conflit israélo-palestinien à l’Académie diplomatique de Vienne, j’insiste sur sa complexité, je dis d’abord à mes étudiants : « Avant qu’on entre dans l’amertume du conflit, je veux que vous mangiez quelque chose de sucré », et je leur offre du baklava acheté la veille à Ramallah, en Cisjordanie occupée.

Je me sens paria dans ce pays où la gauche est moribonde. Mais j’ai de nombreux amis, juifs et arabes, intellectuels, activistes, hommes d’affaires, avec lesquels j’essaie d’imaginer l’avenir. Je vais à Ramallah deux fois par mois. J’écoute ce qui s’y passe, la jeune génération, des intellectuels, des entrepreneurs. Ils sont de plus en plus nombreux à dire : « Nous voulons voter, nous connaissons la démocratie, nous l’avons apprise de vous. » Les Palestiniens doivent avoir leur mot à dire sur les décisions qui les concernent. Je sillonne le pays en voiture en écoutant les chants du hazzan de la synagogue, pour retrouver, seul Juif parmi les Arabes, mes amis à Acre ou Ramallah. Autour d’un café et d’une assiette de houmous, nous discutons de foot, de cuisine, de vacances, d’ordinateurs, comme tout le monde. Et on travaille au parti arabe israélien que nous voulons construire ensemble. Il faut faire sauter les lignes ethniques et religieuses, l’égalité civique doit être la clé. Je partage cette conviction avec mes plus proches, Yaël, ma compagne de toujours, mes enfants, ma belle-famille. Il y a quelques mois, j’ai accompagné mon beau-père au bureau de vote, dans un secteur ultranationaliste. Lucien a dit à ceux qui étaient présents : « À la prochaine élection, j’aurai 101 ans. Eh bien, je voterai à nouveau pour la Liste arabe unie. »

Un jour, quand j’étais enfant, Oum Chaker est venue nous rendre visite à ­Jérusalem. Ma tante l’avait retrouvée à Hébron. Là, dans notre maison de ­Rehavia, se trouvait celle dont j’avais toujours entendu parler. La femme dont l’appel à l’aide avait sauvé ma famille. Celle à qui Rivka devait la vie, à qui je devais aussi la mienne. D’une certaine façon, la vieille dame d’Hébron était la seconde mère de ma mère, elle qui avait perdu la sienne si jeune. Ce jour-là, pendant quelques instants, j’ai eu une grand-mère palestinienne.

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

Le crash du rappeur cash

Il se fait appeler Swagg Man, « le Frimeur », et affiche sa réussite insolente sur les réseaux. Rappeur  et entrepreneur, il vend du rêve et incite ses fans à investir, comme lui. Par dizaines, ils disent lui avoir confié leurs économies. Mais derrière le strass se cache une vie en toc. Et des accusations d’arnaque.

Par Bruno Lus et Lilia Blaise

Illustrations Gazhole

 

2015

« Tout est possible si tu crois en tes rêves ! »

Ludovic* passe une main moite dans ses cheveux ras. Ses baskets battent nerveusement la mesure. Il sirote un verre d’eau depuis une demi-heure – le reste est trop cher. Qu’est-ce qu’il fout là, lui, le petit banlieusard de 22 piges, à la table du prestigieux palace parisien cinq étoiles Le ­Meurice ? Il a vraiment cru qu’une star allait se déplacer pour lui ? « J’attends, ­j’attends, et je me dis mais t’es bête, Ludo ! »

C’est parti d’un rien : l’ennui, un scroll sur Facebook, des vidéos. Il découvre Swagg Man, rappeur flamboyant qui vit sous le soleil de Miami, emmerde les « rageux » avec ses liasses de cash, ses chaînes en or, et son corps recouvert de tatouages, jusqu’au monogramme de la marque de luxe Louis Vuitton sur le crâne. Chez lui, Ludovic écarquille ses grands yeux verts. Il plonge dans le vortex Swagg Man : ses réseaux sociaux portés par des millions d’abonnés, ses clips marrants, ses interviews délirantes à la télévision.

Ludovic « fait la part des choses » : Swagg Man est arrogant, mais c’est aussi un « personnage attachant ». Mère juive et père brésilien, abandonné à la Ddass, il a, dit-il au Monde, vécu dans la rue avant de percer dans le rap puis de devenir un businessman accompli.

« Je suis à la fois DJ, chanteur, rappeur et danseur professionnel. Le Swagg Man (l’homme frimeur jusqu’au bout des ongles, lol), c’est tout simplement moi. Vous avez la rage ? Allez vous faire vacciner, bande de sales clochards », se ­présente-t-il sur la Toile en 2010, quand il émerge. Il dépose la marque « Swagg Man » et fait le buzz en exhibant une vie de nabab, au bras des plus belles filles, au volant des plus belles voitures. Les médias raffolent de sa success-story bien rodée.

Au Monde, il raconte avoir « fait la misère à ses vingt-cinq familles d’accueil ». Aux caméras de Direct 8, il montre la rue parisienne où il prétend avoir dormi quand il était SDF, « près des bouches d’aération, le soir ça mettait un peu de chaud dans mon petit cœur ». Et puis, l’ellipse biographique. Il a la vingtaine, il est riche. Des internautes le croient gagnant du Loto, fils caché du dictateur libyen ­Mouammar Kadhafi, trafiquant de drogue… « J’adore entretenir ces histoires, ça me fait bander », lance-t-il aux Inrocks. D’autres pensent que ses billets et ses bijoux sont faux, qu’il mentirait sur tout pour devenir célèbre.

Lui raconte sur les réseaux sociaux avoir fait fortune dans l’immobilier – « T’achètes une villa à 2 millions de dollars, mon gars, tu la revends dans deux ans à 4 millions » – et les cryptomonnaies – « j’ai investi 300 000 euros dans le bitcoin, j’ai gagné 272 millions ». Il s’enrichirait aussi grâce à YouTube, à des partenariats avec des marques et à ses quelques chansons. Ses détracteurs lui reprochent sa suffisance et son obsession pour le bling-bling ; ses fans voient en lui un modèle de réussite.

Coach sportif, Ludovic rêve d’ouvrir sa salle. « Allez, ça ne coûte rien » de lui demander conseil. Il écrit le 11 mai 2015 à l’adresse e-mail indiquée sur la page ­Facebook : « Je te suis chaque jour, tu me donnes la force de vouloir réussir. J’aimerais investir 30 000 euros dans une salle de fitness. Y a-t-il des moyens plus fiables ?

— Bien sûr que oui.

— Par où commencer les recherches ? J’admire ta réussite, c’est incroyable d’en être arrivé là. Merci de m’avoir répondu, ça compte beaucoup pour moi. Et sache que je ne souhaite pas d’argent. J’aimerais, à ton image, avoir la fierté d’avoir réussi ce que j’ai entrepris.

— OK. Envoie ton Skype. »

Selon le récit de Ludovic, Swagg Man l’appelle en visio pour lui proposer « d’investir avec lui », sans préciser le secteur. C’est louche, mais Ludovic se dit : « Le mec a des millions d’abonnés. Si c’était une arnaque, ça se saurait. T’as un coup de bol, saisis ta chance ! »

Et puis Swagg Man, ou plutôt Rayan Sanches, le nom sous lequel il se présente, est si sympa. Ludovic affirme s’ouvrir à lui sur la leucémie de son grand frère, que Rayan, touché, aurait promis d’amener dans les meilleurs hôpitaux du monde – comme un second « grand frère ». Et voilà Ludovic, une semaine après, sous des lustres en cristal.

Soudain, Rayan apparaît. Avec ses lunettes de soleil et ses bijoux clinquants. Selon Ludovic, il est 23 heures, le restaurant ne sert plus… sauf pour Rayan. « Putain, pas possible… », se dit Ludovic, la bouche pleine du « meilleur burger de sa vie ». Il assure que le rappeur, son « frérot », le convainc de lui confier ses économies, en lui promettant de doubler la somme en quelques semaines.

Sourire aux lèvres au retour, Ludovic avale le bitume du périph au volant de sa voiture. « Tout est possible si tu crois en tes rêves ! », chante Swagg Man dans un clip.

2016 

« Fais comme Swaggy, claque tout ton oseille, investis et fonce » 

JB est tombé sur la star dans une vidéo où elle brûlait des billets de 500 euros en clamant : « Bats les couilles ! Milliardaire jusqu’au bout des ongles. » JB a trouvé ça « débile ». Quelques années plus tard, dans l’émission Clique de Mouloud Achour, sur Canal +, le rappeur explique son « langage Swagg Man » : « Posey… Des expressions qui finissent par “ey”. Genre quand t’es frais, tu dis “Mec, j’suis trop frey” ! » C’est plus rigolo.

« Les journalistes lui donnent de la crédibilité. Ils le vendent comme une personne fiable », constate JB qui scrolle ses publications sur Facebook et y voit du « vrai » : « Il faut de l’argent pour profiter de la vie. » JB se réfère à son parcours : « À 15 ans, je me suis émancipé après un conflit familial et j’ai commencé une alternance sur des chantiers. J’ai vu des membres de ma famille vivre dans le luxe et j’avais, comme eux, envie de gagner de l’argent, seul. »

Sur les réseaux, Swagg Man pousse ses fans à entreprendre, comme lui, car « l’argent rend beau, l’argent rend classe, l’argent te fait concrétiser tes projets. Qui a dit que l’argent faisait le malheur ? » Il poste des discours inspirants, accompagnés de photos de lunettes, montres, chaussures d’excep­tion. « Si j’ai pu le faire, tu peux également le faire. C’est TOUT. MO-TI-VA-TION. » Dans un clip, il préconise : « Fais comme Swaggy, claque tout ton oseille, investis et fonce. »

Si certains internautes ont les yeux qui brillent, d’autres l’insultent pour son arrogance et son étalage de richesse. JB lui écrit : « Tu gères, tout ce que tu dis je l’ai toujours pensé. La France juge mal les bons vivants. Si tu demandes “qui veut ma vie ?”, peu de monde refuserait ! Tout ça pour dire qu’il n’y a pas que des gens qui te détestent. Je suis en train d’économiser. Je suis un peu perdu, j’aimerais juste savoir où je pourrais bien investir. » Et la star répond ! « Merci, ça me touche de fou. Tu as quel âge ? Tu as un numéro ? »

JB a 18 ans. Selon son récit, Rayan l’interroge au bout du fil sur sa vie, sur un ton calme et fraternel, et le fait rêver d’immobilier à Tunis, Dubaï, Miami, en prétendant acheter des terrains pour y construire des logements afin de tout revendre trois fois la mise de départ. JB n’aurait qu’à s’associer !

JB rayonne en débarquant à Paris le 27 décembre 2014. « Mon cœur bat très fort quand on se rencontre. Le gars est connu ! Il est très impressionnant, avec son costume, son pin’s Yves Saint Laurent, sa chemise à pois blancs, ses tatouages, ses lunettes de soleil, sa Rolex en or – moi, je suis en sweat à capuche. On se prend dans les bras, il sent bon le parfum. Il me dit que je suis beau. » JB affirme lui confier 6 000 euros en liquide, ses trois ans d’alternance. « Pour lui, c’est rien ; il a des ­millions. »

Les mois passent. « Sérieux, t’es un bon gars, j’aimerais te garder dans mes amis à vie frérot », déclare Rayan. Pour JB, qui souffre de sa rupture familiale, ce sont des « mots justes ». Il raconte que le rappeur lui parle de sa compagne Lolita, de son bouledogue français Swaggy Doggy, de sa ­prochaine voiture à un demi-­million ­d’euros… Jamais de leur affaire. JB veut récupérer son argent et lui écrit : « Tu ­pourrais déjà rendre une partie, même si c’est 1 000 par-ci, 1 000 par-là, ce serait déjà un bon début et ça montrerait que t’es pas un putain d’escroc. »

Mais rien ne se passe. « Il arrive toujours à changer de sujet, à retourner la situation… personne ne peut comprendre sans le connaître. Et j’espère encore devenir riche grâce à lui. » Ça obsède JB : « Je rate mon diplôme dans la maintenance industrielle. Ma copine me quitte. Tous les matins, je me réveille en pensant à lui… »

Rayan lui donne rendez-vous à Nice, puis à Paris, mais à chaque fois, « il ne donne plus de nouvelles ». JB s’énerve : « Je vois bien que je risque pas de récupérer ce qui m’appartient.

— Non, non, c’est toujours OK.

— Je veux savoir la date ! »

« Je comprends qu’il m’a trahi. Je décide que ce n’est plus lui qui va tenir les rênes. Dans une partie d’échecs, il y a un gagnant et un perdant. » JB compte bien le mater.

2017 

« Bro, n’oublie jamais : j’ai ce que
tu n’auras jamais »

« J’étais aveugle. Jamais je me suis dit qu’il était en train de m’enfler. L’argent, je l’avais mis de côté pour me marier. Je l’avais même invité. » Nicolas Satori enrage. Sa boîte, ­Prestige Mobile, commercialise des iPhones en or. « J’ai découvert Swagg Man sur NRJ 12. J’ai aimé sa personnalité et sa détermination : il en veut et se donne les moyens d’y arriver. Je lui ai proposé mes produits. » 

Ils se rencontrent au Meurice et signent un contrat le 3 juillet 2014 : M. Sanches s’engage à « promouvoir la société Prestige Mobile sur tous les réseaux sociaux » et « présenter M. Satori à des clients d’exception ». En échange, Nicolas lui confie « un téléphone d’une valeur marchande d’environ 5 000 euros » et « 5 000 euros en espèces ». Nicolas est ravi : Rayan a « 3 millions d’abonnés cumulés » !

La star poste une petite dizaine de photos du produit. Le compte de ­Prestige Mobile gagne tellement de followers que le téléphone de Nicolas tombe en panne. Un deuxième contrat visant à faire de Rayan « l’égérie officielle de la société », pour 15 000 euros, est rédigé. Ce document, maintes fois raturé, ne sera jamais signé. Mais Nicolas, qui se dit pressé par Rayan, fait le virement sur un compte tunisien au nom d’Iteb Zaibet : « Il m’explique que c’est son directeur artistique en Tunisie. »

Rayan invite Nicolas à l’émission Le Mag, sur NRJ 12, le 23 septembre 2014. Devant les caméras, il vante son iPhone en or, fait venir Nicolas sur le plateau, lui passe le bras autour de l’épaule, dit quelques mots sur Prestige Mobile. Le présentateur  de l’émission coupe court : « Merci jeune homme, vous pouvez vous rasseoir. » Sans en avoir placé une, Nicolas regagne sa place dans le public.

Qu’importe : « Je suis dans l’euphorie ! Ma famille, mes amis me félicitent ! On parle de mes téléphones sur Twitter ! » Selon son récit, Rayan lui propose de tourner un clip ­Prestige Mobile à Dubaï, qu’il lui demande de financer pour 7 500 euros. Nicolas accepte. « Il me rassure en me disant que le clip allait péter, que ­j’allais m’acheter des choses. Ça fait rêver. » Il vire l’argent sur le même compte tunisien d’Iteb Zaibet.

Sauf qu’après Nicolas trouve que Rayan se met à répondre « vite fait » à ses sollicitations. Et des mois plus tard, « il me dit que je peux m’asseoir sur le clip ». « Quand je veux savoir pourquoi, il répond qu’il a des ­problèmes de riche, que je suis pauvre, que je ne peux pas comprendre. » Swagg Man, dans une chanson : « Bro, n’oublie jamais : j’ai ce que tu n’auras jamais. »

Les espoirs de Nicolas sont définitivement douchés par un ami qui lui envoie un lien vers une page Facebook, « ­Swaggman Arnaque ». Des internautes racontent avoir écrit au rappeur, qui leur aurait proposé d’investir dans l’immobilier ou les cryptomonnaies, et leur aurait pris de l’argent sans jamais le rendre. Nicolas serre les dents. « C’était donc du flan… »

Des internautes ont aussi exhumé un article publié en 2015 dans le magazine people Entrevue. Celui-ci révèle que Swagg Man n’est pas un enfant de la Ddass. Il vient de la cité Pasteur, à Nice. Il a un frère et trois sœurs. Il ne s’appelle pas Rayan Sanches. Il est d’origine tunisienne. Sa mère juive et son père brésilien, c’est du pipeau. Son nom est Iteb Zaibet, il est franco-tunisien. 

Nicolas est « sous le choc, dévasté ». « C’est un personnage public, il passe à la télé, il fait de la musique, il a des réseaux sociaux certifiés. Comment je pouvais imaginer ça ? » Il écrit à l’administrateur de la page. Rendez-vous à Strasbourg.

Nicolas attend dans un café. JB s’assoit à sa table et déballe son histoire. Ce ­Facebook, il l’a créé quelques mois plus tôt, en septembre 2016. Il s’est vite rendu compte qu’il n’était pas le seul à se sentir « escroqué ». Chacun y est allé de son histoire, a publié des captures d’écran de conversations avec Rayan, enfin, Iteb. JB a accroché avec un Parisien, Ludovic, qui l’a aidé à trier, corriger les fautes d’orthographe, mettre la page en forme. ­Maintenant, ils ont 4 000 « j’aime ». Maintenant, Nicolas n’est plus seul.

2018 

« Diamants-dollars-Lambo »

Stefano a fait une connerie. Une grosse connerie. Petit à petit, il a pris goût à l’adrénaline. Le Suisse de 34 ans, consultant pour la banque Raiffeisen, voulait être trop riche, trop vite, raconte le journaliste Federico Storni dans le Corriere del Ticino.

Pour les « belles vacances, les voitures et les restaurants », comme Stefano l’avouera au tribunal, l’acte d’accusation révèle qu’il s’est créé des cartes de crédit pour effectuer des retraits au nom d’anciens clients, « qui ont quitté la Suisse depuis un certain temps ». Il a ensuite siphonné des gros comptes de clients inactifs et fourni des faux documents pour masquer ses opérations. Et vite détourné près de 15 millions de francs suisses (près de 14 millions ­d’euros). « Métro-boulot-dodo » contre « diamants-dollars-Lambo », comme dans un clip de Swagg Man. Mais à trop jouer avec le feu, il risque de se brûler. Il veut prendre l’oseille et se tirer.

Comme Stefano l’admettra durant son procès, il sillonne le dark Web, cet ­Internet caché où prolifèrent les plates-formes illégales, à la recherche de conseils pour blanchir l’argent. Il entre en contact avec un certain Iteb Zaibet. Ils échangent des centaines de messages. Le plan est simple : Iteb blanchira l’argent en cryptomonnaies, contre une commission de 100 000 francs suisses (93 000 euros).

Peut-être parce qu’il se sent acculé, peut-être parce qu’Iteb est très convaincant, Stefano lui fait confiance. Il vire près de 6 millions d’euros sur le compte bancaire tunisien de cet inconnu, ainsi que près de 8 millions d’euros sur celui de Luxury ­Properties, une société dont le siège social est en Floride, avec Iteb comme président et sa compagne Lolita comme secrétaire.

« J’aurais dû avouer mes bêtises, reconnaîtra Stefano au tribunal. Je n’en ai pas eu le ­courage. Au lieu de ça, j’ai commis une immense idiotie. » Le 21 décembre 2018, Stefano fuit sa ville, Lugano. Quand son avion atterrit au Panamá, il ne pousse pas le soupir de soulagement attendu. Iteb ne lui transmet pas le faux passeport qu’il lui aurait promis, et l’aurait informé que l’argent envoyé aux États-Unis a été bloqué. Un client volé s’est rendu compte d’un mouvement suspect.

Stefano se croit foutu. La veille de Noël, il pousse la porte du consulat suisse au Panamá et se rend aux autorités. Il sera condamné en décembre 2020 par la cour d’assises criminelle de Lugano à cinq ans et demi de prison ferme pour « escroquerie par métier ». Il reconnaît tout et ne fait pas appel. À l’été 2021, il est toujours en détention. Impossible de savoir s’il est resté en contact avec Iteb.

2019

« Les haineux m’inventent une life »

Comme tous les matins, ce 29 avril 2019, Tarak Cheikhrouhou scrute les rues de Tunis, perché dans son luxueux appartement. Il boit son Volluto, se rase, coiffe en arrière ses cheveux d’un noir de jais, enfile un costume bien coupé et allume sa ­télévision.

Les journalistes annoncent que Swagg Man, de passage en Tunisie, ne pourra pas quitter le pays. Il est soupçonné de blanchiment d’argent à la suite d’un signalement de la Banque centrale tunisienne, chargée de surveiller les transactions suspectes. Elle a repéré fin décembre 2018 un curieux virement suisse de près de 6 millions d’euros sur le compte d’Iteb Zaibet. Swagg Man louvoie au sujet de sa vraie identité et clame sur les plateaux télévisés que son « travail est halal ». D’ailleurs, il comptait utiliser l’argent pour construire une mosquée et un centre pour orphelins. « Les haineux m’inventent une life, bro, comme ils peuvent », se moquait-il des années plus tôt dans un morceau.

Fils de Moncef Cheikhrouhou, un ancien député de la première Constituante post­révolution issu d’un parti d’opposition social-démocrate sous Ben Ali, Tarak, 37 ans, dirige un cabinet de conseil en stratégie. Il trouve le rappeur grotesque. Lui qui connaît bien la presse, car son père détient plusieurs journaux, flaire l’histoire « digne de Netflix » et ne tarde pas à découvrir la page Facebook de JB. Il parle à ces « fans fragiles ».

Ses motivations sont floues. Tarak Cheikhrouhou veut-il se venger ? De qui, de quoi ? Il dit s’être impliqué car il se « sent insulté par l’image que Swagg Man renvoie de son pays ». Et s’être pris d’affection pour ceux qui se disent victimes lors d’un voyage à Paris : « J’en rencontre un qui fond en larmes devant moi. Comment ne pas être bouleversé ? »

Tarak connaît la loi. Notamment l’article 305 du Code de procédure pénale : « Tout citoyen tunisien qui, hors du territoire de la République, s’est rendu coupable d’un crime ou d’un délit puni par la loi tunisienne, peut être poursuivi et jugé par les juridictions tunisiennes. » Swagg Man bloqué en ­Tunisie, c’est le moment ou jamais.

Tarak décroche son téléphone pour convaincre Ludovic, JB, Nicolas et les autres de porter plainte à Tunis. Ils sont sur la défensive. Ils se sont déjà fait avoir, essaient de se reconstruire depuis des années, c’est assez compliqué comme ça. En France, une instruction judiciaire pour abus de confiance est menée à Nanterre par le juge Serge Tournaire, dans laquelle une dizaine de Français se sont déclarés victimes, selon le parquet. Pourquoi est-ce que ce serait mieux en Tunisie ? « Ayez confiance en notre justice », balaie Tarak. Qu’est-ce qu’ils ont à perdre ? Il ne leur demande pas d’argent.

Le 4 juillet 2019, Iteb Zaibet est arrêté pour blanchiment. Vingt et une personnes de France, Algérie, Suisse et Canada portent plainte contre lui, en Tunisie, pour escroquerie. Des étudiants, des chômeurs, un ingénieur, un médecin… Il y en a, selon leur avocat Mohamed Ferchichi, pour 1,5 million d’euros, avec des sommes de 6 000 à 800 000 euros. 

2020

« J’repense à ma vie d’avant : c’était nul à chier »

Il a vu son fils courir les talk-shows, le visage couvert de tatouages, raconter qu’il était orphelin, qu’il sniffait de la coke et couchait avec n’importe qui. Hamadi Zaibet s’est senti blessé : à Nice, la famille était respectée. Pourquoi « salir » son passé ? Tout en délicatesse, son fils le balaie dans une chanson : « J’repense à ma vie d’avant : c’était nul à chier. »

Le papa protecteur vit désormais à Tunis, dans son pays natal, et se présente comme poète. Quand tous ces étrangers ont porté plainte contre son fils, Hamadi n’y a d’abord pas cru. Alors oui, Iteb est « mythomane », mais c’est un bon gamin. « Il n’avait jamais fumé une cigarette ! Jamais mis une goutte d’alcool dans sa bouche ! », affirme-t-il sur YouTube.

En 2019, Hamadi dérape. « J’ai été arrêté parce qu’une femme qui disait du mal de lui m’a accusé de l’avoir diffamée sur les réseaux sociaux. J’ai passé un mois en prison et je me suis excusé. Elle a retiré sa plainte », raconte-t-il à la télévision. Il s’est retrouvé dans la prison de son fils, à Monarguia, près de Tunis. « Nous avons vécu un moment très fort. Il m’a rejoint dans ma cellule et m’a demandé pardon pour ses mensonges. Nous avons pleuré ensemble. C’était comme dans un film. »

Depuis, Hamadi défend Iteb coûte que coûte. « Mon fils est innocent ! Il est seulement victime de son argent ! », nous lance-t-il. Tous les quinze jours, il enfile son éternel ­Borsalino, ses grosses lunettes rectangulaires, taille son bouc et se rend à ­Monarguia pour lui rendre visite. Il lui apporte « Paris Match et les meilleures crevettes, parce qu’il ne mange pas de viande ».

2021

« Ils ont voulu déplumer un aigle en plein vol »

Un garçon d’allure bien sage s’avance devant le juge du tribunal de première instance de Tunis, ce 8 mars 2021. L’air timide, Iteb Zaibet, 34 ans, n’en mène pas large. Mais garde le style : tatoué, cheveux soigneusement coupés – ras sur les côtés, touffu sur le dessus –, lunettes cerclées d’or, col roulé sobre et veste de costume. Sa prestance et son humilité ne suffisent pas à convaincre le juge, qui refuse sa demande de libération provisoire. Dans la salle, Hamadi écrase une larme. Son fils retourne dans sa cellule. 

« Ils ont voulu déplumer un aigle en plein vol », chante-t-il sur YouTube avant d’être enfermé. Ses avocats crient au complot. « Les victimes ont orchestré une campagne médiatique pour l’incriminer », dit l’un, Taïeb Bessadok, à la radio. « Il y a des gens du ­renseignement derrière. Un Tunisien contacte chaque personne en lien avec Swagg Man pour demander de porter plainte contre lui », appuie le second, Mehdi Louzi, sur une autre station, visant Tarak ­Cheikhrouhou.

Iteb menace d’entamer une grève de la faim, mais à quoi bon. Le 29 mars, la justice le condamne à cinq ans de prison ferme et à une amende de 30 000 euros pour blanchiment d’argent. Dans l’attente de son appel, il est libéré le 24 juin contre une caution de 60 000 euros. Il risque cinq ans de prison supplémentaires pour chaque accusation d’escroquerie.

Nous lui envoyons un e-mail à sa sortie de prison, courant juillet. Il répond qu’il « aimerait nous accorder cette interview », mais doit « se faire petit » et se « méfie de tous les médias car 90 % des dires qui ont été publiés sont de la pure diffamation ». « Je ne peux vous expliquer et vous donner des précisions sur mes conditions de vie en prison et tout ce qui se passe, que ce soit avec les politiciens ou les hommes d’affaires, car nous sommes des détenus politiques. Les ambassades ne ­pourront rien faire pour moi si je retourne par malheur en prison, gratuitement, comme ces deux ans passés. » De retour en ligne, il inonde Instagram de ses photos.

Nous lui envoyons nos questions et proposons une rencontre. Pas de réponse. Quelques jours plus tard, il poste sur les réseaux un « communiqué officiel » : « Quand je vois le nombre de médias qui sont contre moi, qui adorent inventer des ragots et une vie qui n’est pas la mienne, je préfère uniquement poster sur mes réseaux sociaux ce que moi je veux ! » Il dénonce l’« injustice » qu’il a subie, évoque un « lynchage médiatique » et annonce qu’il donnera bientôt sa version.

On la connaît pour l’essentiel : il conteste toute infraction. Ni escroc, ni manipulateur. « Vous êtes nombreux à attendre ma version des faits, précise-t-il, de ce que j’ai vécu durant ces deux ans et demi, entre les interdictions de voyage, les mandats d’arrêt, les commissions rogatoires internationales, les demandes d’entraide entre les pays concernés. » Il dit avoir besoin de « raconter ces événements douloureux, beaux, joyeux, horribles, paradisiaques… ainsi que tous les ascenseurs émotionnels [qu’il a] pu vivre. » 

Quelques jours plus tard, il réapparaît sur Facebook : « Vous êtes nombreux à me demander pourquoi je ne mets plus les pieds en France, tout simplement car j’ai un mandat d’arrêt qui a été émis contre moi par le juge d’instruction français. » Il se plaint : « C’est facile d’attaquer quelqu’un pendant qu’il est privé de ses droits… Maintenant que je suis sorti ça va se passer autrement… Je clame mon innocence et je compte bien me défendre. » ­Difficile d’en savoir plus : contactés à plusieurs reprises par XXI, ses avocats tunisiens, Me Bessadok et Me Louzi, ont refusé de nous parler en invoquant le secret de l’instruction puis le procès en cours. ­Sollicitée par XXI, Me Élise Arfi, son avocate française, n’a pas souhaité s’exprimer.

Iteb a revu Ludovic, son ami, son frérot, le temps d’une confrontation dans le cadre de l’enquête, en octobre 2019. Ludovic l’accuse de lui avoir pris 12 000 euros au fil des années. Il se souvient : « Quand je doutais de lui, il reprenait l’ascendant en me disant : “Je suis dans la merde et t’en profites !” ­Pourquoi je remettrais en cause notre amitié pour de l’argent ? Je devais l’aider. Je n’en parlais à ­personne. J’étais enfermé dans une spirale. »

Ce jour-là, dans la caserne de la garde nationale, « Iteb est maigre, en short et tongs, avec des yeux vitreux. Je souris. Je suis en ­costard-cravate, et je vais pas le lâcher. On lui desserre les menottes. Je me frotte les poignets pour lui montrer que, moi, je suis libre. Fini le gentil Ludo ! Je déroule mon histoire sans accroc. Son visage se décompose au fur et à mesure. » Il conteste les faits. « Il déballe sa version – comme quoi il m’a prêté de l’argent que je lui aurais rendu – en bafouillant. C’était incohérent. Puis il se met à dire qu’il a changé. Il vrille, fond en larmes. Crie sur ses avocats : “Tu veux que je réponde quoi ?” Quand je pars, je jubile. »

En sortant, Ludovic lance à Nicolas, qui a sa confrontation juste après : « Il est chaud, tu peux y aller. » Son sourire se teinte de tristesse dans l’avion de retour en France. Il se revoit, des années plus tôt, « jeune, influençable, crédule ». « J’ai fait tout ce que je pouvais. ­Maintenant, c’est à la justice de jouer. Je lui ai tout donné. J’ai passé des années à faire des petits jobs pour rien. J’ai failli me séparer de ma compagne. Et mon frère est toujours malade. » 

* Le prénom a été modifié.

Reporté plusieurs fois, le procès pour escroquerie d’Iteb Zaibet doit débuter le 11 novembre. Au moment où nous écrivons ces lignes, son appel dans l’affaire de blanchiment était prévu le 14 octobre.

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

L’escroc qui voulait sauver le Brésil

Walter Delgatti a piraté les téléphones de puissants hommes politiques. Ses documents, exploités
par un journaliste, révèlent la machination dont l’ancien président Lula, jeté en prison pour corruption, a été victime. Devenu lanceur d’alerte, le petit arnaqueur fait trembler le régime de Bolsonaro.

Par Darren Loucaides

Illustrations Luca Falcone

Un dimanche matin languide de mai 2019, Glenn Greenwald se trouve dans sa maison à Rio de Janeiro quand il reçoit un appel d’un numéro inconnu. Il ne répond pas. Trente secondes plus tard, un message WhatsApp lui parvient de Manuela d’Ávila, une politicienne brésilienne de gauche qui a brigué la vice-présidence l’année précédente pour le Parti des travailleurs (PT). Leur liste est arrivée deuxième, derrière Jair ­Bolsonaro. « Glenn, écrit-elle, je dois te parler d’une affaire urgente. »

Greenwald, le journaliste américain qui a révélé l’affaire Edward Snowden et les documents top secret de la NSA (une agence américaine spécialisée dans le renseignement), ne connaît pas bien d’Ávila. Il se précipite pour réveiller son mari, le politicien de gauche David Miranda, qui la connaît mieux. Les deux hommes enclenchent le haut-parleur et d’Ávila leur déballe son étrange histoire : un individu a piraté son compte Telegram et promet de lui envoyer des informations susceptibles de « sauver le pays ». « Elle était tout exaltée », précise-t-il.

Le pirate affirme détenir des documents explosifs impliquant le gouvernement de Bolsonaro, en particulier le ministre de la Justice et de la Sécurité publique. Manuela d’Ávila demande à Glenn Greenwald si elle peut lui confier son informateur. Le journaliste accepte. Mais un problème se pose aussitôt. Le hacker veut communiquer via Telegram, et Greenwald n’a pas l’application – pour des raisons de sécurité que la mystérieuse source venait de démontrer. « Des gens de confiance comme Snowden nous ont avertis de ses faiblesses depuis des années », explique Greenwald.

Pourtant, dès la fin de la conversation, il installe Telegram et prend contact avec l’inconnu. Dans ses SMS écrits en portugais, la source affirme posséder une quantité astronomique d’informations. Il les épluche depuis des mois et n’en a passé en revue que 10 %, explique-t-il, mais il a déjà trouvé des preuves de collusion qui, ­révélées au grand jour, provoqueront un séisme politique. Il envoie des exemples à Glenn Greenwald – messages audio et documents.

Au bout de quelques minutes, le pirate demande à lui parler au téléphone. Nouvelle alarme chez le journaliste. Les échanges de SMS peuvent se déguiser par des alias et des cryptages, mais une voix est facile à identifier, si jamais on les surveille. « Je n’ai entendu la voix de Snowden que lorsqu’il s’est réfugié à Hongkong », précise le journaliste. ­Pourtant, il accepte. Il prend l’appel et laisse la source – qui affirme habiter aux États-Unis et étudier à ­Harvard – assurer l’essentiel de la ­conversation. Le pirate lui explique qu’un ami chez ­Telegram lui a présenté les fondateurs russes de l’appli, les frères Durov, grâce auxquels il aurait eu accès aux comptes d’un tas de gens.

« Ce n’était pas très crédible », commente Greenwald. Pourquoi créer une appli prétendument sécurisée et donner ensuite à quelqu’un les clés de la « backdoor » (une « porte dérobée » permettant d’exploiter les failles d’un logiciel) ? L’histoire de Harvard lui semble tout aussi douteuse. « Vous êtes prudent, j’espère ? se rappelle avoir demandé Greenwald. Ce que vous avez fait, c’est grave.

— Oh, ouais, vous inquiétez pas pour ça. Ils sont pas près de m’attraper. »

Le hacker prétend utiliser de nombreux avatars le rendant introuvable et assure qu’il ne remettra jamais les pieds sur le sol brésilien. La conversation dure environ quatre minutes. Glenn Greenwald préfère ne pas s’appesantir, mais demande à voir les documents. « D’accord, je vous les envoie sur votre téléphone. » Le téléchargement prendra entre douze et quinze heures, avertit l’homme. Le journaliste reçoit des fichiers un à un sur son compte Telegram – un nombre hallucinant. De temps en temps, la source lâche un commentaire, conseillant à Greenwald d’un ton sarcastique de regarder tel ou tel fichier. Au petit matin, le téléchargement se poursuit. « C’est là que j’ai compris qu’on avait affaire à des archives énormes. Et j’étais presque sûr qu’elles étaient authentiques. »

« C’est du lourd, tu ferais bien de t’asseoir » 

Immédiatement, Greenwald et Miranda débattent des dangers de leur exploitation. Contrairement à l’affaire Snowden, le journaliste habite le même pays que les autorités mises en cause. Et Miranda siège au Congrès national depuis que son prédécesseur, Jean Wyllys, a fui le Brésil et abandonné son mandat en raison de menaces de mort et d’attaques homophobes. En 2018, Marielle Franco, femme politique de gauche et amie proche de Greenwald et de Miranda, a été assassinée dans sa voiture. Deux anciens policiers sont accusés de son meurtre.

Le dimanche même, Greenwald appelle Leandro Demori, rédacteur en chef d’­Intercept Brasil, un site du groupe de presse que Greenwald a cofondé en 2014, après l’affaire Snowden. « C’est du lourd, prévient Greenwald. Tu ferais bien de t’asseoir. » Demori bouclait ses valises pour partir en vacances. Le récit du journaliste le laisse bouche bée : « Oh mon Dieu, c’est énorme ! » Après avoir consulté les documents, Demori lui donne un feu vert enthousiaste. Tout comme l’équipe juridique ­d’Intercept. L’étape suivante consiste à trouver un moyen sûr et rapide de recevoir tous les fichiers, qui continuent à se télécharger sur le portable de Greenwald huit jours après l’appel. Les journalistes veulent les ­sécuriser au plus vite hors du ­Brésil, au cas où les autorités tenteraient de les confisquer. Le spécialiste en sécurité ­d’Intercept, Micah Lee, prépare un cloud, un espace en ligne, crypté pour les stocker. Mais la source se contente de créer une Dropbox (un espace de stockage moins sécurisé) et de tout déposer dedans. « J’avais des doutes quant à ses capacités de discernement, se rappelle Micah Lee. Il paraissait trop sûr de lui. »

Greenwald reste en contact permanent avec le hacker – ou plutôt les hackers, car il a parfois l’impression de s’adresser à au moins deux personnes. « L’un d’eux paraissait naïf et idéaliste. Et puis, soudain, je parlais à un type plus blasé, fuyant, et bien plus complexe. » Par moments, la source utilise le « nous » au lieu du « je ». Pour autant, le pirate reste cohérent quant à ses exigences : « Je fais ça uniquement parce que je veux laver la réputation de mon pays », affirme-t-il, niant tout intérêt financier.

Ce qui compte le plus, se dit Greenwald, c’est que les documents soient authentiques. Le 9 juin, près d’un mois après la première conversation, Intercept est prêt à publier trois articles, fondés sur une somme colossale de messages montrant qu’un groupe de procureurs fédéraux a comploté pour empêcher le PT de remporter l’élection présidentielle de 2018. Ces magistrats appartenaient à une brigade anticorruption appelée opération « Lava Jato » – « lavage automobile » en portugais. Au terme de leur enquête, ils avaient dévoilé un vaste système de blanchiment d’argent et de pots-de-vin entre des entreprises publiques et des personnalités de premier plan des grands ­partis. Ces révélations s’étaient conclues par des centaines de condamnations, la plus célèbre visant Luiz Inácio Lula da Silva, dit Lula, qui avait quitté ses fonctions en 2010, alors qu’il était l’un des hommes politiques les plus populaires du monde.

Selon les procureurs, Lula a reçu en pot-de-vin un triplex en bord de mer. Ils le décrivent comme l’un des « principaux acteurs » de cet immense réseau de corruption. Emprisonné, Lula ne peut se représenter en 2018. Il était le grand favori, et sa disqualification ouvre la voie au triomphe de Bolsonaro. Sergio Moro, le juge en charge des procès de Lava Jato, est nommé ministre de la Justice et de la ­Sécurité publique. Grâce à son rôle dans Lava Jato, Moro est devenu l’un des politiciens les plus populaires et les plus puissants du Brésil. Mais voilà que, selon les révélations d’Intercept, il était de mèche avec les procureurs de Lava Jato lors du jugement de ces affaires, à commencer par celle de Lula !

Juste après la publication, les connexions au site d’Intercept sont multipliées par six. Le mot-dièse « #VazaJato » – « les fuites du lavage automatique » – devient viral sur les réseaux sociaux. Les médias s’emparent du scandale, Greenwald est ravi : « Je savais qu’une fois l’étincelle allumée, le sujet allait dominer la politique et faire les gros titres pendant des semaines, voire des mois. »

Les partis de gauche réclament la démission de Sergio Moro. Il refuse et contre-attaque en dénonçant une cyberattaque virulente, coordonnée par des pirates aux moyens conséquents. Il suggère l’implication d’une puissance étrangère, en référence aux origines russes de Telegram. Ses insinuations ne remettent pas en cause le contenu des articles, mais soulèvent la question que tout le monde se pose : qui est la source de Greenwald ?

Le « faussaire-né » Walter Delgatti

Walter Delgatti Neto a grandi à ­Araraquara, une ville située dans les terres, à quatre heures de route de São Paulo. Une agglomération de plus de 200 000 habitants, formée de bâtiments plats et mornes et de tours d’habitations entourées de champs. Delgatti y vit avec ses parents jusqu’à ses 7 ans, quand le couple se sépare. Il est ensuite ballotté entre ses grands-parents : « Ma mère m’a abandonné sur le trottoir de la maison de ma grand-mère, avec tout ce que je possédais au monde. »

Enfant, Walter Delgatti a du mal à se faire des amis. Il a les cheveux roux, ce qui est rare pour un Brésilien. On le surnomme « Vermelho », « Rouge » en portugais. Il se débat avec des problèmes de poids. Il est le souffre-douleur de ses camarades. D’après Gustavo Henrique Elias Santos, qui le connaît depuis ses 15 ou 16 ans, Delgatti était un gamin compliqué : « J’ai toujours eu pitié de lui. Il avait une famille bizarre. »

Le premier souvenir de Santos remonte à une fête où il était DJ. Delgatti est seul au milieu de la foule, le regard fixé sur lui, un sourire étrange aux lèvres. Même s’ils deviennent amis, Santos apprend à ne pas croire tout ce qu’il raconte : « Walter est un formidable conteur. Il ne profère pas que des mensonges, mais il est incapable de dire la vérité. Et il invente des scénarios géniaux. »

En grandissant, Delgatti et Santos multiplient les quatre cents coups. Un matin de mai 2013, Walter, alors âgé de 24 ans, est arrêté par la police sur l’autoroute, à la sortie d’Araraquara. Dans sa Toyota, les policiers découvrent des faux documents, des cartes de crédit volées, quatorze chéquiers et plus d’un millier de réaux brésiliens, ainsi qu’un relevé de compte bancaire indiquant la somme de 1,8 million de réaux (plus de 300 000 euros). Le duo appelle ­Ariovaldo Moreira, un avocat du coin. Quand Moreira arrive au poste, l’agent lui apprend que les contrevenants sont incapables d’expliquer la somme sur le compte en banque. L’avocat étudie le document et remarque un détail qui a échappé à la police : des sommes versées les 30 et 31 février. Il s’agit d’un faux : le compte en banque n’existe pas. Delgatti l’a sûrement fabriqué pour impressionner une fille, se dit Moreira, avant d’ajouter : « C’est un ­faussaire-né. »

« Il est imprévisible »

Moreira décrit Delgatti et Santos comme des escrocs de bas étage, des petits ­arnaqueurs rarement impliqués dans des deals sérieux. Ils ont souvent beaucoup d’argent dans les poches, à défaut de ­boulot. Des vidéos qu’ils ont tournées montrent des coffres remplis de billets et de chaînes en or. Et ils adorent les armes à feu. « Leur vie est un roman », commente Moreira.

À peine âgé d’une vingtaine d’années, Gustavo Santos est condamné pour détention illégale d’armes. Le casier judiciaire de Walter Delgatti est rempli de larcins, entre farces grossières et arnaques mesquines. Selon Ariovaldo Moreira, Delgatti réservait des séjours dans des hôtels de luxe avec de fausses cartes de crédit. Il remplissait le réservoir de sa voiture et filait sans payer. Décampait des restaurants avant l’addition, même s’il avait de quoi la régler. « Juste pour fanfaronner », commente Santos. Delgatti nie catégoriquement.

En 2015, à 26 ans, Delgatti se sert de l’insigne d’un agent de police pour couper les files d’attente des manèges dans un parc d’attractions. Appréhendé par un vrai policier, il l’entraîne jusqu’à la voiture où se trouvent Santos et sa copine. L’agent découvre une arme à feu dans le coffre, et Santos est arrêté. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Moreira pense qu’il aime jouer des tours : « Il est imprévisible. »

Delgatti semble avant tout motivé par la reconnaissance et la célébrité. Mais en chemin, il est accusé de crimes qui ne cesseront de le hanter. L’année de l’incident dans le parc d’attractions, la police effectue une descente dans son appartement, à la suite d’une plainte pour viol. Delgatti nie ces accusations, et la plaignante finira par modifier son témoignage et retirer sa plainte, mais au cours de la fouille, la police découvre une fausse carte d’identité : ­Delgatti se fait passer pour un étudiant en médecine à l’université de São Paulo. Ils tombent aussi sur une grande quantité de « médicaments strictement réglementés » : une poignée d’antidépresseurs, 84 comprimés de clonazépam (pour traiter les attaques cardiaques, les crises de panique, le sevrage à l’alcool ou les insomnies), une quantité légèrement moindre d’anxiolytiques semblables au Xanax, et des médicaments pour perdre du poids. ­Consommation personnelle, assure ­Delgatti, mais le procureur Marcel Zanin Bombardi le poursuit pour trafic de drogue et détention de faux document. Une injustice, selon Delgatti : « Ces fausses accusations ont été un coup dur. Aujourd’hui encore, je prends ces médocs. »

Une technique de cambriolage virtuel

Il s’inscrit à la fac de droit ­d’Araraquara, malgré ses ennuis judiciaires. Là encore, il ne s’entend guère avec les autres étudiants. Déterminé à leur cacher ses déboires, il en fait trop, comme toujours. Durant sa première année, il porte plainte contre l’un de ses acolytes pour « calomnie et diffamation » : « Ils m’ont accusé d’être un hacker et d’avoir détourné de l’argent pour le compte d’une tierce personne », se plaint-il à la police.

Son affaire le rattrape en juin 2017. Condamné à deux ans de prison, Delgatti passe six mois derrière les barreaux avant d’être envoyé dans un centre de semi-liberté. Il touche le fond. « Walter était très mal en point. Il n’avait même pas 10 dollars en poche, se rappelle Santos. Je le sais parce que je lui ai prêté dix billets un jour. »

En juin 2018, sa condamnation pour trafic de drogue est annulée, mais il doit purger le reste de sa peine pour détention de faux documents. Il quitte Araraquara en douce et s’installe à Ribeirão Preto, une ville un peu plus grande située à environ 90 kilomètres, où il s’inscrit dans une autre fac de droit. Désireux de redorer sa réputation, il se lie d’amitié avec un étudiant, Luiz Henrique Molição, passionné de politique et sympathisant de gauche. Delgatti s’intéresse peu à la politique, mais il veut impressionner le jeune Molição. Il se présente comme le fils d’un neurochirurgien décédé et prétend qu’il vit de l’héritage. « J’avais peur qu’il découvre ma véritable identité, avoue Walter Delgatti. J’étais en cavale et je menais une double vie. »

À peu près à cette époque, il découvre une technique de piratage qui va compliquer sa double vie. L’idée est de tirer avantage de l’offre d’une entreprise brésilienne de « voix sur IP » – téléphonie par ­Internet : elle autorise le titulaire du compte à modifier le numéro d’appel qui apparaît sur l’écran du destinataire. Cette fonction, ajoutée au fait que de nombreux opérateurs brésiliens permettent aux gens d’accéder à leur boîte vocale en appelant leur propre numéro, procure à Walter ­Delgatti un outil de cambriolage virtuel. Il ­suffit au hacker de remplacer son numéro d’appel par celui de sa cible afin de pirater sa messagerie.

Un hacker doué d’un minimum de technique, sans équipement sophistiqué, peut ainsi accéder à n’importe quelle boîte vocale. Delgatti comprend rapidement qu’avec cette combine il peut infiltrer les comptes Telegram. À cette époque, quand un utilisateur Telegram veut relier son compte à un nouvel appareil, il demande un code de vérification via un appel automatique de Telegram. L’astuce de Delgatti consiste à se faire passer pour sa cible afin de réclamer ce code. Puis, comme la voix automatique de Telegram ne parvient pas à joindre son interlocuteur – car Delgatti appelle tard le soir, pendant que le titulaire du compte dort, ou occupe la ligne en appelant sa victime en même temps –, le code est transféré dans la boîte vocale de l’intéressé. Delgatti écoute alors la messagerie, récupère le code, et ajoute le compte de la victime sur son portable. Après quoi, il peut télécharger tout l’historique des échanges SMS depuis le cloud. 

Dans le téléphone de Bolsonaro

Delgatti affirme avoir choisi Telegram parce que Bombardi, le procureur qui l’a poursuivi, utilisait cette appli pendant l’audience. « Il voulait pourrir la vie du procureur », confirme Me Moreira. La tendance de Delgatti à s’attirer des ennuis ne s’arrête pas là. Début 2019, il pirate le compte ­Telegram de son ami ­Gustavo ­Santos. « J’étais furax, vraiment en pétard », se rappelle Santos, qui arrête de lui parler. Le piratage du compte Telegram du procureur Bombardi lui donne également accès à son carnet d’adresses – avec les coordonnées de plusieurs personnalités politiques. « C’est là que tout a commencé », indique Moreira.

En mars 2019, Santos participe au carnaval. Durant la longue semaine de festivités, il reçoit un message énigmatique de ­Delgatti : « Ici un vrai hacker. » Santos ne voit pas ce que son ami veut insinuer. Mais Delgatti ne raconte pas de craques. D’après l’enquête de la police, le 2 mars, à 15 h 34, début officiel du carnaval, Delgatti pirate le téléphone du député Eduardo Bolsonaro, troisième fils du président. Quarante-cinq minutes plus tard, Delgatti répète l’opération avec Carlos, le deuxième fils du président, lui aussi homme politique. Peu après, Delgatti infiltre le téléphone du président en personne, même s’il ne réussit apparemment à rien télécharger. Puis il s’attaque à une longue liste d’importantes ­personnalités – procureurs fédéraux, ministres et juges.

Une autre connaissance d’Araraquara, un chauffeur Uber occasionnel du nom de Danilo Marques, entre à son tour dans la combine. Marques affirme avoir dans le passé laissé Delgatti ouvrir plusieurs comptes à son nom. Marques l’a aidé à blanchir l’argent de ses divers trafics. Et voilà que pour pirater le gouvernement fédéral Delgatti utilise un service ­internet et une adresse IP enregistrés au nom de Marques. À cette époque, Delgatti est également en contact avec un restaurateur et programmeur free-lance, Thiago Eliezer Martins dos Santos, surnommé « Chiclete » – « chewing-gum » – depuis tout petit. 

« Il m’a fait l’impression d’un gars sophistiqué qui parle beaucoup », se souvient Thiago Eliezer, qui l’a rencontré en 2018, en lui vendant une Land Rover. L’informaticien reconnaît avoir « créé un programme » qui permet à Delgatti d’utiliser un accès internet privé VPN qui masque sa localisation. À croire les deux hommes, Eliezer n’a joué aucun rôle dans le piratage de Telegram, même s’il en a discuté avec son comparse. « Au début, ­Delgatti décrivait le piratage comme un bon moyen de se faire du blé », se rappelle Eliezer. Puis il s’est mis à parler de gloire et de révolutionner le Brésil. « Je ne l’ai jamais pris au sérieux », ajoute le programmeur.

Enfin, on trouve dans la boucle Luiz Molição, l’étudiant de 18 ans rencontré à la fac de droit. Delgatti l’entend dénigrer l’opération Lava Jato et le gouvernement Bolsonaro, ce qui l’intéresse car il a besoin d’une personne qui maîtrise les rouages politiques pour compiler les messages piratés. Il montre à Molição les numéros de téléphone de plusieurs personnalités, dont le membre de la Cour suprême Alexandre de Moraes et l’humoriste de droite Danilo Gentili. Puis il lui demande de l’aider dans la phase suivante de son plan.

Le 26 avril, Delgatti infiltre le compte Telegram de Deltan Dallagnol, le procureur principal de l’opération Lava Jato, considéré à l’époque comme un héros national. Dallagnol remarque aussitôt que certains de ses messages Telegram apparaissent en rouge, alors qu’il ne les a pas encore lus. Il examine les dernières opérations sur son compte : « Il y avait des sessions actives dans d’autres pays. » Au début, Dallagnol pense que les pirates veulent les données de sa carte de crédit. « Mais ensuite, on a découvert que les hackers s’en étaient pris à d’autres procureurs. Alors, on a supprimé nos messages et nos applications, on a modifié nos mots de passe, et on a pris nos précautions. »

Plus farfelu que malveillant

Trop tard. Delgatti a déjà accédé au compte de Deltan Dallagnol et téléchargé ses contacts et son fil de discussion. Deux semaines plus tard – le jour de la fête des Mères de 2019 –, il pirate le compte de la personne qui va lui permettre de faire des révélations au monde entier. Ce matin‑là, Manuela d’Ávila reçoit une alerte de ­Telegram : un individu tente d’accéder à son compte depuis les États-Unis, dans l’État de Virginie. Puis la politicienne reçoit un message d’un sénateur qu’elle connaît. D’Ávila essaie de l’appeler. Ligne occupée. Arrive un SMS du sénateur : « Vous me faites confiance ?

— Bien sûr ! répond d’Ávila, surprise.

— Je dois vous dire que je ne suis pas le ­sénateur.

D’Ávila reste interdite.

— Je détiens des informations sur des crimes commis par des autorités brésiliennes. Et je vais vous les donner. Vous allez tout recevoir. »

En tant que leader de la gauche brésilienne, elle est la plus à même de « sauver le pays », ajoute le hacker. Sur ces mots, le pirate quitte le profil du sénateur et écrit à d’Ávila d’un autre compte. Il lui explique qu’il a piraté son téléphone et lui envoie des captures d’écran de SMS qu’elle a échangés avec une autre figure de la gauche. Puis le ­hacker la rassure : elle n’est pas sa cible. D’Ávila contacte immédiatement ses avocats. Elle ­suspecte un piège fomenté par ses ennemis ­politiques. Mais le ton de son interlocuteur la laisse perplexe. ­L’histoire du hacker semble plus farfelue que malveillante : « On aurait dit un dialogue de film. Il me lançait des tirades grandiloquentes du genre : “Je vais sauver le pays ! Ce sera possible grâce à vous ! Nous allons tout ­changer ! Lula sera libéré !” »

Il répète aussi le slogan de d’Ávila : « Lute como uma garota ! » – « Bats-toi comme une femme ! » Un profil psychologique émerge de ces messages. D’Ávila lui trouve des ressemblances avec un proche doué d’une prodigieuse imagination. C’est ce qui l’incite, contre l’avis de ses avocats, à poursuivre sa discussion. Et à décider que ce n’est pas un piège. Son interlocuteur veut lui passer tous ses documents. « Nous devons bien réfléchir à la manière de procéder », prévient-elle.

Elle propose de s’adresser à un journaliste. Mais le pirate est sceptique car il a découvert des preuves de la corruption de la presse brésilienne. D’Ávila lui suggère de contacter « Glenn, le journaliste de l’affaire Snowden, c’est le meilleur du monde ». Greenwald est aussi l’un des rares à pouvoir garantir la sécurité des documents et de leur source. « Car on parle de crimes graves, perpétrés par les autorités, des informations d’une importance capitale pour le pays, renchérit Manuela d’Ávila. Si on vous tue, que vont devenir ces informations ? » Exalté par la référence à Snowden, le pirate accepte.

« Je me suis senti trahi »

Il se trouve que Glenn Greenwald a déjà un passé compliqué avec Lava Jato. Dès le début de l’opération, des voix critiques se sont élevées, persuadées que la task force anticorruption était de mèche avec le juge Moro pour faire tomber Lula. Les soupçons remontent à 2016, quand Sergio Moro a fait fuiter des écoutes téléphoniques secrètes : une conversation amicale entre la présidente Dilma Rousseff et Lula suggère qu’ils se coordonnent pour éviter des poursuites contre Lula. Mais Greenwald ne ­faisait pas partie de ces détracteurs. En 2017, lors d’une remise de prix à ­Vancouver pour récompenser des meneurs de la lutte anticorruption, il a même évoqué l’équipe de Lava Jato en des termes élogieux. « Je me suis fait beaucoup d’ennemis à gauche en prenant leur défense. »

Après l’appel de d’Ávila, le jour de la fête des Mères 2019, le journaliste américain se plonge dans l’avalanche de documents qui se téléchargent. Il reste sans voix : « Je me suis senti trahi. » La collusion entre Moro et les procureurs fédéraux pour nuire à Lula et au PT dépasse ce que les critiques les plus féroces imaginaient. Encore plus explosif, les documents montrent que Sergio Moro a participé au montage des dossiers qu’il a lui-même jugés ! À un moment, Moro propose même à Dallagnol, le procureur de l’affaire, de le mettre en contact avec un individu en possession d’informations prétendument compromettantes sur l’un des fils de Lula. Dans des messages envoyés au moment du procès de Lula, Dallagnol exprime à Moro son inquiétude, tant son dossier est léger. Il écrit à ses confrères : « Ils vont dire que nos accusations se fondent sur des articles de journaux et des preuves fragiles. » Quand Dallagnol dépeint Lula comme le cerveau d’un réseau de corruption, la presse étrille son argumentation. Moro lui envoie un message rassurant : « Les attaques à votre endroit sont disproportionnées. ­Restez ferme. » En juin 2017, le juge Moro condamne Lula à neuf ans et six mois de prison.

Une fois que Glenn Greenwald et ses collègues ont acquis une bonne compréhension des documents, Intercept décide de publier une première série d’articles le 11 juin. Mais six jours plus tôt, le 5 juin, la rédaction subit un violent contretemps : Sergio Moro annonce publiquement qu’il vient d’être piraté. Son téléphone a reçu des SMS de Telegram indiquant qu’un appareil indésirable a accédé à son compte. Le désormais ministre de la Justice et de la Sécurité publique prétend que les intrus n’ont extrait aucun contenu, mais la nouvelle déclenche une tempête médiatique. Dans la foulée, une nuée de célébrités et de figures politiques révèlent qu’elles ont subi le même sort.

Glenn Greenwald est sous le choc. Il comprend que la course effrénée de son hacker est terminée et l’appelle aussitôt pour lui demander s’il a piraté le compte de Moro. Dans ce cas, Intercept risque de passer pour complice. L’homme dément catégoriquement. « Il a même fait semblant de paraître vexé que je puisse le croire capable d’un acte aussi stupide », se souvient le ­journaliste.

« Pas la peine de vous protéger du soleil avec une passoire ! »

Le 7 juin, vers 20 heures, le hacker contacte Greenwald pour lui demander conseil au sujet des multiples comptes Telegram auxquels il a toujours accès. « Dès que vous aurez publié les articles, s’inquiète le pirate, tout le monde va supprimer ses historiques, ses comptes, alors on voudrait savoir… on en fait quoi ? » En gros, il propose à Greenwald de récupérer toutes les données des comptes piratés avant que les victimes ne les suppriment. « Je suis mal placé pour vous conseiller, répond Greenwald, qui se retrouve dans une position délicate. Il est évident que je dois faire attention à ce que je dis. » Le journaliste ajoute un propos ambigu : « Il est ­certain que nous allons être accusés d’avoir participé au piratage. » Puis il explique ­qu’Intercept conserve les données dans un lieu « très sécurisé » à l’étranger. « Je pense que vous n’avez aucune raison de garder quoi que ce soit, si ? » Greenwald lui fait ainsi comprendre que la décision lui revient. « ­D’accord, parfait », répond la source, avant de le remercier. « Si vous avez le moindre doute, appelez-moi, OK ? », termine Greenwald, d’après un enregistrement audio de l’échange que la police a découvert par la suite sur l’ordinateur de Walter Delgatti.

Intercept Brasil publie la bombe le 9 juin 2019, deux jours avant l’échéance prévue (selon Greenwald, ce changement n’a pas de rapport avec les allégations de piratage de Moro). Le site explique qu’il s’est fondé sur une kyrielle de données inédites : messages privés, enregistrements audio, images et documents judiciaires. Pour se distancier du hacking présumé de Moro, Intercept ajoute qu’il a tout reçu plusieurs semaines auparavant.

Le soir même, la task force Lava Jato condamne l’« action criminelle » des hackers et suggère que ces violations mettent en danger la sécurité des personnalités visées et de leurs familles. Sergio Moro assure que les messages ne révèlent aucune « anomalie » dans son comportement. Il émet aussi des doutes sur la provenance des documents. Aucune des personnes mises en cause ne reconnaît leur authenticité. ­Pourtant, l’affaire fait grand bruit. La légitimité de l’opération Lava Jato est remise en question. Tandis qu’Intercept Brasil poursuit ses publications, Greenwald coupe toute communication avec sa source.

Le Brésil mesure peu à peu les conséquences de ces révélations. ­Forcément, le gouvernement et les médias se lancent dans des spéculations frénétiques sur l’origine des fuites. Pourtant, Walter Delgatti ne fait rien pour couvrir ses traces et poursuit son œuvre. Il est capable de rester des heures devant son écran pour surveiller les multiples comptes piratés simultanément. Il a créé un système permettant de suivre plus de cent comptes en temps réel. À l’époque, précise-t-il, il lui arrive de rester éveillé quarante-huit heures d’affilée. Delgatti s’amuse même à narguer ses célèbres victimes sur Twitter. En réaction à un tweet de Deltan Dallagnol, il affirme avoir des preuves que les révélations sur Lava Jato sont authentiques, citant les dates et les heures de messages sur le téléphone de Dallagnol trois jours avant son piratage. Et le 7 juin, il tweete à Moro : « Chaque jour qui passe, votre ligne de défense est un peu plus ridicule. La maison s’est écroulée, alors pas la peine de vous protéger du soleil avec une passoire ! Ça ne servira à rien. »

Delgatti dénigre aussi Bolsonaro sur les réseaux sociaux. Il tweete de son compte personnel avec, sur son profil, un visage souriant affublé de lunettes de soleil : un comportement tellement audacieux que personne ne veut y croire. Le 21 juin, juste après minuit, Delgatti pirate le compte ­Telegram de Joice Hasselmann, une proche du président, leader du parti d’extrême droite de Bolsonaro à la chambre des ­députés. Le lendemain, Hasselmann poste une vidéo sur les réseaux sociaux, affirmant que son portable a été infiltré. Sans se démonter, Delgatti hacke le compte d’un membre clé du cabinet de Bolsonaro, l’économiste en vue Paulo Guedes. Ce sera son dernier coup d’éclat.

« Merde, ça sent le soufre »

Le matin du 23 juillet, à Araraquara, ­Ariovaldo Moreira, l’ancien avocat de ­Delgatti, se réveille d’humeur morose. Il s’est récemment séparé de sa femme et son travail est devenu monotone. Après ses étirements du matin, il se jette à genoux pour prier : « Aidez-moi, Vierge Marie ! J’ai besoin de changement. De renouveau dans ma vie. »

Il s’avère qu’un profond bouleversement s’apprête à déferler sur Araraquara le matin même, sous la forme d’une descente savamment orchestrée par la police fédérale et intitulée opération « Intrusion ». Le cordon de police court sur plusieurs rues, vision inédite dans cette ville paisible. À 8 heures, des agents pénètrent chez la grand-mère de ­Delgatti, mais ne trouvent pas leur homme. Peu après, la police s’engouffre dans son appartement à Ribeirão Preto, la ville où il suit des cours de droit, et le découvre endormi. Delgatti est resté éveillé les deux derniers jours, pour suivre ses comptes ­Telegram. Puis il a pris des ­somnifères et s’est couché vers 3 heures du matin. D’après son témoignage, il se réveille avec un pistolet pointé sur le visage. Quand le chef du commando lui demande s’il sait pourquoi ils sont là, Delgatti répond : « À cause du ministre Sergio Moro. » Il ajoute : « Je vous attendais. »

Les autres personnes qui reçoivent la visite de la police ce matin-là sont moins bien préparées. À São Paulo, son vieil ami Gustavo Santos est réveillé par un ping d’alerte sur son portable. Il a mis en place un réseau de caméras et de capteurs dans la maison vide qu’il a conservée à ­Araraquara. Les appareils envoient des alertes sur son téléphone dès qu’ils détectent un mouvement. Parfois, ils sont activés par des chats ou des insectes. Cette fois, le ping est déclenché par une descente de la police, mais Santos ne perçoit pas le danger – « j’étais totalement KO à cause des somnifères » – et se rendort.

À 8 heures, l’interphone bourdonne. Il se lève péniblement pour répondre. « ­Gustavo, grésille une voix, j’ai un pli pour vous. Vous devez signer. » Santos ne reconnaît pas la voix du gardien. « Mec, signe pour moi », réplique-t-il.Mais en raccrochant, il se dit : « Merde, ça sent le soufre. » Santos se précipite à la fenêtre. Plusieurs silhouettes vêtues de noir s’approchent de l’immeuble. Maintenant parfaitement réveillé, il court dans l’appartement pour récupérer des documents, les déchirer et les jeter dans les toilettes, espérant se débarrasser de preuves potentiellement ­compromettantes. Car Gustavo Santos est très impliqué dans des échanges de cryptomonnaie. Puis, se rappelant les 100 000 réaux brésiliens qu’il garde (environ 25 000 dollars), Santos se rue dans la chambre où sa petite amie, S­uelen Oliveira, dort encore. « Su, murmure ­Santos. Tu dois cacher ça pour moi, la police est là ! » Confuse, elle cligne des yeux. « Elle ne comprenait rien à la situation », se rappelle Santos.

La sonnette retentit. Un puissant coup est frappé à la porte. Puis le battant s’ouvre à la volée. Santos s’avance vers les policiers et les arrête en levant une main. Du haut de ses 1,90 mètre et 150 kilos, avec ses cheveux ras et ses tatouages sur le cou et les mains, il en impose. « Attendez, vous ne pouvez pas entrer sans mandat ! lance-t-il.

— Jeune homme, du calme, rétorque le chef. Nous sommes des agents fédéraux. Et oui, nous avons un mandat. »

Santos se fige. La police lui plaque le visage contre le mur, raconte-t-il. Après lui avoir lu ses droits, un enquêteur lui pose une question qui n’a aucun sens pour lui : « C’est vous, le hacker ?

— Vous vous trompez de personne ! », crie sa petite amie, qui vient de se lever.

La police fouille l’appartement et découvre les 100 000 réaux. Puis le chef des agents fédéraux demande au couple de prendre des vêtements de rechange : ils partent pour ­Brasilia, la capitale, à plus de 900 kilomètres. À ­l’aéroport, ils embarquent sur un jet de l’Air Force et pas sur un vol commercial. « C’est quoi, ce bordel ? », s’interroge Santos. Dans l’avion, la police menotte ses mains à ses chevilles puis on lui enroule une chaîne autour de la taille. « On nous a traités comme des meurtriers », déplore sa petite amie.

Le jet atterrit une heure plus tard à Ribeirão Preto. Le couple est autorisé à quitter l’avion pour utiliser les toilettes. Dans le hangar de l’aéroport, ils repèrent Walter Delgatti entre deux officiers fédéraux, en costume-cravate. « C’est là que j’ai compris », commente Gustavo Santos. À savoir que Delgatti l’avait entraîné dans le plus gros merdier de son existence. « Qu’il ne s’approche pas de nous, ou ça va chauffer ! », crache Suelen à la police. Quand Santos croise le regard de son ancien ami, ce dernier sourit. Il reconnaît le fameux sourire étrange que Delgatti affichait des années auparavant, quand il était DJ à une soirée. Son premier souvenir de Delgatti. Santos repère aussi Danilo Marques, arrêté à Araraquara en plein milieu d’un cours d’électricité.

L’avocat en bermuda

Après avoir fait ses étirements et être tombé à genoux pour prier la Sainte Vierge, Ariovaldo Moreira se rend à son centre de gym à Araraquara, puis à son bureau. Il porte un bermuda – sa tenue habituelle lorsqu’il n’attend pas de clients. À 10 heures, l’avocat reçoit un appel de la mère de Santos : « Ari, la maison est pleine de policiers ! » Ils fouillent son domicile et celui de Santos tout proche. « Ce n’est sûrement rien, la rassure Moreira. Santos s’attire tout le temps des ennuis. »

Mais peu après, la sœur de Gustavo l’avertit que Santos a été arrêté à São Paulo. Moreira lui rappelle que la police a besoin d’un mandat de perquisition. Et il se replonge dans son travail. Un peu plus tard, la photo d’un mandat apparaît sur son fil WhatsApp. Avec un soupir, il commence à le lire. Ses yeux s’arrêtent sur un nom : Sergio Moro. Surpris, il poursuit : d’après le mandat, Santos est recherché pour son implication dans le piratage du téléphone de Moro. Cela a un lien avec les fuites sur l’opération Lava Jato, comprend l’avocat. « C’est Gustavo, le responsable ? », ­s’étonne-t-il. Pas possible. Et pourtant, c’est écrit noir sur blanc. Moreira court trouver son fils, lui aussi avocat, qui travaille dans la pièce adjacente. « Hourra ! crie-t-il. La fête va bientôt commencer ! » Moreira se rue vers l’ascenseur, toujours en bermuda, son fils sur ses talons. « Que se passe-t-il ? interroge ce dernier.

— Allume la télé, tu vas bientôt m’y voir ! », lance Moreira en s’engouffrant dans la cabine.

Il rentre chez lui, boucle ses valises, et réserve le premier vol pour Brasilia.

176 ­intrusions réussies

Le soir des arrestations, Luis Flavio ­Zampronha de Oliveira, le chef de la police fédérale en charge de l’opération ­« Intrusion », s’assoit enfin face à son principal suspect. Mais après des semaines de traque, la confrontation s’avère presque décevante. Walter Delgatti reconnaît son implication pratiquement tout de suite. Il affirme avoir agi seul et explique que tout a commencé avec Marcel Zanin Bombardi, le procureur qui l’a envoyé en prison. Il avoue s’être introduit dans le compte ­Telegram de ­Sergio Moro. Et celui de Manuela d’Ávila – dont il a trouvé le numéro dans les contacts de l’ex-présidente destituée Dilma Rousseff. Walter Delgatti prétend également avoir piraté le Telegram de Lula, mais n’en avoir gardé aucune trace. Le week-end suivant, Telegram trouve une parade à la faille exploitée par le hacker – qui n’exposait pas seulement les utilisateurs brésiliens, mais tous les utilisateurs de l’application dans le monde.

Quand les fédéraux passent en revue les 7 téraoctets d’informations stockées sur les appareils confisqués pendant leur descente, ils récupèrent les enregistrements de 6 508 appels téléphoniques émanant de 1 330 numéros différents, soit 176 ­intrusions réussies. Ils découvrent aussi que des sommes d’argent douteuses ont circulé parmi les suspects les mois précédents. Mais ils n’ont pas de vision claire de leurs motivations. Certains échanges de SMS suggèrent une embellie financière. En avril 2019, par exemple, à peu près à l’époque où Walter Delgatti accède au compte du procureur Dallagnol, il écrit à Danilo Marques : « La tempête est passée » et « À nous la fortune ! » Gustavo Santos reste évasif au sujet de ses sources de revenus et du commerce de cryptomonnaie, au point que les procureurs se demandent si les pirates ­présumés n’ont pas été payés en cryptomonnaie.

Finalement, ils ne trouvent aucune preuve que Delgatti a retiré un quelconque bénéfice de ses opérations de hacking. ­Seulement que les intéressés sont impliqués, chacun de leur côté, dans des fraudes et des délits mineurs depuis des années. Pour tous, la motivation profonde de ­Delgatti demeure mystérieuse. Zampronha, le chef de la police fédérale, n’a jamais obtenu de réponse probante de sa part. 

 « Tu as vu ce que j’ai fait ? »

Ariovaldo Moreira voit Walter Delgatti pour la première fois lors de l’audience préliminaire. ­L’avocat patiente en salle d’attente avec Santos et Suelen Oliveira – tous deux menottés et entourés de policiers armés – quand Delgatti apparaît, en costume. « Salut Ari, ça gaze ? », lance-t-il. Avant de fondre en larmes : « Tu as vu ce que j’ai fait ? »

Delgatti est accusé d’être le meneur du groupe. Santos, Marques et Oliveira sont suspectés d’être ses complices : certaines infiltrations émanent de leurs adresses IP personnelles. Tous sont soupçonnés par la justice d’être membres d’un réseau de crime organisé. Le 19 septembre débute la deuxième phase de l’opération ­Intrusion. Le programmeur free-lance Thiago ­Eliezer est arrêté à Brasilia, Luiz Molição, l’étudiant, dans la périphérie de Ribeirão Preto. Eliezer est accusé d’avoir développé des techniques à des fins délictueuses, et Molição d’avoir aidé Delgatti à compiler les documents, à communiquer avec Glenn Greenwald et à pirater le compte de Joice Hasselmann. Pour sa défense, ­Molição affirme que Delgatti l’a manipulé et forcé. Il le décrit comme un « sociopathe narcissique ».

Greenwald est lui accusé d’avoir « encouragé et dirigé le groupe pendant la période des piratages ». La preuve de son implication, d’après les procureurs, est sa réponse prudente quand sa source l’a appelé pour lui demander conseil. Mais en août, la Cour suprême du Brésil interdit les poursuites contre Greenwald, au nom de la ­Constitution, qui protège la liberté de la presse. De son côté, la police conclut que le journaliste n’a pas participé aux crimes ­présumés. Mais les procureurs veulent à tout prix l’incriminer et font appel de la décision de la Cour suprême. Le président Bolsonaro déclare dans une interview : « Il fera peut-être de la prison ici, au Brésil. »

 Glenn Greenwald et sa famille sont surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis la révélation des documents. ­Pendant ce temps, Intercept continue à publier les documents du hacker – plus de cent articles. Le 29 octobre, Greenwald démissionne du journal à la suite d’un désaccord avec ses rédacteurs en chef américains – ce qui ne l’empêche pas de renouveler son estime pour Intercept.

Lula libéré et remis en selle 

Le 8 novembre 2019, Lula est libéré, comme Walter Delgatti l’avait prédit. Afin d’établir son innocence, l’ancien président demande l’accès à tous les échanges entre Sergio Moro et les procureurs de l’opération Lava Jato. En mars 2021, le ­Tribunal suprême fédéral annule toutes ses condamnations en justice. Lula retrouve ses droits politiques, après cinq cent quatre-vingts jours en prison. « C’est la reconnaissance que nous avons toujours eu raison dans cette longue bataille juridique », proclame-t-il. Malgré ses 75 ans, il pourrait défier Bolsonaro lors du prochain scrutin présidentiel, l’année prochaine. Douce ­vengeance… 

Quant à Sergio Moro, il a perdu une grande partie de sa crédibilité. Contrairement à ce qu’il prétendait, il n’a pas été attaqué par des services secrets étrangers, mais par de petits magouilleurs de rue. Après les révélations, le ministre a fait profil bas et, en avril 2020, il démissionne, à cause de divergences de vue avec Bolsonaro. Depuis, Moro a accusé le président de plusieurs crimes. Mais il prétend que, depuis le piratage de son compte, il supprime régulièrement ses SMS, de sorte qu’il n’a pas conservé les échanges avec ­Bolsonaro qui auraient constitué des preuves concrètes. C’est la seule fois où il reconnaît indirectement l’authenticité des messages interceptés. Il a refusé tout commentaire pour cet article.

En réponse à mes questions écrites, ­le procureur Dallagnol affirme toujours que les informations publiées par Intercept ne montrent « aucune activité illicite » ni « aucun crime » des autorités. D’autre part, il accuse le site d’être de parti pris, et ses employés de mener des « attaques terroristes personnelles sur les réseaux sociaux ». Avant d’ajouter : « C’est du militantisme, pas du journalisme. » Il se dit révolté par cette affaire : « Lava Jato est la plus grande opération anticorruption de l’histoire du Brésil. Cent fois plus importante que le Watergate ! Ce dont nous ne devrions pas être fiers, car cela prouve à quel point notre société est gangrenée. Leurs investigations ont provoqué un séisme qui a ébranlé la structure systémique de la corruption. »

Au Brésil, beaucoup doutent toujours qu’un petit arnaqueur d’Araraquara puisse être responsable de la plus grande affaire de fuites de l’histoire du pays. Diverses théories du complot circulent : les hackers sont à la solde des communistes, du parti de Lula ou de riches financiers. Certains avancent que le surnom de Walter ­Delgatti – « Rouge » – prouve sa collusion avec l’extrême gauche. Aux dires d’Eliezer, qui me répond par écrit via son avocat, Delgatti est persuadé qu’ils ne croupiront pas longtemps derrière les barreaux, grâce à une tia – une tante. Il ferait allusion à un mentor puissant : « Il m’a souvent parlé d’une tia qui allait nous aider. »

Walter Delgatti nie avoir tenu de tels propos. Les mois passent, et alors que plusieurs suspects sont remis en liberté dans l’attente de leur procès, Delgatti croupit dans son cachot. Il est détenu toute une année au bloc F du complexe pénitentiaire de Papuda à Brasilia, alors ravagé par le Covid‑19. Plus de 1 000 détenus ont contracté la maladie. Pendant plusieurs mois, il est très compliqué pour Moreira, qui le représente à nouveau, de parler à son vieil ami et client. En mai et juin, l’avocat réussit enfin à lui transmettre mes questions. Dans ses réponses écrites, Delgatti m’explique qu’il a agi à la fois pour sauver le Brésil et parce qu’il a été « trompé ». Il ajoute : « Je n’ai jamais demandé d’argent à personne. Je voulais seulement que justice soit faite. » 

Depuis que l’intérêt des médias s’est tari, Delgatti est dépité par l’absence de sanctions prises contre les personnalités incriminées par les révélations. « Je devrais être libre, s’indigne-t-il. Il est évident que je pourrais aider la justice à poursuivre les crimes commis par les opérateurs de Lava Jato. » Dans ses messages affleure ce qui pourrait ressembler à un mobile : « Je ne me suis jamais senti aussi bien de toute ma vie, assure-t-il à propos des premiers articles parus sur ­Intercept. J’étais si fier de ce que j’avais accompli. Moi qui suis un type plutôt futile, j’avais l’impression d’avoir réussi une mission. »

Il paraît surtout très déçu de ne pas être adulé au Brésil comme il l’espérait. Pour le chef de l’opération Intrusion, Luis ­Zampronha, Delgatti doit être condamné. L’enquêteur le décrit comme un type narcissique et perturbé, mais tout à fait apte à être jugé, et loin d’être digne d’adoration. Un maître dans l’art de l’arnaque qui n’a rien d’un lanceur d’alerte aux nobles idéaux. « Il n’est pas Snowden », assure ­Zampronha.

« Je devrais être considéré comme un héros »

La majorité des Brésiliens approuverait cette analyse. La légende du paumé devenu cyber-redresseur de torts ne colle pas au scénario. Tout le monde se demande s’il n’est pas juste un affabulateur pathologique. Le 17 octobre 2020, Delgatti a été libéré de prison, dans l’attente de son procès à ­Araraquara. Il porte un bracelet électronique à la cheville. Il se met à donner des interviews, notamment à CNN, jusqu’à ce que la justice le menace d’un retour en détention. Selon le Jornal do Brasil, il a expliqué au juge n’avoir « aucun regret » : « J’ai réalisé quelque chose d’important pour mon pays. » Il a même « la conscience ­tranquille […], pas comme les procureurs et Moro » qui « ont fait quelque chose de très mal ».

Peu après sa remise en liberté, je réussis à lui parler de vive voix. Très ému, il proteste : « Je devrais être considéré comme un héros au lieu d’être traité en criminel. » Il devient évasif quand je soulève un point évoqué dans l’un de ses messages : il n’aurait donné à Greenwald qu’une partie des documents piratés. « Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg », concluait-il. Quand je lui demande quelle est l’ampleur des données encore en sa possession et ce qu’il compte en faire, il ricane et me dit qu’il a tout intérêt à ne pas répondre : « Je risque ma liberté individuelle. »

Peut-être ne possède-t-il aucune autre information. Mais il se pourrait aussi qu’il détienne une bombe à retardement qui pourrait lui apporter l’adulation dont il rêve. À moins qu’elle ne laisse dans son sillage un simple écran de fumée. ◊

© Wired, 2020, traduction Carole Delporte

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

Barbara Stiegler « Chacun peut résister là où il se trouve »

Elle a grandi dans les années 1970, au milieu de militants qui voulaient changer le monde. Elle a 7 ans quand son père, Bernard Stiegler, incarcéré pour braquage, découvre la philosophie. Devenue philosophe à son tour, Barbara Stiegler soutient les Gilets jaunes et questionne le néolibéralisme. 

Propos recueillis par Ève Charrin 

Illustration Jules Julien

Quelques étudiants discutent sur la pelouse. On s’installe au soleil en ce printemps 2021, sur un banc brinquebalant du campus de l’université Bordeaux-Montaigne, dont Barbara Stiegler dit qu’elle est sa « maison ». Chignon lâche, débit rapide et précis, la philosophe fait défiler sur son portable les photos prises quand elle manifestait avec les « gilets jaunes » à l’automne 2018. À 50 ans, l’intellectuelle a opéré la jonction entre philosophie et militantisme. Son essai polémique De la démocratie en Pandémie (éd. Tracts Gallimard, 2021), s’est déjà vendu à plus de 75 000 exemplaires. Un réquisitoire dans lequel elle accuse le gouvernement de « s’engouffrer dans les brèches » ouvertes par la crise sanitaire pour réduire les libertés. À l’université, la professeure de philo refuse d’enseigner derrière un écran et s’est battue pour la réouverture d’un amphi – dans le respect du droit. Elle estime que ses étudiants ont besoin d’« un vrai lieu », que c’est au contact les uns des autres qu’on apprend à penser, et non dans un « espace numérique de travail ». L’amphi lui a été accordé, les deux tiers des sièges condamnés, parsemés de flacons de gel hydroalcoolique. La fille du philosophe Bernard Stiegler interroge comme lui les mutations numériques, révèle le rapport entre les cours en visio et les idées néolibérales. Son père a mis fin à ses jours en août 2020. De cela, la fille aînée n’a nulle envie de parler. Mais elle évoque volontiers les souvenirs d’une enfance atypique. Avant de diriger les programmes de recherches au Collège international de philosophie, Bernard Stiegler avait vécu de boulots divers puis passé cinq ans en prison, pour braquage. De sa petite enfance, Barbara Stiegler se rappelle les conversations animées des adultes sur la politique et la philosophie, la vie dans une ferme, une réserve de rêveries pour une femme qui construit son œuvre sur le vivant et le soin, dans un souci constant d’émancipation.

« Ceci n’est pas une pandémie », écrivez-vous. Alors, qu’est-ce que c’est ?

Barbara Stiegler : Comme l’écrit la revue scientifique britannique The Lancet, le mot « pandémie » est trompeur. Il suggère que nous serions tous, partout et à tout moment, en danger de mort face à ce virus. On sait que, dans l’immense majorité des cas, le coronavirus ne tue pas les personnes en bonne santé. Non, ce qui le rend redoutable, c’est l’environnement social et sanitaire dans lequel il se propage. Il fonctionne comme un révélateur du délabrement de nos systèmes de soin, essorés par le souci de rentabilité. Je préfère le mot « syndémie » : une épidémie complexe dont la gravité dépend de l’état de notre système de santé, de notre rapport au vieillissement, de notre système de production et de consommation, de l’augmentation des maladies chroniques, de la pollution de l’air, de notre rapport aux animaux, au vivant… Le Covid-19 prospère dans les environnements dégradés par la crise écologique. Nous ne vivons pas qu’une crise sanitaire.

Un an avant le début de cette crise, vous manifestiez avec les « gilets jaunes ». Quand avez-vous commencé à militer ? 

Une dizaine d’années plus tôt, sur ce campus de l’université Bordeaux-Montaigne. On est en 2009, sous la présidence Sarkozy, je suis maître de conférences depuis trois ans, après avoir enchaîné les postes précaires. Enfin stabilisée, j’adhère au Snesup, syndicat marqué à gauche. Je m’engage contre la réforme de l’université, apprends à organiser des assemblées générales. À l’automne 2018, devenue professeure des universités et responsable du master « Soin, éthique et santé », je m’apprête à publier le résultat d’une enquête sur le néolibéralisme. Et surviennent ces manifestations incroyables qui rassemblent des artisans, des ­aides-soignantes, des gens dont on disait jusqu’alors qu’ils ne s’intéressaient pas à la vie publique. Fascinée, je passe mes soirées devant les chaînes d’information en continu. Je me sens proche des « gilets jaunes », moi qui circule dans une diesel recalée au contrôle technique, et qui ai du mal à nous loger à Bordeaux, mes enfants et moi, avec mon salaire d’universitaire. 

Un salaire au-dessus de la moyenne des « gilets jaunes », quand même…

Beaucoup de gens ont en tête l’image des universitaires d’antan, qui gagnaient confortablement leur vie. Mais depuis une quarantaine d’années, sous l’effet des coupes budgétaires et de la hausse de l’immobilier dans les métropoles, la profession s’est paupérisée. Si on parvient à devenir professeur, comme moi, à plus de 45 ans, on gagne 3 000 euros. C’est peu pour vivre en ville, surtout si l’on n’a qu’un salaire et plusieurs enfants à charge. 

Mais le revenu médian en France, c’est un peu moins de 1 800 euros…

Vous savez, dans les cortèges de « gilets jaunes », il y a des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté, mais aussi beaucoup de gens des classes moyennes qui ont du mal à boucler leurs fins de mois. Parmi les universitaires, ceux de mon âge et surtout les plus jeunes, mais aussi tous ceux qui, comme moi, n’ont pas hérité d’un patrimoine ont du mal à se loger et contractent des dettes, mais certains persistent à se voir comme des privilégiés. Il y a là un déni de réalité, une sorte de fausse conscience. À l’automne 2018, je ne suis pas dans le déni. Je suis en colère contre la salve de mesures punitives qui sont imposées aux automobilistes, comme la limitation de vitesse à 80 kilomètres/heure, parce qu’elles relèvent de l’injonction contradictoire : soyez mobiles pour aller travailler, mais n’utilisez pas votre voiture, c’est dangereux et ça pollue ! J’ai longtemps vécu à la campagne, je n’aime pas cette écologie punitive qui frappe les automobilistes éloignés des centres-villes mais épargne les avions et les porte-conteneurs. 

Que faites-vous alors ?

Dans ma voiture, j’ai un gilet jaune. J’écris dessus « Taxe les riches, ça refroidira la planète », et vais manifester le 1er décembre 2018 lors d’un déplacement à Paris. Devant l’incendie des sapins de Noël place Vendôme, je me demande ce que je suis en train de vivre [elle montre des photos sur son téléphone : on aperçoit l’éclat des flammes, la fumée, les banderoles, ndlr]. Je suis frappée par le mélange social : infirmières, plombiers, journalistes, médecins… Je parle à plein de gens, je suis émue de voir des hommes et des femmes réputés apathiques s’emparer de l’espace public, construire des agoras. De retour à Bordeaux, je rejoins les cortèges du samedi. Le préfet de la Gironde, Didier Lallement, mène une répression hyperviolente. Je suis gazée à plusieurs reprises, j’ai peur d’être blessée. Je mens à mes enfants, je ne leur dis pas que je vais manifester. Je ne le confie qu’à quelques amis proches. 

Pourquoi vous cacher ? 

En janvier 2019, je publie chez Gallimard « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique, un essai philosophique sur le néolibéralisme. Et je ne vois pas comment assumer le statut d’auteure Gallimard en gilet jaune ! Des journalistes m’interrogent sur mon livre et me demandent ce que je pense du mouvement social en cours. Je réponds que je le trouve légitime… sans dire que j’enfile mon gilet jaune. 

Puis vous révélez votre engagement.

Début décembre 2019, Emmanuel Laurentin, producteur sur France Culture, m’invite à parler de la réforme des retraites, qui suscite beaucoup de manifestations. Je m’apprête à refuser, mais sur le campus, un ami très cher me convainc : dans la logique néo­libérale, la retraite est un archaïsme. Or c’est un temps essentiel, retiré de la compétition, pour prendre soin de soi et des autres. L’hôpital, l’université, l’école ont besoin, eux aussi, d’être soustraits à la compétition. Dès lors, je bascule. À la radio, j’assume ma position. À la fac, j’organise un petit collectif de lutte avec quelques collègues. J’arpente Bordeaux pour rencontrer d’autres collectifs d’universitaires, d’étudiants, de soignants, de gens de la culture… Des liens se nouent. Je le raconte dans Du cap aux grèves (éd. Verdier, 2020). On organise des manifestations pour alerter sur la situation des étudiants. On défend les formations en sciences humaines menacées par les coupes budgétaires. On fait circuler des pétitions, on contacte les médias, on interpelle les responsables locaux. Sans ces collectifs, je ne survivrais pas ! Chercher à lutter à l’échelle mondiale contre le grand capital, c’est paralysant. J’ai mis longtemps à comprendre que chacun peut résister là où il se trouve. 

Concrètement, comment agir ? 

Déjà, en n’agissant pas contre ses propres convictions. Par exemple, j’estime que les cours en visio sont des cours « congelés », pas de vrais cours. Alors dès le début de la crise sanitaire, j’explore d’autres pistes. Lors du premier confinement, je rédige mes cours comme de petits manuels, j’échange avec mes étudiants par e-mail et par téléphone. En juin, les restaurants et les cafés rouvrent, pas les universités, alors j’organise des sessions avec mes étudiants dans un restaurant marocain proche du campus. On avait besoin de se retrouver. Deuxième confinement, les universités ouvrent puis referment… mais pas complètement. Je fais venir les étudiants à la fac par groupes de deux ou trois, dans le cadre du « soutien ». Un décret le permet – dans un État de droit, il faut toujours s’appuyer sur le droit, c’est un outil de combat. En février, je récupère un amphi, que nous occupons au tiers de sa capacité. Une victoire ! Un conseil : ne pas rester seul, toujours lutter à plusieurs. Une petite dizaine d’amis-alliés suffisent.

En quoi les cours en visio posent-ils problème ? 

L’enseignant parle à une machine, chacun reste seul. C’est la vision néolibérale de l’éducation : chaque famille, en compétition avec toutes les autres, pousse ses enfants à accumuler le plus de « capital humain » monnayable sur le marché du travail. Un cours à l’université, ce n’est pas un contenu qu’on déroule, c’est un collectif de travail. Sur le visage de mes étudiants, je lis leurs réactions : intérêt, incompréhension, ennui, surprise… Ça permet d’ajuster le propos, de penser mieux. Des liens se créent entre les étudiants parce qu’ils partagent une expérience intellectuelle. Dans cette atmosphère amicale, ils n’ont pas peur d’élever des objections, de sorte que je peaufine encore mon argumentation. Un bon cours est celui dont tout le monde sort changé, avec de nouvelles idées, y ­compris ­l’enseignant. Dans le cadre du master « Soin, éthique et santé », j’apprends plein de choses de mes étudiants, qu’ils soient médecins ou infirmiers. Eux pensent leur expérience quotidienne, parfois éprouvante. Moi, je saisis mieux, grâce à eux, ce qui se joue à l’hôpital et dans l’ensemble des institutions de santé.

Qu’est-ce qui s’y joue ?

Par exemple, la suppression des lits, qui continue malgré la crise sanitaire. L’objectif, c’est de « faire du flux », facturer le maximum d’actes médicaux à haute valeur ajoutée. Parallèlement, on réduit les moyens attribués aux soins de base et à la recherche fondamentale. Sous pression, les soignants ont de moins en moins le temps d’un dialogue ou d’un geste humain avec les patients. Alors que le gouvernement, selon sa ligne néolibérale, injecte des milliards d’euros dans de grandes entreprises qui n’ont pas besoin de cet argent et qui licencient. 

D’où vient votre passion pour la politique ? 

De l’enfance. Je suis née en banlieue parisienne, à Sarcelles, ville nouvelle utopique marquée par le brassage social. Mon père venait d’une famille modeste d’employés et d’ouvriers. Ma mère était la fille de rapatriés d’Algérie, modestes eux aussi. Mes parents se sont rencontrés à Sarcelles, très jeunes. Mon père tractait pour Lutte ouvrière, ses frères étaient au Parti communiste. Ensuite mon père a lui aussi adhéré au PCF, puis l’a quitté. L’un de mes oncles était responsable de la bibliothèque municipale et jouait un rôle actif dans la vie politique locale. Quand mes parents avaient 20 ans, ils n’avaient ni argent ni statut social et ils devaient s’occuper de moi, alors âgée de 1 an. Ils sont partis dans le village de mes grands-parents maternels dans le Lot-et-Garonne. Ils ont loué une petite ferme où ils recevaient beaucoup. Dans la famille, on parlait politique. Mes parents, mes oncles et leurs amis discutaient jusque tard dans la nuit, en fumant, en buvant, c’était véhément… Je n’y comprenais pas grand-chose, mais j’aimais ces échanges pleins de vie et de passion. Jusqu’à 6 ans, j’allais très peu à l’école, je vivais entourée d’adultes qui discutaient d’enjeux qui me paraissaient immenses. Et j’étais au contact permanent d’une nature vivante qui ouvrait elle aussi autour de moi de vastes horizons, que je ressentais comme cosmiques. À la ferme, je cohabitais avec des chèvres, des cochons, des poules, des chiens, même un singe. À deux pas de ma maison, je m’étais approprié une petite colline sauvage, un petit monde miniature. Je garde de tout cela un souvenir merveilleux, celui d’un petit paradis perdu. Puis mes parents se sont installés à Toulouse, où ils ont ouvert un restaurant. Ensuite, ils se sont séparés. Ma mère nous a emmenés, mon frère et moi, vivre en banlieue parisienne, à Gif-sur-Yvette, où nous découvrions soudain le confort moderne, avec un poste de télévision. À 8 ou 9 ans, je regardais des émissions politiques comme Droit de réponse ou L’Heure de vérité. Ça m’intéressait beaucoup, même si les hommes politiques me paraissaient tous ­catastrophiques… En 1983, j’avais 12 ans quand le gouvernement socialiste a opéré le « tournant de la rigueur » [en faveur de la construction européenne, au détriment des politiques sociales, ndlr]. Moi, je n’étais pas d’accord ! 

Vous êtes philosophe comme Bernard Stiegler, votre père. Comment avez-vous choisi cette voie ? 

Enfant, je m’intéressais à la biologie. À la fin des années 1970, le nouveau compagnon de ma mère, chercheur au CNRS, étudie la photosynthèse, et moi, écolière, je veux être « chercheuse en sciences naturelles » [sourire]. Je dessine des schémas sur la reproduction des fougères, je cueille des champignons, je me fais offrir un microscope. Déjà, j’aime enseigner… à mon petit frère ! Mais au collège, je suis très déçue par l’apprentissage des sciences, une vraie souffrance. 

Quand vous avez 7 ans, votre père est incarcéré. 

Jusqu’à mes 12 ans, il est en prison dans le Sud-Ouest. Mon frère et moi le voyons rarement, c’est loin et les visites sont contingentées. Mais nous lui écrivons chaque semaine. Lui aussi nous écrit beaucoup. C’est en prison que mon père se tourne vers la philosophie [il entretient une correspondance avec Jacques Derrida, son directeur de thèse, ndlr]. Après sa libération, il se remarie avec une philosophe. Leurs discussions me paraissent passionnantes mais énigmatiques. Au collège, je sèche les cours, j’ai de mauvaises notes, je m’ennuie. Je me sens enfermée dans le présent, alors je me plonge dans le xixe siècle et le tout début du xxe siècle. Adolescente, j’ai besoin d’inactualité, je lis Proust et me prends de passion pour le cinéma de Visconti. Tous racontent une modernité qui ne va pas bien, ça fait écho en moi. J’écris de la poésie, les études de lettres me tentent, mais je trouve que les cours de français consistent plus à commenter qu’à créer. Après le bac, j’entre au lycée Balzac, à Paris, dans une petite prépa littéraire, une hypokhâgne mal cotée où je découvre de la part des enseignants une exigence intellectuelle extraordinairement stimulante. Ça me passionne, j’ai d’excellents résultats. L’année suivante, j’entre en khâgne au lycée Henri-IV, où je rencontre un professeur de philosophie marquant, Pierre Jacerme. Là, je me dis : la philosophie, finalement, c’est pour moi. Ça me rouvre ces horizons immenses qui ont tant marqué ma petite enfance. Non seulement dans l’espace mais dans le temps, parce qu’en philosophie on retrace l’histoire des concepts, on en fait la généalogie. Je découvre Nietzsche, cet extraordinaire clinicien de la modernité en crise. Et Marx, bien sûr. Je leur consacre mon mémoire de maîtrise, parce que les auteurs du passé aident à résister. C’est décalé d’écrire sur Nietzsche, Marx et le capitalisme dans les années 1990, quand tout le monde croit à la « fin de l’histoire », et c’est pour cela précisément que je choisis de les lire, pour leur inactualité.

Vous écrivez sur le néolibéralisme. Comment vous êtes-vous intéressée à ce sujet très actuel ? 

Ça remonte à mon entrée dans la lutte politique, en 2009. À l’époque, les enseignants-chercheurs protestent contre la loi sur la réforme de l’université, qui rend les présidents d’université « autonomes », l’œil rivé sur les classements internationaux et les dépenses. Comme, parallèlement, l’État réduit les moyens, cette fausse autonomie les conduit à économiser sur tout, tandis que les chercheurs passent la moitié de leur temps à chercher des financements pour leurs projets. Pour la première fois de ma vie, je m’implique complètement dans un mouvement social. Dans les assemblées générales, j’entends des slogans contre le néolibéralisme. Au même moment, magistrats, avocats, médecins hospitaliers font grève et descendent dans la rue contre des réformes. Jusqu’alors, je crois, comme ­beaucoup de gens, que la ligne néolibérale consiste à « laisser faire ». Mais dès lors, je me pose la question : c’est quoi, ce gouvernement dit néolibéral qui passe son temps à nous dicter ce qu’on doit faire à l’université, à l’hôpital, dans les tribunaux ? Qu’est-ce au juste que le néolibéralisme ? Je me lance dans une sorte d’enquête policière.

Que découvrez-vous ?

L’œuvre d’un intellectuel américain un peu oublié, Walter Lippmann, mort au début des années 1970. Diplomate, journaliste et essayiste, il exerce une influence considérable sur le débat d’idées des années 1920 et 1930. En 1938, il est l’invité d’honneur d’un grand colloque qui se tient à Paris sur le néolibéralisme – le terme est nouveau à l’époque. Il rassemble des économistes et des philosophes en rupture par rapport aux libéraux classiques, ceux pour qui l’État devrait « laisser faire » le marché. Les néolibéraux, eux, ont connu la Grande Dépression de 1929. Pour eux, le laisser-faire est une impasse. Avec Lippmann, ils défendent le retour invasif de l’État dans toutes les sphères de la vie sociale – le droit, la protection sociale, l’éducation – pour assurer le fonctionnement optimal du marché, ce que le projet de traité constitutionnel européen appellera la concurrence libre et non faussée. Ce retour néolibéral de l’État, redéfini comme architecte du marché, Michel Foucault l’a montré dès les années 1970 dans ses cours au Collège de France. Mais il est mort en 1984. Moi, née en 1971, j’ai assisté au déploiement du néolibéralisme en Europe. Y compris en France, avec les réformes des retraites, du droit du travail, de la santé, de l’assurance chômage, de l’éducation… Alors j’ai eu le temps de percevoir autre chose, notamment dans le rapport à la vie, à l’évolution et au gouvernement des vivants. En lisant Walter Lippmann, je suis tombée sur Darwin.

Darwin ? Est-il d’actualité ?

Ses idées saturent notre époque. Il suffit de prêter attention aux mots : « l’évolution », dit-on, réclame des « mutations » qui doivent permettre de « survivre » et de « s’adapter » à un nouvel « environnement ». Avez-vous remarqué que nous avons tout le temps le sentiment d’être dépassés, en retard ? « Il faut s’adapter » est devenu le nouvel impératif. Pourquoi cette colonisation du champ économique, politique et social par le lexique biologique de l’évolution ? Les premiers néolibéraux ont lu Darwin. Lippmann est marqué par la théorie de l’évolution des espèces. Pour lui, l’humanité a été habituée depuis ses origines à un environnement stable, celui des communautés villageoises ou des cités-États. Du fait de cette lente évolution, l’espèce humaine se retrouve d’après lui « inadaptée » au grand marché capitaliste mondialisé, ouvert et fluctuant. Ce « retard » exige en réponse une politique ambitieuse, notamment en matière de santé et d’éducation. Puisque la population est naturellement irrationnelle et conservatrice, estime Lippmann, les autorités doivent la prendre en main. Depuis une quarantaine d’années, un peu partout dans le monde, les gouvernements néolibéraux ­– y compris quand ils sont sociaux-démocrates – imposent aux peuples des « réformes » profondes pour que chacun reste « dans la course ». Ils façonnent notre vie au nom d’une « égalité des chances » dans la compétition générale. Résultat : chacun de nous peut se montrer néolibéral sans le savoir. L’enseignant qui met en œuvre des dispositifs pour améliorer « l’agilité » de ses étudiants sur le marché du travail croit sincèrement agir en pédagogue progressiste. Mais il contribue à former de futurs salariés malléables destinés à être mis en concurrence les uns avec les autres. Dans « Il faut s’adapter », Sur un nouvel impératif politique, je prends clairement parti contre ce modèle éducatif promu par Lippmann.

Pourquoi ? 

Parce que le néolibéralisme n’est pas démocratique et c’est ce qui détermine sa conception de l’éducation. Lippmann assigne à l’humanité un cap ultime qu’il appelle « la grande société », c’est-à-dire le grand marché capitaliste mondialisé. Cet objectif très inégalitaire mériterait discussion, non ? Or Lippmann et les dirigeants néolibéraux n’admettent pas la discussion car ils prétendent connaître le sens de l’histoire. À ceux qui contestent leurs politiques, ils opposent systématiquement la « pédagogie », comme si le désaccord marquait une forme d’immaturité. Lippmann ne conçoit pas de conflit fécond, alors il veut « fabriquer le consentement » des masses par la communication politique. Il est l’inventeur de cette formule, en 1922. On entend souvent que depuis la chute de l’Union soviétique c’en serait fini des « grands récits » sur l’histoire humaine. C’est faux : le néolibéralisme offre à son tour un « grand récit », radical et autoritaire de surcroît. Comme en Union soviétique, une sorte de mise en scène vise à masquer l’écart entre récit et réalité. Je le vois à l’université. Pendant l’épidémie, la communication officielle affirmait « l’université fonctionne, tout va bien », alors que les étudiants trichaient aux examens en ligne et décrochaient de leurs cours sur Zoom. 

Donc « s’adapter », vous êtes contre ?

Non, bien sûr, mais qu’entend-on par là au juste ? Dans L’Origine des espèces, Darwin explique que la vie ne poursuit pas de but fixé par avance, mais foisonne, bifurque, invente. Les êtres vivants ne se contentent pas de s’adapter à leur environnement, ils le façonnent en fonction de leurs besoins de façon imprévisible et créative. Évoluer, c’est aussi changer le monde. C’est ce que montre le philosophe John Dewey, l’un des plus grands penseurs américains du xxe siècle. Lecteur de Darwin lui aussi, Dewey en tire des conclusions opposées à celles de Lippmann avec qui il a beaucoup débattu. Pour faire face à une situation nouvelle, il mise sur l’intelligence collective et la délibération démocratique. Il conçoit la vie comme une tension permanente entre changement et conservation. Le désir humain de stabilité ne lui apparaît pas comme un défaut à combattre. Dewey ne croit pas davantage que Darwin à un but transcendant, fixé d’avance, vers lequel il faudrait aller absolument. Les néolibéraux préfèrent ignorer cette lecture de Darwin. Pourtant, le cap qu’ils se sont fixé creuse les inégalités et détruit le vivant par la surexploitation des ressources.

Vous avez réussi Normale sup, l’agrégation, vous êtes professeure d’université. Vous êtes « adaptée » ?

Très ! Je suis une bête à concours, la compétition me réussit. Je peux me lier avec des gens de tous horizons. J’ai traversé des milieux sociaux très différents, j’ai appris à m’adapter partout. Et si ça consiste à inventer de nouvelles manières de travailler et de nouveaux liens, oui, je suis adaptée ! Mais si, comme le croient les néolibéraux, l’adaptation revient à se soumettre à un ordre imposé, au risque de la dépression ou du burn out, alors je suis rebelle. Inadaptée.

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

Les soldats du blasphème

Il y a un an, un Pakistanais blessait deux personnes à Paris devant les anciens locaux de « Charlie hebdo ». Il disait vouloir rendre justice. Dans son pays, prononcer le nom du Prophète peut valoir une condamnation à mort. C’est l’escalade. personne n’est à l’abri quand le blasphème est une arme politique. 

Par Solène Chalvon-Fioriti

Illustrations Cat O’Neil

L’affiche rose vieillie, punaisée sur un pieu de bois, indique que l’on suit la bonne route. Les inscriptions sur la bâche annoncent qu’une « conférence pour la protection du prophète » s’est tenue au village de Kotli Qazi. Un événement organisé « pour rendre hommage au geste de Zaheer Hassan Mehmood », selon les lettres calligraphiées. Un enfant du pays devenu célèbre le 25 septembre 2020 suite à l’agression au hachoir de deux personnes à Paris – il est depuis détenu dans une prison française. Les photos des leaders religieux à l’initiative de la conférence, « les martyrs de l’honneur du prophète à échelle internationale », servent d’illustration : des guides spirituels aux longues barbes et mines fâchées, couronnés de toques brodées. Zaheer Hassan Mehmood et son père figurent sur cette grande photo de famille, auréolés d’étoiles scintillantes.

Kotli Qazi, village natal du clan Mehmood, pointe au bout de la piste, derrière la mante jaune d’un champ de moutarde. La teinte ocre du village, rougie à l’heure du couchant, est la marque de la province du Pendjab : vus du ciel, les villages assemblent des cubes de terre battue, aux murs desquels sèchent de larges galettes de fumier – un futur combustible ménager. Les cheminées des briqueteries crèvent les nuages. Derrière des brouettes, des forçats, certains à peine sortis de l’adolescence, s’épuisent à pas lents.

Les perspectives économiques manquent. Génération après génération, les jeunes se rêvent ailleurs, par-delà Mandi Bahauddin, la ville la plus proche, dont le seul gisement d’emplois consiste en une usine de blaireaux de rasage. L’Europe concentre les fantasmes. Comme près d’une vingtaine d’enfants du bourg ces dernières années, Zaheer ­Hassan Mehmood s’est engagé sur la route de l’exil, en 2018. Un trajet classique Pakistan-Iran-Turquie-Europe, qu’il achève en France, où il se présente sous une fausse identité et rajeuni, afin d’obtenir les avantages liés au statut de mineur isolé. Zaheer est conseillé par ses deux frères, exilés depuis plusieurs années en France et en Italie.

« J’entre en résistance »

Le 25 septembre 2020, le jeune homme de 25 ans attaque à la feuille de boucher deux employés de la société de production télé Premières Lignes à Paris, devant les anciens locaux de Charlie hebdo. Les victimes s’en tirent, malgré des plaies importantes au visage. Selon les conclusions des enquêteurs, citées dans le procès-­verbal d’interrogatoire, la puissance d’un des coups porté à la nuque suggère une volonté de décapitation. Mais l’agresseur s’est trompé de cible ; il ignore que ­Charlie a déménagé depuis près de cinq ans. À ses yeux, ses journalistes se sont rendus coupables d’un blasphème en reproduisant des caricatures de Mahomet dans le numéro du 3 septembre. 

Au Pakistan, l’immense majorité des 220 millions d’habitants est hostile à toute représentation du prophète, même si aucune interdiction ne figure dans le Coran. La sunna, elle, s’en méfie : l’ensemble des paroles et actions de ­Mahomet, un très large corpus postérieur au livre sacré, associe les images aux idoles profanes. En formant une création parallèle à celle de Dieu, les dessinateurs, ou « faiseurs d’images », sont accusés de singer son travail. Correspondante au ­Pakistan depuis plusieurs années, je suis familière de cette susceptibilité à l’égard du prophète. Je la retrouve dans les manifestations des groupes religieux, particulièrement chez les barelvis, une mouvance sunnite axée sur le culte des saints et la vénération de Mahomet. Les musulmans au Pakistan se réclament largement de cette sensibilité religieuse d’inspiration soufie. Les pleurs, les transes, voire les danses font partie de leurs codes. Une hérésie païenne aux yeux des musulmans de l’école d’en face, les déobandis, à laquelle appartiennent les talibans. Également sunnites, ces derniers interdisent la musique et assimilent le culte des saints au polythéisme. 

Avant de passer à l’acte, Zaheer s’est expliqué par vidéo sur les réseaux sociaux. Des mots ponctués de sanglots. Un filtre de smartphone y plaque un effet ­surréaliste. « Si j’ai l’air émotif, alors il y a une raison à cela et laissez-moi la partager avec vous. Ici, en France, des caricatures du prophète ont été dessinées […]. J’entre donc en résistance aujourd’hui le 25 septembre. »

Interpellé quelques heures après son crime, l’homme a été mis en examen pour tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste, puis placé en détention provisoire. Lors de son audition du 15 décembre, il confie ses « énormes regrets » à la juge française, comme contraint au crime par la fatalité : il n’avait « pas le choix », car « ce corps, cette vie, on les sacrifie pour sauver l’honneur du prophète ».

Avec Zaheer Mehmood, pour la première fois, un « justicier du blasphème » pakistanais a frappé en dehors du pays. Dans les venelles terreuses de Kotli Qazi, son acte de « résistance » laisse un goût amer. « Au lieu d’être célébrés, nous sommes enfermés comme des animaux », regrette son grand frère Mustapha Mehmood, un quadragénaire au visage anguleux. Des policiers en civil bouclent les principales entrées du bourg. Perchés sur des motos japonaises, ils interdisent à la famille Mehmood de quitter les lieux, et aux étrangers, d’y pénétrer. On s’est présentés comme correspondants d’un média turc, nationalité très en vogue au Pakistan, notamment grâce à la série Resurrection: Ertuğrul, dit le Game of Thrones musulman, qui fait un carton. Les emportements fréquents de Recep Tayyip Erdoğan contre les tendances islamophobes en Occident suscitent la sympathie. Le ­Premier ministre pakistanais Imran Khan lui-même aime s’inspirer de la rhétorique du président turc.

Mustapha Mehmood ne blâme pas la surveillance pour autant. « Les policiers sont là pour nous protéger d’attaques extérieures. Eux-mêmes nous félicitent régulièrement du courage de mon frère. Mais les Occidentaux nous traitent de terroristes. Ils nous font passer pour des ennemis de la paix ! », s’insurge-t-il, en roulant les yeux. Ce père de famille nous fait porter un thé infusé à la cardamome. La chambre des invités est ouverte sur la rue, afin que les occupantes de la maisonnée principale se dérobent au regard des hôtes masculins. Les manches retroussées, Mustapha revient des champs. Il tient à rappeler qu’il a reçu une éducation jusqu’au terme de son lycée, comme tous ses frères. Quand on lui demande comment il va, il s’emporte : « Quelle question est-ce là ? Est-ce qu’un homme peut se plaindre alors que son frère s’est sacrifié au nom du prophète ? Est-ce qu’un homme peut se plaindre d’avoir un frère dont le cœur est plus courageux que celui d’un lion ? » Sait-il que son frère visait des journalistes de Charlie mais a raté sa cible ? « Il ne l’a pas ratée. Ce discours sert la propagande des infidèles occidentaux. »

« Ton article est plus important que la défense du prophète ? »

Les groupes religieux pakistanais ont refusé de commenter l’attaque au hachoir – qu’ils auraient glorifiée si Zaheer avait visé juste. Le téléphone de Zaheer, saisi par la police française, contenait des vidéos de Khadim Hussain Rizvi, un prêcheur aussi populaire que virulent, fondateur d’une secte soufie convertie en parti politique, le Tehreek-e-Labbaik Pakistan (TLP), dont l’unique slogan est la défense du prophète. « Nous suivons tous Khadim Hussain Rizvi, dit Mustapha. Mon frère a rêvé de cet homme saint la veille de son acte courageux. Être soufi ne veut pas dire qu’on danse dans des sanctuaires à fumer des drogues. Être soufi veut dire que nous sommes prêts à tous les sacrifices pour notre prophète. »

En Occident, le soufisme est souvent présenté comme un courant libéral de l’islam. Au Pakistan, l’interprétation rigoriste qui peut être faite du culte de Mahomet vient nuancer ce postulat. Le cœur de la doctrine, l’adoration sans limites du prophète, s’accompagne d’un corollaire funeste, en phase de radicalisation : la traque de tous ceux qui lui manqueraient de respect. 

Le téléphone de Mustapha vibre depuis le début de l’interview. Il le range dans sa poche, d’un geste sec. Ses yeux guettent la porte à double battant d’une lueur inquiète. À l’amorce de la quatrième question, elle s’ouvre sur deux hommes se présentant comme des agents du ministère de l’Intérieur, vraisemblablement des employés de l’ISI, la principale agence de renseignements pakistanaise. D’une politesse feinte, « c’est pour votre sécurité », ils nous intiment de quitter la pièce ombreuse, et nous talonnent au travers du labyrinthe de ruelles.

Aux portes du village, le binôme saisit nos papiers et passe quelques coups de fil. Le plus petit a le bas du visage boursouflé, des traits épais. L’autre est une charpente humaine, comme taillé dans le granit, ses cheveux bien peignés sous la brillantine. Leur agacement va croissant, émaillé de reproches… Mal nous en a pris de « salir intentionnellement l’image du Pakistan. On reconnaît bien là l’œuvre fourbe d’agents infiltrés pour le compte de pays étrangers… ».

La moue soupçonneuse, le grand flic se tourne vers mon traducteur, Salman*. « Et toi, tu te dis bon musulman ? Alors que tu travailles pour les Occidentaux à déverser des ordures sur ceux qui défendent le prophète ? » Il insiste encore, puis fixe Salman du regard, d’une intensité exagérée. On sent qu’il caresse l’espoir de le provoquer. « Est-ce que ton article est plus important que la défense du prophète ? » 

Une phrase, une seule. Et d’un coup, on hume les relents acides du malheur en vue. Salman, liquide, reste taiseux. Il feint d’ignorer le piège. Comme tous mes amis pakistanais, mon traducteur refuse de prononcer le terme « prophète » en dehors de ses prières et de son groupe d’intimes, par peur d’être accusé de blasphème. Il suffirait d’un bafouillage, d’un geste ou d’une parole malheureux. Hérité des lois d’« atteintes au sentiment religieux » produites par le système colonial britannique, l’article 295 C du Code pénal pakistanais est très clair : quiconque profane Mahomet, oralement ou par écrit, par insinuation, directement ou indirectement, doit être condamné à mort. On pourrait être accusé de blasphème en divaguant lors d’une crise de somnambulisme, sans l’avoir cherché. Il suffit qu’on vous prête cette intention. L’accusation crée le crime. 

Le calvaire d’Asia Bibi

Nous nous engageons à reprendre la route vers Islamabad, la capitale, et à répondre aux convocations de l’ISI – des agents risquent de s’inviter à nos domiciles sans prévenir, leur marque de fabrique. Cette agence est rattachée à la toute-puissante armée pakistanaise, qui règne en maître. Faiseurs de rois, briseurs de carrières politiques, les généraux font office d’« establishment », ou d’« appareil d’État », dans le vocable populaire. Une main invisible qui seule a le pouvoir de briser les manifestations d’extrémistes, de les contenir, ou au contraire de laisser courir les prêcheurs de haine. Tout dépend du théâtre politique du moment, des accointances avec le gouvernement ou tel groupe religieux, et des rivalités entre extrémistes eux-mêmes. En dix ans, les accusations de blasphème ont coûté la vie à un ministre, un puissant gouverneur provincial et un avocat. Des dizaines de civils ont été lynchés par la foule sur la foi de rumeurs.

Une affaire cristallise cette course au blasphème. Par une matinée brûlante de juin 2009, à la lisière d’un village tranquille au nord du Pendjab, Asia Bibi, ouvrière agricole, se désaltère auprès d’un puits qui borde le verger touffu où elle cueille des baies chaque jour pour moins de 200 roupies (2 euros). Asia Bibi utilise un verre unique, posé près de la source. Les autres cueilleuses, musulmanes, s’en prennent violemment à elle : en trempant ses lèvres, la chrétienne a souillé le contenant, elles ne pourront plus jamais l’utiliser. 

La suite ne met personne d’accord. Des années durant, Asia Bibi ­maintiendra sa réplique : face aux paysannes, elle aurait répondu que le prophète Mahomet « réprouverait ces insultes ». Face à elle, les ouvrières persistent : à cet instant, la mécréante a « blasphémé contre le prophète » sans qu’on sache par quels mots, puisque les ébruiter au Pakistan serait passible de crime. L’employeur de la chrétienne, un modeste propriétaire terrien, regrette « de ne pas avoir rendu justice de [s]es propres mains ». De fait, après avoir été passée à tabac par une foule de villageois en colère, la mère de famille est traînée devant le mollah du village, qui fait venir la police. Au même moment, ses deux filles sont forcées à boire de l’urine. La mère de famille est enchaînée, placée à l’isolement et régulièrement battue en prison. L’affaire s’emballe : des groupes radicaux exigent sa pendaison, la communauté internationale demande sa libération. Asia Bibi passe neuf ans dans les couloirs de la mort, jusqu’à ce que, fin 2018, la Cour suprême acquitte la cueilleuse de baies. 

La décision de justice déchaîne le gourou Khadim Hussain Rizvi, le prêcheur qui a inspiré l’agresseur à Paris. Le chef soufi, quinquagénaire et paralysé après un accident de la route, exhorte ses ouailles à tout brûler sur leur passage et à décapiter les juges de la Cour suprême : le pays reste paralysé pendant trois jours. L’année précédente, ses disciples avaient bloqué trois semaines durant l’accès à la capitale, Islamabad, pour protester contre un amendement de la loi électorale jugé « blasphématoire » . Les manifestants avaient fini par obtenir la démission du ministre de la Justice sans que les généraux interviennent. 

Avec l’affaire Asia Bibi, le « diable Rizvi », comme le surnomme la frange libérale pakistanaise, est allé trop loin. Il a franchi la ligne rouge en appelant à une mutinerie dans l’armée. Arrêté comme plusieurs centaines de membres du TLP, il passe cinq mois en détention. Des dizaines de ses disciples sont condamnés à de lourdes peines pour avoir participé aux violences. Depuis, la secte soufie TLP n’a plus jamais critiqué les généraux. Elle s’est repliée sur le Pendjab, son bastion. Berceau du mouvement barelvi, la province frontalière de l’Inde compte le plus grand nombre de détenus pour blasphème – 337 condamnés à mort ou pas encore jugés. L’attente du procès peut durer dix ans, dans d’effroyables conditions d’emprisonnement. 

« Les juges condamnent pour s’éviter des ennuis »

Patras Inderas Masih compte parmi ces damnés. La vie de ce jeune chrétien a été anéantie l’année de ses 16 ans, au tracé crayeux d’un stade de cricket de Lahore. À la suite d’une dispute entre mauvais perdants, il est accusé de détenir des photos blasphématoires sur son téléphone – un montage montrant un pied humain posé au-dessus de la mosquée de La Mecque – et de les avoir publiées sur Facebook. Il risque la peine capitale.
En prison depuis trois ans, ses auditions au tribunal sont constamment ajournées. Les témoins ne viennent jamais, empêchant les juges d’instruire l’affaire, ce qui, souvent, les arrange bien. Ou alors, ces derniers « condamnent pour s’éviter des ennuis », explique Mian Z., un ancien magistrat à la haute cour de Lahore, qui officie désormais en tant qu’avocat dans le secteur privé et nous reçoit sans chaleur dans son bureau cossu. « Les juges se disent : si j’acquitte l’accusé, les mollahs vont dire de moi que je suis aussi un blasphémateur. Ce sont des affaires si sensibles qu’ils condamnent toujours les accusés. Même s’ils entendent des témoins qui ne tiennent pas la route, les juges condamneront. » 

Rasé de près, portant beau dans son costume de tweed, le sexagénaire s’exprime avec aisance. Il poursuit, un ton plus bas : « L’immense majorité des cas de blasphème est montée de toutes pièces. On accuse quelqu’un par vengeance, pour régler des comptes entre voisins, souvent à la suite de disputes foncières. Parfois même des histoires de cœur qui dégénèrent. C’est une arme.

— Quel verdict avez-vous rendu, dans ces cas-là ? »

Il égrène un chapelet musulman entre ses doigts : « La peur est un sentiment humain, et les juges sont des hommes, vous savez. » En guise d’au revoir, Mian Z. adresse un conseil : « Le jeune chrétien… Patras… Ici à Lahore, je pense qu’il est fichu… Ce qui l’aiderait, ce serait d’être jugé à la Cour suprême. Dites à ses parents de porter le dossier là-bas. Cela prendra des années, mais les juges le feront peut-être sortir. » 

Une justice à la dérive

La Cour suprême est réputée clémente dans les affaires de blasphème. Elle a même rejeté un recours des islamistes contre l’acquittement de Asia Bibi, créant un précédent historique. Mais 40 000 dossiers y étaient en attente en 2019, et seule une poignée d’avocats ont le droit d’y plaider, les moins abordables, ce qui réserve les recours aux plus aisés. La justice est à la dérive au Pakistan, avec près de deux millions d’affaires en souffrance. Une aubaine pour les groupes radicaux, qui peuvent invoquer la loi contre le blasphème toujours plus à l’excès. Et parvenir à leurs fins. L’année 2020 concentre le plus grand nombre de nouvelles affaires de blasphème portées devant la justice – deux cents, dont près des trois quarts accusent des musulmans. 

Une seule fois, en trois ans, l’audience du jeune Patras finit par se tenir, le 10 février 2020. Au tribunal local de Lahore, il arrive menotté, le regard doux, relevé de longs cils recourbés. Il porte une chemise mauve, il est bien rasé. Le grand adolescent dépose un baiser sur le front de sa mère, qui lui glisse des fruits et des lentilles. À sa gauche, un policier reste concentré sur sa kalachnikov. Patras braque son regard vers le rideau de peupliers, derrière la fenêtre. Son avocat, Muhammad Eliyas*, compte plaider par écrit, en tendant des bouts de papier au juge. Un stratagème pour éviter d’être lui-même accusé de blasphème par les religieux postés à l’extérieur, qui cherchent à l’intimider en lisant à voix haute des sourates du Coran. La litanie du dehors perce à l’intérieur de la salle, plongée dans un silence forcé. Le juge fait mine d’ignorer les perturbateurs, tout autant que l’affaire en elle-même d’ailleurs, qu’il expédie en cinq minutes. Son timbre est monocorde, il ne lève pas le nez de ses dossiers. Après deux ans d’attente, l’enjeu consiste à connaître l’âge de Patras. Les bouts de papier de l’avocat visant à débattre de l’accusation de blasphème ne lui serviront à rien. Il lui est demandé de prouver que le jeune homme était bien mineur au moment des faits. Mais ses parents n’ont aucune preuve : comme la grande majorité des Pakistanais des classes populaires, ils n’ont pas enregistré sa naissance à l’état civil. 

L’incompréhension d’une mère

En face, trois avocats, dont un affilié au TLP, se sont portés partie civile. Calmes, sanglés dans leurs costumes noirs, ils s’évertuent à montrer que Patras est majeur, pour qu’il puisse être condamné à mort. Voûtée sur une chaise en bois, la mère, enveloppée dans un châle crème, a le visage bouffi par les larmes. Son mari lui caresse l’épaule avec pudeur. « Mon fils est un bon fils, il chante à la chorale de l’église. Il n’y a pas de méchanceté dans son cœur. Comment la justice peut-elle avoir envie de tuer mon garçon ? souffle Sayma Inderias. Si vous voyiez mon fils, vous verriez qu’il est incapable de blasphémer. Mon Patras ne s’est jamais battu avec personne, il est encore plus gentil que mes deux autres fils. Je prie tous les jours pour que Dieu le fasse sortir. Le jour où tout est arrivé, je n’y ai pas cru. Mon mari et Patras étaient tous deux au travail à faire le ménage dans une banque. Le prêtre est venu chez nous. Il m’a dit : “Il y a un drame, cache-toi. Dis à ton fils de ne pas rentrer, d’aller ailleurs.” Nous ne comprenions rien. Les hommes hurlaient : “Nous sommes là pour toi, prophète !” J’étais morte de peur. Comme si je regardais un film très violent. » Elle termine à peine sa phrase que la rencontre prend fin. Le juge planifie une nouvelle audience un mois plus tard, qui ne se tiendra pas, pas plus que les mois suivants. 

Après l’audience, Sayma Indrias questionne à nouveau l’avocat : n’y a-t-il plus personne à qui elle peut encore demander pardon ? « Non, vous savez bien, répond machinalement Muhammad Eliyas. Il faut partir, c’est dangereux pour vous de rester ici. » Il arrête un rickshaw, qui avale les parents dans un vroum pétaradant.

Depuis l’incident, la maison familiale a été détruite par une foule en colère scandant les slogans du TLP. Un voisin a été roué de coups. Hébergés un temps chez un prêtre, les parents vivent désormais dans un lieu tenu secret, fourni par une association anglicane allemande, The Voice Society, qui prend aussi en charge son avocate, Aneeqa A. Celle-ci ne se rend pourtant plus aux audiences, et a confié le dossier à son collègue. « Nous vivons une époque où tout est blasphème, la loi est sujette à des centaines d’interprétations », regrette l’avocate par texto, refusant de nous voir. Rencontrée un an plus tôt, elle semblait confiante et combative. « J’en suis au point où je défends à mes enfants d’avoir un compte Facebook, de peur qu’ils partagent, qu’ils “likent” quelque chose qui, à terme, sera interprété comme insultant vis-à-vis de l’islam », avait-elle soupiré. Depuis 2017, une loi punit le blasphème sur Internet. 

Une bête de scène terrifiante

Ce matin d’octobre 2020, à Murree, sur les hauteurs ­d’Islamabad, on célèbre les « saints patrons meurtriers », soit tous ceux qui ont tué au nom de la lutte contre le blasphème. Le chef du TLP, « le diable » Khadim Hussain Rizvi, trône sur une estrade enguirlandée, magistral au cœur d’une arène de montagnes brunes. Regard noir, nez aquilin, rires sarcastiques. La bête de scène est terrifiante. Le prêcheur a toute la latitude pour délivrer son message, ode élégiaque à l’égard des soldats de Mahomet ou diatribe va-t-en-guerre à l’encontre de la France. Il appelle à l’expulsion de l’ambassadeur français en réaction aux caricatures reproduites par Charlie hebdo.

Sous notre niqab, un peu en marge de la foule, nous nous infiltrons à nouveau sous la couverture d’un média turc. Le tribun surplombe une marée humaine, exclusivement masculine, composée de milliers d’hommes jeunes et vieux, de commerçants, d’ingénieurs, de chauffeurs de taxi. Tous portent la barbe et l’habit traditionnel, le shalwar qamiz, composé d’une tunique et d’un pantalon bouffant, parfois un turban vert, couleur de l’islam, et des drapeaux du TLP. Un public de classe moyenne ou populaire, galvanisé par son langage cru, très grossier, entremêlé d’incantations poétiques, de sourates du Coran, et de hadith fantasques, dont un grand nombre échappe à la connaissance des islamologues. 

Un slogan entrecoupe ses harangues, craché d’une seule voix, mantra familier aux rues pakistanaises, repris nuit et jour à chaque manifestation du TLP, par des haut-parleurs nasillards et survoltés : « Nous sommes là pour toi, nous sommes là pour toi, nous sommes là pour toi, prophète ! »

Les deux premiers rangs sont en transe : ils agitent leurs corps comme des pantins électrifiés. Par moments, leurs coreligionnaires les recadrent d’une main molle, afin qu’ils ne gâchent pas la vue des rangées suivantes, ou rattrapent au sol des turbans tombés dans l’hystérie.

Rizvi : « Gens de Murree, est-ce que vous croyez que je suis là pour m’amuser ? » 

La foule : « On se doute que non ! » 

Rizvi : « Gens de Murree, est-ce que vous croyez que le prophète voudrait que nous laissions ces chiens de Français sur notre sol ? » 

La foule : « On se doute que non ! » 

Rizvi : « Gens de Murree, notre slogan, c’est l’honneur du prophète ! Rappelez-moi, quel est le châtiment pour le blasphémateur de l’honneur du prophète ? » 

La foule : « Qu’on tranche sa tête ! Qu’on tranche sa tête ! » 

Rizvi : « Gens de Murree, les compagnons de notre prophète se sont purifiés en buvant son urine ! Ils se bousculaient pour s’enduire de ses fluides corporels ! La très sainte Hazrat Um Ahmad [servante du prophète, ndlr] a bu un bol de son urine et elle a dit que son goût dépassait les plus subtiles fragrances ! Ces porcs d’infidèles occidentaux, ces intouchables, auraient dû connaître cette vérité avant d’oser dessiner notre prophète. Comment peut-on reproduire un visage aussi unique, dont même l’urine est unique ? » 

La foule : « Ça ne fait aucun doute ! » 

Rizvi : « Gens de Murree, rappelons à ces infidèles qui nous sommes. Nous sommes les chiens du prophète. Je suis un chien sacré ! Pourquoi les gens ont-ils des chiens ? Pour qu’ils restent à leurs pieds. Le chien ne s’en prend jamais à son maître, ni à ses partisans, ni à ses amis, ni à ses serviteurs, le chien s’en prend aux ennemis de son maître. » 

La foule : « Ça ne fait aucun doute ! » 

Rizvi : « Gens de Murree, j’ai fait un rêve. […] Les saints nous reprochaient notre manque d’ardeur à défendre l’honneur du prophète. Nous ne sommes que des poussières en comparaison des vrais serviteurs du prophète. Le saint Mumtaz Qadri en était un, et nous l’avons laissé mourir ! » 

La foule : « Ça ne fait aucun doute ! Nous sommes là, nous sommes là pour toi, prophète ! » 

Le mausolée du tueur

Le prêcheur invoque Mumtaz Qadri, un barelvi pratiquant, peut-être la figure la plus clivante du Pakistan. Il y a dix ans, cet homme était l’officier de sécurité du gouverneur de la province du Pendjab. Lorsque ce dernier appelle publiquement à une réforme de la loi contre le blasphème, qu’il juge injuste à l’égard de Asia Bibi, le garde du corps l’assassine, le 4 janvier 2011. Malgré une immense mobilisation populaire, menée par les barelvis, Mumtaz Qadri est condamné à mort et pendu en 2016. Son exécution donne son envol au TLP.

Aujourd’hui, le bodyguard tueur repose dans un mausolée isolé, en banlieue d’Islamabad, au cœur du quartier en construction de Bara Kahu. Les sanctuaires soufis ont toujours été les places fortes des barelvis. Des hauts lieux de pouvoir spirituel, économique et politique, où l’on se rend pour entrer en communication avec les saints. érigé à la gloire d’un assassin, celui-ci ne tait rien de sa puissance. Quatre minarets effilés dominent le sanctuaire immaculé. Les créneaux alignés au sommet du cube de marbre forment une curieuse figure : ils reproduisent la sandale du prophète. Un symbole qui apparaît dans les plus anciens manuscrits arabes – les croyances populaires rapportent que son pied laissait cette empreinte dans la pierre. En contrebas, des affiches célèbrent le TLP. Le parti a beaucoup donné pour l’embellissement du tombeau. Tous les gardiens du mausolée sont des adhérents, à commencer par le frère du tueur, Ahmad, qui tient la billetterie. L’ambiance est bon enfant. Des gamins courent. Du thé et des beignets circulent. Les invitations pleuvent vers l’étrangère que je suis : mariage d’un fils, d’un cousin, d’un neveu, dégustation de fritures fraîches. Si le Pakistan est parfois cruel à aimer, son hospitalité ne se dément jamais.

À l’intérieur du mausolée, des roses rouges en plastique, de petits drapeaux à la gloire du Pakistan et des murs incrustés de miroirs. Une famille se recueille sur la tombe. Pour la photo, une femme ronde et bruyante, vêtue de rose fuchsia, dépose un bébé endimanché sur la stèle. Visage avenant, la mère de famille coince ma main entre ses paumes. Et presque sur le ton de la confidence de filles, elle glisse : « Quand il s’agit de défendre la religion, les hommes parlent beaucoup, ils boivent du thé et ne font rien. Mais lui, il a agi, il a défendu l’islam et tué un ennemi du prophète Mahomet. Il y a peu d’hommes comme lui. » 

Une « défense » du prophète sans limites

La troupe laisse la place à d’autres pèlerins, certains venus de loin. En ce dimanche, la cour extérieure grouille de monde – environ trois mille personnes. Khadim Hussain Rizvi était un habitué de ce culte. Mais le « diable » est mort, le 19 novembre 2020, à 54 ans, probablement du Covid-19, quelques jours après le rassemblement de Murree. À Lahore, ses funérailles dignes d’un chef d’État ont rassemblé des dizaines de milliers de Pakistanais. Son fils Saad a pris la relève. Si le militant n’a pas hérité de l’aura ni du verbe de son père, il a promis de traquer les blasphémateurs avec la même hargne. Et a pris la tête de la fronde anti-France qui s’est constituée pour exiger l’expulsion de l’ambassadeur français. En cause, le discours d’hommage d’Emmanuel Macron à Samuel Paty, qui défendait, notamment, le droit à la caricature. L’enseignant a été tué le 16 octobre 2020 après avoir montré une caricature de Mahomet à sa classe pendant un cours sur la liberté d’expression. Au Pakistan, les manifestations, très violentes, ont coûté la vie à cinq policiers et huit manifestants. 

La « défense » du prophète a-t-elle une limite ? Fin janvier, une infirmière chrétienne de Karachi, la grande ville du Sud, soupçonnée d’avoir proféré des propos blasphématoires envers une patiente sur le point d’accoucher, a été giflée et frappée au moyen d’un bâton par des collègues soignantes. L’enquête a révélé que l’infirmière lui adressait une prière, afin d’apaiser ses contractions.

*Le nom a été modifié.

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

Des Indiens contre les « voleurs de vent »

À perte de vue, des éoliennes. Au sud du Mexique, des entreprises internationales, dont EDF, ont investi l’isthme de Tehuantepec pour produire de l’énergie dite « propre ». Les Zapotèques qui y vivent ne subissent que le vacarme des pales. Bien décidés à bloquer le projet français, ils poursuivent EDF devant un tribunal parisien, grâce à la loi sur le devoir de vigilance.

Par Marion Touboul

Illustrations Anna Cercignano

Lorsqu’il regardait vers le nord, Alejo Girón voyait danser les nuages sur la cime de montagnes tropicales. C’est ainsi qu’il guettait la pluie. Au printemps 1994, la danse est devenue mécanique : sept bras d’acier dressés dans le champ d’en face, une muraille de quatre-vingts mètres de haut, l’équivalent d’une tour à vingt étages. L’horizon brouillé. Des immeubles, ce paysan aux yeux doux hérités de ses ancêtres zapotèques n’en avait vu qu’en photos. À La Ventosa, « la Venteuse », on se contente de maisons en terre, assez solides pour résister aux rafales qui, de septembre à mai, assaillent la communauté de 4 000 âmes bordée à l’ouest par la Panaméricaine. Les carcasses de camions renversés sur le bas-côté de cette route mythique reliant la Patagonie aux États-Unis disent la violence du ciel dans ce Sud mexicain. 

Aux premières éoliennes, Alejo a 30 ans et autant de vaches. Il n’a rien demandé à personne. Coiffé d’un chapeau de paille qui lui donne l’air d’un cow-boy, le jeune père de famille rejoint chaque matin les plaines immenses et fertiles face au ­Pacifique. « Il n’y avait pas de barrière entre les terrains, on allait où on voulait. C’était la liberté. » ­L’éleveur aux reins aujourd’hui douloureux abattait de temps en temps un iguane de deux mètres de long. « On pratiquait la chasse pour se nourrir. Nos ancêtres ont toujours compté sur la nature pour vivre, pas sur l’argent. » Alejo a la peau fine, comme séchée par le vent. Assis dans son arrière-cour, à l’ombre d’un immense guanacaste, arbre tropical aux allures de châtaignier, il inspecte nerveusement ses ongles, tête baissée. « Avec l’arrivée des chantiers éoliens, les iguanes ont déserté la zone. »

Il fait 35 °C. On n’entend que le vent siffler sur le toit en tôle. « Au départ, ça devait simplement être une expérimentation. » En 1994, la CFE, la ComisiÓn Federal de Electricidad, l’entreprise publique d’électricité, annonce que ce bout de plaine au sud de l’isthme de Tehuantepec abritera sept aérogénérateurs. Les premiers d’Amérique du Sud. En jeu, la production d’une énergie « propre » et, surtout, la fin de la dépendance à l’or noir toujours plus onéreux. À la clef, pour La Ventosa, « progrès et développement ». La communauté, simple village-étape le long de l’autoroute, en rêve. Mais en a-t-elle besoin ? Ici, on a beau vivre avec moins de 3 euros par jour depuis des millénaires, on ne manque de rien. Il y a du maïs, des ­crevettes, des vaches, des mangues en abondance et des frangipaniers dont les fleurs embaument même sous la pluie. 

Quelques mois plus tard, Alejo tombe des nues devant sa facture d’électricité, toujours aussi salée. Cruelle leçon. « Propre » ne signifie pas équitable ; un village balafré par des mâts d’acier ne garantit pas à ses habitants l’accès à l’énergie produite. Les mégawatts s’en vont vers des foyers mexicains, bien loin de l’isthme.

Le Président et ses « amis de Oaxaca »

105 éoliennes. La Ventosa, douze ans plus tard. L’avion de Felipe Calderón, le nouveau président mexicain, tangue dans l’air brûlant. Le vent, toujours. Par le hublot se détache un tapis d’acier rectangulaire. Des éoliennes alignées par rangées de dix. À leur socle, des saignées jaunes balafrent les cultures. Les stigmates du chantier. Ce 29 mars 2007, le chef de l’État inaugure ce nouveau parc éolien, la Venta II. L’isthme de Tehuantepec est au cœur d’enjeux financiers colossaux. Les plus grosses compagnies d’électricité européennes veulent s’y implanter, pour profiter d’une législation moins contraignante que dans leur pays. Felipe Calderón est venu s’adresser aux habitants des terres convoitées. Une estrade et des gradins sont installés au pied des mâts. 

« Mes amis de Oaxaca. C’est une grande joie de me trouver aujourd’hui sur la terre de femmes et d’hommes courageux qui ont permis à la patrie de remporter ses plus grandes victoires… » Une foule compacte l’applaudit. Parmi eux, des paysans des communautés voisines de Santo ­Domingo ­Ingenio, La ­Venta, ­Juchitán. Des années qu’ils lorgnent sur les sept moulins high-tech de La Ventosa en spéculant sur la richesse de ceux qui vivent à leurs pieds. Alejo se tient un peu à l’écart. À son bras s’accroche ­Rodrigo, 80 ans. Le paysan a le dos voûté, la voix presque éteinte mais le visage rouge de rage. Il a tout perdu en acceptant un moulin sur ses terres. « Chaque éolienne, c’est plus de cent tonnes de ciment injectées dans les fondations. Imaginez l’opération répétée sept fois : la terre drainait moins bien l’eau. Il y a eu des inondations, ses récoltes ont été noyées et personne ne l’a dédommagé. » 

Alejo, lui, n’a pas de terres. C’est un comunero. Il cultive celles de la commu­nauté selon le principe de « la tierra es a quiene la trabaja » (« la terre appartient à ceux qui la travaillent ») hérité de la révolution mexicaine. Depuis les années 1990, sous la pression des États-Unis, la noble idée a volé en éclats. Les terres de l’isthme sont parcellisées, privatisées. Il est désormais possible de les louer, y compris à des entreprises. Alejo n’en veut pas à ses camarades d’avoir cédé à la pression du vent. « La plupart sont analphabètes. C’était facile pour les commerciaux de leur promettre monts et merveilles. »

Le discours se poursuit. Felipe Calderón évoque l’ouverture d’usines et la création d’emplois. Aucun chiffre ni date ne sont avancés mais, de nouveau, la foule exulte. Alejo et Rodrigo fulminent. Menteur ! voudraient-­ils crier. Une cour d’école flambant neuve, voilà la seule chose dont a bénéficié leur village depuis 1994. Le reste tombe dans les poches d’une poignée de grands propriétaires, assez instruits pour avoir négocié de confortables rentes. On appelle ces nouveaux riches les « hamaqueros » – ceux qui passent la journée dans leur hamac. 

Comment dire aux villageois que rien ne leur reviendra, pas même la lumière d’un nouveau lampadaire ? Comment leur dire pour le grondement mécanique d’un vent devenu ennemi, pour les cultures souillées par l’huile des turbines ? Juste avant de quitter le podium, Calderón annonce quatre nouveaux projets pour « multiplier la capacité éolienne par deux cents d’ici 2010 ». Les deux amis manquent de s’évanouir. Ils se sentent comme deux iguanes cernés par les chasseurs. 

Les journaux du lendemain tressent la légende d’un Felipe Calderón semeur d’une énergie « verte ». Le miracle éolien a son adresse, ce sud de l’isthme pas plus grand que le département du Rhône, où le vent atteint la classe 7 (contre 4 dans la majeure partie de la France). À Paris, on salue ce ­président conservateur qui déploie le tapis rouge aux entreprises étrangères. Ça tombe bien, EDF cherche de nouveaux marchés. Son activité principale reste le nucléaire mais les énergies renouvelables représentent 13,9 % de ­l’électricité qu’elle produit. Il lui faut agir vite, saisir les meilleurs spots au vent fort et régulier. EDF Énergies nouvelles (aujourd’hui devenu EDF Renouvelables) peaufine l’implantation de son premier parc à l’endroit où la communauté zapotèque a bâti temples sacrés, systèmes d’irrigation et une grande pyramide. Il n’est pourtant pas prévu de la consulter. À quoi bon ? 

Une vague de costumes sombres


361 éoliennes.
Été 2009. Comme une vague géante débarquée de Mexico. Une vague de costumes sombres. Des commerciaux déferlent sur Unión Hidalgo, bourgade zapotèque de 14 000 habitants, à une trentaine de kilomètres de La ­Ventosa. Les ­Espagnols de Renovalia Energy ont l’aval pour bâtir le quatrième parc de la région. Reste à pousser les habitants à louer leurs terres. Quand ils arrivent chez elle, ­Guadalupe Ramirez, surnommée Na Lupita, les trouve plutôt « chaleureux ». « Ils nous ont dit qu’on avait de la chance : après nous, le parc serait au complet. À les entendre, la région allait devenir Las Vegas. Des routes pavées partout, des hôpitaux dans chaque village et du travail pour nos enfants. Notre rêve, c’était qu’ils trouvent un emploi ici. » 

Na Lupita et son mari possèdent une trentaine d’hectares au cœur du nouveau projet baptisé « Piedra Larga ». Leurs grands yeux noirs pétillent à l’idée de cette révolution. Le contrat ? « Du charabia. » Comme ils sont assurés de pouvoir le résilier quand bon leur semble, ils font confiance. Sitôt les documents paraphés, Na Lupita déchante. Les 15 000 pesos par hectare (630 euros) sont bien inférieurs à ce que ses voisins reçoivent. « C’était à la tête du client. Des conflits ont commencé à naître entre nous. » Ils souhaitent se retirer. Trop tard, ils en ont pour trente ans. Na Lupita s’effondre. Une bonne moitié des signataires la rejoignent pour réclamer l’annulation des contrats, mais la plupart la lâchent au fil des semaines. « Les mêmes hommes sont revenus pour augmenter la rente de quelques centaines de pesos : ça leur a suffi. » Na Lupita monte dans un bus avec dix courageux. Ils veulent rencontrer le gouverneur. Jamais il ne les recevra. Elle devra batailler contre deux monstres : la compagnie d’électricité et son gouvernement. 

Na Lupita est une petite femme au dos bien droit, gestes lents et cheveux gris. « Ils volent le vent, soyons tempête ! En langue zapotèque, vent et âme se disent pareil. En nous volant notre vent, on nous a volé notre âme », lance-t-elle. Pour trouver la trace du satané contrat, il faut la suivre chez elle. « Entrez chez vous ! » Elle précise : « Les ­Zapotèques sont très accueillants, les portes sont toujours ouvertes. Pas besoin de frapper, tout le monde est bienvenu. » Une pause. « Enfin… C’était avant que les compagnies étrangères nous divisent. » Un imposant portail métallique accueille aujourd’hui le visiteur. Dans la cour inondée de soleil, une peinture murale : des montagnes, une rivière, mais pas d’éolienne. « Pour me souvenir de la ­beauté de l’isthme avant la forêt de mâts. » 

On traverse un patio aux allures de jungle où se réfugient des perroquets sauvages. C’est là qu’elle se repose. Na Lupita a d’abord consacré sa vie à ses enfants et ses terres. Maintenant, elle aide les personnes âgées, les handicapés, les malades du village en leur faisant un repas, des courses ou la vaisselle. Gratuitement. En hommage à la tradition zapotèque du tequio qui, depuis deux mille cinq cents ans, suggère de donner deux jours par mois pour des travaux utiles à la collectivité : peinture d’une salle d’école, restauration d’une route… Au fond du patio, un bureau, vaste et silencieux. Na Lupita prend une grande respiration et ouvre un tiroir. Un classeur. Des documents imprimés. Sur chaque feuille le logo de Demex, la filiale mexicaine de la compagnie espagnole ­Renovalia Energy. Et sa signature. Elle s’en veut, Na Lupita. Chez les ­Zapotèques, les femmes tiennent les comptes. Elle, l’assoiffée de justice, enrage d’être tombée dans ce qu’elle appelle « la gueule du poulpe » : l’industrie du vent. 

Le 7 mai 2010, un an après la vague sombre, EDF Énergies nouvelles inaugure ses 27 premiers moulins à La ­Ventosa. Pas de cérémonie en grande pompe. ­L’électricité éclairera les 350 supermarchés Walmart à travers le pays, dont l’un près d’Unión Hidalgo. Encore aujourd’hui, Na Lupita le boycotte. Le marché dominical lui suffit. Pas question de céder au chant des sirènes consuméristes.

« Ils m’ont dit qu’ils allaient me jeter au cimetière » 

435 éoliennes. Propriétaires terriens face aux sans-terre, riches contre pauvres. Avant même d’être construit, le parc éolien Piedra Larga répand un avant-goût de mort. Na Lupita sait de quoi les siens sont capables dans ce pays où les armes ne sont jamais loin. Trouver un moyen légal pour faire capoter le projet, voilà son obsession. Dans son vaste bureau, elle passe des nuits à éplucher les textes de droit mexicains et internationaux. Un beau matin, son visage s’éclaire en tombant sur la convention 169 de ­l’Organisation internationale du travail (OIT), relative aux peuples indigènes. Le texte oblige le gouvernement à associer les habitants à la prise de décision. Sans leur accord, interdiction d’entreprendre quoi que ce soit en terres indigènes. Vite. ­Prévenir tous les habitants. Organiser la résistance. Il y a urgence. Depuis la ­signature du contrat, deux autres parcs ont vu le jour à ­Espinal, à une vingtaine de kilomètres plus à l’ouest. Comme un rouleau compresseur, ils menacent d’asphyxier la zone. 

Lancée dans une course contre la montre, Na Lupita rencontre l’éleveur ­Alejo Girón et les comuneros de La ­Ventosa, coordonne des réunions publiques avec une communauté voisine confrontée aux nuisances sonores, cherche des avocats, contacte des journalistes (en vain), crée un comité d’opposants réunissant paysans, instituteurs, artistes et jeunes ayant vécu à Mexico. Ils connaissent l’histoire. Au xixe siècle déjà, les États-Unis tentèrent de s’approprier l’isthme pour faire transiter des marchandises à travers le continent. Puis le dictateur Porfirio Díaz confia aux Européens la construction du chemin de fer, sur deux cents kilomètres. Il est temps pour les Zapotèques de reprendre leur destin en main afin d’empêcher la destruction des liens sociaux et des traditions indigènes. « Savez-vous que notre communauté compte parmi les brodeuses les plus talentueuses au monde ? Nos motifs ont été rendus célèbres par Frida Kahlo. Les Français doivent savoir que nous sommes des artistes ! »

Une nuit, rue Nemesio-Rementaria, au centre d’Unión Hidalgo, Na Lupita peint avec son comité une fresque de deux mètres sur quatre. On y voit des bateaux espagnols s’approcher des côtes et un soldat en armure poser avec une éolienne à la place d’une épée. En grosses lettres, « la Nueva Conquista », la Nouvelle Conquête. Dès le lendemain, insultes et menaces pleuvent sur la radio locale. À Unión Hidalgo, la plupart des habitants rêvent que le vent leur apporte une vie facile, à l’américaine. Pour eux, Na Lupita n’est qu’une viejita, une petite vieille, apeurée par la modernité. « Ils m’ont dit qu’ils allaient me jeter de l’autre côté de la route, au cimetière. » 

Quelques mois plus tard, le 20 mars 2011, un commando armé vise sa voiture. Les impacts l’épargnent par miracle, ainsi que son mari. Les agresseurs ne seront jamais arrêtés. Rien de surprenant dans un pays où 90 % des crimes restent non élucidés. Mais à Unión Hidalgo, tout le monde s’accorde sur cette réalité : de grosses entreprises de bâtiment ont signé des contrats colossaux avec des compagnies étrangères pour fournir les centaines de tonnes de mortier, d’acier, de sable, de ferraille nécessaires aux chantiers. En mettant le doigt sur l’obligation de consultation, Napita les dérange. « Elles sont prêtes à tout pour que le projet ait lieu, comme payer des hommes de main pour nous effrayer ou acheter le silence de la police », explique-t-elle. Na Lupita envoie ses enfants vivre loin du village. Et se procure un bulldog. « Au cas où. »

Subir les géants d’acier

512 éoliennes. Automne 2011. À l’entrée nord d’Unión Hidalgo, on abat des guanacastes centenaires, ces arbres qui font la fierté des Zapotèques. À la place, les ­premiers mâts se dressent. Demex, la filiale ­mexicaine de Renovalia Energy, organise une « fête des moulins », avec une grande tombola. Pour les gagnants, des t-shirts, des packs de bières, des machines à laver, des frigos. Les plus chanceux repartent avec une camionnette.

Clac. Une chaîne métallique. Clac. Une deuxième. Un an plus tard, la première phase du parc éolien est inaugurée. Des gardes privés installent leur campement. Ils veillent jour et nuit. Na Lupita a obtenu une petite victoire : aucune éolienne n’est construite sur ses terres où paissent une dizaine de vaches, mais ses champs se situent entre deux rangées de moulins. Pour y accéder, elle doit montrer ses papiers d’identité. Le président Felipe ­Calderón fait de nouveau le déplacement pour vanter un événement historique : l’énergie produite est destinée aux usines d’une seule multinationale. Le groupe Bimbo, numéro un de l’agroalimentaire au Mexique, a remporté le gros lot. Son patron, le milliardaire Daniel Servitje, peut communiquer sur les actions vertes de son empire. La cinquantaine, le cheveu grisonnant et ondulé, il annonce que les voitures du groupe tourneront à l’électricité « propre » de l’isthme. Pas un mot sur le sort de ceux qui subissent les géants d’acier.

Cette année-là, sept autres parcs voient le jour dans un rayon de trente kilomètres. Y investir devient une manière pour les entreprises étrangères d’acheter des crédits-­carbone, bons points écologiques pour continuer à polluer ailleurs. La terre ancestrale des Zapotèques évoque un immense gâteau dont une petite dizaine de sociétés (Iberdrola, Acciona, Renovalia, Union Fenosa, Endesa, EDF, Gamesa, ­Preneal) se disputent les meilleures parts, via leurs filiales mexicaines. Mais Na Lupita n’a pas dit son dernier mot. Les Zapotèques seraient nés de roches ; sa pugnacité semble confirmer cette légende. À Mexico, elle rencontre ProDESC, une des organisations mexicaines de défense des droits humains les plus influentes. Deux avocats répertorient les nombreux griefs potentiels : intimidations des opposants, soupçons de corruption, abus de pouvoir, destruction des sols, atteinte à la liberté des peuples autochtones, non-respect de la convention 169 de l’OIT… Reste à rassembler les preuves. 

À la nuit tombée, la maison de Na ­Lupita embaume le ragoût mais le vacarme sourd et répétitif donne envie de déguerpir. L’impression de vivre à côté d’un aérodrome. Dans la cuisine, les plomberies vibrent. Pour trouver le sommeil, elle se colle des boules Quiès, son mari avale des somnifères.

La révolte des Ikoots

917 éoliennes. Mars 2013. La même vague d’hommes en costume sombre déferle cette fois sur Juchitán, 70 000 âmes, surnommée la « capitale du vent », à une heure à l’ouest d’Unión Hidalgo. Des commerciaux de Mitsubishi, qui approchent Arturo ­Martínez. Ils voudraient visiter les seize hectares de broussailles dont il a hérité. C’est une blague, pense-t-il. Qu’est-ce que des fabricants de voitures japonaises pourraient faire de ses friches ? Mitsubishi investit dans les énergies renouvelables, lui explique-t-on. Ce fonctionnaire zapotèque a passé trente-trois ans dans les bureaux climatisés d’une entreprise pétrolière sur la côte atlantique. Arturo, 56 ans, aime la poésie (« Zapoteco ! Yo sé que morirás el día que muera el sol! » – « Zapotèque ! Je sais que tu mourras le jour où mourra le soleil ! »), le foot, le basket et la danse. De retour dans sa ville natale, il a besoin d’argent. Sa petite retraite ne lui suffit pas pour emmener dîner ses deux filles dans l’un des restaurants de la ville, où l’on sert le poisson accompagné de mole negro, une sauce à base de piment, de feuilles d’avocatiers grillées et de chocolat. Quand les hommes de Mitsubishi lui proposent 11 000 pesos (450 euros) par hectare et par an en échange d’une éolienne, Arturo jubile. Deal. Les dangers pour l’environnement ? Il ne les voit pas. Fendre l’air n’est pas fendre la terre. Pas de mine, pas de carrière, pas de puits. En exploitant le ciel, quel mal fait-on aux hommes ? Au pied du mât, il bâtira une belle ferme qui tournera, croit-il, avec l’énergie des moulins.

Ce n’est pas de sa faute, à Arturo. Arrivé comme un cheveu sur la soupe à Juchitán, il ignorait le passé mouvementé de ce parc et de ses 132 turbines. À l’origine, Eolica del Sur devait s’étendre à une heure de là, face au Pacifique, le long d’un immense bras de sable. Le projet, évalué à plus de 830 millions d’euros, approvisionnera en électricité des usines d’Heineken et de Coca-Cola. Pour pallier la destruction des fonds marins, les hommes en costume sombre ont promis l’élevage de daurades, d’espadons et de crevettes dans une ferme géante. Mais Na Lupita et ses amis sont entrés en guerre. On ne touche pas à la terre de ce peuple, les Ikoots, 20 000 âmes échouées sur ces côtes arides au fil des siècles. Son comité – rejoint par toutes les unités de résistance de l’isthme (une dizaine désormais) – a poussé les Ikoots à se révolter contre leur maire. Barricades, affrontements, interpellations : fin 2012, après la fuite du maire, le parc est abandonné, avant de refaire surface quelques mois plus tard… à Juchitán. 

Entre-temps, la « capitale du vent » est devenue le QG des opposants, qui usent les compagnies étrangères à coups d’amparos, un recours spécifique au droit mexicain. Voilà Mitsubishi contraint d’intégrer un volet « droits des communautés ». « ­Insuffisant! », clament les communautés, qui menacent de bloquer le chantier. ­Arturo enrage. Combien de temps avant de toucher sa rente ? Ces antiéoliennes, quelle bande de « jaloux » ! 

« Il faudrait se battre contre Goliath »

1 000 éoliennes. Printemps 2016. Sept nouveaux parcs ont vu le jour. L’isthme en compte désormais vingt-deux, dans un triangle de deux mille kilomètres carrés. Et il se passe quelque chose d’étrange à Unión Hidalgo. Du jour au lendemain, le club de foot reçoit des subventions, les façades des écoles primaires sont repeintes, leurs ­sanitaires, remis à neuf. Na Lupita cauchemarde : la nuit, un poulpe lui serre la gorge, et elle se réveille en sueur. ­Mauvais pressentiment. Seules des compagnies étrangères peuvent assurer de pareilles donations. Elle en informe les deux avocats de ProDESC, Guillermo Torres et Briseida Aragón. La trentaine, ils font chaque mois depuis cinq ans le voyage depuis Mexico, aux frais de ProDESC. Dix heures d’autoroute, cinq heures de lacets. Guillermo est grand et parle en faisant de longues phrases. Il a choisi le droit, car c’était l’une des rares carrières universitaires possibles dans l’État de Oaxaca, avant de se prendre de passion pour ce combat. Sa collègue Briseida Aragón est une Zapotèque obnubilée par le souci d’égalité. Enfant, elle s’assurait que son gâteau d’anniversaire était distribué à parts égales entre ses frères et sœurs. 

À l’arrivée, le rituel est le même. Na Lupita les reçoit dans son patio végétal, où de petits propriétaires – toujours plus nombreux – affluent, les bras chargés d’épais classeurs, avant d’énumérer leurs doléances. Maux de tête à répétition à cause du bruit, pression des gardes qui les surveillent avec des caméras, oiseaux retrouvés morts au pied des pylônes… Na Lupita tente d’apaiser la colère en apportant une marmite de chocolat froid. Puis le bulldog se met à japper et couvre les voix. « Le problème, c’est qu’ils réclament tous l’annulation de leur contrat, et ça, c’est impossible, confie Guillermo Torres. À moins de porter plainte contre la compagnie, mais aucune loi au Mexique ne le permet. Il faudrait s’attaquer directement à l’État mexicain, autant dire se battre contre Goliath. »

Un propriétaire d’Unión Hidalgo finit par vendre la mèche : la vague sombre est venue à lui. Des hommes travaillant pour Electrica del Valle de Mexico. Le sang de Guillermo Torres ne fait qu’un tour. C’est la filiale d’EDF Énergies nouvelles. ­L’entreprise détient déjà trois parcs : La Mata/­Ventosa (27 éoliennes), Bii Stinu Wind (82) et Santo Domingo Wind (80). Le nouveau complexe en prévoit 115. Baptisé Gunaa Sicarú, « les belles femmes » en zapotèque (en référence à la devise d’Unión Hidalgo, « tierra de las mujeres bonitas »), il occupera le nord de la ville ainsi qu’une partie de la communauté voisine, sur 4 500 hectares de terres agricoles. La moitié de Paris. Une palmeraie, des puits et des canaux d’irrigation seraient menacés. Dans une région où la pluie se montre capricieuse dix mois sur douze, c’est la mort annoncée. 

Quelques jours auparavant, un responsable français a dit à la radio qu’il rêve de développer six fois plus vite les énergies renouvelables à travers le monde, pour appliquer l’accord de Paris sur le climat. Et les conséquences humaines ? Les deux avocats sont sidérés en découvrant que plusieurs dizaines de paysans ont déjà signé le contrat avec EDF. Ils déposent une série d’amparos, contactent le siège à Paris pour exiger un dialogue, alertent les ONG. En octobre 2018, la justice mexicaine ordonne une consultation, au nom de la convention 169 de l’OIT. En attendant, les deux juristes distribuent dans les écoles des centaines d’exemplaires d’un poème de Pablo Neruda. Des dizaines de petits Zapotèques aux yeux tendres et ronds font danser leurs cerfs-volants en récitant son « Ode à l’air » : « Monarque ou camarade, / Fil, corolle, ou oiseau, / Je ne sais qui tu es, mais / Je te demande une chose : / Ne te vends pas. »

Les enveloppes d’EDF

1 100 éoliennes. Le 7 septembre 2017 à 23 h 49, dans la capitale du vent, Arturo joue aux cartes avec des amis lorsque la terre s’ouvre. Séisme de magnitude 8,2. Le groupe s’échappe in extremis avant que le plafond ne s’écroule. Depuis, Arturo et ses filles campent dans la rue au milieu des gravats, comme deux tiers des habitants. Le soir venu, Juchitán plonge dans le noir. À l’horizon clignotent des lumières rouges : les éoliennes tournent à plein régime. 

La rente annuelle d’Arturo (7 000 euros) ne lui permet pas de reconstruire ses murs. Mitsubishi pourrait-elle lui verser quelque chose, lui prêter un camion pour déblayer les ruines ? Elle fait la sourde oreille, se contente de restaurer quelques fours à tortillas. « Elle nous a dit qu’elle ne pouvait pas se substituer à notre municipalité. » Écœuré, Arturo reçoit en plus une sommation du Trésor public : l’usage de ses terres est devenu industriel, donc soumis à de nouvelles taxes. Il l’ignorait. Quand il demande l’annulation de son contrat, il découvre lui aussi qu’il a signé pour trente ans. 

EDF Énergies nouvelles fait meilleure figure. La compagnie finance le carburant des ambulances de l’hôpital de ­Juchitán et un système d’électricité autonome pour les urgences. L’homme à l’origine de cette opération, Rafael Cacho, numéro deux d’EDF Énergies nouvelles dans l’État de Oaxaca, est un istmeño. Il a grandi près d’ici et adore son métier. Transformer le vent en énergie est un rêve de gosse pour cet ingénieur aux petites lunettes, rondouillard, à l’allure débonnaire. Il travaille dans un quartier résidentiel de Juchitán. Un bâtiment blanc de deux étages. Aucun panneau extérieur. Dans le couloir, une série de photos montrent une éolienne surplombant un village français, un peu comme la statue du Christ domine Rio de Janeiro. Elles illustrent selon lui le rôle de l’entreprise, qui doit s’assurer « que tout le monde bénéficie des retombées financières des parcs éoliens, pas seulement les propriétaires terriens ». La colère de certains habitants face au mégaprojet Gunaa Sicarú ? C’est depuis ­Juchitán qu’il tente de l’apaiser avec son équipe composée d’une vingtaine de personnes. Entre leurs mains, une enveloppe annuelle de 250 000 euros d’aides sociales, à répartir entre les communautés de l’isthme impactées par les éoliennes d’EDF. Chaque mois, elles étudient les projets que les ­Zapotèques leur soumettent. La ­création d’un tout-à-l’égout à Unión ­Hidalgo ? ­Écartée. Trop coûteuse. Le groupe aide à la place au financement du département « énergies renouvelables » au sein de la petite faculté de la communauté. Histoire de rallier la jeunesse au miracle « vert ». 

« Une blague cruelle »

1 300 éoliennes. C’est le grand jour. Le 29 novembre 2019, pour la première fois, la population d’Unión Hidalgo est consultée. Dès le matin, l’équipe de Rafael Cacho sillonne les rues pour répondre aux habitants. Comptez-vous créer des emplois ? Bien sûr, des centaines au moins pendant la phase de construction. Ambiance électrique. Entre-temps, la violence a monté d’un cran. De nouveau, Na Lupita est attaquée par des hommes armés et échappe de peu à la prise d’otage. L’ombre des pistoleros, encore. Loin de l’agitation, dans le calme de sa ruelle, un homme, la cinquantaine, le dos voûté et le visage défait. Danilo. Quelques mois plus tôt, Katya, sa fille aînée, son « rayon de soleil », a été criblée de balles aux abords d’une éolienne. Elle voulait travailler pour Demex, l’entreprise en charge de Piedra Larga. Mais l’entretien d’embauche a tourné au règlement de comptes entre groupes mafieux. 

« Demex avait confié le recrutement à un homme très influent, appelé Victor, raconte Danilo. Les candidats étaient sous une éolienne quand un fourgon est arrivé. Encagoulés et armés, les pistoleros cherchaient Victor, furieux de voir qu’il avait remporté ce contrat à leur place. Victor était absent. Pour se venger, ils ont tiré sur le groupe. » Six corps à terre. Katya ouvre miraculeusement les yeux mais ses jambes ne répondent plus. Paraplégique, les reins et un foie en lambeaux, elle est hospitalisée à l’autre bout du pays, aux frais de sa famille. Danilo n’a pas porté plainte, par peur des représailles. Il a désormais la responsabilité du fils de Katya, 6 ans. Et Demex ? « Au départ, l’entreprise nous a dit que les problèmes avec ses sous-traitants ne la concernaient pas. Puis elle a proposé à Katya un emploi dans le parc. Un job où il fallait courir partout. De qui se moque-t-on ? »

Le soir du 29 novembre, Danilo, épuisé et ruiné, n’assiste pas à l’assemblée, moment crucial de la consultation. Propriétaires terriens et chefs des syndicats de travailleurs, favorables aux éoliennes, arrivent en masse. Rapidement, Guillermo Torres pointe de nombreuses irrégularités : les traducteurs zapotèques sont rentrés chez eux et les propriétaires ont déjà tous signé leur contrat avec EDF. Na Lupita essaie de prendre la parole mais ses propos sont hués. La consultation tant espérée se transforme en fiasco. « Une blague cruelle », résument les opposants. 

Une loi unique
au monde


1 500 éoliennes.
Janvier 2021. « Ils ne m’ont pas laissé le choix. » Face au refus de ­Mitsubishi d’annuler son contrat, Arturo bloque l’accès principal du parc, avec une vingtaine de petits propriétaires. Quarante jours de sit-in. Étonnamment, la compagnie laisse faire. Mais le 13 février, la police fédérale débarque. Arturo et son camarade Mariano Cabrera, 70 ans, sont roués de coups. ­Mariano reçoit d’un policier une balle dans le pied. Les deux hommes passent cinq jours en prison. Arturo est sous le choc : « La police nous a tabassés alors que nous manifestions sur nos terres…

— Qu’allez-vous faire si la compagnie continue de refuser l’annulation des contrats ? 

— Elle devra revoir notre rente à la hausse.

— Combien demandez-vous ?

— Six fois plus ! »

Ici s’arrêtent les similitudes entre Na Lupita et Arturo. Jamais la militante n’accepterait pareil compromis. Debout dans la plaine, ses boucles blanches s’emmêlant dans le vent, Na Lupita constate le désastre. Les éoliennes hachent le ciel. Dix ans que le Mexique double chaque année sa capacité grâce à ce bout de plaine. Mais Unión ­Hidalgo ne compte toujours ni tout-à-l’égout ni hôpital et ne s’est pas remis du tremblement de terre, des gravats ornent encore les parvis des maisons. Les 115 turbines de Gunaa Sicarú rendraient la vie un peu plus impossible. Une seconde consultation, cette fois-ci décisionnelle, pourrait se tenir cet automne et sceller le sort du projet. Le village s’exprimera à main levée : pour ou contre. Si le contre l’emporte, le projet sera abandonné. Compte tenu des menaces, Na Lupita n’en espère rien. Au bout du tunnel scintille pourtant une lueur d’espoir : « Comment s’appelle déjà cette loi, Guillermo ?

— La loi sur le devoir de vigilance, une loi unique au monde ! »

L’avocat lui raconte. L’effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh, en 2013. Un millier d’ouvriers du textile enseveli. La rédaction d’un texte qui oblige les grandes entreprises françaises à respecter les droits humains et environnementaux à l’étranger. Son vote de justesse au ­Parlement en 2017… « Leurs filiales et leurs sous-­traitants sont également concernés ! »

À l’automne 2021, le combat se déplace dans un tribunal de Paris. Unión ­Hidalgo contre EDF. Les opposants demandent la suspension de la consultation mexicaine, histoire de retarder le projet, le temps que la justice française examine si le « plan de vigilance » d’EDF est suffisant pour prévenir les risques liés aux droits humains, à l’environnement ou la santé. La procédure risque de durer des années mais si les ­Zapotèques gagnent, EDF pourrait être condamnée à réparer les dégâts occasionnés par ses parcs. Au point de compromettre l’avenir de Gunaa Sicarú ? On en est loin, mais les choses se compliquent pour le groupe contrôlé par l’État français. EDF affronte un autre vent contraire, cette fois-ci mexicain. 

Andrés Manuel López Obrador, dit « Amlo », a déclaré la guerre aux entreprises étrangères d’énergies renouvelables. Chef de l’État depuis 2018, il les accuse d’empocher des millions au détriment des entreprises publiques CFE et Pemex. Premier président de gauche dans l’histoire du Mexique, Amlo vient de signer le grand retour des énergies fossiles. La dépendance envers les États-Unis ? Terminée, avec la découverte fin 2019 d’un gisement « gigantesque » de pétrole dans l’État de Tabasco, et l’annonce de la construction d’une raffinerie.

EDF admet que ce changement « n’est pas une bonne nouvelle pour les acteurs internationaux qui seraient ainsi confrontés à une réglementation instable ». Le vent mène les entreprises étrangères vers d’autres pays plus libéraux, comme la Colombie. Début 2021, le gouvernement y a annoncé la construction de seize parcs éoliens sur la péninsule aride de la Guajira, terre ancestrale du peuple Wayuu, à l’extrême nord. Quelques mois plus tard, les dix premières éoliennes du parc Guajira I sont implantées à Puerto Brisa, face à la mer des Caraïbes, par l’entreprise privée d’électricité colombienne Isagen. Le chantier de la ­Guajira II débutera dans les mois à venir avec plusieurs dizaines d’éoliennes. Les Wayuu n’ont toujours pas été consultés.

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

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