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Auteur/autrice : Anaïs Benguigui

« Une béquille chimique dans un environnement toxique »

Infirmières, ouvriers du bâtiment, avocats, pompiers… Pour bien faire leur boulot, ils se dopent. Le chercheur Renaud Crespin décrypte ce revers de nos vies professionnelles.

Propos recueillis par Estelle Maussion

Illustration : Séverin Millet

Qu’entendez-vous par « dopage » dans le monde du travail ?

Je travaille sur cette question depuis une dizaine d’années. Récemment, j’ai codirigé un ouvrage avec une vingtaine d’universitaires internationaux, sociologues comme moi, mais aussi ergonomes, addictologues, psychiatres ou syndicaliste. Nous n’avons volontairement pas fait de distinction entre les substances légales (café, cigarette, alcool, médicaments) et illégales (cannabis, cocaïne et autres) pour éviter tout jugement moral. L’important était de comprendre comment et pourquoi certains utilisent ces produits pour réussir à travailler. Si les cas d’addiction restent rares, il y a un halo de consommations plus ou moins importantes qui interviennent en entreprise, mais aussi avant ou après le travail, notamment pour assurer une meilleure productivité. 

Y a-t-il un profil type du travailleur dopé ?

Non. Cela concerne tous les secteurs, toutes les classes sociales et tous les niveaux hiérarchiques. On pense toujours aux cols blancs de La Défense. Certains (banquiers, avocats, traders) consomment en effet des substances dopantes. Mais j’ai aussi rencontré des infirmières, des CRS, des pompiers, des médecins, des journalistes, des ouvriers du ­bâtiment ou de piste travaillant dans les aéroports.

Pourquoi prennent-ils des produits ?

Pour tenir : l’orthodontiste, qui souffre d’arthrose après trente ans de carrière, avale des antidouleurs pour pouvoir soigner ses patients ; l’ouvrier du BTP fume un joint avant de peindre vingt-cinq radiateurs, tâche au combien répétitive ; l’avocat ou le consultant enchaîne cafés, clopes et parfois cocaïne lorsqu’il a un délai serré à ­honorer. D’autres se donnent du courage avant d’embaucher ou ont besoin d’aide après leur journée pour décompresser et s’endormir. On consomme aussi pour s’intégrer ou casser l’ennui. Les produits sont nocifs mais constituent aussi une ressource pour le travailleur, une béquille, chimique, pour faire son travail dans un environnement parfois toxique. Ils sont à la fois remède et poison.

À vous entendre, ces personnes n’ont pas le choix.

C’est un choix contraint. Cette jeune femme de 27 ans, par exemple, chargée de production dans l’audiovisuel. Elle doit envoyer chaque soir un ­programme réalisé dans la journée : elle commence à 10 heures, reçoit les images dans l’après-midi, écrit et monte son sujet dans la soirée, avant de rentrer chez elle vers 2 heures du matin. Et ­recommence le lendemain. Café toute la journée, souvent un verre à midi avec les équipes, rail de coke dans la soirée pour finir à temps puis médicaments pour trouver le sommeil. Elle a fait cela huit mois avant d’arrêter. Sur le moment, elle ne pouvait pas faire autrement, il s’agissait d’assurer et de faire ses preuves sur un poste à responsabilité. Même chose pour des infirmières sous médicaments lors d’une restructuration. Ou pour cette policière qui a plongé dans l’alcool pour composer avec une hiérarchie de plus en plus déconnectée du terrain, le manque de moyens et des horaires de ­travail invivables.

« La toile de fond des usages de ces substances, ce sont les conditions de travail. »

La faute à qui ?

Aux conditions de travail. La toile de fond de ces usages, ce sont les horaires décalés ou à rallonge, les tâches répétitives, l’isolement, la logique de rendement poussée à l’extrême ou la succession d’objectifs de court terme. Face à la réalité du dopage en entreprise, on est dans le déni (la ­consommation n’existe pas car interdite) ou dans la ­culpabilisation de l’individu, considéré comme déviant (l’entreprise doit s’en séparer).

Le dépistage est-il la solution ?

Il s’est beaucoup développé en France depuis dix ans, sous l’influence des États-Unis où il est quasi systématique à l’embauche, régulier ensuite. Un arrêt du Conseil d’État de 2016 établit qu’il peut être réalisé par un supérieur et plus uniquement par la médecine du travail. Les entreprises, soumises à une obligation de résultat en termes de prévention des risques, vont être tentées de le généraliser : le nombre de dépistages réalisés est un indicateur facile à présenter et à faire croître… même si le dépistage masque plus qu’il ne résout le problème.

C’est-à-dire ?

C’est un jeu de dupes. D’une part, il incite les salariés à ­adopter des stratégies de contournement, déplaçant le problème sans le résoudre. D’autre part, il individualise le problème et le cantonne au plan moral, niant le lien évident entre travail et prise de substances. Tant qu’on n’admettra pas que le souci peut venir de l’organisation du travail, on ne pourra pas véritablement agir de façon efficace et faire de la prévention.

Est-ce que l’on se dope plus que par le passé ?

La consommation d’alcool a baissé en France. Dans le même temps, l’offre de produits s’est diversifiée et leur consommation s’est diffusée. ­Étonnamment, on observe en parallèle, venue des États-Unis, une recherche de performance qui passe par la quête du « bien-être » au travail, par la promotion d’une « vie saine » des salariés, notamment dans des secteurs, comme la publicité, qui ont connu des années d’excès par le passé. 

Chargé de recherche à Sciences-Po, Renaud Crespin a codirigé, avec Dominique Lhuilier et Gladys Lutz, « Se doper pour travailler » (Éd. Érès, 2017).

Publié dans le numéro 48 de XXI

Uranium Country

Deuxième producteur mondial d’uranium, le Canada a pillé les peuples autochtones pour creuser des mines. Bienvenue en Saskatchewan, la province où règne le géant atomique Cameco.

Par Alissa Descotes-Toyosaki
Saskatchewan
Illustrations : Laura Ancona

Saskatoon sommeille le long de la rivière. Sur la rive est, de grands espaces verts et de belles églises en brique rouge ; à l’ouest, le quartier des affaires qui jouxte les réserves aborigènes. Leur surnom de « ghetto » rappelle que la ville provinciale détient le quatrième taux de criminalité le plus élevé au Canada. Tout près, dans un carré industriel, se cache la firme qui fournit près d’un sixième de l’uranium mondial. Un géant minier exploitant de gisements au Canada, au Kazakhstan et aux États-Unis, propriétaire d’usines d’enrichissement et de recyclage. On l’appelle Cameco, pour Canadian Mining and Energy Corporation.
La taille de son siège est inversement proportionnelle à son empire : un petit bâtiment marron simple, vieillot, discret. Dans le hall, la sculpture d’un pionnier de l’uranium armé d’un pic. Une chargée de communication rousse en tailleur déboule et balaie les questions d’un geste. « Tout est sur notre site internet ! dit-elle dans un sourire confiant. Notre compagnie remplit chaque année ses quotas pour le meilleur employé, la meilleure sécurité, le meilleur environnement de travail et le meilleur développement durable.
Nos mines sont récompensées tous les ans pour leur bonne gestion par la Commission canadienne de sûreté nucléaire. »
Elle s’éclipse et revient en tendant le rapport annuel qui, sur sa couverture bleu ciel, résume en un mot les performances exceptionnelles de Cameco : « CLEAN » – à l’image de la communication politique du Canada, pays autoproclamé écolo, tourné vers les énergies « propres ». Elle remet aussi une pile d’Opportunity North, un magazine spécialisé dans le secteur uranifère, distribué gratuitement dans les communes du nord de la Saskatchewan.
Dans Opportunity North, on tombe sur des statistiques du ministère de l’Énergie et des ­Ressources vantant une « extraction sans danger », des articles sur les nouveaux gisements, des offres d’emploi, des témoignages d’employés aborigènes arborant casque et uniforme de Cameco qui encouragent les futurs lauréats. « Nous sommes le premier employeur dans le nord de la Saskatchewan. Nous proposons aussi des bourses et des stages aux peuples premiers », dit fièrement la chargée de communication en nous regardant parcourir les petites annonces. Au mur, un Amérindien coiffé de nattes et de plumes pose sous un ciel irradié. En haut de l’affiche, le slogan de Cameco : « ­Travaillons ensemble avec les peuples premiers. » Elle nous congédie avec une liste de personnes « fiables » à contacter. « Faites attention aux activistes antidéveloppement : vous allez rencontrer des gens qui vont mentir sur nos activités, c’est inévitable ! » ­Bienvenue à « Uranium Country », le pays de l’uranium.

« Un dragon qui sème la mort et la désolation par le feu »

La nuit tombe sur la toundra, dans un entrelacs de bleus et de verts. À une soixantaine de kilomètres des mines, dans une cabane de trappeurs, Marius Paul allume un brasier pour préparer sa spécialité, une soupe d’élan, avec des patates. Il est l’archétype de l’aborigène, « le peuple premier » mis en avant par Cameco. Il porte un jean, une chemise à larges carreaux, des cheveux longs couleur de jais, et refuse de donner son âge : « L’âge est un truc de Blanc. Je suis un “b’eh ne’theh”, un ancien », dit-il en langue dene en clignant ses yeux malicieux. Il est la mémoire et la voix de son peuple indien, les Dene, 28 000 âmes ayant pour terre une région paradisiaque aux 100 000 lacs, réservoir d’eau douce, qui, pour leur malheur, est aussi un grenier du minerai le plus radioactif de la planète, cachant sous son sol une réserve de 480 000 tonnes d’uranium, de quoi nourrir les réacteurs du monde entier.
Marius se souvient de cette époque où les Dene goûtaient encore à la liberté. « Petit, je parcourais avec mes parents la toundra à traîneau de chiens et à canoë. J’accompagnais mon père poser les trappes ou chasser l’élan. Ma mère fabriquait toutes sortes de bijoux et de vêtements avec les os et les peaux. Je me rappelle la beauté de la nature vierge. À part nous trois, il n’y avait personne à des centaines de kilomètres à la ronde. Pourtant je ne m’y sentais jamais seul. » Il s’interrompt pour mélanger les légumes à la viande. Une odeur de gibier envahit la cabane.
Le temps retient son souffle. « La terre nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Mais ensuite, les Blancs nous ont chassés de nos forêts, ils ont installé des églises et des écoles. Ils nous ont dit que pour nous développer il fallait signer des traités avec eux car nos terres renfermaient des métaux précieux qui nous rendraient riches. Ils ont voulu les fourrures, les peaux, puis le bois, l’or et enfin ­l’uranium. Ici, on l’appelle le “black rock”. »

La vision du chaman

Au loin, le cri d’un hibou perce le silence de la toundra. Marius tend l’oreille comme pour en déchiffrer le message. « Le “black rock” est un péché originel, une roche sacrée qui nourrit la terre mais libère un démon si on la déterre. Un dragon qui sème la mort et la désolation par le feu. » En 1930, l’explorateur Gilbert Labine découvre un gisement autour du Great Bear Lake. Fondée en 1927, sa société spécialisée dans l’extraction de l’or, Eldorado Mining Nuclear, l’ancêtre de Cameco, exploite la mine de Port Radium. Le Canada exporte d’abord du radium dans le monde entier, utilisé pour les radiothérapies mais aussi dans les cosmétiques et même les sodas. Puis la Seconde Guerre mondiale éclate et brusquement le monde a besoin d’armes de destruction massives.

Les Dene ont pour terre une région paradisiaque aux 100 000 lacs. Un réservoir d’eau douce qui, pour leur malheur, cache sous son sol une réserve de 480 000 tonnes d’uranium.

Le visage sombre, les yeux perçants, Marius raconte une légende transmise de génération en génération : « Il y a longtemps, un sorcier dene campait avec des chasseurs sur les rives gelées du Great Bear Lake, près d’un endroit connu pour être hanté. Il était tard et les hommes avaient préféré s’arrêter malgré le danger. Dans la nuit, le sorcier hurla de terreur et raconta sa vision aux chasseurs : des gens à la peau pâle creusaient en faisant beaucoup de bruit. Les roches qu’ils extrayaient ressemblaient à un tronc d’arbre. Ils le mirent sur un grand oiseau, qui vola jusqu’au bout de la terre et le laissa tomber. Tout prit feu et les gens moururent dans d’atroces souffrances. Ils ressemblaient à des Indiens. » Le chaman avait vu Hiroshima.
À partir de 1943, la mine de Port Radium approvisionne le premier programme atomique de ­l’histoire. Les « peuples premiers » sont embauchés pour extraire la roche. « Personne ne nous a dit à quoi l’uranium allait servir. Je pense que même les ingénieurs l’ignoraient. C’était classé secret-défense. » Et bientôt, la prophétie du chaman se réalisa. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que les Amérindiens du Canada apprirent que le feu de la roche noire avait causé la mort de 200 000 civils à l’autre bout de la terre. « En 1998, une délégation dene s’est rendue à Hiroshima et Nagasaki. Tant que nous n’avions pas accompli ce pèlerinage et demandé pardon, nous ne pouvions pas trouver la paix. Pour nous, la terre est sacrée. Tout ce qui en sort est de notre responsabilité. »
C’est aussi bien plus tard, quand plusieurs générations avaient déjà travaillé dans les mines, que les Dene comprirent que les 900 000 tonnes de déchets de Port Radium accumulées au bord du lac avaient tout pollué. Et ils commencèrent à compter les morts. Plus de trente hommes dans le seul village de Déline. Ils le rebaptisèrent le « ­village des veuves ». Mais qui s’en souciait ?
Marius se tait. Nous mangeons notre soupe d’élan en silence. À l’aube, il tape son tambour sacré près du lac, pour conjurer les mauvaises vibrations à l’approche des mines. Et nous ­prenons la route. Une longue ligne goudronnée déserte ­cernée de sapins à l’infini. Au bout, à 620 kilomètres de Saskatoon, l’eldorado minier de ­Cameco. Marius reprend : « Le gouvernement canadien n’a jamais réalisé d’études d’impacts sur la santé à Déline ni ­ailleurs. Depuis le début, les agences de réglementation sont là pour servir les intérêts de cette ­industrie. »

« Les Blancs nous ont chassés de nos forêts, ils ont installé des églises et des écoles. Ils ont voulu les fourrures, les peaux, puis le bois, l’or et enfin le “black rock”, l’uranium. »

« Tuer l’Indien dans l’enfant »

Après Port Radium, ce ne sont que des mines à perte de vue de la Saskatchewan jusqu’à ­l’Ontario. La course à la bombe. Dépossédés de leurs terres, les Dene sont sédentarisés dans des réserves, ­appelées « villages nordiques », des ­rangées de ­maisons identiques avec un carré de jardin. On leur donne un statut d’Indien, des ­allocations, mais pas de droit foncier. On exploite donc l’uranium sans l’accord des communautés autochtones. « Le peuple ojibway dans l’Ontario a subi le même sort que nous. ­L’industrie minière se retranchait derrière la loi sur les Indiens, un traité de 1876 qui stipule que les titres sur les terres traditionnelles sont cédés pour le “bien public” ! » Marius émet un ricanement amer. « Aux États-Unis, le ­gouvernement a utilisé la solution militaire pour anéantir les peuples premiers. Au Canada, il se sert de la législation pour avoir le droit légal de nous annihiler ! »
Dans les années 1960, date à laquelle les Indiens du Canada sont autorisés à voter aux élections fédérales, Marius est envoyé dans un pensionnat autochtone tenu par des nonnes françaises. « Elles m’appelaient “maudit sauvage”. » Il le prononce en français, ainsi que d’autres insultes. « On nous interdisait de parler notre langue, il fallait “tuer l’Indien dans l’enfant”. » 150 000 gosses sont envoyés de force dans ces établissements catholiques – près de 130 au Canada – entre 1874 et 1996. Les procès pour sévices corporels et abus sexuels ne s’ouvrent qu’à partir de 2015.
Marius est devenu enseignant comme sa femme pour développer une pédagogie « autochtone » et revaloriser les traditions des Dene. Jusqu’en 2013, le couple animait une petite classe grâce aux fonds pour l’éducation de Beauval, pour raconter une autre histoire, empêcher que les enfants deviennent « de la ­chair à uranium ». Car dans les grosses écoles, Cameco a posé son logo sur les livres scolaires. Et très tôt, les gamins passent des tests d’aptitude. On leur dit : « Tu as le profil parfait pour travailler dans les mines ! » Selon le ­ministère du Travail, « des ­milliers de jeunes autochtones sont attendus dans les mines pour pallier la ­pénurie de ­main-d’œuvre ». Quand il était étudiant à l’université de la ­Saskatchewan, Marius a ­rencontré sa femme, ­Candyce, sa plus fidèle alliée dans le combat contre l’uranium. « À l’époque, on ne connaissait rien aux mines mais j’ai vu cette femme en rêve avant notre rencontre. Une vraie guerrière ! » Énergique et excellente oratrice, Candyce est devenue la porte-parole du Comité pour les générations futures, une association pour la défense des droits autochtones. Et le cauchemar de Cameco : elle est la voix opposante dans toutes les réunions auxquelles participe le lobby nucléaire. Dans la réserve de Beauval, près de la ville de Pinehouse, où nous l’avions rencontrée autour d’une tarte à la myrtille, cette mère de famille parlait sans emphase : « Je ne suis pas une activiste, je ne fais que protéger nos enfants. Car une fois que la terre est prise pour l’uranium, ce sont eux qui paieront. Cette industrie concerne les 7 000 générations à venir. »

Une « colonisation industrielle »

Nous atteignons les terres de trappe des Dene, qui sont aussi le « couloir de l’uranium » : une saignée de 200 kilomètres à travers la toundra où Cameco exploite quatre mines, souterraines et à ciel ouvert. Marius n’a aucune autorisation de la Cameco mais possède un matricule foncier qui lui accorde – après une ratification de la loi sur les Indiens dans les années 1970 – le droit de chasser, pêcher et, ironise-t‑il, de « ramasser des baies… contaminées » sur ces terres ancestrales. Une barrière avec un petit poste de sécurité marque l’entrée de Key Lake. Il salue une Canadienne blonde bien en chair, remplit un ­formulaire, puis engage son van sur une piste en latérite, le long des blocs verts de la plus grande usine de concentration d’uranium au monde : une fois extrait, le minerai est broyé et concentré sous forme de poudre de couleur vert-noir, le yellowcake, ou U308. « Il part alimenter les centrales du monde entier. À un moment, nous avons cru que nous serions tranquilles, parce que tous les États signaient des accords de non-prolifération nucléaire. Mais les Blancs ont foncé vers une autre utopie : le nucléaire civil. »

Les terres de trappe des Dene sont aussi le « couloir de l’uranium » : une saignée de 200 kilomètres à travers la toundra où Cameco exploite quatre mines. Marius a le droit de chasser, pêcher et « ramasser des baies contaminées » sur ces terres ancestrales.

Marius raconte la suite, il l’appelle la « colonisation industrielle ». À partir des années 1980, le ­Canada implante vingt-cinq réacteurs Candu sur son sol, une génération de réacteurs à uranium naturel, c’est-à-dire non enrichi. Le pays exporte cette nouvelle technologie partout, et l’uranium qui va avec, jusqu’à devenir le premier producteur au monde de ce minerai. « Quand les agents de Cameco sont arrivés dans notre communauté dans les années 1980, ils nous ont dit : “Préparez-vous pour un boom économique !” Ils nous ont demandé de faire une “liste de vœux”. Les gens étaient pauvres, sans emploi et affaiblis par la vie dans les réserves. ­Cameco a dit que l’uranium était la solution à leurs problèmes. Ils ont arrosé les collectivités en dons, financé des stades de hockey, les programmes ­scolaires, des églises. Puis ils ont développé un réseau d’entreprises dirigées par les autochtones. Les offres d’emploi et les bourses ont commencé à pleuvoir. Mais si une personne voulait ouvrir un commerce en dehors du secteur uranifère, on lui disait que ce n’était pas possible ! Il fallait ­passer par Cameco ! »
La piste en latérite s’enfonce dans la forêt en direction de McArthur River, la plus grosse mine d’uranium au monde, ouverte en 1999 et détenue à 30 % par Areva Resources Canada et à 70 % par Cameco. Elle apparaît en pièces détachées : d’abord le bâtiment vert des ouvriers, puis, quelques kilomètres plus loin, la cheminée du puits et enfin les montagnes de terrils – plusieurs tas de déchets compacts disséminés sur le site. Marius n’aime pas venir ici. La roche atteint des degrés de pureté sidérants, avec une teneur moyenne de 21 % d’uranium naturel, soit cent fois la moyenne des autres mines exploitées aujourd’hui. À 600 mètres sous terre, Cameco a construit un mur de glace pour isoler le gisement des nappes d’eau souterraines. La firme a aussi développé une méthode d’exploitation spécifique pour éviter tout contact direct entre le minerai et les mineurs : un système de wagonnets télécommandés qui récupèrent l’uranium dans une galerie creusée sous le gisement. ­Récompensé régulièrement pour sa ­sécurité ­exemplaire le site extrait de quoi alimenter chaque année 34 réacteurs Candu. « Les travailleurs des mines d’uranium modernes reçoivent en moyenne moins de rayonnement que les pilotes de ligne affectés aux vols internationaux », fanfaronne le site de ­l’Association nucléaire canadienne (CNA) qui représente l’industrie nucléaire. 51 % des 891 employés de McArthur River sont des résidents aborigènes de la Saskatchewan. ­Acheminés en navette aérienne par Cameco, ils travaillent quarante heures par semaine par roulement de sept jours.

Un taux de cancer affolant

Marius, lui, doit encore parcourir plus de 200 kilomètres pour revenir chez lui, et sa jauge à essence frise le zéro. Il se résigne à entrer dans la base vie pour demander à un responsable de le dépanner. Son front plissé marque son mécontentement à l’idée de parler à « ces gens-là ». L’entrée ressemble à un hall d’hôtel avec ses fauteuils immenses et son écran géant plasma. Les ouvriers vont et viennent dans les couloirs, il y a des dortoirs, des machines à laver, des salles de sport. Au bout, une immense cantine. Le buffet gargantuesque fait le tour de la salle. Des tablées de salades, de viandes, de poissons, de sandwichs, de gâteaux et de glaces s’offrent à volonté toute la journée. Un agent nous propose « d’en profiter » avant de nous guider vers une pompe et de nous faire gratuitement le plein. Marius est furieux. « Ils veulent nous acheter, beugle-t-il en redémarrant sa voiture. Cameco, bande d’assassins ! Espèces de salauds ! »
Après le checkpoint de Key Lake, il arrête le van et s’assoit seul en silence dans la forêt. À côté de lui, un panneau est masqué par la végétation : il porte l’inscription « English River First Nation, terre ancestrale ». Le vieux sage soupire : « Les mines sont directement établies sur les parcours de pâturages des caribous. Beaucoup de Dene en chassent car ils n’ont pas les moyens d’acheter de la viande au ­supermarché. Mais il faudrait l’analyser, cette viande… »

Marius n’aime pas venir ici. La roche atteint des degrés de pureté sidérants, avec une teneur moyenne de 21 % d’uranium naturel, cent fois la moyenne des autres mines exploitées.

En 1984, un an après son ouverture, Key Lake a déversé de l’eau contaminée dans la nature. En 2018, une fuite de 50 000 litres d’eau radio­active a ­ruisselé dans les lacs environnants. Pour la ­Commission de sûreté nucléaire, seul organisme à effectuer des études, ces incidents ne présentent pas d’incidence majeure : pour eux, ces terres sont inhabitées. Pourtant, dans la réserve de Beauval, où habitent Marius et sa femme Candyce, les taux de cancer sont en augmentation : « 100 sur une population de 700, c’est 1 personne sur 15. Et nos conditions socio-économiques sont bien meilleures que par le passé. Alors pourquoi les gens meurent de plus en plus tôt ? » Candyce réclame depuis 2013 que l’impact des mines d’uranium sur les communautés autochtones soit analysé. Les autorités lui ont répondu qu’ils effectuaient « une étude de santé mentale sur les populations ». Elles ajoutent que les problèmes de santé étaient liés « à des conditions socio-économiques qui causaient des suicides, ­l’alcoolisme et les cancers ». L’étude est financée par Cameco.

« Qui sait ce qui se cache dans ces profondeurs ? »

La firme est partout. Et le gouvernement n’hésite pas à laisser les cabanes de trappeurs dene partir en fumée dans le cadre du « let it burn », la politique du « laisser brûler ». En cas d’incendie, les pompiers ont reçu l’ordre de ne pas intervenir tant qu’il ne menace pas les agglomérations. Les feux de forêt sont « régénérants », selon les officiels. Le but non avoué est de pousser les Indiens les plus démunis à s’installer dans les villes… et à travailler dans le nucléaire. Au nord du bassin de l’Athabasca, Steve Powder arpente seul la toundra, armé de son spectromètre et pestant. « Les feux ont fait fuir tous les animaux, des milliers d’élans et de caribous ont tout simplement disparu du paysage. » Ancien mineur, ce Dene de 62 ans est devenu dealer international d’uranium. Il a le nez pour le minerai comme d’autres l’ont pour le grand cru : il en connaît l’odeur, peut en détecter la qualité rien qu’en regardant la couleur de la roche. « Tout ce qui dépasse 20 coups/seconde est radioactif », explique-t-il. L’alarme du spectromètre hurle sur la lande. On est à 1 500 coups/seconde. « Des gisements pareils sont exploitables pendant cent ans. » Cet ­aventurier aux allures d’Indiana Jones achète des parcelles à haute teneur en uranium et les revend sur Internet à des compagnies de prospection dans le monde entier. Son statut de « prospecteur » lui confère ce droit. Car au Canada, la loi foncière n’a pas changé depuis la ruée vers l’or : elle est toujours du côté des exploitants, et non des exploités. Steve fait partie de ces rares Dene qui ont réussi à forcer le destin.

Uranium City a été construite avec des matériaux radioactifs. La ville approvisionnait le programme d’armement nucléaire des États-Unis pendant la Guerre froide.

« La loi du “free mining” autorise l’exploration mais aussi l’exploitation des gisements. Il suffit que mes clients viennent sur place et signent un marché avec moi. » Son dernier deal lui a rapporté 80 000 dollars avec des Japonais. Malgré une baisse de 70 % du cours mondial de l’uranium depuis l’accident de Fukushima, cinquante nouveaux réacteurs sont en construction dans le monde en 2018. « Le business marche bien. Mais il y a une chose que je ne supporte pas, dit le dealer en contemplant les eaux bleues du lac Athabasca, c’est de savoir que notre uranium sert encore à faire des bombes. »
Car Steve habite à Uranium City, le fleuron de l’industrie uranifère d’Eldorado Mining (l’ancien nom de Cameco), qui approvisionnait le programme d’armement nucléaire des États-Unis pendant la Guerre froide. La ville a été entièrement construite avec des matériaux radioactifs, jusqu’à l’école qui porte le nom du réacteur Candu, la perle technologique qui a propulsé le Canada à la tête de la production mondiale d’uranium. À l’époque, Uranium City comptait 5 000 habitants. Depuis que ses 33 mines ont fermé dans les années 1970, elle est devenue une ville fantôme, avec sa poste et ses dernières baraques en bois peuplées par moins de 60 Blancs et Indiens.
Le Canada, lui, n’a jamais cessé de fournir de l’uranium pour la guerre. Une étude du chercheur Jim Harding démontre que le pays a fourni le ­Pentagone pour les quelque 500 000 tonnes d’armes à uranium appauvri fabriquées depuis la guerre du Golfe. Considéré comme faiblement radioactif, l’uranium appauvri ne fait pas l’objet d’une interdiction du traité de non-­prolifération. « Il n’y a pas de haut degré ou de bas degré quand il s’agit de la ­dangerosité de ­l’uranium ! », s’emporte Steve en montrant les ferrailles contaminées de la mine de Gunnar le long du lac Athabasca. Il y vient tous les jours pêcher truites et ombres arctiques mais ne se fait pas d’illusions. « Qui sait ce qui se cache dans ces profondeurs ? », murmure-t-il. Les rumeurs parlent de poissons mutants, sans yeux ni tête. Steve pense que les radiations finiront bien par avoir sa peau.
Seul espoir dans ce paysage désolé, son fils Regan rêve d’un avenir sans atome. À 26 ans, il a suivi une formation dans une mine souterraine de Cameco. « J’ai arrêté à cause du stress du travail sous terre, mais surtout car mon esprit n’était pas en accord : je ne veux pas contribuer à tuer des gens. » Passionné par l’espace et le chamanisme, il est au chômage : à part l’uranium, les perspectives dans la région sont nulles. Il fait visiter le centre-ville d’Uranium City, qui se reconstruit peu à peu avec l’arrivée d’ouvriers sur les chantiers de décontamination. Car la ville est entourée de millions de tonnes de résidus radioactifs. La durée de vie de ces terrils est de quatre milliards d’années et demie, l’âge de la terre. « L’homme n’a pas la technologie pour gérer ces déchets, moi je veux bosser dans une énergie recyclable. » Depuis 2010, Cameco est tenu, pour le compte de la société d’État canadienne Eldor, de « surveiller et d’entretenir les lieux ». Des habitants affirment que certains déchets sont juste enfouis sous le sol.

La ville est entourée de millions de tonnes de résidus radioactifs. La durée de vie de ces terrils est de quatre milliards d’années et demie. L’âge de la terre.

« Poussière, tu retourneras à la poussière »

« Personne n’est dupe, dit Regan en passant devant un sol jonché de roches éclatées par les tirs de dynamite. Mais 70 % des gens ici sont maintenant embauchés dans la décontamination et ne veulent pas de problème. » Partout autour d’Uranium City, le compteur sonne en moyenne à 2 microsieverts par heure, soit dix fois plus que la radioactivité naturelle. Les ruines qui jalonnent la zone ont des allures de prophétie : « Poussière, tu retourneras à la poussière », murmure Regan.
En 2018, le Canada avait amassé 2,4 milliards de grappes de combustible nucléaire irradié issus des réacteurs Candu. Leur teneur en tritium en fait les déchets les plus dangereux pour l’écosystème. L’extraction d’uranium, elle, a laissé 218 millions de tonnes de terrils. À la stupeur des habitants, la Société de gestion des déchets nucléaires est arrivée près de la réserve d’Indiens de Beauval en 2010 et a signé avec les leaders locaux pour enfouir ces déchets. Marius et Candyce ont entamé une ­campagne « No nuclear waste » (« Non aux déchets nucléaires ») en 2013 à travers toute la province. Le projet d’enfouissement a été abandonné grâce à une pétition ayant récolté 20 000 signatures. Mais le lendemain, le couple s’est retrouvé sans emploi. Les fonds pour leur école avaient été ­coupés.

Publié dans le numéro 48 de XXI

 

Retour en Crimée

Du jour au lendemain, après l’annexion de la presqu’île par la Russie, Dilara n’a plus donné de nouvelles. C’était une amie. Il fallait la retrouver. Le long de la route, d’immenses affiches célébraient le premier anniversaire du « printemps criméen » : « Notre choix, notre victoire. »

Par Hedwige Jeanmart

Illustrations : Sébastien Mourrain

Bakhtchissaraï – Sébastopol – Simferopol

 

Tu peux me rendre service ? Tu pourrais rester ici quelques heures sans quitter la maison ? Tu t’installes dans la cour et tu fais des allées et venues, qu’on voie qu’il y a quelqu’un, que la maison n’est pas vide… On ne sait jamais. » Dilara venait d’entrer en trombe dans ma chambre : un coup de fil inattendu, elle devait filer à la rencontre d’une délégation turque de passage à Bakhtchissaraï. Ils faisaient une évaluation sur les droits de l’homme, c’était important, il fallait qu’elle aille leur parler. Et elle ne pouvait pas laisser la maison sans personne. « Tu comprends ? »

Les jours passaient et, oui, je commençais à comprendre. Docile, j’ai pris mon livre et j’ai fait ce qu’elle me demandait, je suis allée m’installer dans la cour, à l’ombre. Quelqu’un est venu la chercher en voiture et Dilara a disparu sans un bruit ; le conducteur avait coupé le moteur en descente.

Je me suis retrouvée seule, avec le chien, dans la grande maison silencieuse que j’avais connue pleine de monde, de va-et-vient, de voix d’enfants, d’odeurs de cuisine et de bruits de vaisselle. Et à la lumière de son histoire, que Dilara me livrait chaque jour un peu plus, j’ai pensé qu’elle venait de me confier son bien le plus précieux, cette ­maison sur cette terre.

Nous nous sommes rencontrées au cours de mon premier séjour en Crimée, l’été 2011. Un guide de voyage listait des adresses de logement chez l’habitant, j’avais pris le premier. Lorsque j’avais appelé depuis Simferopol pour réserver, une voix douce, chantante, m’avait expliqué le chemin. Au bout d’une heure et demie de route, j’avais débarqué à la gare routière de Bakhtchissaraï, capitale historique des Tatars de Crimée. Un minivan aux sièges défoncés m’avait déposée devant le palais du Khan. Sorti tout droit d’un conte oriental, avec ses motifs floraux, ses tours, ses balcons en bois ciselé, il renfermait un grand jardin très vert d’où pointait un fin minaret. Il faisait une chaleur épouvantable. J’avais suivi les indications, emprunté sur la gauche la rue Ostrovskogo, un chemin de terre dure couvert de caillasse, cruellement dépourvu d’ombre, et qui n’en finissait pas de monter.

Le premier thé d’une longue série

Sa maison était la toute dernière de la rue. Une petite femme sans âge – un beau visage rond et lumineux, un large sourire, les yeux en amande, pétillants – était venue à ma rencontre. Le ­cheveu coupé court, Dilara portait pantalon et tunique larges, avec en bandoulière un petit sac plat qu’elle porte encore aujourd’hui et qui, avec le recul, me semble témoigner de l’état d’esprit dans lequel elle a grandi et vécu, toujours prête à devoir partir.

Elle m’avait installée dans une des chambres du haut, une grande pièce qui donnait sur une terrasse recouverte de plastique ondulé jaune, depuis laquelle on avait vue sur toute la vallée, avec en son centre le vieux palais du Khan. Puis elle avait proposé un thé. Le premier d’une longue série.

Loin de la côte, niché au creux d’une vallée, Bakhtchissaraï m’est apparu tout de suite comme un îlot singulier, au cœur même de la presqu’île de Crimée. Teintée de kitsch post­soviétique, la péninsule de trois millions d’habitants et 26 000 ­kilomètres carrés a deux visages. La côte, bruyante et flashy, est très codifiée : on paie cher à Yalta, on se tient bien à Sébastopol, on dort peu et on se lâche à Koktebel, on fait du pédalo à ­Ievpatoria, Alouchta ou Théodosie… En pleine saison, les plages sont bondées.

À l’intérieur des terres, c’est différent. Plus un gros village qu’une ville, l’ancienne capitale des Tatars de Crimée s’articule autour d’une artère principale, la rue Lénine. De là partent des petits chemins de terre qui vont se perdre dans les hautes herbes, ou se fondre dans un mince ruisseau tout moussu. Le long de la route, les gens vendent à même le sol leurs lait frais, bocaux de miel, ­bouquets d’aneth, tomates, oignons verts, fleurs du jardin. Parfois une voiture freine brusquement dans un nuage de poussière pour éviter une chèvre ou un mouton.

Bakhtchissaraï est dominé par une colline surmontée de curieux rochers, lisses et ronds, troués de caves naturelles et qui, de loin, semblent avoir des visages. C’est sur le flanc de cette colline que vit Dilara. En journée, on n’y croise que des vaches, parfois des randonneurs en culottes courtes. Vers six heures du soir, la colline s’anime. C’est l’heure à laquelle les enfants du coin grimpent y jouer, et celle à laquelle les vaches en redescendent. Les soirs de grosse chaleur, on va s’y asseoir pour attendre le coucher du soleil. L’humidité d’en bas remonte enfin, on respire mieux. Le ciel devient rose fuchsia avant de virer mauve ; on appelle à la prière, les chiens se mettent à aboyer de partout, puis le calme retombe, absolu.

Au retour de mes balades, j’acceptais un thé. Riza, le mari de Dilara, un grand monsieur au teint hâlé et à l’épaisse moustache qui portait en permanence une petite calotte sur la tête, ­m’apprit à ­manger la pastèque avec du pain plat et une gousse d’ail. Nos conversations étaient légères : les excursions à faire, la cuisine locale. Chez ­Musafir, le café familial que tenait leur fils Rustem, il y avait du plov, du lagman, des manti, des loukoums et du café turc en dessert. On avait aussi effleuré le sujet de la langue, lorsque j’avais su que Dilara était présidente du conseil des professeurs de tatar de Crimée, ce qui m’avait un peu étonnée : je la voyais surtout occupée à gérer cette grande maison.

Son numéro n’est plus attribué. Elle ne répond plus aux mails. À mesure qu’un silence gênant retombe sur l’annexion de la Crimée par la Russie, j’ai l’impression d’assister à distance à l’effacement de Dilara.

Elle était partout, accompagnait les départs, les arrivées ; courait derrière ses petits-enfants, ­organisait des fêtes de famille. La maison ne désemplissait pas, des draps de lit à fleurs flottaient en permanence sur le fil. Il y avait là des Russes et des Ukrainiens, un Polonais et une Chinoise, et puis moi. Des travaux d’agrandissement de la maison venaient d’être lancés, bientôt ils pourraient accueillir plus de gens.

Et puis, aucune nouvelle

À mon retour à l’été 2013, l’annexe de la maison était finie. Dilara avait fait venir des lampes de Turquie et recouvert les coussins des nouvelles chambres de tissus soyeux dans les tons rouges et ocre. L’Ukraine n’exigeant pas de visa des Européens, les touristes étaient de plus en plus nombreux. Le café Musafir ne désemplissait pas. Les affaires marchaient bien. Dilara avait beaucoup à faire, moins de temps pour bavarder les soirs autour d’un thé, elle s’en excusait. « La prochaine fois, tu devrais revenir au printemps, c’est la plus belle saison, les arbres sont en fleurs, il fait doux et calme », avait dit Riza, son mari, lorsque nous nous étions quittés.

Le 28 février 2014, un message de Dilara m’est arrivé par mail : « Ces derniers jours, nous sommes passés par des moments terribles, presque la guerre. Nous espérons de toutes nos forces que dans un ­avenir très proche l’Ukraine aura sa place parmi les pays européens démocratiques, et que nous pourrons vivre en paix. » Six jours plus tôt, après des mois de contestation en Ukraine, le pouvoir venait de basculer : le président Ianoukovitch, soutenu par Moscou, avait fui. Dès le lendemain, le Parlement ukrainien retirait le statut de langue officielle aux langues régionales, dont le russe. Les russophones de Crimée, plus de la moitié de la population, demandaient aussitôt un renforcement des liens avec la Russie. À la mi-mars, quelques jours après le message de Dilara, un référendum était organisé. Deux jours plus tard, le 18 mars, le président russe Vladimir Poutine ratifiait le rattachement.

En à peine plus de deux semaines, les Tatars de Crimée, qui rêvaient d’intégrer une Europe démocratique, et de creuser un écart le plus grand possible entre eux et Moscou, se retrouvaient, de facto, en territoire russe.

Depuis fin février 2014, je n’ai plus aucune nouvelle de Dilara. Son numéro n’est plus attribué, elle ne répond plus aux mails. Dès l’automne, les quelques sites qui recommandaient aux touristes de faire étape chez elle indiquent qu’elle n’accueille plus personne. À mesure qu’un silence gênant retombe sur l’annexion de la Crimée par la Russie, j’ai l’impression d’assister à distance à son effacement.

J’introduis une demande de visa russe, pour aller voir. Sur mon formulaire, je prends soin de spécifier que je me rends en Crimée. Au service des visas, la fille semble hésiter, perplexe. « ­Écoutez… Même si la Crimée fait maintenant partie de la ­Russie, moi, si j’étais vous, je prendrais un visa double entrée. C’est plus sûr », comme si les nouvelles ­frontières étaient encore trop fraîches, qu’elle ne les avait pas intégrées. Les sites consultés pour trouver un billet d’avion charrient ce même sentiment, dérangeant, d’avoir affaire à un territoire fantôme : tous les moteurs de recherche situent l’aéroport de Simferopol en Ukraine, mais pour l’achat du billet, on est automatiquement redirigé vers Aeroflot qui ne laisse planer aucun doute. C’est en Russie et nulle part ailleurs qu’on atterrit.

« Tu te souviens avant, comment c’était ? »

Après une escale à Moscou, je débarque à ­Simferopol au printemps 2015, un an après ­l’annexion. Les guérites vides des douaniers ukrainiens sont toujours plantées là en plein milieu, comme des reliques d’un passé proche et fini, un peu humiliantes. Cela fait d’ailleurs rire les ­personnes qui attendent leurs bagages à côté de moi : « Tu te souviens avant, comment c’était ? »

L’aéroport est en pleins travaux d’élargissement, traversé de bâches en plastique. Aujourd’hui coupée de l’Ukraine, la Crimée est totalement dépendante de la Russie, avec laquelle elle n’a de liaison que par air ou par mer. En plus des vols pour les autres grandes villes de Russie, je compte cinquante vols « intérieurs » quotidiens pour la liaison Simferopol-Moscou.

Le seul autre point de passage, c’est Kertch, ville excentrée et longtemps délaissée, située à l’extrémité est de la péninsule. De Kertch, on prend le ferry pour Port Caucase dans la région de Krasnodar ; pas d’autre option en attendant le jour improbable où sera lancé le projet pharaonique de construire un pont routier et ferroviaire de quatre kilomètres pour remplacer la liaison par bateau.

Le lendemain, je me rends très tôt à la gare routière de Simferopol pour acheter mon billet pour Bakhtchissaraï. La gare est prise d’assaut. Devant les guichets, des queues s’organisent, forment bientôt des spirales au cœur desquelles viennent se loger les derniers arrivés, obligeant les autres à se serrer toujours plus. Des vieux prennent leur mal en patience, assis sur de gros sacs en toile. Des enfants pleurent. Posé sur les genoux d’un type en survêtement, un transistor à piles hurle. Une dame perchée sur des talons aiguilles prend appui sur son mari. Je demande où ils vont : ils espèrent une place dans un des dix bus pour Kertch qui attendent devant, alignés sur le parking de la gare. À moins d’avoir les moyens de s’offrir l’avion, on ne sort pas facilement de Crimée.

La buvette est presque vide. On entend juste des bruits de cuillères et de soucoupes. Les clients regardent tous la télé sans le son. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, parle en continu. On ne sait pas ce qu’il dit mais, sous l’image, le dérouleur évoque Barack Obama en termes peu obligeants. À travers la porte vitrée, je vois la queue qui continue à faire des circonvolutions devant les guichets. Ils en ont pour des heures.

Le long de la route qui mène à Bakhtchissaraï, d’immenses affiches célèbrent le premier anniversaire du « printemps criméen » : « Notre choix, notre victoire. » Elles se déclinent en deux versions : sur la première, une femme blonde au milieu de drapeaux russes sur fond de foule, le regard déterminé et confiant ; sur la seconde, un homme grisonnant, barbe de quelques jours, casque sur la tête et gilet pare-balles kaki, lui aussi devant une foule arborant des drapeaux blanc bleu rouge. Le chauffeur du bus monte le son de la radio, à son rétroviseur pend un petit drapeau tatar, bleu ciel et jaune, les mêmes couleurs que celles de l’Ukraine.

« Absurde complet »

Deux jours avant mon départ, j’ai fini par retrouver Rustem, le fils de Dilara, sur Facebook. Je lui ai dit que je la cherchais. Il m’a recontactée très vite, sans poser de question, et m’a donné un numéro de téléphone. J’ai appelé Dilara : la même voix chantante, elle était en visite à l’hôpital, elle ne pouvait pas parler beaucoup. J’ai rapidement expliqué que j’allais passer, « prendre des ­nouvelles ».

Quand j’arrive, Dilara est seule. Il pleut des cordes, elle me fait vite entrer, je retire mes chaussures. Elle semble un peu mal à l’aise, on dirait qu’elle ne sait trop que penser de ma visite, si c’est une bonne chose ou pas que je sois venue « prendre des nouvelles ». Pourtant, elle prépare vite un thé et sort les loukoums. Les derniers événements me sont transmis d’une voix qui se veut légère, comme de petits incidents de la vie, qui pourtant en dévient le cours. Son mari Riza est à Kiev avec l’aîné et la plus jeune, seuls Rustem et sa femme sont restés avec leurs enfants. Elle ne peut plus accueillir personne, la famille a reçu une lettre de la procurature, on leur fait des problèmes avec le permis de construire, on les menace de tout confisquer. Le café Musafir aussi a reçu un avis de fermeture, pour une histoire d’accréditation au registre du commerce. Ils tiennent encore mais jusqu’à quand ? À Kiev, Riza essaie d’ouvrir un restaurant, c’est pour ça qu’il est parti.

La porte d’entrée s’ouvre brusquement et Lenour se précipite à l’intérieur, trempé. Je le reconnais, c’est un ami de la famille. Ce grand type aux yeux très bleus, dont le prénom est l’acronyme de « Lenin Utchreditel’ Revolucij » (« Lénine fondateur de la révolution »), est spécialisé en tours de magie et grand amateur de Rubik’s Cube. Il me sort le dernier de sa collection, pyramidal et doré. Dilara coupe des pommes et pèle des oranges qu’elle arrange dans une coupelle ; elle sert le thé, avec des biscuits et de la confiture maison, et reprend la conversation. On parle depuis une bonne heure, c’est déjà plus facile.

Ils sont toujours sous le choc, abasourdis : « surréalisme » et « absurde » sont les termes qui reviennent le plus. « Polny absurd » (« absurde ­complet »), répète Lenour en secouant la tête. « Ce qu’il faut absolument, c’est plus de sanctions ! Il faut que l’Europe durcisse les sanctions ! Il faut qu’ils aillent plus loin, ils ne les arrêteront pas avec ça. On mangera moins, on se débrouillera, mais il n’y a que ça qui fera peut-être céder la ­Russie. » Dehors, il fait ­bientôt noir et Dilara ne pense pas à allumer la lumière. La pluie dégouline sur les vitres.

« Si tu veux comprendre ce qui se passe ici, va parler aux gens. Mais tu verras, personne ne te dira rien. Au début, ils parlaient, maintenant c’est fini. » Pour s’être massivement opposée à l’annexion – « l’occupation », rectifierait Dilara –, la communauté tatare est ciblée. Les moyens utilisés pour faire peur vont des perquisitions aux enlèvements et aux meurtres ; en passant par la menace d’expropriation, l’expropriation pure et simple, le bannissement du territoire, l’interdiction de se réunir, la fermeture des médias… Les exécutants varient : mandatés comme la police ou le FSB, ou alors sous-traitants jouissant d’une totale impunité, hommes cagoulés non identifiés et milices dites ­d’autodéfense.

On me raconte le cas de Reshat Ametov, emblématique car il est le premier « disparu ». Le 3 mars 2014, cet homme de 39 ans participe à une manifestation antiséparatiste sur la place Lénine à Simferopol. Trois individus en tenue militaire l’écartent de la foule pour le pousser dans une voiture. La scène est filmée. Son corps est retrouvé quelques jours plus tard. « Il avait des blessures de coups de couteau et des brûlures sur tout le corps. Il lui manquait un œil. Il avait un sac en plastique sur la tête », racontera sa femme aux journalistes. Après lui, on compte dix-sept autres cas de disparitions en un an, jamais élucidées. Même lorsque les scènes d’enlèvements sont filmées, les enquêtes ne sont pas menées.

« Ce qu’on retient de ça, c’est que ça peut ­arriver à tout le monde, ça crée un climat de peur ­permanente. » En remettant ses chaussures, avant de partir, Lenour ajoute encore, d’un air exagérément jovial : « On parle de ça ici, dans la cuisine, entre nous. Mais dehors rien, compris ? » Et il trace une croix sur sa bouche.

Dans les « steppes de la faim »

Sous le balcon de ma chambre traîne une luge, celle des petits-enfants de Dilara ; preuve que l’hiver est encore tout proche. Pourtant le lendemain de mon arrivée, il fait grand soleil et en quelques heures seulement les tulipes rouges s’ouvrent, les cerisiers se couvrent de fleurs blanches et la colline de muscaris sauvages. Dans la cuisine, là où on peut parler, Dilara se réjouit : « Tu as vu les tulipes ? Elles se sont ouvertes ! On en a tellement. C’est parce qu’on en cultivait quand on est arrivé ici, on les vendait au marché. Dans la famille on a toujours vendu des fleurs.

— Vous êtes arrivés quand en Crimée ?

— La toute première fois ou pour de bon ? »

Dilara est née en 1951 en Ouzbékistan. Ses parents et ses frères et sœurs aînés ont été déportés de Crimée par Staline le 18 mai 1944, avec 238 000 Tatars. Envoyés en Asie centrale dans des wagons à bestiaux, puis parqués dans des baraquements dans les régions les plus ingrates. De 30 % à 40 % des déportés meurent, de faim et de maladie, entre 1944 et 1947. La famille de Dilara survit.

Trois ans après la mort de ­Staline, ­Khrouchtchev dénonce la déportation de peuples entiers. ­Contrairement à d’autres, comme les Tchétchènes ou les Ingouches, les Tatars de Crimée ne sont pas autorisés à rentrer. Mais à partir de 1956 leur régime de surveillance est allégé : ils peuvent déménager… au sein d’un territoire circonscrit. Petite dernière de sept enfants, Dilara a 5 ans quand sa famille rejoint un oncle installé dans la « steppe de la faim », une longue plaine désertique à l’est de l’Ouzbékistan.

Son père fait pousser du raisin et des herbes dans le « jardin », une terre toute craquelée, dure comme du bois. Sa mère arrondit « les fins de mois » en vendant des boutures au marché. En saison, Dilara ramasse le coton : « Toute petite, je le mettais dans mon tablier, après j’ai eu un panier comme les autres. On y mettait quinze kilos. Il faisait si chaud que parfois je buvais l’eau des canaux d’irrigation, je vois encore les petits insectes à longues pattes qui flottaient à la surface. » Un jour, dans un livre de Mark Twain, elle tombe sur une illustration d’un esclave noir : « La légende disait : “Il ne pourra pas rentrer chez lui tant qu’il n’a pas rempli son panier.” Ça m’a bien fait rire, j’avais le même ! »

Elle a 13 ans quand elle reçoit un prix d’excellence à l’école avec, à la clé, un voyage en Crimée… « J’en avais tellement entendu parler, on en parlait tout le temps à la maison. Du coup quand je suis arrivée à Artek, une station balnéaire à l’est de Yalta, je n’arrêtais pas de pleurer. Parce que c’était trop beau, et parce que j’étais toute seule. J’avais envie de m’enfuir. » C’est son premier retour en Crimée.

Elle reprend : « C’est drôle, non ? Moi, je gagnais un voyage en Crimée alors que mon frère avait déjà de sérieux problèmes.

— Il avait quoi comme problèmes, ton frère ?

— Mon frère, c’est Moustafa Djemilev. »

Silence. Je dois avoir une drôle de tête. Ça fait sourire Dilara. Je lui fais répéter : « Tu veux dire quoi ? Que Moustafa Djemilev est ton vrai frère ?

— Oui, mon vrai frère. »

Des histoires pour faire peur

Moustafa Djemilev est le chef historique de la communauté tatare de Crimée. Défenseur des droits de l’homme, dissident, ami de Sakharov, il a passé quinze années de sa vie en prison et en camps. Élu en 1989 à la présidence du Mouvement national des Tatars de Crimée, il est porté deux ans plus tard à la tête du Mejlis, l’assemblée du peuple tatar, où il reste jusqu’en 2013. C’est lui qui, en mars 2014, après une conversation avec Vladimir Poutine, appelle au boycott du référendum organisé par Moscou.

Dilara a évoqué plusieurs fois Moustafa ­Djemilev, sans jamais préciser qu’il était son frère. Devant moi, elle ne l’appellera d’ailleurs jamais par son prénom, elle dira toujours « ­Moustafa ­Djemilev ». « La première fois que je suis allée à ­Moscou, j’avais 16 ans et c’était pour manifester. » C’était en 1967. Son frère faisait des séjours réguliers en prison, elle était de toutes les manifestations, tous les piquets, toutes les grèves. Elle entre à l’institut polytechnique de Tachkent. « Je n’ai pas eu beaucoup de choix, les options étaient plutôt ­limitées. Pour les Tatars de Crimée, on n’était accepté que dans les facultés techniques. Impossible d’étudier l’histoire, le droit ou le journalisme. » À la fin de ses études, elle épouse Riza.

« Les autorités continuaient à dire qu’on avait le droit de s’installer où on voulait. Ce qui était vrai en théorie et impossible en pratique. Alors, Riza a dit qu’on allait aussi essayer. Il est parti en ­Crimée, a trouvé une petite maison dans la région de ­Belogorsk et je l’ai rejoint avec notre fils de 2 mois. On vivait dans la montagne à cinq kilomètres du village. » Dilara me sort une chemise en carton : « Ce sont toutes les lettres que j’ai écrites pour demander qu’on nous enregistre, qu’on soit légalisés et qu’on puisse rester ; avec, à chaque fois, la réponse qu’on a reçue. » Des dizaines de lettres écrites d’une ­écriture soignée sur papier gris et des réponses tapées à la machine, lapidaires, toutes négatives.

Dilara pointe un doigt accusateur dans la direction de Moscou. Moscou est dans le coin du salon, à droite de la télé ; Kiev, du côté du balcon, au-dessus de la petite table à biscuits.

Ils ne peuvent pas travailler légalement. Alors ils plantent, pendant la nuit. Et ils récoltent, pendant la nuit aussi. « Il n’y avait rien du tout, mais c’était vraiment un endroit très joli. » Là naît leur second fils, Rustem. Ils tiennent jusqu’en 1979, où ils sont arrêtés. « Ils ont envoyé dix voitures de police, une fourgonnette et un camion de pompier ! Le camion de pompier, c’était parce que l’année ­précédente un Tatar s’était immolé quand la police était venue le chercher. »

Refoulés de Crimée, ils ne retournent pas en Ouzbékistan, ils s’installent « le plus près permis possible », dans la région de Krasnodar, une grande ville du sud de la Russie. « Tous les Tatars chassés se retrouvaient là. Ainsi on se disait qu’on pourrait rentrer à la première occasion. » Dix ans plus tard, en 1989, avec la chute du mur de Berlin, le début de la fin pour l’Union soviétique, la famille rentre « pour de bon » en Crimée.

Après quarante-cinq ans d’absence, ils ne sont pas les bienvenus. « On racontait sur nous exactement les mêmes histoires que sur les Tchétchènes, des histoires pour faire peur aux enfants ; et aussi qu’on était sales et puants. » Lorsqu’ils demandent à se voir attribuer des logements ou des terres à construire, les autorités bloquent les dossiers et s’empressent de distribuer en hâte 150 000 lopins de terre disponibles à des russophones. Décidés à ne plus repartir, les Tatars s’installent alors dans des camps improvisés, le tout premier dans le ­district de Bakhtchissaraï.

Ces sales souvenirs qui remontent

Beaucoup n’ont jamais obtenu de papiers en règle, soit pour la terre qu’ils occupent, soit pour la maison qu’ils ont construite. Aujourd’hui, lorsque les nouvelles autorités russes leur demandent de fournir les bons documents, cela se révèle souvent impossible. Dans la cour de récréation, le petit-fils d’une amie de Dilara s’entend dire par un petit Russe du même âge : « Bientôt on aura ta maison ! »

De sales souvenirs remontent : « Quand on est venu chercher ma famille pour la déporter, ma mère n’a rien eu le temps d’emporter. Elle a supplié la police de la laisser retourner à la maison pour prendre des vivres, elle avait cinq enfants. Deux types l’ont accompagnée à la maison. Il n’y avait pas une heure qu’elle était partie, mais quand elle est entrée, tout était déjà pillé. »

Il y a peu, la maison de Dilara est restée vide quelques heures, quand ils sont rentrés, des vitres étaient cassées, tout avait été retourné, et cambriolé. Depuis, elle ne laisse plus jamais la maison sans personne. « Drugaia strana, drugoi narod » (« autre pays, autres gens »), soupire-t-elle.

« Est-ce que tu te rends compte qu’ils nous ont même remis Staline ? » Dilara pointe un doigt accusateur dans la direction de Moscou. Pour elle qui ne quitte presque plus sa maison, Moscou est dans le coin du salon, à droite de la télé, au-dessus du divan ; Kiev, du côté du balcon, au-dessus de la petite table à biscuits.

À Yalta, une statue de six mètres de long et trois mètres de haut a été inaugurée en février. Elle représente Churchill, Roosevelt et Staline, assis l’un à côté de l’autre, tels que sur la photo de la conférence qui, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, entérine un nouveau partage de ­l’Europe. Créée il y a dix ans par le sculpteur Tsereteli, proche du Kremlin, la sculpture monumentale a été installée pour la commémoration des soixante-dix ans de la fin de la « Grande Guerre patriotique » menée par les Soviétiques contre les nazis.

Sur fond de guerre en Ukraine, les cérémonies sont l’occasion de faire vibrer la fibre patriotique des Russes, ceux de Crimée plus que tout. Car dans le discours officiel, le nazi est toujours bien vivant et il est ukrainien. D’ailleurs on ne dit plus « Ukrainien » mais « banderiste », du nom de Stepan Bandera, qui en 1941 créa la Légion ukrainienne sous la direction de la Wehrmacht.

« Tu me raconteras Sébastopol ? Déjà qu’avant je n’y allais pas beaucoup, maintenant je n’y vais plus du tout », me demande Dilara alors que j’y pars pour la journée. Fondé par Catherine II pour abriter la flotte impériale de la mer Noire, le port est toujours resté une base militaire russe. À quelques jours de la commémoration de la fin de la Seconde Guerre mondiale, la ville est en effervescence.

Dans les allées du boulevard Primorsky, face à la mer, des dizaines de mamies, foulard sur la tête, pliées en deux, retournent la terre de parterres à arabesques pour planter des tagettes, des fleurs orange et jaunes, par centaines. Agrippées à de gros pinceaux ronds auxquels il manque la moitié des poils, d’autres mamies repeignent les ­bordures en blanc. Des enfants endimanchés, petits ­drapeaux russes à la main, s’extasient devant une fontaine de couleur qui gicle au son des Quatre ­Saisons de Vivaldi.

Dans les rues, on vend des ballons et des t-shirts à l’effigie de Vladimir Poutine, des posters de ­Staline piétinant des croix gammées, des drapeaux soviétiques en nylon, des aimants pour le frigo que s’arrachent les passants : on y voit un Obama quasi nain se faire mettre KO sur un ring par un Poutine suintant de testostérone ; ou une Merkel difforme se ratatinant devant le labrador du maître du Kremlin. Quand je lui raconte tout cela à mon retour, Dilara rit. Un peu jaune, mais un rire tout de même.

Victor, le voisin qui regrette

À quelques dizaines de mètres de sa maison de Bakhtchissaraï, on s’affaire aussi autour des célébrations à venir. Dans le cimetière militaire, un terrain vague juste derrière le palais du Khan, que je n’avais jamais vu que rempli d’herbes folles, ça ­travaille dur. On repeint le char en vert, on recimente le monument, on répare les marches manquantes, on déblaie les plaques tombales, on redore ce qui était jadis doré et, comme à Sébastopol, on plante des tagettes.

C’est que Bakhtchissaraï a changé. Dans la rue Ostrovskogo, toujours aussi poussiéreuse et défoncée, les maisons voisines de celle de Dilara arborent de grands drapeaux russes qui ondoient dans le ciel bleu. Partout, je croise des gens avec, au col, un petit ruban à rayures orange et noires. Symbole du patriotisme russe, ces rubans dits « de ­Saint-Georges » ont été distribués dans toute la Crimée. On les retrouve aux poignets des enfants, dans les cheveux des filles, aux antennes des voitures.

« Quand les soldats russes sont arrivés à ­Bakhtchissaraï, ils ont été accueillis comme des libérateurs. Des gens qu’on connaît très bien, les voisins même, sont allés leur offrir des fleurs. Ils ont été ­libérés de quoi, tu pourrais me le dire ? », m’interroge Dilara. « Après ça, certains, comme notre voisin ­Victor, ont bu sans arrêt pendant deux semaines. Victor n’a jamais bu comme ça, mais là, il était ivre toute la journée. » Victor vit dans la maison d’à côté depuis vingt-cinq ans. « Après le référendum, c’est comme si les Russes étaient devenus fous. Jusque-là on se saluait chaque matin, on bavardait. On n’a jamais eu de problème, au contraire, on s’entendait très bien. C’est même moi qui arrangeais les disputes de Victor avec son autre voisin. »

Après deux semaines à boire, Victor a appelé Dilara depuis son jardin : « Alors, tu vas me dire ce que tu veux me dire ? », lui a-t-il demandé. « J’ai répondu que je n’avais rien à lui dire, à part bonjour. Et lui il m’a répondu : “Et moi je vais te dire une chose, c’est que je ne vois rien de bon dans tout ça”. » Dilara a un sourire en coin : « Ça m’a fait plaisir qu’il ne voie rien de bon, Victor. Il regrette déjà, je le sens bien. »

Des Russes de la région de Krasnodar, qu’elle avait hébergés « avant », sont repassés la voir. « On a un peu bavardé de la situation générale. Ils m’ont dit que pour eux ça n’allait pas trop, les prix avaient augmenté, l’économie piquait du nez, ils blâmaient les sanctions… Là aussi, ça m’a fait plaisir d’entendre que c’était difficile pour eux. J’ai osé suggérer que pour nous non plus ça n’allait pas trop bien, ils ont fait semblant de ne pas comprendre. J’ai bien vu qu’ils savaient que quelque chose ne tournait pas rond, mais personne ne dit rien. »

Dilara me demande si je connais une anecdote, qu’elle raconte aussitôt. « Un homme prie Dieu de lui accorder un vœu. Dieu dit : “D’accord, mais sache que ce que je t’accorde, je l’accorderai en double à ton voisin.” “Alors, arrache-moi un œil ! ”, dit l’homme. Eh bien parfois, j’ai l’impression de devenir comme ça, c’est terrible, non ? » Des larmes lui montent aux yeux, vite ravalées.

Comme tout le monde, la plupart des Tatars ont pris le passeport russe qu’on leur offrait, sans quoi ils auraient perdu leur droit de vote, la possibilité de travailler dans l’administration, le bénéfice des droits sociaux ou encore la liberté de sortir du territoire en ayant la garantie de pouvoir y revenir. Mais ils ont aussi gardé le passeport ukrainien. Les ­Ukrainiens que Dilara connaissait sont, eux, « tous partis, ou presque ! ». Dans les rues de ­Bakhtchissaraï, des petites maisons se lézardent, portes clouées et vitres cassées ; sur la façade est peint un grand « à vendre », suivi d’un numéro ukrainien.

Propagande et nausée

Marina est restée. Assise sur un tabouret pliant derrière sa petite table de camping à l’abri d’un auvent de fortune, elle vend des souvenirs : des cartes postales délavées, des pin’s soviétiques, des petits sacs en velours brodés que fait sa mère. Elle lève vers moi des yeux bleu ciel, assortis au petit foulard qu’elle porte noué sur la tête : elle s’étonne de la présence d’une étrangère, me demande si je n’ai pas peur. Elle oui, elle a peur. « Est-ce que vous pensez aussi que les Ukrainiens sont des fascistes, des “banderistes”, comme ils disent ? » Marina n’a accès ni à Internet ni aux chaînes satellites, elle n’a plus accès aux nouvelles d’Ukraine, elle ne reçoit que les informations russes.

La nuit, Dilara ne dort plus. Accrochée au sort de l’Ukraine, elle se réveille vers trois heures du matin pour voir sur Internet si quelque chose s’est passé, ou pas. Au lendemain de l’annexion, les six principales chaînes ukrainiennes ont été bloquées et remplacées par des chaînes russes. Puis, les fournisseurs de télévision par câble ont aussi arrêté de les diffuser. À Simferopol, la télévision tatare ART a mis la clé sous le paillasson. Impossible de résister aux pressions et menaces : « Presque chaque matin commence par un coup de fil des autorités ou du FSB, qui nous reprochent d’avoir filmé telle ou telle perquisition ou d’avoir interviewé telle personne », a expliqué la directrice. « ART, c’était notre grande ­fierté ! », se désole Dilara. Alors elle s’est reportée sur ­Facebook, et sur les chaînes ukrainiennes qu’elle peut encore capter par satellite. « Si je n’avais accès qu’aux informations russes, je ne tiendrais pas, ça me donne la nausée. » Pas plus que sa petite sacoche en bandoulière, Dilara ne quitte jamais son portable.

Le 21 avril 2014, Vladimir Poutine a signé un décret réhabilitant les Tatars et affirmant le ­statut officiel de leur langue en Crimée. Sur le papier, la République autonome de Crimée a ­désormais trois langues officielles : l’ukrainien, le russe et le tatar. Dans les faits, tout est ­russifié. « Ça nous sert à quoi de parler une langue ­officielle, si on ne peut plus l’enseigner à nos enfants ? », ­s’offusque ­Sufika, la belle-fille de ­Dilara. Ses enfants sont tous deux à l’école tatare de ­Bakhtchissaraï. À la rentrée 2014, les établissements ont dû s’adapter aux programmes russes qui proscrivent l’utilisation de manuels « étrangers ». « Il ne faut pas rêver, on n’obtiendra jamais de la ­Russie des manuels en tatar ! », s’exclame Dilara.

Pour séduire la communauté, Moscou joue la carte musulmane. Le Kremlin envoie des délégations des Républiques « sœurs » comme le ­Tatarstan, le Daghestan ou la Tchétchénie, et finance le pèlerinage à La Mecque pour cent cinquante Tatars de Crimée en 2014, trois cents en 2015. À la télévision, il y a désormais le bon Tatar, intégré, loyal, présenté comme majoritaire. On le voit en costume folklorique, préparant le pain, recevant l’appartement qu’il attendait depuis vingt-cinq ans, priant, chantant. La propagande invente le Tatar « d’accord », politiquement ­correct et heureux.

Dilara ne manque pas de faire le parallèle entre ce qui se passe autour d’elle et ce qu’elle constate en Tchétchénie. Un jour, elle me dit : « Ce qui est fou, c’est que ce que Poutine dit, on dirait que ça finit par remplacer la réalité. » C’est exactement ça. Depuis l’annexion, ce remodelage de réalité passe par l’imposition de nouvelles fêtes.

« Au moins, avec les Russes, c’est pas comme avant »

Le premier dimanche de mai était traditionnellement la fête du printemps. L’année dernière, elle tombait le 3 mai, le jour où le frère de Dilara, Moustafa Djemilev, tentait de revenir en Crimée après avoir été refoulé à l’aéroport de Moscou et s’être vu signifier une interdiction d’entrée pendant cinq ans.

Cette année, la fête du printemps est transformée en une vitrine de l’entente cordiale. Des pop stars moscovites sont envoyées en Crimée, la population est invitée à se joindre aux festivités, des bus sont affrétés depuis Simferopol. À la télé, une chanteuse russe en robe à paillettes bleues explique qu’elle sera du show. Elle a même, dit-elle, « popifié » ses vieux tubes car elle sait « que les Tatars de Crimée aiment danser ». « Comme si on avait besoin de leurs chanteurs de Moscou, qu’ils les gardent chez eux. C’est notre fête, pas la leur ! » Dilara a du mal à contenir son exaspération.

« Ce qui est fou, c’est que ce que Poutine dit, on dirait que ça finit par remplacer la réalité. » C’est exactement ça. Depuis l’annexion, ce remodelage de réalité passe aussi par l’imposition de nouvelles fêtes.

Il y a un an, le 18 mai 2014, deux mois après l’annexion et quelques jours après leur « réhabilitation », les Tatars s’étaient vu interdire « par mesure de sécurité » la commémoration de leur déportation en 1944. Elle avait été finalement autorisée le matin même, mais dans un cimetière musulman de la banlieue de Simferopol. Le quartier était entièrement bouclé par des camions et des militaires armés. Les hélicoptères volaient si bas que personne n’avait pu s’entendre. « On n’a pu parler que dans les intervalles où les hélicoptères allaient se ravitailler en carburant, ça faisait un bruit fou », se souvient Dilara.

Cette année, c’est encore plus dur. Dénonçant le « culte du 18 mai des Tatars de Crimée » qui alimente « un complexe d’infériorité », et estimant qu’il est bon de « se souvenir discrètement, et se réjouir avec bruit », le vice-Premier ministre de la ­République russe de Crimée a décidé que le 18 mai serait remplacé par un « Den Radosti », une « journée de la Joie ». « Ils croient qu’ils vont nous faire partir, mais on ne partira pas ». Ce que Dilara répète sans fin.

Le jour de mon départ de sa maison de ­Bakhtchissaraï, je me rends à la gare pour prendre l’elektritchka à destination de Simferopol. La route qui y mène est bouclée. Une soixantaine d’hommes des forces spéciales du ministère de l’Intérieur russe quadrillent le quartier, depuis le grand ­marché, jusqu’à la gare. Stoïques, les gens vont chercher un café ou un thé au kiosque, s’asseyent sur le rebord du trottoir, prennent patience.

Le bruit se répand bientôt, c’est une « alerte à la bombe », on fouille des maisons, le mot « terroriste » circule. À côté de moi une dame rigole : « Qu’est-ce qu’ils nous font encore ? » Café à la main, un jeune type pouffe : « Ils n’ont même pas évacué le marché, ni les babouchkas, regardez ! » De fait, sur la petite place devant la gare, deux petites vieilles attendent, assises sur leurs gros sacs, en plein milieu de la zone d’évacuation. Les soldats passent à côté, sans rien leur dire. Je demande à ma voisine si cela arrive souvent : « Les alertes à la bombe ? Oui, c’est fréquent, surtout maintenant avec les fêtes de mai. La semaine passée, c’était la même chose le jour où je suis passée à Sébastopol. C’est pour s’entraîner, pour montrer qu’on surveille. »

Pour rejoindre la gare, deux dames m’indiquent un petit chemin de terre qui part du pont, à quelques dizaines de mètres. C’est par là qu’elles passent : « Comme ça, tu arriveras directement sur le quai n° 1, mais le mieux c’est de prendre par notre jardin, c’est un raccourci. » Nous faisons le chemin ensemble. Elles sont mère et fille. Elles non plus ne croient pas qu’il y a une bombe, mais, dit la mère, « au moins avec les Russes c’est pas comme avant, ils prennent les choses au sérieux, eux ». La fille acquiesce avec un petit gloussement. Visiblement, tout ça les rassure.

Sous Lénine, les officiels debout sur une estrade

Dans l’elektritchka, le petit train qui me ramène à Simferopol, je rencontre Olga et Tania. Tania est de Simferopol. Bardée de rubans de Saint-Georges qui pendouillent à l’épaule de son veston bleu élimé aux coudes, elle a la poitrine couverte de badges soviétiques et de drapeaux russes. Grande femme d’une soixantaine d’années, très coquette, robe légère, rouge à lèvres rose fuchsia et petites boucles d’oreilles, Olga est de Saint-Pétersbourg et a passé deux heures à Bakhtchissaraï, suffisamment pour s’en faire une opinion : « Ce n’est pas pour moi, trop poussiéreux, il n’y a rien. Moi je cherche une petite maison ou un terrain à acheter, mais dans un bel endroit, comme Théodosie. »

Si elle pouvait, Olga viendrait s’installer six mois par an en Crimée, mais ce n’est pas facile de trouver une maison à un prix abordable. Sa pension ne lui permet hélas pas de faire ce qu’elle voudrait. Entendant cela, Tania s’énerve : « Personne n’a le droit de se plaindre. On a tout ce qu’il nous faut. Personne ne peut dire du mal de la Russie. Bravo à Poutine ! » Cette phrase, « Putin prosto molodets », elle la martèle pendant tout le trajet.

Olga en convient mais, tout de même, on peut émettre quelques critiques : « Le pays est parfois un peu désordonné, non ? » Elle a fait un voyage en Italie il y a peu et tout y était parfait. Tania s’énerve plus encore : elle n’a rien à faire de l’Italie et ne voudrait y aller pour rien au monde, la Crimée est le plus bel endroit de la terre.

Plus l’elektrichka s’éloigne de Bakhtchissaraï, plus Dilara me semble seule. Je ne l’ai quittée que depuis quelques heures, mais je suis déjà passée dans l’autre monde. À Simferopol, ce 1er mai, la rue Gorki qui mène à la place Lénine est comble. Endimanchés, drapeaux russes à la main, tous se pressent au défilé. Perchés sur les murets qui entourent les grands arbres de l’avenue Kirov, accrochés aux barrières de sécurité, le cou tendu, les gens hurlent des hourras. Sous Lénine, debout sur une estrade, les officiels applaudissent. À leurs pieds, un groupe de badauds agite un immense ­drapeau noir blanc bleu rouge de la République autonome de Donetsk.

Les « Loups de la nuit » du Kremlin

Pendant plus de trois heures défilent ce jour-là les écoles de la ville, le club de judo, le parti Russie unie de Vladimir Poutine, la Jeune Garde, le Parti communiste de la Fédération de Russie. Jusqu’aux Loups de la nuit, ces bikers du Kremlin qui arborent de grands drapeaux à l’effigie de Staline, ceux-là mêmes qui ont prêté main-forte aux « petits hommes verts » venus en Crimée pour officiellement « protéger » la population russe, ceux-là aussi qui projetaient de refaire la route « antifasciste » Moscou-Berlin avant que la Pologne leur refuse le passage et l’Allemagne le visa. Marcels moulants, gilets en cuir et gants à clous, les « Notchnye volki » font vrombir leurs motos sous des salves d’applaudissements. Au micro, le Monsieur Loyal de la cérémonie salue « leur défense des racines russes, de la patrie et du gouvernement ».

Viennent ensuite les employés d’Aeroflot, les employés du gaz, de la compagnie électrique, des transports publics… Quand les pages jaunes sont enfin épuisées, Monsieur Loyal pousse un tonitruant : « Que Poutine soit toujours là ! » La foule répond par des hourras et scande un dernier : « Printemps-Paix-Crimée-Russie ! »

Le soir à l’hôtel, je regarde le journal télévisé de la chaîne Krym1. On y voit la ministre du ­Tourisme accueillant les passagers qui débarquent à l’aéroport de Simferopol depuis Moscou. Elle offre une tulipe à chacun. Ils ont l’air content. Suit un compte rendu de la visite de la délégation des droits de l’homme turque, celle-là même que Dilara avait rencontrée à Bakhtchissaraï le jour où elle m’avait confié sa maison. Un officiel résume : la délégation est repartie avec un sentiment « exclusivement positif ». Ce que démentent les Turcs, mais n’est relayé nulle part.

Le lendemain matin, le chauffeur de taxi qui me mène à l’aéroport m’assène un ultime : « Bravo à Poutine ! » Il me dit craindre que son successeur ne soit pas « aussi musclé ». Il me souhaite bon voyage et aussi de revenir vite. Je suis à la porte d’embarquement quand Dilara m’appelle une dernière fois. Nos conversations dans la cuisine lui manquent déjà. Je lui dis qu’à moi aussi. J’aimerais dire autre chose, de ne pas s’en faire, ou que ça va aller, mais je n’y parviens pas.

 

Publié dans le numéro 32 de XXI

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