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Le président de tout

Il est l’un des hommes les plus puissants de la planète. L’un des plus secrets aussi. Il se rêve en prophète du xxie siècle et règne sur son pays d’une main de fer. Gare à ceux qui enquêtent sur le président chinois.

Par Romain Franklin

Illustrations Giacomo Nanni

En plein hiver, l’homme le plus puissant de Chine débarque en tournée d’inspection dans une ferme rustique d’un lointain village du Hunan. Un néon exténué jette une lueur fade sur le misérable intérieur en terre battue. Éberluée de voir surgir un haut dirigeant qu’elle ne connaît pas, avec son entourage bruyant et des caméras, la maîtresse de maison, illettrée, demande : « Comment dois-je vous appeler ? » Une manière polie de s’enquérir. « Je suis un serviteur du peuple », répond Xi Jinping un demi-sourire aux lèvres, avec sa tête joufflue de sympathique ­Monsieur Tout-le-Monde. Les cheveux teints en noir et peignés en arrière comme tous les dirigeants chinois depuis Mao, il demande l’âge de la femme avant de lui prendre la main pour la faire asseoir et la rassurer : « Pour moi, vous êtes ma grande sœur. »

Cette savante mise en scène est diffusée à travers tout le pays. Xi Jinping aime montrer qu’il est proche du peuple. « Les souverains de jadis se devaient de nourrir la population. S’ils ne le faisaient pas, ils étaient renversés. Le rôle principal des empereurs consistait à nourrir le peuple, et c’est plus important que les droits de l’homme et la société civile », glisse-t-il un jour candidement à l’oreille de Barack Obama pendant un aparté.

Potentiel dirigeant à vie

Président de la deuxième puissance économique mondiale et de ses 1,4 milliard d’habitants, Xi Jinping prône « la grande renaissance », c’est-à-dire le retour à un puissant et prospère empire, et « le rêve chinois », destiné à replacer la Chine (zhongguo en chinois, ce qui signifie littéralement « pays du milieu ») au centre du monde.

« Il est temps pour nous d’endosser un rôle central dans les affaires mondiales et d’apporter une plus grande contribution à l’humanité », proclamait-il en octobre 2017 lors du 19e congrès du Parti communiste qu’il dirige. L’homme fort caresse aussi l’idée de bâtir une radieuse « communauté de destin » grâce à « un nouveau type de système politique » qu’il appelle « la solution chinoise ».

En un mot : le xxie siècle sera chinois et Xi Jinping veut en être son prophète. Depuis le printemps dernier, un amendement constitutionnel supprime la limite des deux mandats de cinq ans imposée aux présidents chinois depuis les années 1980. Xi est donc devenu un potentiel dirigeant à vie, comme l’était le fondateur de la ­République populaire, Mao Zedong. Chef de l’État, chef du Parti et chef des armées, il s’est conféré le titre de lingxiu (« leader »), comme Mao. Et tous les murs du pays affichent des citations de sa « pensée ».

Personnage obscur, kaléidoscopique, complexé, autoritaire, aussi pétri de contradictions que la Chine d’aujourd’hui, l’inaccessible autocrate a depuis cinq ans concentré tant de pouvoirs qu’on le surnomme le « président de tout ». Fini la direction collégiale instaurée voilà plus de trois décennies par le réformiste Deng Xiaoping. Xi est désormais au sommet d’un système pyramidal, où le chef a toujours raison. Son règne marque un tournant.

Une biographie du Leader entérinée par les plus hautes autorités a été promulguée. Elle est aussi sèche que succincte. S’enquérir d’autres faits et indices en dehors de ce portait figé s’annonce compliqué, tant le régime s’ingénie à obscurcir les contours du personnage. En Chine continentale, la moindre bribe de vérité non estampillée par le pouvoir est pourchassée comme un lèse-majesté, une rumeur malsaine. Des témoins de son parcours sont rappelés à l’ordre. « Bien sûr que je l’ai bien connu, mais vous n’y pensez pas ! c’est impossible », me répond-on lorsque je sollicite furtivement à Pékin un entretien auprès d’un compagnon de jeunesse de Xi Jinping.

En dépit d’une liberté de parole en théorie garantie pendant cinquante ans après la rétrocession de 1997, Hongkong ne constitue pas un meilleur terrain d’enquête. Un éditeur de l’ancienne colonie britannique purge une peine de dix ans de prison en Chine continentale pour avoir simplement tenté de publier, en 2012, une biographie non conforme. Afin d’entraver la mise sous presse d’un autre projet d’édition, cinq libraires et éditeurs basés à Hongkong ont été enlevés en 2015 par des agents chinois. L’un d’eux, un Suédois, a été kidnappé dans sa maison de vacances en Thaïlande.

On ne touche pas à Xi Jinping. Reste à concentrer ses projecteurs sur les cercles périphériques du pouvoir et sur les réseaux chinois en exil. La trame officielle adroitement tissée fait de l’ascension du « prophète » une nécessité historique : en réalité, dans ce singulier « destin chinois », rien n’était écrit.

« Fils de catégorie noire »

Xi Jinping, dont le prénom signifie littéralement « la paix est proche », voit le jour en 1953, quatre ans après la prise de Pékin par l’armée communiste. Son père, Xi Zhongxun, occupe alors le poste de chef du département de la Propagande du Parti. Le jeune Xi jouit des privilèges de l’aristocratie rouge. Il se fait promener dans une voiture de fonction avec chauffeur. Protecteur, son père veille aussi à l’endurcir en lui faisant prendre des bains d’eau froide. Mais rien ne peut préparer le garçon de 9 ans à l’épreuve qui l’attend en 1962.

Cette année-là, le catastrophique Grand Bond en avant de Mao s’achève : 45 millions de morts, tués par la faim pour la plupart. Le père Jinping devient un « élément anti-Parti » pour avoir protesté contre la purge dont l’un de ses amis a été la cible. Tombé en disgrâce, il est expédié en province pour travailler dans une usine de tracteurs. L’infamie rejaillit sur ses quatre enfants car dans la Chine d’alors, les flétrissures s’héritent. Un long calvaire commence.

En 1966, Mao lance la Grande Révolution culturelle prolétarienne pour évincer ses opposants. Les écoliers communistes dénoncent, humilient et parfois tuent leurs enseignants accusés d’entretenir des idées « bourgeoises ». Les « catégories noires », dont fait partie le père, et les « fils de catégorie noire », tel Xi Jinping, alors adolescent, sont la cible des miliciens maoïstes, les Gardes rouges. Le rejeton est capturé : « Les Gardes rouges m’ont demandé d’estimer la gravité de mes crimes. Je leur ai répondu : “Qu’est-ce que vous en pensez… vous croyez que je mérite l’exécution ?” Ils m’ont dit que je méritais d’être exécuté cent fois… là je me suis dit qu’il n’y avait pas grande différence entre être exécuté une fois ou cent fois », a raconté Xi en 2000 dans une rare interview accordée au journaliste Yang Xiaohuai. « Après ça, je me suis mis à psalmodier les citations de Mao tous les jours et jusqu’à tard le soir. »

Le Grand Timonier fanatise la jeunesse et l’encourage à détruire le patrimoine culturel. écoles et universités ferment. L’éducation du jeune Xi, 13 ans, s’interrompt. La Chine plonge dans un chaos inouï. Au moins 1 800 personnes sont exécutées à Pékin en deux mois, leurs cadavres souvent laissés à l’abandon en pleine rue. Le père de Xi est périodiquement exhibé face aux foules dans un camion, tête baissée, un écriteau accroché au cou. Bien qu’à peine âgé de 14 ans, Xi Jinping est lui-même exposé à la foule sur une estrade en compagnie de cinq « catégories noires ». Il doit tenir à deux mains un chapeau pointu en fer blanc. Lorsque la foule scande « À bas Xi Jinping ! », au pied de la tribune, sa mère n’a d’autre choix que de reprendre le slogan à l’unisson et de lever le poing. Une sœur aînée du jeune Xi se suicide.

En janvier 1969, le futur président chinois a 15 ans. On l’expédie à la campagne comme des millions d’autres jeunes. Cet exil intérieur de sept ans constitue une expérience fondatrice de sa personnalité. Ces citadins bannis sont appelés les zhiqing, les « jeunes instruits ». Contrairement aux ruraux avec lesquels ils doivent cohabiter, eux savent au moins lire et écrire.

Du purin au Parti

Xi est débarqué à Liangjiahe, un village du Shaanxi à la terre jaune, ravinée et aride, pratiquement dépourvue d’arbres. Il habite une maison troglodyte creusée dans la terre, et couche avec quelques autres bannis sur un même kang, ce lit de briques infesté de poux, chauffé par en dessous, qui empeste la suie. Ils parviennent à se débarrasser momentanément de la vermine en se mettant nus puis en faisant bouillir vêtements et couvertures. La nourriture est rare, les fosses dans lesquelles il faut déféquer, nauséabondes.

Partout dans le village et jusque dans les champs, des haut-parleurs braillent de la propagande maoïste. Dans des meetings de « critique-lutte », le jeune Xi doit encore dénoncer son père en lisant la liste de ses méfaits. Il devient lui-même l’instrument de son propre lavage de cerveau. « Même si tu ne comprends pas, on te force à comprendre… Tu deviens vite adulte », confie-t-il, en 1992, dans une interview au Washington Post. Au bout de quelques mois, il s’enfuit, et se réfugie chez sa mère à Pékin. Repris, il est envoyé creuser des trous dans un camp de travail, avant d’être réexpédié dans son calamiteux exil de Liangjiahe.

Un ami d’enfance, Wang Qishan, a lui aussi été affecté dans un village de la région. Xi obtient des autorisations de déplacement qui lui permettent d’aller le voir. Ils partagent leur kang, quelques lectures, et échangent leurs idées. Wang est depuis resté l’homme en qui Xi a le plus confiance. Quand, en 2018, le Leader se nomme président à vie, il fait de son compagnon un « vice-président à vie ». C’est durant ce bannissement que Xi ­choisit sa voie : il postule neuf fois pour entrer au Parti, sans succès. À chaque tentative, on lui rappelle qu’il demeure un « fils d’élément anti-Parti ». Jusqu’au jour où l’indulgent secrétaire du Parti du village le convoque pour lui dire qu’il est prêt à brûler l’extrait de son dangan (le dossier qui suit tous les Chinois) qui pose problème. Cet écart de discipline permet à Xi d’entrer enfin, en 1974, sous les ordres de la faucille et du marteau. Renier sa famille pour le Parti est alors considéré comme un des plus éminents signes de loyauté à Mao.

Une ascension méthodique

Dans l’aride Shaanxi à la terre jaune, Xi est interpelé par une initiative originale relatée dans le journal local : récupérer les excréments permet d’alimenter des réchauds à gaz. Entrepreneur, le jeune communiste crée sa petite « start-up » en développant des fosses à purin. Et ça marche. En 1975, rares sont les provinciaux qui peuvent entrer à l’université à Pékin. La seule place disponible pour tout le comté Shaanxi est accordée à celui que l’on surnomme désormais « Monsieur méthane ».

Admis à l’université Qinghua, section chimie, en tant qu’« ouvrier-paysan-soldat », Xi n’est pas très à l’aise. C’est la première fois qu’il remet les pieds dans une salle de classe depuis son éviction du système scolaire neuf ans plus tôt. Un autre « prince rouge » qui a lui aussi fait partie de ces millions de jeunes instruits déscolarisés, a écrit : « Ce qui caractérise notre génération, c’est qu’elle a forgé des gens qui ont beaucoup de culot, des lacunes éducatives et un gros complexe d’infériorité. »

La hantise d’être considéré comme un homme rustique poursuit Xi Jinping. « Quand il se rend en visite officielle à l’étranger, remarque le dissident Zhang Lifan, historien de la Chine moderne, Xi récite toujours une longue liste de romanciers célèbres qu’il aurait lus. » En France en 2014, il se vante devant François Hollande d’avoir lu ­Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Saint-Simon, Fourier, Sartre, Montaigne, La Fontaine, Molière, ­Stendhal, Balzac, Hugo, Dumas père et fils, George Sand, Flaubert, Maupassant et Romain Rolland. En visite en Russie la même année, il cite une liste de grands auteurs russes tout aussi longue.

Malgré ces lacunes, sa carrière décolle juste après la mort de Mao, en 1976. Alors que le réformiste Deng Xiaoping est rappelé aux affaires en 1978, la plupart des cadres victimes de purges idéologiques sont réhabilités – dont Xi Zhongxun, le père de Xi Jinping, qui languissait en prison. Quand le miraculé revoit son fils pour la première fois, c’est un choc : il ne le reconnaît pas. Pistonné par le ­revenant, Xi sert trois ans durant de secrétaire particulier au ministre de la Défense Geng Biao. Le vent en poupe, il épouse la fille de l’ambassadeur de Chine en Grande-Bretagne, mais ils divorcent quand elle lui annonce qu’elle préfère vivre à Londres.

Plus à l’aise les pieds dans la glaise que sur les parquets des chancelleries, Xi prend une voie différente de ses frères et sœurs, presque tous dans les affaires. Lui choisit de repartir « de la base », comme secrétaire du Parti de Zhengding, un petit comté de la province du Hebei. Travailleur, obéissant, terre à terre, il grimpe les échelons sans heurts. Au point de paraître un peu simplet. Même sa nouvelle femme, Peng Liyuan, chanteuse star de l’armée épousée en 1987, le taquine sur son air ingénu en lui donnant du « cul-terreux » de temps à autre.

Lorsqu’éclate le mouvement prodémocratique de Tian’anmen en juin 1989, Xi occupe un poste subalterne à la mairie de Fuzhou, ville côtière face à Taïwan. Son père s’illustre en s’opposant à la répression sanglante – sanctionné, il ne pourra plus remettre les pieds à Pékin jusqu’à la fin de ses jours. À l’inverse, Xi Jinping laisse son épouse chanter place Tian’anmen en l’honneur des « troupes de la loi martiale » qui ont perpétré le massacre de la nuit du 3-4 juin. « Xi Jinping est le fils biologique de Xi Zhongxun, mais c’est bel et bien le fils spirituel de Mao, note le biographe Yu Jie, exilé aux États-Unis. Tout comme Mao, il a soif de pouvoir. »

Il cache bien son jeu. Kerry Brown, diplomate britannique et auteur d’une biographie non autorisée du Leader, n’est pas du tout impressionné quand, en 2007, il rencontre Xi, alors secrétaire du Parti de Shanghai. « Je faisais partie d’une délégation de la municipalité de Liverpool, qui est jumelée avec Shanghai. Xi est venu saluer notre groupe de représentants. Il était bien informé mais rien ne le distinguait des autres cadres de haut rang, et surtout rien ne m’a donné à penser que ce type sans grand charisme allait devenir le leader de “la” superpuissance émergente mondiale… », dit-il. Et pourtant quelques mois plus tard, Xi est secrètement désigné pour succéder à Hu Jintao à la tête du pays à l’échéance de son mandat, en 2012.

Pourquoi lui ? Certes, c’est un « prince rouge », un fils de la première génération de révolutionnaires – un type d’hommes en qui les caciques du Parti ont instinctivement confiance. L’historien Zhang Lifan, érudit presque septuagénaire pour qui les arcanes du pouvoir n’ont que peu de secrets, y voit une autre explication : « Généralement, les clans au sein du Parti ne favorisent pas les personnalités fortes et préfèrent les candidats ordinaires, a priori plus faciles à ­contrôler pour les vieux dirigeants. Si Xi Jinping a été choisi, c’est précisément parce que sa carrière n’a rien eu de remarquable… Mais ses sponsors ont très vite regretté leur choix, car Xi a foudroyé tous les clans et factions qui l’avaient soutenu. »

740 personnes purgées par jour

Derrière ses traits de bouddha joufflu se cache un Machiavel. Dès le début de son règne en 2012, Xi Jinping mène sabre au clair une campagne anticorruption d’ampleur inédite. Un million et demi de cadres, 170 ministres et vice-ministres, 4 000 officiers de l’armée sont purgés. Sa propre famille est épargnée alors qu’elle semble bénéficier de largesses. En 2012, une enquête de l’agence financière Bloomberg établit que son entourage – en particulier sa sœur aînée Qi Qiaoqiao, son mari et leur fille – possède une villa de 25 millions d’euros sur l’île de Hongkong ainsi que des parts dans diverses sociétés de terres rares et de technologie. Au total, un patrimoine d’au moins 291 millions d’euros, principalement investi à Hongkong. La fille unique du couple présidentiel, Xi Mingze, achève en 2015, sous une fausse identité, des études fort coûteuses à Harvard.

Pendant les cinq premières années de son mandat, pas moins de 740 fonctionnaires et militaires sont emprisonnés ou « disciplinés » chaque jour. Parmi eux, de vrais ripoux. Un chef du parti d’une préfecture est arrêté : il possède dix-neuf propriétés, dont six en Australie. Le général Xu Caihou, âgé de 71 ans, qui fut pendant huit ans numéro deux de l’armée, s’est, lui, enrichi à millions en vendant des grades et des positions dans la hiérarchie militaire. Un autre général condamné, Gu Junshan, est arrêté dans la réplique d’un pavillon de la Cité interdite qu’il s’est fait construire ; on saisit chez lui un lavabo et une statue de Mao en or, des produits de luxe, des valises d’argent… Quatre camions ne suffisent pas à emporter tous ces trophées.

Mais Xi Jinping cible surtout ses ennemis politiques. « La purge est un moyen très efficace de consolider son ascendant, car toutes les familles de dirigeants sont corrompues. Rien n’est plus simple que de les attaquer par ce biais », observe l’historien Zhang Lifan. Mao s’était servi de mouvements idéologiques contre ses adversaires ; Xi, lui, manie la massue anticorruption. L’homme à la tête de ces opérations n’est autre que Wang Qishan, son vieux copain de chambrée du Shaanxi. Le seul auquel Xi s’en remet, et avec lequel il travaille à centraliser un pouvoir que les réformes économiques des trente dernières années avaient rendu plus diffus.

Le 31 octobre 2017, le voilà en costume noir et cravate pourpre, qui se mue en grand prêtre du Parti et de ses 89 millions de membres. Sur le marbre blanc du site sacré où a été fondé le Parti en 1921 à Shanghai, il récite ce serment solennel avec les six autres membres du comité permanent du Politburo alignés derrière lui : « Je jure de lutter pour le communisme. Je jure de ne jamais trahir le Parti. Je jure de toujours préserver les secrets du Parti. » Comme dans une secte, tous sont vêtus à l’identique. Leurs poings sont levés face à un drapeau frappé de la faucille et du marteau. La logique du Parti est circulaire : il ne peut y avoir d’alternative car il n’est permis à aucune alternative d’exister.

Un esprit de conquête

À cette soif de pouvoir absolu, Xi Jinping allie une volonté de propulser la République populaire de Chine, deuxième puissance économique de la planète, au premier rang. Disposant d’une force de frappe titanesque, elle est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique, de l’Inde, du Brésil et, bientôt, des États-Unis et de l’Union européenne. Le libéralisme fait bon ménage avec l’appareil communiste tant qu’il contribue à légitimer le Parti grâce à l’augmentation du niveau de vie de la population : il ne faudrait pas qu’il le concurrence – Xi Jinping se montre inflexible sur ce point.

Le nouveau PDG de la Chine a pour objectif d’ici à 2025 de maîtriser toutes les technologies de pointe de l’Occident. Jusqu’alors complémentaire des économies américaine et européenne, l’« usine du monde » devient un concurrent sérieux. Pour absorber la machine infernale de la surproduction et écouler les marchandises chinoises, l’autocrate préfère miser sur la hausse de la demande mondiale plutôt que de réformer son économie. Les banques et entreprises d’État ont pour instruction de moderniser à coup de prêts les infrastructures d’une soixantaine de pays en développement. Il est prévu de consacrer mille milliards de dollars à ce programme démesuré baptisé « Nouvelles Routes de la soie ». Pour un pays déjà très endetté, cette vision conquérante constitue une forme de fuite en avant.

Autre sujet d’inquiétude pour les dirigeants mondiaux : la vision militaire du leader. Si, sur la scène internationale, Xi revêt les habits d’un sage confucéen et promet de « rendre le monde paisible, tranquille, prospère et beau », il affiche aussi un penchant prononcé pour les défilés militaires et les démonstrations de force. « Je veux une armée puissante, et des soldats prêts à mourir », lance-t-il en 2015 en uniforme depuis un promontoire, à plusieurs divisions au garde-à-vous.

La puissance nucléaire chinoise ne cesse de moderniser son armée, numériquement la plus grande au monde. Son budget militaire est cinq fois plus élevé que celui de l’Inde ou du Japon. Petit à petit, le nouvel empereur de la « renaissance chinoise » avance ses pions. Initialement à l’insu de tous, il fait transformer en îles des récifs de la mer de Chine du Sud situés non loin des côtes du Viêtnam et des Philippines, en se servant de la laborieuse technique du dredging, qui consiste à remblayer ces écueils à peine submergés avec des millions de mètres cubes de sable pompés au fond de la mer. En un temps record, ces polders ont été convertis en bases aéronavales hérissées de missiles et capables d’accueillir des bombardiers. Pour Howard French, auteur d’un ouvrage sur la stratégie maritime chinoise, il s’agit de « la plus grande annexion territoriale en Asie depuis la conquête impériale japonaise des années 1930-1940 ».

Xi Jinping en personne dirige les opérations depuis son bureau de Zhongnanhai, une aile de la Cité interdite. Il considère cette audacieuse expansion militaire au cœur d’une zone où transite près de la moitié du commerce international comme légitime. Pour lui, la Chine doit recouvrer la souveraineté qu’elle aurait eue jadis sur presque toute l’étendue de la mer de Chine du Sud. Un tribunal international a débouté Pékin de toutes ses revendications en 2016, ce qui n’a fait qu’enhardir l’esprit de conquête du chef des armées. Alors que la Chine jurait qu’elle n’établirait jamais de bases militaires outre-mer, plusieurs milliers de soldats de son Armée populaire de libération se sont installés l’an dernier à Djibouti sur une base rutilante.

« Le “rêve chinois” de puissance est en train de se réaliser », s’émerveille le colonel Liu Mingfu en gesticulant. Frappé de nostalgie impériale, ce militaire retraité ultranationaliste au visage anguleux affirme vouloir « retrouver la puissance de la Chine antique et chasser les États-Unis de la région Asie-Pacifique ». Son livre, Le Rêve chinois, a été publié deux ans avant que Xi Jinping baptise son idéologie du même nom. Nul doute que le président chinois s’est aussi inspiré de la prose de ce faucon belliqueux. « Taïwan ! Voilà longtemps qu’on aurait dû reprendre l’île. Une guerre de réunification est la seule solution. » Ce que n’ose pas encore dire Xi, le colonel Liu l’expose sans filtre : il prône une Blitzkrieg contre cette île de 25 millions d’habitants qui, pour Pékin, fait partie intégrante de la « mère patrie ». Et ce, malgré le risque d’une intervention américaine.

Mater les « sept périls »

Xi Jinping se verrait bien en grand unificateur de la nation chinoise. Quitte à « siniser » aux forceps ces populations en marge que sont les minorités ethniques. Pour mater l’irrédentisme des 11 millions de turcophones musulmans des ethnies ouïgoure et kazakh du Xinjiang, la Chine enferme arbitrairement depuis 2017 jusqu’à un demi-million de personnes dans des camps de rééducation.

Dans certaines contrées méridionales de cette région du Xinjiang, vaste comme trois fois la France, près de la moitié de la population se retrouve dans ce goulag réservé aux ethnies. Des villages entiers ont été vidés de leur population. Enfermés pour des durées indéterminées, les prisonniers doivent apprendre le chinois, renier leur religion, remercier le Parti ou scander, avant chaque repas, une ode à la gloire du Leader : « Je ne crois pas en Dieu, je crois dans le Parti communiste ! Xi Jinping est grand ! Je mérite d’être puni pour ne pas comprendre que seuls Xi Jinping et le Parti peuvent m’aider ! » Les rétifs sont privés de nourriture et de sommeil, envoyés au mitard, parfois torturés. Des dizaines d’entre eux auraient succombé.

Consulter un site internet non chinois ou recevoir un coup de téléphone de l’étranger, même d’un membre de sa famille en exil, peut se solder par la déportation. « La dernière fois que j’ai eu mon père au téléphone, c’était il y a deux ans. On était sur une messagerie cryptée et on a pu parler. Il m’a dit : “Xi Jinping a décidé d’éliminer notre culture et notre peuple !” » C’est Rahila, une étudiante ouïgoure installée en Europe qui parle. Fille d’un cadre ouïgour du Parti, elle a dû couper les ponts avec ses proches, dont beaucoup ont mystérieusement disparu. « Mon père m’a fait jurer de ne plus jamais ­l’appeler : “Si tu nous appelles, ils le sauront car tous les téléphones sont sur écoute, et ils m’obligeront à te demander de rentrer au Xinjiang. Or si tu reviens, ils te mettront aussitôt en camp car tu as résidé à l’étranger. Si un jour je t’appelle pour te dire de rentrer, surtout, ma fille, ne rentre pas !” »

« Il faut frapper avec les deux mains », disait Mao. Comme son modèle, Xi Jinping réprime aux quatre coins du pays. Hanté par l’éclatement de l’Union soviétique, il s’escrime à conjurer la réédition d’un tel scénario en Chine. Sous sa mandature, le budget alloué à la sécurité intérieure a dépassé le budget de la Défense : il représente 6,1 % du PIB en 2017. Le président de tout veut repousser ce qu’il appelle dans un document secret les « sept périls », parmi lesquels « la démocratie constitutionnelle occidentale », les « valeurs universelles » des droits de l’homme, la « société civile » et la « liberté de la presse ».

Tombent pêle-mêle dans un trou noir : avocats, féministes, militants de la société civile, syndicalistes, activistes, internautes, artistes, historiens, journalistes, écrivains… Certains disparaissent pendant plusieurs années avant d’être forcés de confesser leur « crime » à une heure de grande écoute à la télévision officielle. Pour que les aveux aient l’air convaincants, la police politique leur fait répéter leur texte. Et la liste des prisonniers politiques décédés en prison faute de soins s’allonge. En 2017, le philosophe et prix Nobel de la paix Liu Xiaobo s’éteint dans sa cellule, officiellement en raison d’un cancer tardivement diagnostiqué. « Je suis convaincu que Xi Jinping a provoqué ou accéléré volontairement sa mort », dit l’un des fidèles amis du dissident, l’écrivain Yu Jie. Impossible de le vérifier.

Une dictature digitale

Un jour de 2016, le président de tout s’assoit dans le fauteuil du présentateur du journal télévisé officiel, diffusé sur toutes les chaînes à 19 heures. « Bonjour président Xi », lancent en chœur les journalistes. Son message : « Les médias qui œuvrent sur le front de la propagande ne doivent avoir qu’un seul nom de famille : le Parti. » Simple piqûre de rappel. Pour imposer le silence, Xi Jinping veille aussi à verrouiller Internet et les réseaux sociaux. Un tweet peut envoyer son auteur en prison. Des millions de petites mains biffent, proscrivent, caviardent et expurgent les voix non orthodoxes d’une Toile protégée par le « Great firewall ». Cette « grande ceinture de feu » exclut de longue date Google, Facebook, le New York Times et toutes les plates-formes qui permettraient aux Chinois de s’informer et de communiquer sans entraves. Désormais métamorphosé en Intranet géant, le Net chinois se double d’une plate-forme de propagande où sévissent les wumao, ces sentinelles stipendiées par le Parti pour inonder sites et réseaux sociaux de bonnes nouvelles et d’odes au tout-puissant lingxiu, le Leader. « Voilà quelques années encore, on rigolait en pensant au sidérant contrôle idéologique en vigueur en Corée du Nord… sans nous rendre compte que ça allait bientôt nous arriver », pouvait-on lire l’an dernier sur un message de la plate-forme Wechat vite censuré.

Là où Mao avait usé de la terreur pour imposer sa férule, la « contrôlo-cratie » de Xi Jinping compte sur la technologie. En 2014, il inaugure un projet expérimental de « crédit social ». Basé sur la collecte systématique d’informations sur l’ensemble de la population, il doit progressivement être mis en place à l’échelle nationale d’ici à 2020. Les données électroniques sont extraites des téléphones portables et de leurs applications, des réseaux de caméras de surveillance urbaines à reconnaissance faciale, des banques, des hôpitaux et de diverses administrations locales et nationales. Les recherches effectuées sur Internet et les commentaires sont archivés.

Stockées sur un « police cloud » de taille démesurée, réactualisées en permanence, ces « big data » servent à noter le comportement de chaque citoyen et à lui accorder ou à lui soustraire des « privilèges » selon les fluctuations de son score. Les mauvaises têtes pourraient se voir refuser un prêt immobilier ou une place dans une école prisée pour leur enfant. Six millions de personnes ayant une note inférieure à un certain seuil sont d’ores et déjà dans l’impossibilité d’acheter un billet de train ou d’avion. Ce projet fou qualifié officiellement de « système sociopsychologique » doit permettre de « bâtir une société socialiste harmonieuse ». Plus encore que porter atteinte à la liberté d’expression, son but ultime est de faire courber l’échine à une population surveillée et évaluée en permanence, de la sommer d’adopter un comportement conformiste. Il vise aussi à s’assurer que les contestataires encore en liberté se retrouvent isolés et réduits à l’état de citoyens de seconde zone.

« Il y a quelques années, quand je sortais de chez moi, j’étais pris en filature par un véhicule. Mais ce n’est plus le cas, car maintenant la police peut suivre tous mes déplacements avec ses caméras et ses équipements de surveillance, relate l’historien dissident Zhang Lifan. En termes de technologie et de financement, on est bien au-delà des méthodes de la Stasi en RDA. On est même bien au-delà de “1984” de George Orwell. Big Brother est déjà partout. À chaque endroit, à chaque moment un œil te surveille, et cet œil, c’est celui de Xi Jinping. »

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

Vécu – « Je l’ai tué »

Chirurgien cardiaque à l’Institut Montsouris, à Paris, Emmanuel Lansac dévoile le tabou de la culpabilité, quand la mort surgit sur la table d’opération. 

Propos recueillis par Léna Mauger

Illustrations Miguel Porlan

 Elle a été ma première fois. Je l’ai rencontrée avec son mari, un couple adorable. À 78 ans, elle souffre d’une maladie cardiaque mortelle qui impose une opération à cœur ouvert. Au bloc, tout se déroule normalement jusqu’au moment où l’aorte se déchire, une complication gravissime. Malgré l’aide d’un collègue chirurgien, les problèmes s’enchaînent. Vers 19 heures, après dix heures d’intervention, je sens que nous avons perdu la bataille mais je refuse de lâcher. J’ai besoin que le chef de service tranche – « Arrête, t’as tout essayé, c’est fini » – pour accepter la réalité.

Quand un décès survient au bloc, une panseuse nettoie le cadavre. Ce soir-là, ivre de fatigue, abasourdi, traumatisé, je suis resté avec elle. Tentative illusoire de retarder la mort. J’ai fait la toilette de ce corps encore chaud et pourtant déjà livide, en silence, les larmes aux yeux, comme une ultime caresse. J’avais le sentiment de l’avoir tuée. Néanmoins, quand j’ai annoncé la nouvelle au mari, il ne m’en a pas voulu. Il savait que sa femme était gravement malade du cœur. ­Gentil, poli, il m’a remercié : « Vous avez fait tout ce que vous pouviez, docteur. » C’était troublant, je suis resté sans voix, j’aurais voulu lui répondre que j’aurais préféré que les choses se passent autrement. Avant de me saluer, il a simplement ajouté : « Vous savez, nous étions mariés depuis ­cinquante ans. »

Un fantasme de toute-puissance

C’est ma première mort sur table. La première dont je suis responsable. Elle m’a marqué comme une cicatrice. Elle est toujours à vif, en moi. Elle ne disparaîtra pas. Ni cette première fois, ni les rares autres qui ont suivi. J’opère entre cent vingt et cent cinquante personnes par an, avec une mortalité postopératoire à trente jours autour de 2 %, ­essentiellement liée à la gravité de la maladie et aux infections.

Le cœur est un organe magnifique. Durant mes études de médecine, voir un cœur battre, bouger dans une poitrine, envoyer du sang m’a fasciné. En plus de sa valeur symbolique, la source de la vie est une pièce délicate, joliment dessinée avec ses artères, ses veines, ses valves. En chirurgie, on peut la couper, la coudre, la coller, la greffer. Ma spécialité, c’est de réparer les valves. Je suis un réparateur de valves en tout genre ! J’ai développé une innovation, un anneau, que je pose sur les valves aortiques.

Au début, j’avais la trouille. On a tous eu la trouille, même les fiers, qui eux ne l’avoueront jamais. La chirurgie fait peur au malade ; elle effraie aussi le médecin. Un pilote d’avion s’entraîne avant de voler, nous, nous intervenons directement sur le cœur des hommes. Opérer à cœur ouvert consiste à être confronté à des choix binaires, « je coupe, je coupe pas », « je fais un point de suture ici, ou là ». Il m’arrive de penser : mais pourquoi j’ai mis un coup de ciseau à cet endroit, j’aurais dû faire autrement ! ­L’incertitude fait partie du métier, nos erreurs sont ­fondamentalement humaines. Quand j’ai tout essayé, vidé la banque du sang, les plasmas, les ­plaquettes, épuisé toute ressource thérapeutique, je réunis l’équipe pour prendre la décision ultime : « On débranche ? »

Un chirurgien qui ne rencontre pas d’imprévus ou n’a pas de complications, ça n’existe pas. Soit c’est un menteur, soit c’est un mec qui n’opère pas. Le risque opératoire peut monter de 50 à 70 % suivant les patients et les pathologies. On a beau s’y préparer, quand la mort surgit, c’est toujours violent. Certains disent : « Merde je l’ai plié ! » D’autres : « Je l’ai satellisé ! », « Je l’ai mis sur orbite ! » pour essayer de mettre une distance face à une émotion trop forte. Mais la ­plupart d’entre nous prononcent « je l’ai tué ! » car au fond, c’est ce que nous ressentons tous. Pourtant, on n’a pas tué, on n’a pas réussi à soigner, c’est différent. Dans le premier cas, on est un meurtrier et on doit aller au tribunal. Dans l’autre, on est un médecin confronté à l’échec de son fantasme de toute-puissance.

« Les toubibs, on a développé le syndrome du sauveur »

Longtemps, les gens se sont éteints chez eux, entourés des familles, qui accompagnaient leurs dernières souffrances. Aujourd’hui, les cadavres inondent les écrans mais on peut passer sa vie sans en voir un seul. Avec les progrès de la médecine, les patients ont l’illusion d’entrer à l’hôpital pour guérir, jamais pour mourir. Et nous, les toubibs, on a développé le syndrome du sauveur. Alors quand une complication est liée à notre geste, même si ce geste n’était pas intentionnel, même si ses conséquences étaient ­imprévisibles, même s’il n’y a pas eu de dysfonctionnement majeur durant l’intervention, nous nous sentons honteux d’avoir échoué. Ce passage brutal du statut de sauveur à celui de l’assassin provoque un tsunami émotionnel que l’on nie, et enfouit.

Après ma première mort sur table, mon chef de service m’a réconforté avec une tape dans le dos, « Allez, mon vieux, c’est comme l’équitation : quand tu tombes, faut remonter ! » J’ai refoulé la culpabilité des années durant, comme la plupart d’entre nous. Je ne savais pas quoi dire à ma famille et à mes amis : comment partager l’échec, la honte ? Pour expier la faute et éviter de trop réfléchir, le premier réflexe est de bosser comme un chien : le travail comme drogue, workaholic. Se sacrifier, donner de sa personne procure le sentiment de se racheter un peu. Nous nous perdons aussi dans la dépression – notre profession est l’une des plus touchées par les suicides – ou dans les addictions –  alcool, drogue, sexe. Les ­inquiétudes des patients ne sont pas totalement infondées, quand ils nous lancent sous forme de boutade : « Ne buvez pas trop la veille, docteur ! » Certains chirurgiens évacuent le stress en maltraitant leurs équipes, une manière de reporter la culpabilité : la manipulation est d’une efficacité redoutable quand la mort est en jeu.

« Vous avez pris la vie de mon fils »

Mais c’est la disparition d’un jeune homme qui m’a le plus marqué : sur la mort elle-même, mais aussi sur l’importance d’expliquer clairement les risques aux familles. À 20 ans, P., beau garçon aux yeux bleus, sympa, attachant, faisait déjà de l’insuffisance cardiaque. Il rêvait d’être prof de sport. Il semblait conscient de la gravité de sa maladie, plus que sa mère, qui l’accompagnait aux consultations. En gros, il aurait pu partir dans les deux ans. L’opération s’imposait : le risque était faible, de l’ordre de 1 %, mais quand cela arrive, malheureusement, c’est 100 %.

Les tissus se sont déchirés deux jours après l’intervention. De garde cette nuit-là, je l’ai réopéré. Ça saignait de partout, un cauchemar, un collègue m’a assisté, un combat contre la mort a commencé. Comme celui de la chèvre de ­Monsieur Seguin contre le loup, il a duré toute la nuit. À l’aube, on a espéré avoir sauvé le garçon, mais plus tard P. a fait des infections graves – péritonite, septicémie – et a dû être transféré dans un autre hôpital pour une greffe cardiaque. Son cas me réveillait la nuit, c’était mon patient le plus jeune. Est-ce que j’avais bien fait de réparer sa valve ? Oui, si tout s’était passé comme prévu mais… Il est décédé trente-huit jours plus tard, pendant mon voyage de noces à Tahiti. Je me souviens encore du coup de fil de l’hôpital. J’ai fondu en larmes sur la plage.

À mon retour, je téléphone à la famille. Le père me répond, froidement : « L’autre jour, je ne me suis pas demandé si j’allais vous mettre ou non une balle dans la tête : le choix portait uniquement sur la taille du calibre. » Il ne plaisante pas. Il me dit qu’il a été dans la légion, a l’habitude du maniement des armes. Il réitère ses menaces face à moi quelques jours plus tard. « Je ne peux pas vous ramener votre fils, je lui dis, mais je peux vous raconter tout ce qui s’est passé. Je peux vous montrer le film opératoire. Et vous pourrez obtenir de l’administration le dossier médical, la loi vous y autorise » – malheureusement pour lui, cela prendra des semaines.

Après avoir déposé une main courante, sur conseil de la direction de l’hôpital, je me suis inscrit sur liste rouge. J’étais terrorisé. Des médecins se sont déjà pris des balles dans la tête. Puis cet homme a commencé à m’envoyer des e-mails. Il voulait être remboursé des frais des funérailles – pour le principe, plus que pour l’argent. Il m’a reproché de ne pas être venu sur la tombe de son fils. C’était un père anéanti, et il cherchait à me faire culpabiliser à hauteur de sa souffrance : « Votre métier ne peut avoir d’exactitude sur le résultat voulu, aussi je vous tiens pour responsable du décès de P. Cela aurait été une réussite si les tissus valvulaires ne s’étaient pas déchirés, vous seriez alors un héros, ou même un sauveur. » Dans un autre e-mail : « Je me suis surpris à pleurer en voyant un gosse chanter à la télé, il ressemblait tellement à P. Oui, monsieur, je vous en veux d’avoir pris la vie de mon fils, comment en serait-il autrement, même si vous pensez n’avoir fait que votre métier, je vous souhaite une longue vie de réflexion, vous qui venez simplement de commencer la construction de celle-ci. »

Il m’en voulait tellement que j’ignore jusqu’où il aurait pu aller si j’avais fait le moindre faux pas. Il avait besoin de pouvoir exprimer sa colère et son chagrin : « […] C’est un moyen pour moi de ne pas oublier et vous êtes une des dernières personnes que P. a vues et à qui il a parlé. Vous faites maintenant partie de ma vie même si vous ne l’avez pas voulu, c’était son destin et c’est aussi le nôtre ! ». Mois après mois, j’ai répondu à chacun de ses messages : « Je ne sais que dire face à vos mots. Je fais partie de votre histoire et vous faites partie de la mienne. Je partage votre peine essayant en vain de cacher la mienne de n’avoir pas réussi à sauver votre fils. » Je ne l’ai pas fui, je ne me suis pas dérobé. J’ai tenté de me mettre à sa place, ce qu’il vivait était affreux. Il avait un autre enfant, atteint d’une maladie grave.

Face à l’impuissance 

Une famille peut porter plainte au pénal après une faute médicale grave : le médecin est arrivé en retard ou bourré, il s’est trompé de malade, etc. Dans les autres cas, la loi Kouchner permet de saisir l’Oniam, une commission d’indemnisation des accidents médicaux. Le dossier est examiné par des experts, qui déterminent s’il s’agit d’un accident fautif ou d’un « aléa thérapeutique ». Le père voulait obtenir la « vérité ». Lors des commissions, il posait des photos de son fils bien en évidence sur la table. Et il cherchait le contact avec moi. Je n’ai jamais coupé les ponts. Nous nous sommes revus cinq ou six fois. Je crois qu’une forme de respect mutuel s’est instaurée entre nous. Lui face à son deuil impossible, moi rongé par la culpabilité.

Au bout de deux ans, l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux a conclu que P. était décédé des suites d’un aléa thérapeutique : en gros, c’était la faute à pas de bol. L’État, la collectivité, doit alors indemniser la famille. Le père n’a obtenu qu’un peu plus de 900 euros. Autre vaste et complexe sujet, cette question des indemnisations : contaminée par une guerre entre les assurances et la Sécurité sociale, elle est très maltraitante pour les patients et leurs proches.

Cette histoire a marqué un tournant dans ma vie. Analyse, hypnose, méditation : j’ai beaucoup travaillé personnellement, psychologiquement, sur la douleur d’être confronté à l’impuissance. Un gamin peut se rouler par terre. L’adulte, lui, va se dévorer de l’intérieur. Peu à peu, j’ai accepté avec beaucoup de douceur de me laisser toucher par ce qui m’arrivait, j’ai appris à être moins fusionnel avec mon métier, à ne pas m’obliger à souffrir à chaque complication d’un malade.

Tempête intérieure

Je vous parle des morts. Je pourrais aussi vous parler de ceux qui, après être passés entre nos mains, restent invalides, handicapés. Cela entraîne une tempête intérieure tout aussi bouleversante : une fois que c’est arrivé, nous ne pouvons revenir en arrière. Quand je sors d’une opération compliquée et que j’ai réussi à sauver un patient, je suis content, mais ensuite l’équipe raisonne heure par heure jusqu’au réveil. Un jour, un interne a fait un mauvais geste, que je ne suis pas parvenu à rattraper à temps. Le patient en a gardé des séquelles neurologiques ­importantes. En tant que chirurgien responsable, je devais annoncer moi-même la nouvelle à la famille et endosser la responsabilité de ce geste. Il aurait pu m’arriver la même chose, mais là c’était encore plus dur à assumer. Mon rôle était de ne pas faire culpabiliser l’interne. Même les plus grands pontes ont été débutants et ont commis des erreurs durant leurs premières années de pratique.

J’aime la responsabilité, même si elle me fait peur. Les patients te choisissent et te font confiance. Comme je suis d’un naturel un peu fainéant, elle me pousse à me dépasser, à aiguiser ma vigilance. J’ai lu une étude passionnante sur un chirurgien anglais qui avait vu sa mortalité opératoire multipliée par trois. Le type s’est arrêté pour comprendre la situation. Il a appliqué des modèles d’analyse comme pour les accidents d’avion, et identifié deux types de problèmes. Les « événements majeurs », type hémorragie : en général traité par des seniors en responsabilité, ils étaient gérés et entraînaient peu de conséquences pour les malades. Et les « événements mineurs » : des petites erreurs de rien du tout, comme une sonde urinaire ou un cathéter mal posé, qui, mises bout à bout, avaient des impacts mortels. Plus le rapport hiérarchique était important entre le chef et son équipe, c’est-à-dire plus il existait de zones tampons où personne ne se sentait vraiment responsable, plus ces petites erreurs augmentaient. À l’échelle d’une société, c’est la même chose. L’acte chirurgical est une bonne fractale pour étudier une chaîne de responsabilité humaine.

Les adieux aux familles

Dans mon service, on tente de trouver le rapport juste entre responsabilité et culpabilité. On est responsable de nos gestes, pas de la maladie des gens. Plus on se confie sur les difficultés rencontrées, mieux on sait les gérer. Après une complication grave ou un décès, on organise une réunion de « morbimortalité » : on se met tous autour d’une table, cardiologues, anesthésistes, infirmières, chirurgiens… On reprend le dossier, on pointe les dysfonctionnements, on échange avec bienveillance. Pour avancer, on se parle. On peut dire « j’ai merdé ». Ça a le mérite de briser les tabous.

J’ai 48 ans. Bien heureusement, l’immense majorité de mes patients m’habitent avec des beaux souvenirs : je fais partie de leur vie et ils peuplent joliment la mienne. Les morts m’empêchent moins de ­dormir, même s’ils sont présents. Mais je reste troublé par les adieux aux familles. Je souffre plus de leurs silences que de leurs mots – presque tous me remercient, malgré tout. En les regardant partir, je sais ce qu’il y a devant elles : le conjoint, le parent, l’enfant absent, le vide. évidemment ce n’était pas prévu. Ce n’est jamais prévu.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

L’usine à rêves

Ils sont ouvriers, syndicalistes, ancien taulard. Stéphane Brizé les a choisis pour être les visages de la grève dans son film « En guerre ». Une épopée collective du Lot-et-Garonne au Festival de Cannes.

Par Anne Plantagenet

Illustrations Anne-Hélène Dubray

Tout commence par un malentendu, à quoi ça tient parfois. Mélanie Rover s’en amuse encore, avec sa façon caractéristique de rire, légèrement par en dessous, tour à tour humble et frondeuse. Mais quand elle reçoit de Pôle Emploi, en février 2017, une annonce où il est question d’ouvriers pour un tournage – elle ne se rappelle plus les termes exacts –, elle croit qu’on recherche des travailleurs manuels pour intervenir sur un plateau de cinéma et se dit ma foi, pourquoi pas.

Cette jolie blonde fine et farouche, dont le regard se dérobe derrière des lunettes aux montures bleu pétrole et des mèches de cheveux clairs, y voit l’occasion d’exercer son métier de soudeuse tout en observant comment on fait un film. Elle envoie un CV avec sa photo, me raconte-t-elle chez elle, dans sa petite maison sur la route de Pessan, à la sortie d’Auch, dans le Gers. En ce début d’après-midi, il fait beau et chaud, nous buvons un café dans son salon, la porte ouverte sur le jardin où quelques poules passent en caquetant.

Quelque temps plus tard, Mélanie est convoquée à un entretien à Agen. C’est à l’étage du cinéma indépendant Les Montreurs d’images, dans une salle vide aux murs rouges. Il y a une longue table au milieu de la pièce, flanquée de plusieurs chaises d’un côté et d’une seule de l’autre, où on demande à Mélanie de s’asseoir, comme pour un examen devant un jury.

Une jeune femme actionne une petite caméra et lui pose des questions personnelles. Mélanie répond qu’elle a 34 ans et vit à Auch où elle est soudeuse depuis deux ans après avoir été factrice à La Poste. « Plus exactement rouleuse, c’est-à-dire que je remplaçais tout le monde, je faisais différents secteurs, différentes tournées, en voiture, vélo, scooter, à pied. J’adorais ça. » La jeune femme lui demande sa taille – 1,73 mètre – et l’interroge sur son engagement syndical. Mélanie trouve ça bizarre : sur les chantiers où elle embauche habituellement, on n’en fait pas autant, mais peut-être que dans le cinéma c’est différent. C’est seulement quand la femme dit « maintenant on va faire une mise en situation » que Mélanie comprend sa méprise : il s’agit d’un casting.

Le réalisateur Stéphane Brizé s’apprête à tourner dans le Lot-et-Garonne son prochain film, En guerre, l’histoire d’une révolte de salariés contre la fermeture de leur usine. Il souhaite de vrais ouvriers dans leur propre rôle.

Mélanie n’a jamais entendu parler de Stéphane Brizé, mais maintenant qu’elle est là, elle n’est pas du genre à reculer. La jeune femme lui donne une feuille avec des arguments pour une scène qu’elles vont jouer toutes les deux : Mélanie incarne une ouvrière en grève et l’autre, sa patronne qui lui demande de reprendre le travail. Mélanie ne doit pas répéter ce qui est écrit mais exprimer les mêmes idées avec ses propres mots, ses expressions à elle, être naturelle.

Mélanie sort de la pièce. Quand elle est prête, elle frappe à la porte et se retrouve face à cette femme censée être sa patronne. « Quelque chose m’a rappelé mon ancienne chef à La Poste, qui me mettait la pression en permanence. » C’est troublant comme situation : Mélanie sait bien qu’il s’agit de la directrice de casting et que tout est pour de faux, comme disent les enfants, pourtant tout ce qu’elle a vécu, de rapports de force, de petites humiliations et autres harcèlements au travail, remonte à la surface. Alors Mélanie résiste, oubliant totalement la présence de la caméra.

Elle retourne à ses intérims dans des ateliers d’usines, sur des chantiers. Dans son secteur, dit « en tension », il y a toujours du travail, dans le Gers en tout cas, des missions plus ou moins longues où elle est chaque fois la seule femme. Quand on la recontacte cinq mois plus tard pour lui dire que le réalisateur veut la rencontrer, Mélanie soude alors pour une usine qui fabrique des bennes.

À Agen, aux Montreurs d’images, dans la salle à l’étage, on lui demande à nouveau de préparer une scène. Stéphane Brizé en personne lui donne la réplique. Il incarne un cadre qui demande à ­Mélanie, déléguée syndicale, d’accepter une baisse des primes des salariés pour aider leur entreprise à surmonter une difficulté économique. Il lui propose un siège puis lui demande si elle a discuté avec ses collègues. « Ils n’ont pas changé d’avis, répond Mélanie.

— Mais vous avez bien eu accès aux documents comptables, vous avez vu les chiffres ? s’énerve-t-il.

— Les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut. »

Le personnage que joue le réalisateur est virulent, dur, cassant, mais Mélanie lui tient tête, avec son accent prononcé du Gers, puisant ses arguments dans son expérience. Je note dans un carnet cette phrase qu’elle lance spontanément : « Et je fais comment pour choisir entre un steak haché pour mon gosse et un ticket de cinéma ? » ­Stéphane Brizé écrit à son sujet : « Grosse personnalité. Pas impressionnable. Solide. »

« Je sais gueuler quand une situation
est injuste »

Ce même jour de juillet 2017, Teddy Perrot, 35 ans, se rend lui aussi aux Montreurs d’images. Comme Mélanie, quand il a reçu l’annonce de Pôle Emploi pour être figurant, il n’a pas compris. « J’ai cru d’abord que c’était une erreur, mais je suis quand même allé au casting parce que j’avais la trouille d’être radié des listes du chômage. »

Teddy vient de passer treize ans en prison, il est sorti il y a deux ans. Rien ni personne ne l’attendait. Nulle part on ne voulait l’embaucher, et s’il n’avait pas rencontré Peggy, agricultrice, il aurait sans doute replongé dans les conneries. Ils vivent dans une ferme de vingt hectares à une trentaine de kilomètres au nord d’Agen. Ils possèdent un potager, des vergers, cinq chiens et des champs de safran. Avec des éléments récupérés ici et là, ­souvent de vieux outils, Teddy réalise des sculptures étonnantes qu’il vend sur les marchés, avec les confitures, les crêpes et le thé au safran de Peggy.

Teddy a un visage doux, délicat, les cheveux ras et des tatouages partout sur le corps qui ont chacun une signification. L’un d’eux représente son père, mort du Sida quand il avait 9 ans, un autre sa mère, elle aussi morte du Sida quelques années plus tard. Il arrive avec une casquette et les mains dans les poches. Il compte expédier la chose en quelques minutes. Il n’aime plus la ville, la foule, Teddy se méfie des tentations, préfère être dans sa campagne, là-haut, isolé, sans télé, sans journaux.

Il avait beau ne s’attendre à rien, il est quand même surpris. Les jeunes femmes qui le reçoivent l’écoutent, l’encouragent à parler, et ça ne lui est pas arrivé souvent, Teddy, qu’on s’intéresse à lui. En prison il a vu des psychologues, le minimum obligatoire pour obtenir une réduction de peine, mais « c’était bidon ».

Teddy raconte que son père, algérien, était un trafiquant de drogue dont le rare souvenir qui lui reste est associé à un sentiment de peur. « J’avais les jetons parce qu’il planquait la drogue sur moi et je craignais qu’il en mette dans ma nourriture, je ne sais pas pourquoi. Alors j’acceptais de manger seulement des trucs fermés, genre yaourts, etc. » Il dit aussi qu’il n’a pas voulu aller voir sa mère, française, les derniers jours à l’hôpital. À son enterrement, il n’a pas pleuré. Il avait 12 ans.

Ensuite, il a été élevé par ses grands-parents maternels, qui étaient très riches, a appris le piano au conservatoire et est allé dans une école hôtelière. Quand sa grand-mère est morte, son grand-père l’a fichu dehors et ça a été la dégringolade. « J’ai commencé à boire beaucoup, à me droguer. Je me mettais minable. » Il se met à dealer. Lors d’un règlement de comptes, il tue un jeune de 21 ans. Un crime qu’il porte en lui depuis. « Il faut que je vive avec ça. Ce qui me fait mal chaque fois c’est quand je pense à la famille, aux parents. » Il a 20 ans, se rend à la police, est condamné à vingt ans de réclusion, sans sûreté. Il en fait treize.

Teddy parle vite, sans reprendre haleine. ­Personne n’ose l’interrompre. La directrice de casting lui demande de jouer un ouvrier syndicaliste sur une chaîne qui a signalé plusieurs fois un problème à sa hiérarchie : un jour, il s’énerve parce que la direction ne l’écoute pas et qu’il risque d’y avoir des blessés. Teddy avoue qu’il ne connaît rien au monde de l’entreprise. En prison, il a fait des tas de boulots, appris la soudure et travaillé comme ouvrier pour un salaire de misère, mais il n’y avait pas de Code du travail, pas de syndicat, rien. « Par contre, je sais gueuler quand une situation me paraît injuste. » Alors Teddy joue la scène, et il gueule. Il trouve l’expérience marrante, étonnante, puis retourne à ses sculptures, à Peggy et à ses champs de safran.

Lorsqu’on le rappelle pour l’informer que le réalisateur souhaite le voir, Teddy Perrot commence à se dire que c’est sérieux. Entre-temps il a regardé sur Internet qui était Stéphane Brizé et découvert qu’il avait réalisé sept films, dont plusieurs avec Vincent Lindon. Celui-là, il sait qui c’est. « La veille, j’ai senti la pression monter d’un cran, j’avais une boule dans le ventre parce que tout à coup j’avais envie que ça marche. »

Lors de ce deuxième casting, Teddy doit affronter un collègue qui a décidé d’arrêter la grève et de reprendre le travail. Il plonge dans ce qui lui reste de révolte et d’indignation. « Si on n’est pas tous ensemble, on crèvera tous ensemble ! », s’écrie-t-il à un moment. Stéphane Brizé note qu’il le verrait bien dans le groupe des proches du personnage principal, Laurent Amédéo, qui sera interprété par Vincent Lindon. Ce noyau dur d’indéfectibles, déterminés à lutter jusqu’au bout pour sauver leur emploi.

« On n’est pas des serpillères »

Letizia Storti figure dans le même groupe. C’est par un e-mail de son union départementale, envoyé à certains adhérents Force ouvrière, qu’elle a entendu parler du film. « J’ai pensé que si ça pouvait amener même seulement deux personnes de plus à s’engager, c’était important. »

Le syndicalisme, pour Letizia, a été une évidence. « Je suis fille unique, j’ai vu mes parents, immigrés italiens, travailler toute leur vie sans aucun droit ni protection dans une exploitation agricole. Le boulot et rien d’autre, pas de loisirs. » Letizia n’est jamais partie en vacances. L’été, dès l’âge de 14 ans, elle travaille avec ses parents. Très vite, elle arrête l’école. Elle se souvient comme si c’était hier de cette institutrice qui se moquait d’elle parce que sa mère ne parlait pas français et devait montrer les objets avec le doigt. « Je me suis promis de ­venger ça. »

Cette petite femme qui tient à l’orthographe de son prénom, fière de ses origines, au carré blond et court, avec des lunettes et un accent du Lot-et-Garonne prononcé, est entrée chez UPSA, un laboratoire pharmaceutique, à Agen à l’âge de 18 ans. Letizia est conductrice de ligne : elle mène un produit de l’état brut à l’état fini sur une chaîne de production. Elle fait ça depuis trente-cinq ans. À force, elle a perdu de son audition, et un peu de sa combativité, reconnaît-elle.

Elle travaille en horaires postés, en 2 × 8 : 5 heures-13 heures une semaine, 13 heures-21 heures la suivante. Elle gagne 1 900 euros par mois et vit seule avec son chat, depuis sa récente séparation, dans une zone artisanale à dix kilomètres d’Agen. Elle a 53 ans. Elle a dû attendre sept ans avant d’obtenir un CDI et de pouvoir prendre sa carte de syndicaliste. Aujourd’hui, elle est élue au CE et au CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), à la commission égalitaire homme-femme, à la commission sociale et à la commission loisirs sports. « Sur le plan humain, j’ai connu un certain nombre de déceptions », dit-elle.

Parler en public, plaider une cause, monter au créneau, Letizia Storti a l’habitude. Pourtant, au début, elle est paralysée par le stress. La directrice de casting tente de la rassurer : Stéphane Brizé est un ancien facteur, il a des origines très modestes. Lui-même lui sourit, « je n’ai jamais mangé personne ». Il lui fait jouer une scène où deux salariés se retrouvent autour d’un café pour parler du conflit en cours. L’un veut reprendre le travail, l’autre aller jusqu’au bout. Letizia : « Si vous lâchez maintenant, vous leur montrez qu’ils ont gagné, qu’on est des serpillières. » À la fin de l’été, elle apprend qu’elle est retenue.

Mélanie Rover est rappelée au même moment. Elle soude alors pour une boîte de charpentes métalliques et ça lui paraît dingue qu’on veuille la revoir une troisième fois juste pour de la figuration. Pendant l’été, elle a vu La Loi du marché, le dernier film de Stéphane Brizé. « J’ai eu l’impression de regarder un miroir posé devant ma vie, devant la vie des gens comme moi. » À l’issue de ce dernier casting, on l’informe qu’il y aura une journée d’essai en septembre avec Vincent Lindon dans une usine à Fumel, à une cinquantaine de kilomètres d’Agen. On lui dit également que le tournage est prévu sur cinq semaines en octobre et novembre, et qu’elle, Mélanie Rover, devra être présente dix-sept jours sur les vingt-trois. Parce que, en ce qui la concerne, il ne s’agit pas du tout de figuration : Mélanie a un des plus gros rôles du film.

Soudain, ils ne sont plus seuls

Fumel, le 2 novembre 2017. Le piquet de grève dure depuis des semaines. Les grilles de l’usine Perrin Industrie, leader de la sous-traitance automobile, menacée de fermeture par son actionnaire allemand, sont closes. Des ouvriers s’avancent, déterminés à reprendre le travail. Face à eux se dressent leurs collègues décidés à poursuivre le mouvement. Tout va très vite. Les deux groupes s’affrontent. Visages tendus, corps las. Il a fallu quatre heures de préparation, 130 figurants sont présents sur le plateau.

C’est le onzième jour de tournage de En guerre. Perrin Industrie n’existe pas, mais cette énorme usine que Stéphane Brizé a choisie comme décor est bien réelle. Métal Aquitaine est une entreprise de sidérurgie et de métallurgie implantée à Fumel depuis le xixe siècle, et toujours en activité, bien que très réduite alors. On y fabrique des cylindres d’acier pour bateaux, un produit très pointu, haut de gamme. Dans les années 1980, plus de 3 500 ouvriers travaillaient là, des familles entières, la gloire et le pouls d’une région. En novembre 2017, ils ne sont plus que 38.

Sur le plateau, acteurs et figurants se sont replacés, prêts à rejouer la scène. Aucun n’a lu le scénario. Ils découvrent la veille les scènes qu’ils vont tourner le lendemain. Ils ne sont pas surpris, s’adaptent. Ils ont connu des conditions de travail bien plus pénibles. Ils se laissent porter par cet élan, cette vague qui les saisit de manière si puissante. Ils vivent cette épopée collective avec leurs semblables, leurs frères. Ils ne sont plus seuls, soudain.

Le premier assistant annonce la pause déjeuner. Grévistes et non-grévistes se dirigent ensemble vers la cantine, sans rancune. « Tu es un vrai macho, en fait ! », lance Mélanie Rover à Olivier Lemaire en rigolant. « Seulement au cinéma. » Dans le film, Olivier Lemaire est le délégué d’un syndicat majoritaire qui, au bout de plusieurs semaines de lutte, choisit de négocier avec la direction, d’accepter une indemnité et de reprendre le travail. Il fait partie des « jaunes », comme on appelle les non-grévistes : les traîtres. Il assume parfaitement ce mauvais rôle, s’en prend avec colère aux jusqu’au-boutistes d’en face, finissant par injurier Mélanie. « Toi, va sucer la bite à ton Laurent ! » (­Laurent ­Amédéo, alias Vincent Lindon), vient-il de lui crier face à la caméra.

C’est sûr, il y a de la colère chez ce petit homme chauve de 43 ans au nez épaté, au physique de boxeur. Elle explose à l’écran. Pendant le casting, Stéphane Brizé a demandé systématiquement aux ouvriers s’ils accepteraient d’être parmi ceux qui arrêtent la mobilisation. Beaucoup ont refusé : ça avait beau être de la fiction, ils avaient peur de la confusion, du regard des gens autour d’eux, qui ne vont jamais au cinéma et risquaient de tout mélanger. La frontière était floue, eux-mêmes avaient un peu de mal à la percevoir. Olivier, lui, n’a pas hésité.

Olivier Lemaire est expert en plan social dans un cabinet à Lille, après avoir été ouvrier et délégué CGT pendant vingt ans. Il en a usé des DRH. Pour lui faire lâcher un combat, il fallait se lever tôt. Il a rencontré Stéphane Brizé via l’avocat des ouvriers de Continental, à Clairoix (les « Conti », qui se sont battus contre la fermeture de leur usine de pneus en 2009). Stéphane Brizé le consulte alors pour le scénario, mais à la fin de la journée, Olivier lui avoue qu’il aimerait jouer dans le film.

Quelques semaines plus tard, il est convoqué pour un casting à Paris dans un appartement traversant du 19e arrondissement. Il a demandé à son voisin de lui prêter un costume et une cravate : il est censé interpréter un directeur administratif et financier. Dans la scène, le DAF explique à un salarié pourquoi il va être obligé de le licencier. Olivier prend un malin plaisir à recourir à toutes ces thèses qu’il connaît par cœur, « sauvegarde de la compétitivité dans le secteur d’activité », etc., et contre lesquelles il se bat au quotidien. Mais ­Stéphane Brizé n’est pas totalement convaincu. « C’est la première fois que tu portes un costume, n’est-ce pas ? »

« C’est rare que les ouvriers
gagnent à la fin »

Olivier Lemaire vient d’une famille ouvrière du Nord, mère au foyer, père postier, ancien mineur. Ils sont quatre enfants, Olivier est le seul à avoir fait un peu d’études, ses frères sont routiers. Après différents petits boulots, il entre en 1998 comme ouvrier de la photographie industrielle dans un laboratoire lillois. Il a 24 ans. C’est encore l’époque de l’argentique, le labo appartient à un groupe allemand. Cinq cents salariés pour six labos en France. Leur modèle économique n’est pas très compliqué : pour prendre des parts de marché aux concurrents, il faut faire ­baisser le coût du ­travail. « On bossait treize ou quatorze heures par jour, les droits des salariés n’étaient pas du tout respectés, il n’y avait pas de convention collective, pas de négociations de salaire, pas de syndicats, une sorte de “­Germinal” des temps modernes, dans une ­entreprise paradoxalement à la pointe de la ­technologie. »

Olivier s’encarte à la CGT. Très vite il devient délégué central de l’entreprise, se découvre une âme de leader. C’est une véritable vocation, une évidence, une identité. À cette époque, quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il répond : « syndicaliste ». Il est habité par le sentiment qu’il est possible de faire bouger les lignes, comprend les rapports de force, se forme juridiquement. Son syndicat obtient des résultats : hausse des salaires, baisse du temps de travail, amélioration des conditions de vie. « J’ai eu la chance de faire l’expérience du syndicalisme efficace, reconnaît-il, qui permettait de transformer l’existence des gens. Dans notre boîte, on était 30 %, c’était un combat quotidien, ça occupait toute notre vie, tous les jours, week-ends compris. Je ne suis pas sûr que j’en serais encore capable aujourd’hui. »

Le constat est identique chez Mélanie. Après dix ans d’engagement syndical intense, elle a levé le pied, mais gardé sa carte à la CGT. « C’est le seul moyen de se faire entendre, de manifester, de faire des grèves, d’exprimer sa hargne, le dernier truc qui nous reste », dit-elle. Pendant les années où elle était factrice, Mélanie a participé aux réunions, pris la parole au milieu des travées, s’est emportée au quart de tour, a été de toutes les manifs. C’était un besoin. Ça lui bouffait un temps fou, elle récoltait sans arrêt des blâmes. 

Mélanie Rover s’est présentée à la journée d’essai en septembre comme lorsqu’elle commence une nouvelle mission, curieuse, prête à l’action, sans attente ni peur. Mais quand elle a découvert le dispositif, tous les techniciens, des stagiaires au premier assistant, le professionnalisme de chacun, elle a tout de même été bluffée. Elle a eu du mal à trouver sa place parmi tous ces corps et ces voix d’hommes, elle était trop dans la retenue. Elle s’en est beaucoup voulu, a même envoyé un texto à Stéphane Brizé : « Je sais que je peux faire mieux et donner plus. » Elle a attendu le premier jour de tournage avec impatience pour rectifier le tir.

Depuis Mélanie aime jouer. Quand Stéphane Brizé interrompt une scène pour la guider peu à peu vers ce qu’il veut, et qu’à la fin il s’écrie « c’est ça, oui, c’est exactement ça », elle ressent un bonheur puissant comme après avoir accompli un bon travail. Parfois elle se prend tellement au jeu, il y a tant d’émotion qu’elle a des sanglots dans la voix, ou bien la colère lui vient. « Ce sont des situations qu’on a tous vécues, les CE, les manifs, les affrontements avec les CRS, les piquets de grève », me dit-elle. Ça ne la dérange pas de ne pas connaître le dénouement. Au contraire, elle trouve que c’est stimulant, « comme ça il y a toujours un espoir », même si elle ne se fait pas beaucoup d’illusions parce que dans la vie « c’est rare que les ouvriers gagnent à la fin ».

« Comment tu veux tenir sans paie ? »

Teddy Perrot aussi pense que le film se termine mal. « C’est inévitable, ça colle trop à la réalité. » Avec ce qu’il comprend jour après jour du scénario, il découvre la façon dont on traite l’humain dans la société. Il connaissait bien le traitement en milieu carcéral, un milieu où justement l’humain n’en est plus un, mais ce qu’il ignorait, c’est qu’à l’extérieur également on déshumanise et transforme les êtres en marchandises. Quand il voyait à la télé ce qui se passait dans les entreprises, les fermetures d’usines, les licenciements, les personnes jetées à la rue, il n’avait aucune idée de ce qu’il y avait derrière. « On nous montre toujours des ouvriers qui gueulent, des gens en colère, mais jamais on ne nous explique le pourquoi du comment. »

« Comme ma vie n’a été qu’une succession de merdes, et qu’à part la rencontre avec ma femme rien de bon ne m’est arrivé, tourner dans un film, je ne sais pas comment t’expliquer ce que ça représente pour moi », m’avoue-t-il. L’ambiance, l’équipe technique formidable, Vincent Lindon et tous ces acteurs amateurs qui se retrouvent là, comme lui, avec leur parcours rocailleux et leurs rêves cassés. Cet incroyable mélange de cinéma et de réel. « C’est un truc de fou, en fait. » Quand ils ont tourné la manif dans le centre d’Agen, avec les banderoles, les porte-voix, les slogans, les cris, Teddy a ressenti des émotions qu’il n’avait encore jamais éprouvées jusque-là. Contrairement aux autres, c’était sa première manif.

Dans le film, Letizia Storti ne lâche rien, mais dans la vie, elle ignore si elle aurait continué le combat jusqu’au bout. « Ayant élevé seule mon fils, j’aurais peut-être arrêté au bout d’un moment. C’est long, des semaines… Comment tu veux tenir sans paie, sans rien ? » Elle a hâte de voir le film, même si elle sait qu’elle se trouvera trop grosse. Il y aura ça dans sa vie désormais, quoi qu’il arrive, malgré les petites crasses, les bassesses, la médiocrité, les combats perdus, cette société qui ne veut pas bouger, les hommes qui ne veulent pas changer, « parce que l’incertitude fait peur ». Il y aura ça. Ce film, auquel elle est si heureuse et fière de participer. Personne ne le lui prendra.

En costume cravate sur la Croisette

Le 15 mai 2018, ils ont rendez-vous à 5 h 50 en gare d’Agen. Ils prennent un train jusqu’à Bordeaux, puis une navette les conduit à l’aéroport. À Nice, des vans les attendent pour les déposer à leur hôtel à Cannes, à deux pas de la Croisette. Plus exactement à leurs appartements, puisque c’est comme ça pendant le Festival, leur a-t-on expliqué, à part les superstars qui résident dans des palaces aux suites somptueuses, on dort à quatre par logement et parfois dans la même pièce, on partage une salle de bains, les toilettes, ce n’est pas grave, on ne dort pas beaucoup de toute façon.

« En emmenant tous ces gens à Cannes, j’emmène ma famille et le monde d’où je viens. Je répare une blessure de classe », m’a écrit Stéphane Brizé, une semaine avant la projection. Ils sont dix-neuf ouvriers à être là, ce jour. Il fait beau, un peu frais.

Une jeune fille de la production leur remet à chacun une enveloppe avec le déroulé de la journée. La projection est à 16 heures. À cette heure, une tenue de gala n’est pas nécessaire pour la ­montée des marches, mais il faut prévoir une tenue habillée correcte, élégante, pour les hommes un costume. Il y aura ensuite un cocktail, un dîner et une fête privée sur la plage.

Ils déjeunent rapidement d’une petite omelette, observent les festivaliers, certaines tenues délirantes. « Mais tu as vu ça, c’est pas des robes qu’elles ont, juste des bouts de tissu pour cacher le strict minimum, et encore ! », fait remarquer Mélanie. Ils plaisantent, s’efforçant de chasser le manque de sommeil et le sentiment d’étrangeté qui les envahit à chaque seconde. « C’est quand même une anomalie d’être là », me confie tout bas Olivier Lemaire. Quand le tournage s’est arrêté, Olivier a éprouvé un vide douloureux. Le retour à la réalité, aux vrais plans sociaux qui peuplent son quotidien, n’est pas évident. Et maintenant la ­Croisette, lui à l’étroit dans son costume cravate, qui a préféré rester discret, ne voulant pas « passer pour un mec qui se la pète parce qu’il a tourné dans un film avec Vincent Lindon et va à Cannes ».

Quand il a été licencié en 2008, après la fermeture définitive du labo photo, Olivier Lemaire est tombé dans une profonde dépression. ­Épuisement, découragement, sentiment d’avoir failli. « J’ai complètement plongé. J’ai commis l’erreur de penser qu’on pouvait changer les choses. » Question d’époque et de législation : politiques libérales, facilités de licenciements, disparitions d’outils du Code du travail. Et ça ne s’est pas arrangé depuis : « Aujourd’hui, pour faire échouer un plan social, même avec le meilleur avocat de France et les cabinets d’experts les plus offensifs, bonne chance ! » Le métier d’Olivier, la plupart du temps, n’est pas très satisfaisant. « On fait beaucoup plus de concessions que la partie adverse, on sauve très peu ­d’emplois. Mais, au moins, on améliore les conditions d’accompagnement. » Il forme les élus, élève leur niveau de conscience syndicale. « Ce n’est déjà pas si mal », soupire-t-il.

Il aimerait que En guerre obtienne un succès commercial, que le film secoue les gens, qu’ils découvrent comment on scelle en quelques minutes le sort de milliers de salariés désarmés. Et aussi, bien sûr, qu’il modifie l’image du ­syndicalisme, maltraitée par les médias et par plein de gens ­persuadés que les syndiqués sont des ­fainéants, des emmerdeurs qui empêchent la France de ­progresser. « Alors que c’est tout l’inverse. Ceux qui s’engagent aujourd’hui dans le syndicalisme sont courageux. Quelqu’un comme le personnage incarné par Vincent Lindon dans le film, ou comme Xavier Mathieu, l’ancien délégué syndical des ouvriers de Continental, dont le combat a inspiré le scénario, c’est très rare, ça n’existe quasiment pas. »

Bonheur, stupeur et larmes
sous le feu des projecteurs

Teddy Perrot et Letizia Storti s’avancent sur le tapis rouge, entourés d’autres figurants et d’une partie des techniciens. Teddy porte un costume noir avec une chemise noire et une cravate, qui recouvrent tous ses tatouages. Il a eu un mal fou à trouver autre chose qu’un modèle slim, il voulait une coupe classique et à Agen il n’y avait rien. Avec Peggy, ils ont dû aller jusqu’à Toulouse. Il se laisse prendre en photo, n’en revient toujours pas d’être là. Il sourit, comme Letizia, qui a opté pour un pantalon noir sobre et un corsage blanc vaporeux. Elle angoisse à l’idée de se casser la figure sur les fameuses marches avec ses talons. Elle est toute sensible et vibrante, Letizia. Elle a pensé à prendre des pansements pour ses pieds et à mettre des mouchoirs dans son sac.

Mélanie avait d’abord envisagé de confectionner elle-même sa robe. La couture est une voie vers laquelle elle s’est dirigée par hasard après avoir redoublé sa troisième : elle aurait voulu être costumière de cirque, et s’est retrouvée à La Poste. Mais elle n’a jamais arrêté de coudre, pour elle-même et parfois pour d’autres. Aujourd’hui elle n’a plus le temps entre deux chantiers. Quand elle est venue à la projection pour l’équipe à Paris, Stéphane Brizé l’a emmenée dans une boutique de location de costumes : ils ont choisi un très beau smoking de femme et des chaussures plates, une tenue qui lui va à merveille.

Depuis qu’elle sait qu’elle va monter les marches devant des nuées de photographes et de caméras, Mélanie sent pas mal d’excitation autour d’elle, mais elle garde les pieds bien sur terre. Elle ­travaille actuellement entre quarante-sept et cinquante heures par semaine et déplace des pièces de deux tonnes. Elle aime apprendre des procédés différents, « il y a le semi-automatique, l’électrode, la baguette, le TIG, l’acier, l’inox, l’alu ». La soudure, c’est presque infini, c’est ce qui lui plaît.

Elle va peut-être s’inscrire à de petits cours de théâtre, comme ça, « pour le fun ». Si elle a un peu de temps. Elle adorerait tourner à nouveau, mais elle ne courra pas après les castings. Le plus dingue, c’est que sa mère lui a dit qu’elle était fière d’elle. Non parce qu’elle a joué dans un film, mais parce qu’elle va monter les marches à Cannes. « Tu te rends compte ? », me dit-elle. Dans sa vie, Mélanie a surmonté des peurs, des douleurs, des obstacles que sa mère n’imagine même pas, parce qu’elle ne sait rien, parce qu’elle ferme les yeux, et parce qu’elle, Mélanie, n’a rien dévoilé, jamais. Eh bien sa mère est fière d’elle juste pour « des putains de marches ».

Les applaudissements ont éclaté avant la fin du générique. La lumière se rallume. Au centre de la salle, Stéphane Brizé et Vincent Lindon se lèvent, très émus, puis font signe aux acteurs présents de les rejoindre. Alors Mélanie Rover, ­Olivier Lemaire, Letizia Storti, Teddy Perrot, tous les autres s’avancent, le visage plein de bonheur, de stupeur et de larmes, sous le feu des projecteurs, encore sous le choc de la fin du film, pire que ce qu’ils avaient pressenti. Filmés par des caméras de télévision, ils sont acclamés par deux mille personnes pendant dix-sept minutes, au centre de ce monde meilleur auquel ils n’ont pas renoncé, auquel ils continuent à croire. Pour tous ceux à qui on ne dit jamais qu’ils sont beaux et dont ils se sont efforcés de porter la colère et la tristesse.

L’usine Métal Aquitaine de Fumel, où le film a été tourné en grande partie, a fermé définitivement en juin 2018. Les 38 salariés qui restaient ont tous été licenciés.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

Sa majesté la mouche

Avec cinq Nobel de médecine à son actif, la drosophile melanogaster est la star des laboratoires. Les scientifiques étudient son cerveau pour guérir les addictions, la dépression, et pourquoi pas demain la maladie d’Alzheimer.

Par Fabienne Lips-Dumas

Illustrations Almasty

Échappées d’une caisse plastique, 30 000 mouches déchaînées s’élancent dans un tourbillon noir à l’assaut d’un no man’s land lunaire digne d’une scène de La Guerre des étoiles. Nous sommes dans le désert de Mojave, au sud de la Californie. À quelques kilomètres, des pièges au jus de pomme et à la levure de champagne ont été dispersés. Ils attendent les insectes affamés. Le professeur Michael Dickinson se débat pour empêcher les moucherons de se glisser dans ses narines. C’est parti. La chasse est ouverte.
Le Graal du chercheur ? Le secret de la navigation chez l’insecte.

« Je suis un neuro-éthologue », précise Michael Dickinson devant son ordinateur en remontant la monture fine de ses lunettes. Il étudie le système nerveux lié aux comportements animaliers. Dans son cas, l’animal n’est ni le singe ni le dauphin, mais la mouche. Pourquoi elle ? Pourquoi cette insignifiante engeance du monde animal ? Cette enquiquineuse des corbeilles à fruits, que l’on fouette à coups de torchon au-dessus des bananes brunies et des raisins éclatés ? Pas la grosse mouche noire moirée, non : la minipuce volante. Pour les initiés, la drosophile melanogaster, ou encore, comme disent affectueusement les scientifiques du CNRS : « la petite droso ».

Chemise à carreaux à moitié sortie de son jean éculé, épaules tombantes d’éternel adolescent, Michael Dickinson, dit « le Flyman » (« l’homme mouche »), repose son ordinateur sur la table basse de son bureau de Caltech, l’institut de technologie de Californie, berceau de trente-huit prix Nobel et théâtre des découvertes qui ont marqué le ­formidable destin de la mouche à vinaigre. De ­révolution en révolution, l’insecte bouscule depuis un siècle notre conception du monde et déverrouille les grandes énigmes que les dieux défendaient. Et aujourd’hui, à la vitesse où il répond aux questions des chercheurs, les verrous n’arrêtent pas de sauter.

Une parfaite compagne de jogging

Un des mystères que Michael Dickinson a élucidés, lors d’un séjour de recherche à ­l’Institut Max Planck en Allemagne, renvoie au mythe d’Icare. Comment ça vole, quand ça vole ? « Quand je me suis penché sur la question du vol des insectes, les ingénieurs prouvaient qu’un bourdon ne pouvait pas voler. » Mais de toute évidence les bourdons volaient et les ingénieurs étaient bien embarrassés. Michael Dickinson a construit une aile de mouche de 60 centimètres d’envergure qu’il a plongée dans un bassin d’huile. Le mystère du bourdon était une question d’échelle et de mouvement. Pour un bourdon ou pour une mouche qui ne pèse presque rien, l’air est nettement plus visqueux que pour nous. La mouche se meut dans un fluide épais où son aile trace un U étale et crée un vortex qui la propulse. Soudain les équations sont devenues limpides et les gros bourdons ont pu voler avec la bénédiction des ingénieurs.

« Les insectes, ça vient de mon goût pour la science-fiction. J’ai été élevé avec “Star Wars” et la fascination des extraterrestres. Et sur notre planète, les insectes, c’est ça, des aliens… » « L’autre » en quelque sorte. Un autre aux capacités phénoménales. La nature a doté la drosophile d’une vision inégalée. Ses ailes vrombissent à plus de 200 battements par seconde, elles sont actionnées par une musculation herculéenne. Elle peut parcourir plus de douze kilomètres en deux heures, ce qui en fait une parfaite compagne de jogging. Si on rapporte ces douze kilomètres à sa longueur, 2,5 millimètres, c’est l’équivalent d’un Paris-Mexico en deux heures pour un superman d’un mètre quatre-vingt. Le vol des moucherons promet des microdrones, l’armée américaine ne s’y est pas trompée en contribuant à sa recherche pendant des années. « Une subvention qui se tarit », nuance le Flyman dont l’insatiable ­curiosité se focalise aujourd’hui sur le cockpit : « Voler, c’est piloter. C’est ça, la grande inconnue. » Outre ses performances athlétiques, le moucheron vole droit et dispose d’un solide sens de l’orientation. Michael Dickinson résume : « On veut comprendre ce qui se passe entre l’information et l’action. » Et à cette interrogation qui obsède l’humanité depuis qu’elle pense qu’elle pense, les neurobiologistes épaulés par la génétique attendent désormais de l’insecte une réponse.

À la fin du xxe siècle, l’organe le plus complexe du corps humain inspirait des questions réflexives du type : « Le cerveau peut-il comprendre le cerveau ? » Il était cette dernière frontière du corps à l’assaut de laquelle on ne s’attaquait pas sans se départir d’une humilité toute philosophe. C’est fini. Les biologistes y croient. Les tabous explosent. Et si le cerveau, ce boss qui perçoit, ressent, régule, décide et ordonne, était un organe comme un autre ? Et si on pouvait savoir comment ce qui pense pense biologiquement ?

Le Graal se planque dans une pelote blanchâtre de 100 000 neurones, pas plus grosse qu’un grain de sel fin. Cent mille, c’est une poignée de cellules si on les compare aux 86 milliards de notre boîte crânienne. Michael Dickinson conteste cette comptabilité avec une autre métrique. Il établit un rapport entre l’éventail des comportements et le nombre de neurones, et là, la mouche déploie une quantité de comportements astronomiques. Qu’on la compare aux hommes ou aux souris, ce rapport penche nettement en sa faveur. L’exploration reste un vrai casse-tête, mais un petit nombre de neurones, ça simplifie les choses.

Ce n’est pas la première fois que la petite droso joue les Hercule Poirot des mystères de la vie. Les remerciements émus des récipiendaires du prix Nobel de médecine en 2017 étaient là pour remettre les pendules à l’heure : « La même horloge biologique avance chez les humains et les mouches… Nous avons travaillé presque exclusivement avec les drosophiles et il est remarquable que ce soit le cinquième prix Nobel de médecine pour ce petit insecte… Cela démontre l’importance de cet organisme dans la recherche fondamentale et le progrès scientifique en général… » Que serions-nous sans elle ?

En gros, la génétique moderne qui force le corps médical à revisiter la santé de nos ancêtres, c’est elle. Le miracle naturel d’un œuf métamorphosé en poulet, en éléphant, en Neandertal, c’est-à-dire l’embryologie, le développement et son évolution, c’est encore elle. L’effet mutagène des radiations sur l’ADN, c’est toujours elle. L’histoire de la ­biologie du xxe siècle est marquée par la conversation intime et prolifique des scientifiques avec leurs mouches.

« La mouche, c’est la liberté »

Des centaines de jeunes chercheurs se sont bousculés aux portes de la 59e édition de la conférence annuelle sur les drosophiles à Philadelphie. Chaque année, les publications scientifiques régurgitent des articles avec le mot « drosophile » en caractères gras dans le titre. Le prix Nobel Jeffrey Hall professe : « Si vous pouvez imaginer une question et que vous savez la poser, la mouche vous répondra. » Les jeunes biologistes ont très envie d’entamer ce dialogue. Le temps de l’exotisme, des scorpions indiens ou des sangsues thaïlandaises est passé de mode, à moins d’aimer éperdument la solitude. Si on veut échanger, débattre, penser qu’on va façonner le futur, il vaut mieux s’intéresser aux mouches. « Ce n’était pas comme ça, il y a vingt ans, mais aujourd’hui dans mon labo, tout le monde travaille avec les mouches », constate Michael Dickinson. On trouve des reconvertis de la souris qui se réjouissent de ne plus avoir autant de sang sur les gants, ou du pigeon, comme le jeune scientifique Ivo Ros qui les a quittés pour les mouches de Michael Dickinson et dit : « La mouche, c’est la liberté. On peut faire tout ce qu’on veut. »

Michael Dickinson retient un agacement, il préférait le temps où le domaine était moins encombré, où la mouche était surtout un sac de gènes ou une larve pour percer les secrets de fabrication de la nature, pas ce temple du comportement au cerveau ouvert in vivo : « De toute façon, au rythme où ça va, ronchonne-t-il, je passerai mon temps à lire ce que les autres font. »

Pourtant les décideurs rechignent à investir dans la mouche. La politicienne américaine Sarah Palin, au sommet de sa gloire anti-Obama, est ­devenue le symbole de cette défiance pour avoir déclaré dans un rallye de Pittsburgh, en ­Pennsylvanie : « L’argent de vos impôts va à des recherches sur les mouches à fruits. Je ne vous charrie pas ! » Les jeunes, eux, ne s’y trompent pas : si on veut diriger un « lab », il vaut mieux la compagnie des mouches à celle des sauterelles, qui d’ailleurs se dévoreraient entre elles si on leur faisait subir le même sort en bouteille.

Pour les convertis, la drosophile, c’est du sur-mesure. D’abord la taille. Quelques étagères dans une pièce cagibi suffisent à concentrer des populations comparables aux villes de Lyon ou de Marseille. Elles se nourrissent d’un peu de levure pas chère étalée dans le fond des flacons qui les abritent. Leur puissance de reproduction, plaie du secteur vinicole, est une manne en laboratoire. Dix jours séparent la larve de l’adulte fringant prêt à passer son bagage génétique à sa progéniture. On soupçonne même un certain goût pour l’exercice, si on considère le temps et l’énergie dépensés dans leur sexualité en captivité. Un couple peut copuler pendant vingt minutes, soit un effort substantiel quand on le rapporte à une espérance de vie d’un mois. Le budget annuel de deux cages à rats équivaut à l’entretien d’une population de drosophiles melanogaster pendant un an de recherche.

Maintenant qu’est-ce que cela a à voir avec nous ? Parce que hors Michael Dickinson et quelques autres, pures victimes de leur curiosité, on peut envisager des similarités entre le genre humain et une population de souris, mais avec l’insignifiante mouche à vinaigre, il ne faut rien exagérer. Et pourtant avec près de 75 % de gènes porteurs de maladies en commun, y compris le cancer ou les maladies orphelines, on a le droit de se sentir concerné par l’élucidation des quelques mécanismes biologiques fondamentaux dont elle est porteuse.

La nature, qui a beaucoup de mémoire, cultive le recyclage et le bricolage. Le cerveau de la drosophile dans toute sa paradoxale simplicité détient quelques clés du nôtre. « On sait que plus on va dans le détail de certains circuits, plus les similarités entre les cerveaux des insectes grandissent et les différences se résorbent », remarque Michael ­Dickinson. Plus on creuse, plus ça se ressemble et ça ne ­s’arrête pas au monde des insectes. Les transpositions entre les mouches, les souris et les hommes ont commencé.

En un siècle, le moucheron a permis de résoudre les plus formidables énigmes, alors pourquoi pas les dégénérescences neuronales, les démences, déprimes, insomnies et autres maladies type Parkinson ou Alzheimer ? Une directrice de laboratoire à l’université Brown aux États-Unis qui étudie la dépendance à l’alcool et à la cocaïne chez la mouche – oui, une mouche peut être high et en manque – affirme avec enthousiasme : « Avec la mouche on découvre, avec la souris on confirme. »

Un petit air de divinité égyptienne

Au premier étage du bâtiment Beckman, dans le laboratoire de Michael Dickinson, des bureaux surmontés d’ordinateurs s’alignent d’un côté d’une paroi vitrée et de l’autre, des microscopes remplacent les ordinateurs. Là, les mouches sont préparées pour des expériences qui se dérouleront dans des alcôves fermées par des portes coulissantes.

Le jeune biologiste Ivo Ros m’assoit derrière un microscope. Les lentilles s’ajustent. La voilà. Endormie par le froid, d’immenses yeux rouges irrémédiablement ouverts, un corps couleur miel, des ailes nacrées, un petit air géométrique de divinité égyptienne, la drosophile melanogaster brille dans la lumière de son piédestal de bronze doré. Elle est beaucoup plus belle que sur ses photos portraits ou dans les replis d’une serpillère. Avec la pointe d’un pinceau, Ivo Ros la glisse dans une encoche qui facilite sa préparation avant l’expérience. Protégé par des lunettes jaunes contre le flash bleu de la colle laser, il faut la monter sur une tige pour l’attacher. En laboratoire, la mouche doit voler, mais sur place. Ce qu’elle fait. Merci la mouche. Tous les insectes ne coopèrent pas avec autant de grâce quand on les harnache.

Les laboratoires s’arrachent le savoir-faire d’Ivo Ros. Chirurgien aux doigts d’or, sa main ne tremble pas quand il approche un cutter de la tête minuscule. Du coin de la lame, il découpe une ouverture par laquelle une caméra enregistrera l’activité des neurones à vif pendant l’exercice. « L’observation des neurones en action dans un organisme vivant qui bouge… Ça, c’est une révolution », s’ébaubit Michael Dickinson.

Si vous êtes toujours perplexe devant la performance d’un moucheron au jeu de la tapette, un extrait de son esquive filmée avec la toute-­puissante caméra permet de mieux juger de l’adversaire. ­Pendant que vous n’avez rien vu, elle s’est repositionnée, s’est offert une petite pirouette galipette et a parcouru le cadre de bout en bout avant sa sortie de champ. Tout ça en un clin d’œil. Et ce n’est qu’une chorégraphie. Elle en a plusieurs qui dépendent de la situation et de sa gravité. Elle voit à 200 images seconde, on la chasse à 24 images seconde, donc elle a tout le temps de repérer et d’évaluer la menace dans le détail. Il se passe beaucoup de choses dans la tête et la vie d’une mouche en une fraction de seconde. Il fallait la technologie pour y avoir accès. Longtemps, le laboratoire de Michael Dickinson n’a pas eu les moyens de s’offrir une caméra haute vitesse. « Et puis un jour, elle est arrivée. » Le chercheur pouvait poser un regard nouveau sur les petites droso, à 7 000 images seconde.

La mouche anesthésiée a survécu à l’entaille d’Ivo Ros. Dans une chambre obscure, le cerveau partiellement à nu, elle est réveillée par un coup de poire à air et, suspendue, elle croit s’envoler devant un écran concave, où un point lumineux mobile, dit le soleil, est le repère qui oriente sa course. Un goutte-à-goutte humidifie son cerveau, une autre pipette aspire l’excédent, les caméras sont braquées, elle vole, et pas au hasard.

L’insecte a placé le soleil à sa gauche, on ne sait pas encore pourquoi, mais on sait qu’elle maintiendra le cap. Dans la nature, elle se repère aussi à la polarisation du ciel. « Une performance en soi, s’amuse Michael Dickinson, mettez quelqu’un dans la forêt et demandez-lui de marcher droit devant. Par temps couvert, le résultat est pour le moins décevant. »

Quand Michael Dickinson libère les drosophiles dans le désert, elles se dispersent à tous vents avant de choisir une direction qu’elles ne lâcheront plus, à moins qu’une irrésistible émanation d’éthanol ne les fasse dévier de leur trajectoire. Elles remonteront alors jusqu’à sa source délicieuse. Comment traduisent-elles biologiquement ce qu’elles perçoivent (hum, ça sent l’alcool) en action (changeons de cap) ? Telle est l’obsession de Michael Dickinson et son équipe. Il n’est pas le seul.

Dans le cerveau, un compas anatomique

À l’autre bout du pays, en Virginie, dans un laboratoire de pointe des États-Unis, Vivek ­Jayaraman, lui aussi, mène l’enquête. La quarantaine dynamique et rieuse, l’immigrant venu de Bombay voulait être ingénieur spatial, jonglait avec les maths et se passionnait pour la ­psychologie. La route de l’intelligence artificielle était toute tracée quand il a croisé la neurobiologie et ses drosophiles ­melanogaster.

Derrière des tentures noires, un imperceptible moucheron piétine sur un petit pois en plastique monté sur coussin à air, cerné par un amphithéâtre, dit l’Imax, où il en découd avec les aléas d’une réalité virtuelle 3D qui remplit son champ visuel panoramique. Une armée de caméras mitraille notre héros dérisoire et grandiose au milieu de l’appareillage high-tech. L’équipe de Vivek Jayaraman a fait la Une dans le monde des « drosophilistes » – c’est ainsi qu’on les nomme –, quand elle a isolé dans le cerveau du moucheron un magnifique anneau responsable du sens de l’orientation chez l’insecte. Élégante et pratique, cette couronne de neurones réfléchissait les stimuli 3D de l’Imax et les roulements du petit pois sensible à la marche du sextupède. C’était trop beau pour être vrai, et pourtant le cerveau de la mouche recelait bien, en son centre, un compas anatomique. Si Michael Dickinson est l’homme de l’envol, depuis les muscles des ailes jusqu’aux neurones qui les pilotent, les questions qui animent Vivek Jayaraman sont strictement cérébrales. « On veut savoir comment ses mécanismes neurobiologiques lui permettent de se déplacer. Naviguer est un comportement très complexe… Les mouches sont beaucoup plus intelligentes qu’on ne le pense… », dit-il. 

Une mouche en mouvement analyse son environnement. L’analyse dépend de son état interne, de la situation présente et des connaissances acquises. Neurones, circuits, connexions. ­Comment la mouche qui voit une fleur au milieu de sa route, alors qu’elle maintient son vol à un mètre du sol en quête d’un snack énergétique et que l’ombre menaçante d’une libellule se rapproche, calcule sa trajectoire en fonction de son expérience, prend des décisions et vit un jour de plus ? ­Au-delà du réflexe et de l’inné, Vivek ­Jayaraman souligne : « La façon dont le cerveau permet la cognition est peut-être l’ultime question de la neurobiologie. » Cette interrogation fut longtemps la chasse gardée des psychologues. Plus maintenant. C’est dans les labos qu’on cherche des réponses et ­surtout dans le labo des labos : Janelia. Pour Vivek Jayaraman, ­heureux d’en être : « le paradis ». Pour certains chercheurs français : « une machine de guerre ».

Ici, on fabrique du futur

Si on ne se perd pas en route, on parvient à Janelia au bout de quarante minutes de voiture de Washington jusqu’à nulle part et à une sortie de virage, on tombe sur le laboratoire. Inauguré en 2006, Janelia est une utopie jaillie de la tête de Gerry Rubin, directeur exécutif du Howard Hughes Medical Institute, et figure historique de la recherche sur les mouches. En 2000, avec son équipe de Berkeley, il a décodé le génome de la drosophile melanogaster, un dictionnaire de base pour déchiffrer le nôtre. La manipulation génétique de la mouche lui doit l’invention de quelques ciseaux révolutionnaires. Tous les jeunes ­chercheurs regardent sa contribution avec ­admiration. Ce dignitaire de la biologie moléculaire se ­définit ainsi : « Je suis un fabricant d’outils et je les mets à la disposition de la communauté scientifique. C’est aussi la démarche de Janelia. Open source. »

Inspiré par le texte de François Jacob Science du jour, science de nuit, où la science des doutes et des incertitudes était célébrée au même titre que celle des certitudes diurnes, cet homme discret en pull à col roulé noir et barbichette grisonnante a voulu donner aux scientifiques le droit à ­l’errance. Leur recherche doit s’épanouir sans penser aux subventions, aux industries, aux politiques, aux échéanciers, aux tracas de ce monde. Ici les barreaux de la prison épouseraient les frontières de l’imagination et de la curiosité de ses pensionnaires. La fondation du milliardaire Howard Hughes finance et personne ne peut rivaliser avec cette manne dédiée à la science.

Architecture verte, le bâtiment se fond dans la colline qui le porte. L’entrée est quelque part, il faut juste la trouver. Tout est transparent et laisse le soleil de Virginie incendier les bureaux. Les escaliers aériens conduisent à des enfilades de laboratoires silencieux où les microscopes s’intercalent entre les ordinateurs. 40 % de la recherche repose sur la drosophile ­melanogaster. La mouche qui se reproduit, choisit, se souvient, apprend, jouit, danse, chante et se saoule, qui s’échappe, attaque, séduit, déprime, voit, vole, évolue, bref, qui se comporte en mouche, le fait au nom de la science.

Au sous-sol, trois robots organisent, entretiennent et supervisent une armée de fioles où s’ébattent des milliers de lignées de drosophiles porteuses de mutations génétiques utiles. À la moindre anomalie, les robots envoient des courriers électroniques au chef des opérations. Pour épauler ses chercheurs, Janelia recrute des ingénieurs de la Nasa. Depuis des décennies, l’agence spatiale élève des mouches qu’elle envoie à bord de ses missions pour mesurer l’impact du voyage dans l’espace. Dernièrement, victimes de défaillances immunitaires, les survivantes couvertes de champignons ne sont pas revenues au top de leur forme. À Janelia, les ex de la Nasa concoctent des gadgets délirants, comme des sacs à dos pour libellules ou des grilles à la mesure de l’anatomie des microscopiques systèmes nerveux de nos insectes. Ambiance feutrée, science-fiction, le message du laboratoire est clair, on est à la pointe de la pointe de la science contemporaine. Ici, on fabrique du futur.

Dans son bureau aux baies vitrées, debout devant une cloison blanche couverte de formules chimiques et de croquis de neurones et de leurs synapses, Vivek Jayaraman rebouche un gros feutre vert après avoir tenté de m’expliquer comment une protéine de mollusque vert phosphorescent permet d’observer l’activité des neurones de ses mouches transgéniques. Vêtu d’une chemise col Mao et front hugolien, le chercheur m’évalue. Ma compréhension de la biologie moléculaire l’inquiète moins que mon jugement sur les facultés mentales de la mouche.

« Le paysage change. À chaque instant, elle doit savoir où elle est, alors qu’elle est elle-même en mouvement et à partir de là, elle décide. » ­Décider, c’est penser ? Ou parce que c’est une activité de mouche, ce n’est plus vraiment penser ? Une question pour les philosophes ? Les linguistes ? 

Il ajoute : « J’évite l’anthropomorphisme. Mais elle est même capable de maintenir une image de son environnement, alors qu’elle ne le perçoit plus… Vous me suivez ? Elle marche… » Vivek Jayaraman mime la marche. « Et soudain on éteint tout… » Il s’immobilise, se couvre les yeux avec les mains. « Elle est plongée dans une obscurité totale. Tout aurait pu s’éteindre dans sa tête aussi. Eh bien, non. ­L’activité du cerveau est comparable à celle qu’elle était auparavant. Donc nous essayons de reconstituer le détail des circuits et des connexions de son cerveau et la dynamique qui lui permettent de construire des représentations internes. » Le temps de la mouche automate mue par ses réflexes est bien mort, aujourd’hui on essaie de comprendre la vie intérieure des mouches.

De retour dans la salle d’expérimentation aux tentures noires, Vivek Jayaraman pointe vers un écran d’ordinateur où une constellation de pointillés vert phosphorescent oscillent dans l’obscurité, pendant que sa droso à six pattes maintient sa position sur son petit pois. « On a tout éteint. Ce qu’on voit à l’écran est une représentation interne. » ­Est-ce que je contemple une mouche penser in vivo ? Se souvenir ? Méditer son expérience ? Janelia a décidé de mettre toute sa puissance derrière le chercheur. Il a carte blanche et quinze ans pour livrer la compréhension détaillée des mécanismes de la connaissance… chez la mouche. L’observation des neurones passe par les gènes. Les ­chercheurs peuvent viser un seul neurone, travailler au gène près.

Les mouches sont de bonnes élèves

Le biologiste Seymour Benzer disait : « Il faut aimer les mouches et s’amuser avec la science. » Pour beaucoup de chercheurs, il a été l’auteur d’une révolution. À cette époque, personne ne pensait à faire le lien entre un comportement complexe et un gène. Dans les années 1970, tout le monde s’accordait : la rousseur d’un gamin, les yeux verts de sa sœur témoignaient de leur patrimoine génétique et on s’arrêtait là. Avec son complice Ron ­Konopka, ­Seymour Benzer isola le gène qui, chaque soir, plonge dans le sommeil les mouches et les réveille avec l’aurore. Ensemble, ils prouvèrent qu’amputées de ce gène elles étaient insomniaques, et que s’ils le restauraient, elles retrouvaient Morphée et peut-être leurs rêves. Un instinct est un gène, peu importe le niveau de complexité qu’il exprime. La génétique et la neurobiologie se rencontraient pour ne plus se quitter.

L’optimisme indéfectible de l’Américain dans le potentiel d’un moucheron a jeté les fondements de la recherche sur la mémoire. Seymour Benzer était convaincu qu’une petite droso pouvait apprendre. Apprendre à aller dans le tube de droite = ­récompense, plutôt que dans le tube de gauche = punition. Il avait raison. Les mouches sont de bonnes élèves.

« Un jour, j’ai fait une liste : quel animal allait satisfaire les besoins de mes recherches sur la mémoire ? La droso a gagné », se souvient Thomas Préat, dans son bureau H412 de la rue ­Vauquelin à Paris, un espace quasi monacal où quelques livres épars ne remplissent pas une étagère. Assis derrière son ordinateur, visage émacié, lunettes indispensables, le neurobiologiste spécialiste des mystères de la mémoire et de son anatomie prend plus de notes de notre échange que moi : « C’est pour me souvenir de notre conversation… » Devant un étonnement que j’aurais voulu masquer, il ajoute pour me rassurer : « Je n’ai pas de mémoire. C’est pour ça que je l’étudie. » Mais si on se réfère au cursus du chercheur qui a fait ses classes avec les plus grands noms américains et allemands, et aux années du CNRS qui l’ont porté à la tête d’un laboratoire, on a le droit de penser qu’il n’en a pas moins que d’autres. Il continue, ravi de parler de cette mouche dont il est fou, avoue-t-il volontiers : « On a en commun les mêmes types de mémoire : long, moyen, court terme, associative, etc. Et puis la même architecture cérébrale, les mêmes neurotransmetteurs type dopamine, les mêmes mécanismes ­fondamentaux à 95 %… »

La qualité de sa mémoire dépend de ses gènes. Les mouches rutabaga, dunce (ignorant), amnesiac, par exemple, ont la mémoire qui flanche. Son laboratoire a repéré un autre gène de cancre, linotte. Pauvre linotte ne forme pas de mémoire courte et sans elle, pas de mémoire longue. C’est rédhibitoire. On ne peut pas se permettre de louper la première marche. Thomas Préat ajoute : « Quand c’est bon, on appelle ça la mémoire appétitive, ça rentre tout seul et les droso n’ont pas besoin de se le faire dire deux fois. Quand c’est désagréable, ça prend quelques répétitions. Et ça marche mieux si elles se reposent entre les leçons. »

Le chercheur et son équipe se sont distingués avec la découverte de deux paires de neurones, juste deux, beauté d’un cerveau trop petit pour se permettre le moindre gaspillage, qui oscillent quand elles consolident une mémoire à long terme. « Encoder ce type de mémoire exige une grosse dépense d’énergie. Le neurone pulse avec plus de force. Les mouches affamées ne retiennent rien. Elles n’en ont pas les moyens énergétiques. C’est un choix. Si leur cerveau décidait de mémoriser, elles en mourraient. On a fait le test, on a activé le neurone artificiellement et à jeun, c’est l’hécatombe. »

Le domaine de Thomas Préat rapproche de bien des douleurs contemporaines, comme l’Alzheimer. Au bout du chemin, patience, quand la mouche nous aura révélé quelques-uns des mécanismes de sa mémoire, nous serons peut-être en mesure de parer à leur trahison. Une petite droso dite Alzheimer, parce qu’elle porte cette mutation de cauchemar dans son génome, est au travail dans les laboratoires du monde entier.

Entre la boxe, le judo ou le sumo

À cinq minutes du labo de Michael Dickinson, une promenade sous le ciel bleu de Pasadena mène à un temple de l’histoire des mouches : le bâtiment Kerckhoff qui abritait ­Seymour Benzer et ses drosophiles. Kerckhoff est aux antipodes du futurisme de Janelia. Les portes de bois sombre rythment des kilomètres de corridors, des tuyaux courent sous les plafonds hauts et les cages d’escaliers sculptées témoignent d’un siècle d’eurêka assistés par le bourdonnement ténu des moucherons.

Le département de biologie a été établi par le prix Nobel Thomas Hunt Morgan, l’homme du tout premier mutant, une mouche mâle aux yeux blancs surgie en 1910 d’une foule d’yeux vermillon. Il suffisait d’une. La génétique moderne était née. Sur le mur d’un couloir, un croquis de chromosome, désuet dans son cadre de bois, ne dit rien de l’exploit historique de son auteur, Alfred Sturtevant. L’infatigable généticien ordonna les gènes de la mouche sur ses quatre chromosomes, un travail de fourmi dont le quotidien se résumait à croiser des milliers de mouches, à classer leur descendance et à compter les mutants. Yeux rouges, yeux roses, yeux blancs, ailes bouclées, atrophiées… Accroché au-dessus d’une lourde porte, le portrait d’un de ses étudiants devenu aussi prix Nobel en 1995 sourit avec bienveillance. Au-delà de cette porte, un couloir mène au bureau de David Anderson, qui occupe la chaire de Seymour Benzer – « mon maître Yoda », dit-il – et dont le laboratoire conduit des recherches très controversées sur l’agressivité des mouches.

Si Michael Dickinson affirme avec un malin plaisir qu’il s’intéresse surtout à ce qui est mouche, voler par exemple, et beaucoup moins à ce qui pourrait être nous (« La mouche est un très bon modèle… pour l’étude de la mouche »), David Anderson, lui, est à l’autre bout du spectre. Comme la plupart de ses collègues, il manie l’anthropomorphisme avec précaution, mais ses mouches souffrent de TDAH (trouble du déficit de l’attention et hyperactivité), peuvent avoir le bourdon comme n’importe qui, paniquent et boxent leur adversaire, si nécessaire.

Oui, les mouches se battent et leurs empoignades devant un résidu de jus de pomme démontrent une science de la lutte inattendue. Menaces, ailes raidies vers le ciel, coups de pattes, croche-pattes, roulades, corps-à-corps debout, au sol, renversement, immobilisation, jeté par-dessus l’épaule… Entre la boxe, le judo ou le sumo, tout y passe jusqu’à ce qu’un des gladiateurs reste seul maître devant la flaque de jus. Les mâles entre eux sont sans merci. Les femelles sont plus dilettantes. Elles se fauchent les pattes et quand l’issue est claire, gagnante et perdante arrêtent le combat. Ensemble, elles iront se restaurer à la source pour laquelle elles se chamaillaient.

Grand, une soixantaine corpulente mais athlétique, cheveux drus et grisonnants, installé derrière son bureau de mandarin, le professeur David Anderson use d’une diction lente, soucieuse de pédagogie, même quand il confesse avec bonhommie : « Pendant longtemps, j’ai travaillé avec des souris, mais j’étais un jaloux des mouches. Quand je me suis intéressé à l’encodage des émotions dans le cerveau, je n’ai pas hésité. Avec elles, on peut minimiser les assomptions. La complexité du cerveau de la souris oblige à élaborer des hypothèses et à travailler sur 10 % de l’organe parce qu’on ne sait rien du reste. Vous connaissez l’histoire du type qui cherche sa clef sous un lampadaire ? Un autre passe et lui demande : “Je peux vous aider ?” Le type répond : “J’ai perdu ma clef dans la rue.” “Là-bas ? Dans la rue ? Mais pourquoi vous cherchez sous le lampadaire ?” “Parce qu’il y a de la lumière.” Avec la mouche, on éclaire la rue. On n’a pas besoin de faire d’hypothèse à partir de ce qu’on sait et de biaiser l’expérience. Et si on fait une erreur, on perd quinze jours, pas six mois. »

Dans ses éprouvettes, des petites mutantes en décousent sous un laser rouge. Miracle d’une autre révolution technologique : l’optogénétique. Les neurones sont activés par la lumière et la mouche voit… rouge. « Quand je parle d’émotions et de mouches, je me prends une volée de bois vert parce qu’on ne peut pas dire que les mouches ont des ­sentiments. Les sentiments, c’est nous. D’accord. Mais la question n’est pas si les mouches sont en colère, la question est : ont-elles un comportement qui est associé à un état du cerveau qui possède ces propriétés ? Donc, je redéfinis l’émotion pour les besoins de la science. Je suis bien obligé de puiser dans le vocabulaire à disposition. La science fait toujours ça, redéfinir les mots dont elle a besoin. » L’émotion biologique de David Anderson se distingue du réflexe qui fuse et retombe aussi sec. L’émotion, elle, se dissipe et la courbe du retour à l’état qui la précédait dépend de son intensité. Le chercheur ajoute : « Je ne sais pas si la mouche éprouve de la colère, mais je peux observer et mesurer son comportement agressif. Vous pouvez aussi vous dire que ce sont des robots qui se battent, n’empêchent qu’ils se battent. »

David Anderson est affligé devant l’état des connaissances dès qu’on touche aux maladies mentales. Traiter le cerveau comme une soupe chimique susceptible de déséquilibre l’exaspère. Pour lui, la proposition de l’industrie pharmaceutique aidée des médias correspond à asperger un moteur de voiture avec un bidon d’huile. Quelques gouttes tomberont peut-être dans le bon réservoir, mais ce que fait l’huile sur le reste du moteur n’est pas rassurant. Un jour, on ciblera les neurones qui défaillent, et on aura un traitement haute précision compatible avec les exigences du cerveau. Son laboratoire a isolé, de chaque côté du cerveau, une pincée de huit à dix neurones responsables de l’agression.

De furieuses polémiques

Des milliers de lignées de mutants et un programme informatique de traitement des données ont filtré les 100 000 neurones du cerveau de la mouche. À l’arrivée, une surprise de taille ­attendait les chercheurs. Les neurones de la guerre et les neurones de la sexualité sont exactement au même endroit. C’est le même microflorilège, le comportement dépend du partenaire ou de son niveau d’excitation. En face d’un mâle, un mâle attaque. En face d’une femelle, il se reproduit. Si l’intensité monte, le mâle contre le mâle abandonne le combat pour le sexe. Commencent alors les poursuites, danses avec ouverture asymétrique des ailes, chants modulés des mâles en mal de copulation. Impossible de confondre ce comportement avec l’érection des attaquants debout sur leurs pattes arrière. On a une dizaine de neurones suspects. Sont-ils les mêmes ? Sont-ils mêlés les uns aux autres ? On ne sait pas encore. On cherche. La beauté de l’exercice prend une nouvelle dimension quand ces cellules pile ou face, violence ou sexualité, se retrouvent aussi chez la souris. « Quand on compare des espèces aussi distantes à l’échelle de l’évolution qu’un insecte et un mammifère et qu’on retrouve les mêmes mécanismes, je pense qu’on a le droit de se demander si nous n’avons pas aussi conservé quelque chose », lance David Anderson.

Le chercheur est inquiet. Son laboratoire déclenche de furieuses polémiques. Il se réjouit donc de ne pas avoir besoin de demander des subventions à l’État. « J’ai une bourse du Howard Hughes Medical Institute et carte blanche. Ouf. Parce que je suis sous les tirs croisés de la droite et de la gauche. » À droite, on brandit le libre arbitre et la peur qu’un jour, depuis le box des accusés, l’agresseur se réfugie derrière un : « C’est la faute de mes neurones, ce sont eux qui m’ont fait faire ça. » Il n’y aurait plus de responsabilité. À gauche, c’est la présomption de violence qui provoque la levée de boucliers. Si on sait que l’accusé a un gène qui produit un excès du neuropeptide, tachykinine ou DTK, dont le laboratoire de David Anderson a retracé l’action chez la drosophile agressive, pour découvrir sa présence et une influence comparable chez les souris et les hommes, quelle prévention ? Quelle présomption ? Est-ce la porte ouverte aux pires excès ?

Son laboratoire a aussi conclu que les mouches isolées étaient plus violentes que les autres. Les mouches sont des insectes sociaux mais pas dans le style affairé et hiérarchisé des abeilles, l’ambiance serait plutôt Woodstock. Et David Anderson ­d’ajouter : « À la lumière de la biologie, l’isolement des prisonniers dangereux est assez contre-­productif. » Dépression, agression, peur… L’espoir de David Anderson, malgré, dit-il, le désintérêt de l’industrie pharmaceutique, qui trouve trop maigres les retours sur investissement, c’est une anatomie de l’émotion dans la veine de l’élégant compas cérébral de Vivek Jayaraman. Pour y parvenir, il compte sur la publication du connectome de la mouche, le prochain outil sorti du laboratoire de Gerry Rubin à Janelia.

« L’explosion de la boîte noire »

Gerry Rubin est confiant. Dans deux ou trois ans, Janelia mettra à la disposition de la communauté scientifique les connectomes femelle et mâle de la mouche. Tous les neurones et leurs connexions – et un neurone peut être connecté à des centaines d’autres –, tous les circuits des deux cerveaux seront cartographiés. L’entreprise est colossale. Quand Gerry Rubin s’est lancé, c’était une folie, maintenant l’aventure prend tournure et fournira un instrument décisif aux chercheurs du monde entier. Le biologiste veut répéter le succès du génome de la mouche sans lequel le nôtre n’aurait jamais été si rapidement décodé.

Tout cela prépare bientôt « l’explosion de la boîte noire », selon Thomas Préat, l’amoureux des mouches de la rue Vauquelin à Paris. Une fois que les chercheurs disposeront de cet outil, ils pourront explorer, d’axones en synapses, le détail des circuits qui produisent les comportements qui les intéressent. Ce sera comme pour l’ADN, un grand livre ouvert dont il reste à interpréter les mots, les phrases, les innuendos.

Bien sûr, c’est toujours plus compliqué que ça, entre la diversité des neurones, les cellules gliales, les protéines, les molécules, les neurotransmetteurs, les hormones, les neuropeptides, etc. Mais les jeunes biologistes ont entamé une conversation passionnée et ludique avec l’insignifiante drosophile melanogaster. Une relation que Michael ­Dickinson surnomme « les menottes dorées ». « Parce que si on a de l’ambition, si on rêve d’un Nobel, il vaut mieux s’attacher à la drosophile. » Alors dans les laboratoires du monde entier, armés du flambeau prométhéen d’une petite droso, les chercheurs s’affairent et la nuit des neurones doucement se retire.

Échappées d’une caisse plastique, 30 000 mouches déchaînées s’élancent dans un tourbillon noir à l’assaut d’un no man’s land lunaire digne d’une scène de La Guerre des étoiles. Nous sommes dans le désert de Mojave, au sud de la Californie. À quelques kilomètres, des pièges au jus de pomme et à la levure de champagne ont été dispersés. Ils attendent les insectes affamés. Le professeur Michael Dickinson se débat pour empêcher les moucherons de se glisser dans ses narines. C’est parti. La chasse est ouverte.
Le Graal du chercheur ? Le secret de la navigation chez l’insecte.

« Je suis un neuro-éthologue », précise Michael Dickinson devant son ordinateur en remontant la monture fine de ses lunettes. Il étudie le système nerveux lié aux comportements animaliers. Dans son cas, l’animal n’est ni le singe ni le dauphin, mais la mouche. Pourquoi elle ? Pourquoi cette insignifiante engeance du monde animal ? Cette enquiquineuse des corbeilles à fruits, que l’on fouette à coups de torchon au-dessus des bananes brunies et des raisins éclatés ? Pas la grosse mouche noire moirée, non : la minipuce volante. Pour les initiés, la drosophile melanogaster, ou encore, comme disent affectueusement les scientifiques du CNRS : « la petite droso ».

Chemise à carreaux à moitié sortie de son jean éculé, épaules tombantes d’éternel adolescent, Michael Dickinson, dit « le Flyman » (« l’homme mouche »), repose son ordinateur sur la table basse de son bureau de Caltech, l’institut de technologie de Californie, berceau de trente-huit prix Nobel et théâtre des découvertes qui ont marqué le ­formidable destin de la mouche à vinaigre. De ­révolution en révolution, l’insecte bouscule depuis un siècle notre conception du monde et déverrouille les grandes énigmes que les dieux défendaient. Et aujourd’hui, à la vitesse où il répond aux questions des chercheurs, les verrous n’arrêtent pas de sauter.

Une parfaite compagne de jogging

Un des mystères que Michael Dickinson a élucidés, lors d’un séjour de recherche à ­l’Institut Max Planck en Allemagne, renvoie au mythe d’Icare. Comment ça vole, quand ça vole ? « Quand je me suis penché sur la question du vol des insectes, les ingénieurs prouvaient qu’un bourdon ne pouvait pas voler. » Mais de toute évidence les bourdons volaient et les ingénieurs étaient bien embarrassés. Michael Dickinson a construit une aile de mouche de 60 centimètres d’envergure qu’il a plongée dans un bassin d’huile. Le mystère du bourdon était une question d’échelle et de mouvement. Pour un bourdon ou pour une mouche qui ne pèse presque rien, l’air est nettement plus visqueux que pour nous. La mouche se meut dans un fluide épais où son aile trace un U étale et crée un vortex qui la propulse. Soudain les équations sont devenues limpides et les gros bourdons ont pu voler avec la bénédiction des ingénieurs.

« Les insectes, ça vient de mon goût pour la science-fiction. J’ai été élevé avec “Star Wars” et la fascination des extraterrestres. Et sur notre planète, les insectes, c’est ça, des aliens… » « L’autre » en quelque sorte. Un autre aux capacités phénoménales. La nature a doté la drosophile d’une vision inégalée. Ses ailes vrombissent à plus de 200 battements par seconde, elles sont actionnées par une musculation herculéenne. Elle peut parcourir plus de douze kilomètres en deux heures, ce qui en fait une parfaite compagne de jogging. Si on rapporte ces douze kilomètres à sa longueur, 2,5 millimètres, c’est l’équivalent d’un Paris-Mexico en deux heures pour un superman d’un mètre quatre-vingt. Le vol des moucherons promet des microdrones, l’armée américaine ne s’y est pas trompée en contribuant à sa recherche pendant des années. « Une subvention qui se tarit », nuance le Flyman dont l’insatiable ­curiosité se focalise aujourd’hui sur le cockpit : « Voler, c’est piloter. C’est ça, la grande inconnue. » Outre ses performances athlétiques, le moucheron vole droit et dispose d’un solide sens de l’orientation. Michael Dickinson résume : « On veut comprendre ce qui se passe entre l’information et l’action. » Et à cette interrogation qui obsède l’humanité depuis qu’elle pense qu’elle pense, les neurobiologistes épaulés par la génétique attendent désormais de l’insecte une réponse.

À la fin du xxe siècle, l’organe le plus complexe du corps humain inspirait des questions réflexives du type : « Le cerveau peut-il comprendre le cerveau ? » Il était cette dernière frontière du corps à l’assaut de laquelle on ne s’attaquait pas sans se départir d’une humilité toute philosophe. C’est fini. Les biologistes y croient. Les tabous explosent. Et si le cerveau, ce boss qui perçoit, ressent, régule, décide et ordonne, était un organe comme un autre ? Et si on pouvait savoir comment ce qui pense pense biologiquement ?

Le Graal se planque dans une pelote blanchâtre de 100 000 neurones, pas plus grosse qu’un grain de sel fin. Cent mille, c’est une poignée de cellules si on les compare aux 86 milliards de notre boîte crânienne. Michael Dickinson conteste cette comptabilité avec une autre métrique. Il établit un rapport entre l’éventail des comportements et le nombre de neurones, et là, la mouche déploie une quantité de comportements astronomiques. Qu’on la compare aux hommes ou aux souris, ce rapport penche nettement en sa faveur. L’exploration reste un vrai casse-tête, mais un petit nombre de neurones, ça simplifie les choses.

Ce n’est pas la première fois que la petite droso joue les Hercule Poirot des mystères de la vie. Les remerciements émus des récipiendaires du prix Nobel de médecine en 2017 étaient là pour remettre les pendules à l’heure : « La même horloge biologique avance chez les humains et les mouches… Nous avons travaillé presque exclusivement avec les drosophiles et il est remarquable que ce soit le cinquième prix Nobel de médecine pour ce petit insecte… Cela démontre l’importance de cet organisme dans la recherche fondamentale et le progrès scientifique en général… » Que serions-nous sans elle ?

En gros, la génétique moderne qui force le corps médical à revisiter la santé de nos ancêtres, c’est elle. Le miracle naturel d’un œuf métamorphosé en poulet, en éléphant, en Neandertal, c’est-à-dire l’embryologie, le développement et son évolution, c’est encore elle. L’effet mutagène des radiations sur l’ADN, c’est toujours elle. L’histoire de la ­biologie du xxe siècle est marquée par la conversation intime et prolifique des scientifiques avec leurs mouches.

« La mouche, c’est la liberté »

Des centaines de jeunes chercheurs se sont bousculés aux portes de la 59e édition de la conférence annuelle sur les drosophiles à Philadelphie. Chaque année, les publications scientifiques régurgitent des articles avec le mot « drosophile » en caractères gras dans le titre. Le prix Nobel Jeffrey Hall professe : « Si vous pouvez imaginer une question et que vous savez la poser, la mouche vous répondra. » Les jeunes biologistes ont très envie d’entamer ce dialogue. Le temps de l’exotisme, des scorpions indiens ou des sangsues thaïlandaises est passé de mode, à moins d’aimer éperdument la solitude. Si on veut échanger, débattre, penser qu’on va façonner le futur, il vaut mieux s’intéresser aux mouches. « Ce n’était pas comme ça, il y a vingt ans, mais aujourd’hui dans mon labo, tout le monde travaille avec les mouches », constate Michael Dickinson. On trouve des reconvertis de la souris qui se réjouissent de ne plus avoir autant de sang sur les gants, ou du pigeon, comme le jeune scientifique Ivo Ros qui les a quittés pour les mouches de Michael Dickinson et dit : « La mouche, c’est la liberté. On peut faire tout ce qu’on veut. »

Michael Dickinson retient un agacement, il préférait le temps où le domaine était moins encombré, où la mouche était surtout un sac de gènes ou une larve pour percer les secrets de fabrication de la nature, pas ce temple du comportement au cerveau ouvert in vivo : « De toute façon, au rythme où ça va, ronchonne-t-il, je passerai mon temps à lire ce que les autres font. »

Pourtant les décideurs rechignent à investir dans la mouche. La politicienne américaine Sarah Palin, au sommet de sa gloire anti-Obama, est ­devenue le symbole de cette défiance pour avoir déclaré dans un rallye de Pittsburgh, en ­Pennsylvanie : « L’argent de vos impôts va à des recherches sur les mouches à fruits. Je ne vous charrie pas ! » Les jeunes, eux, ne s’y trompent pas : si on veut diriger un « lab », il vaut mieux la compagnie des mouches à celle des sauterelles, qui d’ailleurs se dévoreraient entre elles si on leur faisait subir le même sort en bouteille.

Pour les convertis, la drosophile, c’est du sur-mesure. D’abord la taille. Quelques étagères dans une pièce cagibi suffisent à concentrer des populations comparables aux villes de Lyon ou de Marseille. Elles se nourrissent d’un peu de levure pas chère étalée dans le fond des flacons qui les abritent. Leur puissance de reproduction, plaie du secteur vinicole, est une manne en laboratoire. Dix jours séparent la larve de l’adulte fringant prêt à passer son bagage génétique à sa progéniture. On soupçonne même un certain goût pour l’exercice, si on considère le temps et l’énergie dépensés dans leur sexualité en captivité. Un couple peut copuler pendant vingt minutes, soit un effort substantiel quand on le rapporte à une espérance de vie d’un mois. Le budget annuel de deux cages à rats équivaut à l’entretien d’une population de drosophiles melanogaster pendant un an de recherche.

Maintenant qu’est-ce que cela a à voir avec nous ? Parce que hors Michael Dickinson et quelques autres, pures victimes de leur curiosité, on peut envisager des similarités entre le genre humain et une population de souris, mais avec l’insignifiante mouche à vinaigre, il ne faut rien exagérer. Et pourtant avec près de 75 % de gènes porteurs de maladies en commun, y compris le cancer ou les maladies orphelines, on a le droit de se sentir concerné par l’élucidation des quelques mécanismes biologiques fondamentaux dont elle est porteuse.

La nature, qui a beaucoup de mémoire, cultive le recyclage et le bricolage. Le cerveau de la drosophile dans toute sa paradoxale simplicité détient quelques clés du nôtre. « On sait que plus on va dans le détail de certains circuits, plus les similarités entre les cerveaux des insectes grandissent et les différences se résorbent », remarque Michael ­Dickinson. Plus on creuse, plus ça se ressemble et ça ne ­s’arrête pas au monde des insectes. Les transpositions entre les mouches, les souris et les hommes ont commencé.

En un siècle, le moucheron a permis de résoudre les plus formidables énigmes, alors pourquoi pas les dégénérescences neuronales, les démences, déprimes, insomnies et autres maladies type Parkinson ou Alzheimer ? Une directrice de laboratoire à l’université Brown aux États-Unis qui étudie la dépendance à l’alcool et à la cocaïne chez la mouche – oui, une mouche peut être high et en manque – affirme avec enthousiasme : « Avec la mouche on découvre, avec la souris on confirme. »

Un petit air de divinité égyptienne

Au premier étage du bâtiment Beckman, dans le laboratoire de Michael Dickinson, des bureaux surmontés d’ordinateurs s’alignent d’un côté d’une paroi vitrée et de l’autre, des microscopes remplacent les ordinateurs. Là, les mouches sont préparées pour des expériences qui se dérouleront dans des alcôves fermées par des portes coulissantes.

Le jeune biologiste Ivo Ros m’assoit derrière un microscope. Les lentilles s’ajustent. La voilà. Endormie par le froid, d’immenses yeux rouges irrémédiablement ouverts, un corps couleur miel, des ailes nacrées, un petit air géométrique de divinité égyptienne, la drosophile melanogaster brille dans la lumière de son piédestal de bronze doré. Elle est beaucoup plus belle que sur ses photos portraits ou dans les replis d’une serpillère. Avec la pointe d’un pinceau, Ivo Ros la glisse dans une encoche qui facilite sa préparation avant l’expérience. Protégé par des lunettes jaunes contre le flash bleu de la colle laser, il faut la monter sur une tige pour l’attacher. En laboratoire, la mouche doit voler, mais sur place. Ce qu’elle fait. Merci la mouche. Tous les insectes ne coopèrent pas avec autant de grâce quand on les harnache.

Les laboratoires s’arrachent le savoir-faire d’Ivo Ros. Chirurgien aux doigts d’or, sa main ne tremble pas quand il approche un cutter de la tête minuscule. Du coin de la lame, il découpe une ouverture par laquelle une caméra enregistrera l’activité des neurones à vif pendant l’exercice. « L’observation des neurones en action dans un organisme vivant qui bouge… Ça, c’est une révolution », s’ébaubit Michael Dickinson.

Si vous êtes toujours perplexe devant la performance d’un moucheron au jeu de la tapette, un extrait de son esquive filmée avec la toute-­puissante caméra permet de mieux juger de l’adversaire. ­Pendant que vous n’avez rien vu, elle s’est repositionnée, s’est offert une petite pirouette galipette et a parcouru le cadre de bout en bout avant sa sortie de champ. Tout ça en un clin d’œil. Et ce n’est qu’une chorégraphie. Elle en a plusieurs qui dépendent de la situation et de sa gravité. Elle voit à 200 images seconde, on la chasse à 24 images seconde, donc elle a tout le temps de repérer et d’évaluer la menace dans le détail. Il se passe beaucoup de choses dans la tête et la vie d’une mouche en une fraction de seconde. Il fallait la technologie pour y avoir accès. Longtemps, le laboratoire de Michael Dickinson n’a pas eu les moyens de s’offrir une caméra haute vitesse. « Et puis un jour, elle est arrivée. » Le chercheur pouvait poser un regard nouveau sur les petites droso, à 7 000 images seconde.

La mouche anesthésiée a survécu à l’entaille d’Ivo Ros. Dans une chambre obscure, le cerveau partiellement à nu, elle est réveillée par un coup de poire à air et, suspendue, elle croit s’envoler devant un écran concave, où un point lumineux mobile, dit le soleil, est le repère qui oriente sa course. Un goutte-à-goutte humidifie son cerveau, une autre pipette aspire l’excédent, les caméras sont braquées, elle vole, et pas au hasard.

L’insecte a placé le soleil à sa gauche, on ne sait pas encore pourquoi, mais on sait qu’elle maintiendra le cap. Dans la nature, elle se repère aussi à la polarisation du ciel. « Une performance en soi, s’amuse Michael Dickinson, mettez quelqu’un dans la forêt et demandez-lui de marcher droit devant. Par temps couvert, le résultat est pour le moins décevant. »

Quand Michael Dickinson libère les drosophiles dans le désert, elles se dispersent à tous vents avant de choisir une direction qu’elles ne lâcheront plus, à moins qu’une irrésistible émanation d’éthanol ne les fasse dévier de leur trajectoire. Elles remonteront alors jusqu’à sa source délicieuse. Comment traduisent-elles biologiquement ce qu’elles perçoivent (hum, ça sent l’alcool) en action (changeons de cap) ? Telle est l’obsession de Michael Dickinson et son équipe. Il n’est pas le seul.

Dans le cerveau, un compas anatomique

À l’autre bout du pays, en Virginie, dans un laboratoire de pointe des États-Unis, Vivek ­Jayaraman, lui aussi, mène l’enquête. La quarantaine dynamique et rieuse, l’immigrant venu de Bombay voulait être ingénieur spatial, jonglait avec les maths et se passionnait pour la ­psychologie. La route de l’intelligence artificielle était toute tracée quand il a croisé la neurobiologie et ses drosophiles ­melanogaster.

Derrière des tentures noires, un imperceptible moucheron piétine sur un petit pois en plastique monté sur coussin à air, cerné par un amphithéâtre, dit l’Imax, où il en découd avec les aléas d’une réalité virtuelle 3D qui remplit son champ visuel panoramique. Une armée de caméras mitraille notre héros dérisoire et grandiose au milieu de l’appareillage high-tech. L’équipe de Vivek Jayaraman a fait la Une dans le monde des « drosophilistes » – c’est ainsi qu’on les nomme –, quand elle a isolé dans le cerveau du moucheron un magnifique anneau responsable du sens de l’orientation chez l’insecte. Élégante et pratique, cette couronne de neurones réfléchissait les stimuli 3D de l’Imax et les roulements du petit pois sensible à la marche du sextupède. C’était trop beau pour être vrai, et pourtant le cerveau de la mouche recelait bien, en son centre, un compas anatomique. Si Michael Dickinson est l’homme de l’envol, depuis les muscles des ailes jusqu’aux neurones qui les pilotent, les questions qui animent Vivek Jayaraman sont strictement cérébrales. « On veut savoir comment ses mécanismes neurobiologiques lui permettent de se déplacer. Naviguer est un comportement très complexe… Les mouches sont beaucoup plus intelligentes qu’on ne le pense… », dit-il. 

Une mouche en mouvement analyse son environnement. L’analyse dépend de son état interne, de la situation présente et des connaissances acquises. Neurones, circuits, connexions. ­Comment la mouche qui voit une fleur au milieu de sa route, alors qu’elle maintient son vol à un mètre du sol en quête d’un snack énergétique et que l’ombre menaçante d’une libellule se rapproche, calcule sa trajectoire en fonction de son expérience, prend des décisions et vit un jour de plus ? ­Au-delà du réflexe et de l’inné, Vivek ­Jayaraman souligne : « La façon dont le cerveau permet la cognition est peut-être l’ultime question de la neurobiologie. » Cette interrogation fut longtemps la chasse gardée des psychologues. Plus maintenant. C’est dans les labos qu’on cherche des réponses et ­surtout dans le labo des labos : Janelia. Pour Vivek Jayaraman, ­heureux d’en être : « le paradis ». Pour certains chercheurs français : « une machine de guerre ».

Ici, on fabrique du futur

Si on ne se perd pas en route, on parvient à Janelia au bout de quarante minutes de voiture de Washington jusqu’à nulle part et à une sortie de virage, on tombe sur le laboratoire. Inauguré en 2006, Janelia est une utopie jaillie de la tête de Gerry Rubin, directeur exécutif du Howard Hughes Medical Institute, et figure historique de la recherche sur les mouches. En 2000, avec son équipe de Berkeley, il a décodé le génome de la drosophile melanogaster, un dictionnaire de base pour déchiffrer le nôtre. La manipulation génétique de la mouche lui doit l’invention de quelques ciseaux révolutionnaires. Tous les jeunes ­chercheurs regardent sa contribution avec ­admiration. Ce dignitaire de la biologie moléculaire se ­définit ainsi : « Je suis un fabricant d’outils et je les mets à la disposition de la communauté scientifique. C’est aussi la démarche de Janelia. Open source. »

Inspiré par le texte de François Jacob Science du jour, science de nuit, où la science des doutes et des incertitudes était célébrée au même titre que celle des certitudes diurnes, cet homme discret en pull à col roulé noir et barbichette grisonnante a voulu donner aux scientifiques le droit à ­l’errance. Leur recherche doit s’épanouir sans penser aux subventions, aux industries, aux politiques, aux échéanciers, aux tracas de ce monde. Ici les barreaux de la prison épouseraient les frontières de l’imagination et de la curiosité de ses pensionnaires. La fondation du milliardaire Howard Hughes finance et personne ne peut rivaliser avec cette manne dédiée à la science.

Architecture verte, le bâtiment se fond dans la colline qui le porte. L’entrée est quelque part, il faut juste la trouver. Tout est transparent et laisse le soleil de Virginie incendier les bureaux. Les escaliers aériens conduisent à des enfilades de laboratoires silencieux où les microscopes s’intercalent entre les ordinateurs. 40 % de la recherche repose sur la drosophile ­melanogaster. La mouche qui se reproduit, choisit, se souvient, apprend, jouit, danse, chante et se saoule, qui s’échappe, attaque, séduit, déprime, voit, vole, évolue, bref, qui se comporte en mouche, le fait au nom de la science.

Au sous-sol, trois robots organisent, entretiennent et supervisent une armée de fioles où s’ébattent des milliers de lignées de drosophiles porteuses de mutations génétiques utiles. À la moindre anomalie, les robots envoient des courriers électroniques au chef des opérations. Pour épauler ses chercheurs, Janelia recrute des ingénieurs de la Nasa. Depuis des décennies, l’agence spatiale élève des mouches qu’elle envoie à bord de ses missions pour mesurer l’impact du voyage dans l’espace. Dernièrement, victimes de défaillances immunitaires, les survivantes couvertes de champignons ne sont pas revenues au top de leur forme. À Janelia, les ex de la Nasa concoctent des gadgets délirants, comme des sacs à dos pour libellules ou des grilles à la mesure de l’anatomie des microscopiques systèmes nerveux de nos insectes. Ambiance feutrée, science-fiction, le message du laboratoire est clair, on est à la pointe de la pointe de la science contemporaine. Ici, on fabrique du futur.

Dans son bureau aux baies vitrées, debout devant une cloison blanche couverte de formules chimiques et de croquis de neurones et de leurs synapses, Vivek Jayaraman rebouche un gros feutre vert après avoir tenté de m’expliquer comment une protéine de mollusque vert phosphorescent permet d’observer l’activité des neurones de ses mouches transgéniques. Vêtu d’une chemise col Mao et front hugolien, le chercheur m’évalue. Ma compréhension de la biologie moléculaire l’inquiète moins que mon jugement sur les facultés mentales de la mouche.

« Le paysage change. À chaque instant, elle doit savoir où elle est, alors qu’elle est elle-même en mouvement et à partir de là, elle décide. » ­Décider, c’est penser ? Ou parce que c’est une activité de mouche, ce n’est plus vraiment penser ? Une question pour les philosophes ? Les linguistes ? 

Il ajoute : « J’évite l’anthropomorphisme. Mais elle est même capable de maintenir une image de son environnement, alors qu’elle ne le perçoit plus… Vous me suivez ? Elle marche… » Vivek Jayaraman mime la marche. « Et soudain on éteint tout… » Il s’immobilise, se couvre les yeux avec les mains. « Elle est plongée dans une obscurité totale. Tout aurait pu s’éteindre dans sa tête aussi. Eh bien, non. ­L’activité du cerveau est comparable à celle qu’elle était auparavant. Donc nous essayons de reconstituer le détail des circuits et des connexions de son cerveau et la dynamique qui lui permettent de construire des représentations internes. » Le temps de la mouche automate mue par ses réflexes est bien mort, aujourd’hui on essaie de comprendre la vie intérieure des mouches.

De retour dans la salle d’expérimentation aux tentures noires, Vivek Jayaraman pointe vers un écran d’ordinateur où une constellation de pointillés vert phosphorescent oscillent dans l’obscurité, pendant que sa droso à six pattes maintient sa position sur son petit pois. « On a tout éteint. Ce qu’on voit à l’écran est une représentation interne. » ­Est-ce que je contemple une mouche penser in vivo ? Se souvenir ? Méditer son expérience ? Janelia a décidé de mettre toute sa puissance derrière le chercheur. Il a carte blanche et quinze ans pour livrer la compréhension détaillée des mécanismes de la connaissance… chez la mouche. L’observation des neurones passe par les gènes. Les ­chercheurs peuvent viser un seul neurone, travailler au gène près.

Les mouches sont de bonnes élèves

Le biologiste Seymour Benzer disait : « Il faut aimer les mouches et s’amuser avec la science. » Pour beaucoup de chercheurs, il a été l’auteur d’une révolution. À cette époque, personne ne pensait à faire le lien entre un comportement complexe et un gène. Dans les années 1970, tout le monde s’accordait : la rousseur d’un gamin, les yeux verts de sa sœur témoignaient de leur patrimoine génétique et on s’arrêtait là. Avec son complice Ron ­Konopka, ­Seymour Benzer isola le gène qui, chaque soir, plonge dans le sommeil les mouches et les réveille avec l’aurore. Ensemble, ils prouvèrent qu’amputées de ce gène elles étaient insomniaques, et que s’ils le restauraient, elles retrouvaient Morphée et peut-être leurs rêves. Un instinct est un gène, peu importe le niveau de complexité qu’il exprime. La génétique et la neurobiologie se rencontraient pour ne plus se quitter.

L’optimisme indéfectible de l’Américain dans le potentiel d’un moucheron a jeté les fondements de la recherche sur la mémoire. Seymour Benzer était convaincu qu’une petite droso pouvait apprendre. Apprendre à aller dans le tube de droite = ­récompense, plutôt que dans le tube de gauche = punition. Il avait raison. Les mouches sont de bonnes élèves.

« Un jour, j’ai fait une liste : quel animal allait satisfaire les besoins de mes recherches sur la mémoire ? La droso a gagné », se souvient Thomas Préat, dans son bureau H412 de la rue ­Vauquelin à Paris, un espace quasi monacal où quelques livres épars ne remplissent pas une étagère. Assis derrière son ordinateur, visage émacié, lunettes indispensables, le neurobiologiste spécialiste des mystères de la mémoire et de son anatomie prend plus de notes de notre échange que moi : « C’est pour me souvenir de notre conversation… » Devant un étonnement que j’aurais voulu masquer, il ajoute pour me rassurer : « Je n’ai pas de mémoire. C’est pour ça que je l’étudie. » Mais si on se réfère au cursus du chercheur qui a fait ses classes avec les plus grands noms américains et allemands, et aux années du CNRS qui l’ont porté à la tête d’un laboratoire, on a le droit de penser qu’il n’en a pas moins que d’autres. Il continue, ravi de parler de cette mouche dont il est fou, avoue-t-il volontiers : « On a en commun les mêmes types de mémoire : long, moyen, court terme, associative, etc. Et puis la même architecture cérébrale, les mêmes neurotransmetteurs type dopamine, les mêmes mécanismes ­fondamentaux à 95 %… »

La qualité de sa mémoire dépend de ses gènes. Les mouches rutabaga, dunce (ignorant), amnesiac, par exemple, ont la mémoire qui flanche. Son laboratoire a repéré un autre gène de cancre, linotte. Pauvre linotte ne forme pas de mémoire courte et sans elle, pas de mémoire longue. C’est rédhibitoire. On ne peut pas se permettre de louper la première marche. Thomas Préat ajoute : « Quand c’est bon, on appelle ça la mémoire appétitive, ça rentre tout seul et les droso n’ont pas besoin de se le faire dire deux fois. Quand c’est désagréable, ça prend quelques répétitions. Et ça marche mieux si elles se reposent entre les leçons. »

Le chercheur et son équipe se sont distingués avec la découverte de deux paires de neurones, juste deux, beauté d’un cerveau trop petit pour se permettre le moindre gaspillage, qui oscillent quand elles consolident une mémoire à long terme. « Encoder ce type de mémoire exige une grosse dépense d’énergie. Le neurone pulse avec plus de force. Les mouches affamées ne retiennent rien. Elles n’en ont pas les moyens énergétiques. C’est un choix. Si leur cerveau décidait de mémoriser, elles en mourraient. On a fait le test, on a activé le neurone artificiellement et à jeun, c’est l’hécatombe. »

Le domaine de Thomas Préat rapproche de bien des douleurs contemporaines, comme l’Alzheimer. Au bout du chemin, patience, quand la mouche nous aura révélé quelques-uns des mécanismes de sa mémoire, nous serons peut-être en mesure de parer à leur trahison. Une petite droso dite Alzheimer, parce qu’elle porte cette mutation de cauchemar dans son génome, est au travail dans les laboratoires du monde entier.

Entre la boxe, le judo ou le sumo

À cinq minutes du labo de Michael Dickinson, une promenade sous le ciel bleu de Pasadena mène à un temple de l’histoire des mouches : le bâtiment Kerckhoff qui abritait ­Seymour Benzer et ses drosophiles. Kerckhoff est aux antipodes du futurisme de Janelia. Les portes de bois sombre rythment des kilomètres de corridors, des tuyaux courent sous les plafonds hauts et les cages d’escaliers sculptées témoignent d’un siècle d’eurêka assistés par le bourdonnement ténu des moucherons.

Le département de biologie a été établi par le prix Nobel Thomas Hunt Morgan, l’homme du tout premier mutant, une mouche mâle aux yeux blancs surgie en 1910 d’une foule d’yeux vermillon. Il suffisait d’une. La génétique moderne était née. Sur le mur d’un couloir, un croquis de chromosome, désuet dans son cadre de bois, ne dit rien de l’exploit historique de son auteur, Alfred Sturtevant. L’infatigable généticien ordonna les gènes de la mouche sur ses quatre chromosomes, un travail de fourmi dont le quotidien se résumait à croiser des milliers de mouches, à classer leur descendance et à compter les mutants. Yeux rouges, yeux roses, yeux blancs, ailes bouclées, atrophiées… Accroché au-dessus d’une lourde porte, le portrait d’un de ses étudiants devenu aussi prix Nobel en 1995 sourit avec bienveillance. Au-delà de cette porte, un couloir mène au bureau de David Anderson, qui occupe la chaire de Seymour Benzer – « mon maître Yoda », dit-il – et dont le laboratoire conduit des recherches très controversées sur l’agressivité des mouches.

Si Michael Dickinson affirme avec un malin plaisir qu’il s’intéresse surtout à ce qui est mouche, voler par exemple, et beaucoup moins à ce qui pourrait être nous (« La mouche est un très bon modèle… pour l’étude de la mouche »), David Anderson, lui, est à l’autre bout du spectre. Comme la plupart de ses collègues, il manie l’anthropomorphisme avec précaution, mais ses mouches souffrent de TDAH (trouble du déficit de l’attention et hyperactivité), peuvent avoir le bourdon comme n’importe qui, paniquent et boxent leur adversaire, si nécessaire.

Oui, les mouches se battent et leurs empoignades devant un résidu de jus de pomme démontrent une science de la lutte inattendue. Menaces, ailes raidies vers le ciel, coups de pattes, croche-pattes, roulades, corps-à-corps debout, au sol, renversement, immobilisation, jeté par-dessus l’épaule… Entre la boxe, le judo ou le sumo, tout y passe jusqu’à ce qu’un des gladiateurs reste seul maître devant la flaque de jus. Les mâles entre eux sont sans merci. Les femelles sont plus dilettantes. Elles se fauchent les pattes et quand l’issue est claire, gagnante et perdante arrêtent le combat. Ensemble, elles iront se restaurer à la source pour laquelle elles se chamaillaient.

Grand, une soixantaine corpulente mais athlétique, cheveux drus et grisonnants, installé derrière son bureau de mandarin, le professeur David Anderson use d’une diction lente, soucieuse de pédagogie, même quand il confesse avec bonhommie : « Pendant longtemps, j’ai travaillé avec des souris, mais j’étais un jaloux des mouches. Quand je me suis intéressé à l’encodage des émotions dans le cerveau, je n’ai pas hésité. Avec elles, on peut minimiser les assomptions. La complexité du cerveau de la souris oblige à élaborer des hypothèses et à travailler sur 10 % de l’organe parce qu’on ne sait rien du reste. Vous connaissez l’histoire du type qui cherche sa clef sous un lampadaire ? Un autre passe et lui demande : “Je peux vous aider ?” Le type répond : “J’ai perdu ma clef dans la rue.” “Là-bas ? Dans la rue ? Mais pourquoi vous cherchez sous le lampadaire ?” “Parce qu’il y a de la lumière.” Avec la mouche, on éclaire la rue. On n’a pas besoin de faire d’hypothèse à partir de ce qu’on sait et de biaiser l’expérience. Et si on fait une erreur, on perd quinze jours, pas six mois. »

Dans ses éprouvettes, des petites mutantes en décousent sous un laser rouge. Miracle d’une autre révolution technologique : l’optogénétique. Les neurones sont activés par la lumière et la mouche voit… rouge. « Quand je parle d’émotions et de mouches, je me prends une volée de bois vert parce qu’on ne peut pas dire que les mouches ont des ­sentiments. Les sentiments, c’est nous. D’accord. Mais la question n’est pas si les mouches sont en colère, la question est : ont-elles un comportement qui est associé à un état du cerveau qui possède ces propriétés ? Donc, je redéfinis l’émotion pour les besoins de la science. Je suis bien obligé de puiser dans le vocabulaire à disposition. La science fait toujours ça, redéfinir les mots dont elle a besoin. » L’émotion biologique de David Anderson se distingue du réflexe qui fuse et retombe aussi sec. L’émotion, elle, se dissipe et la courbe du retour à l’état qui la précédait dépend de son intensité. Le chercheur ajoute : « Je ne sais pas si la mouche éprouve de la colère, mais je peux observer et mesurer son comportement agressif. Vous pouvez aussi vous dire que ce sont des robots qui se battent, n’empêchent qu’ils se battent. »

David Anderson est affligé devant l’état des connaissances dès qu’on touche aux maladies mentales. Traiter le cerveau comme une soupe chimique susceptible de déséquilibre l’exaspère. Pour lui, la proposition de l’industrie pharmaceutique aidée des médias correspond à asperger un moteur de voiture avec un bidon d’huile. Quelques gouttes tomberont peut-être dans le bon réservoir, mais ce que fait l’huile sur le reste du moteur n’est pas rassurant. Un jour, on ciblera les neurones qui défaillent, et on aura un traitement haute précision compatible avec les exigences du cerveau. Son laboratoire a isolé, de chaque côté du cerveau, une pincée de huit à dix neurones responsables de l’agression.

De furieuses polémiques

Des milliers de lignées de mutants et un programme informatique de traitement des données ont filtré les 100 000 neurones du cerveau de la mouche. À l’arrivée, une surprise de taille ­attendait les chercheurs. Les neurones de la guerre et les neurones de la sexualité sont exactement au même endroit. C’est le même microflorilège, le comportement dépend du partenaire ou de son niveau d’excitation. En face d’un mâle, un mâle attaque. En face d’une femelle, il se reproduit. Si l’intensité monte, le mâle contre le mâle abandonne le combat pour le sexe. Commencent alors les poursuites, danses avec ouverture asymétrique des ailes, chants modulés des mâles en mal de copulation. Impossible de confondre ce comportement avec l’érection des attaquants debout sur leurs pattes arrière. On a une dizaine de neurones suspects. Sont-ils les mêmes ? Sont-ils mêlés les uns aux autres ? On ne sait pas encore. On cherche. La beauté de l’exercice prend une nouvelle dimension quand ces cellules pile ou face, violence ou sexualité, se retrouvent aussi chez la souris. « Quand on compare des espèces aussi distantes à l’échelle de l’évolution qu’un insecte et un mammifère et qu’on retrouve les mêmes mécanismes, je pense qu’on a le droit de se demander si nous n’avons pas aussi conservé quelque chose », lance David Anderson.

Le chercheur est inquiet. Son laboratoire déclenche de furieuses polémiques. Il se réjouit donc de ne pas avoir besoin de demander des subventions à l’État. « J’ai une bourse du Howard Hughes Medical Institute et carte blanche. Ouf. Parce que je suis sous les tirs croisés de la droite et de la gauche. » À droite, on brandit le libre arbitre et la peur qu’un jour, depuis le box des accusés, l’agresseur se réfugie derrière un : « C’est la faute de mes neurones, ce sont eux qui m’ont fait faire ça. » Il n’y aurait plus de responsabilité. À gauche, c’est la présomption de violence qui provoque la levée de boucliers. Si on sait que l’accusé a un gène qui produit un excès du neuropeptide, tachykinine ou DTK, dont le laboratoire de David Anderson a retracé l’action chez la drosophile agressive, pour découvrir sa présence et une influence comparable chez les souris et les hommes, quelle prévention ? Quelle présomption ? Est-ce la porte ouverte aux pires excès ?

Son laboratoire a aussi conclu que les mouches isolées étaient plus violentes que les autres. Les mouches sont des insectes sociaux mais pas dans le style affairé et hiérarchisé des abeilles, l’ambiance serait plutôt Woodstock. Et David Anderson ­d’ajouter : « À la lumière de la biologie, l’isolement des prisonniers dangereux est assez contre-­productif. » Dépression, agression, peur… L’espoir de David Anderson, malgré, dit-il, le désintérêt de l’industrie pharmaceutique, qui trouve trop maigres les retours sur investissement, c’est une anatomie de l’émotion dans la veine de l’élégant compas cérébral de Vivek Jayaraman. Pour y parvenir, il compte sur la publication du connectome de la mouche, le prochain outil sorti du laboratoire de Gerry Rubin à Janelia.

« L’explosion de la boîte noire »

Gerry Rubin est confiant. Dans deux ou trois ans, Janelia mettra à la disposition de la communauté scientifique les connectomes femelle et mâle de la mouche. Tous les neurones et leurs connexions – et un neurone peut être connecté à des centaines d’autres –, tous les circuits des deux cerveaux seront cartographiés. L’entreprise est colossale. Quand Gerry Rubin s’est lancé, c’était une folie, maintenant l’aventure prend tournure et fournira un instrument décisif aux chercheurs du monde entier. Le biologiste veut répéter le succès du génome de la mouche sans lequel le nôtre n’aurait jamais été si rapidement décodé.

Tout cela prépare bientôt « l’explosion de la boîte noire », selon Thomas Préat, l’amoureux des mouches de la rue Vauquelin à Paris. Une fois que les chercheurs disposeront de cet outil, ils pourront explorer, d’axones en synapses, le détail des circuits qui produisent les comportements qui les intéressent. Ce sera comme pour l’ADN, un grand livre ouvert dont il reste à interpréter les mots, les phrases, les innuendos.

Bien sûr, c’est toujours plus compliqué que ça, entre la diversité des neurones, les cellules gliales, les protéines, les molécules, les neurotransmetteurs, les hormones, les neuropeptides, etc. Mais les jeunes biologistes ont entamé une conversation passionnée et ludique avec l’insignifiante drosophile melanogaster. Une relation que Michael ­Dickinson surnomme « les menottes dorées ». « Parce que si on a de l’ambition, si on rêve d’un Nobel, il vaut mieux s’attacher à la drosophile. » Alors dans les laboratoires du monde entier, armés du flambeau prométhéen d’une petite droso, les chercheurs s’affairent et la nuit des neurones doucement se retire.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

L’otage et le kidnappeur

Ils n’auraient jamais dû se croiser. Lui, le berger somalien. Elle, la Bretonne effrontée. Un chef pirate a précipité leur rencontre, au large de l’océan Indien.

Par Jean-Sébastien Josset

Illustrations Yasmine Gateau

Abdi n’est pas un habitué du Café des champs libres, cantine branchée de Rennes. Le Somalien vit depuis trois ans dans une communauté Emmaüs de Hédé, une commune rurale située à une vingtaine de kilomètres de la capitale bretonne. Pour être sûr de ne pas rater le rendez-vous, il a passé la nuit chez un compatriote installé en ville. Passe-partout, il porte des baskets blanches, les mêmes que tous les jeunes Français à la mode. Enfoncé dans un fauteuil en cuir, il attend, immobile. Va-t-elle être heureuse de le revoir ?

Elle pousse la porte du restaurant et son visage s’illumine. Il la serre dans ses bras, furtivement. Ils ne se sont pas vus depuis plusieurs années. Il lui prend la main : « Chloé ! J’ai vu des photos du cyclone passé cet hiver, tout le monde va bien ? Ta famille ? » Il y a quelques jours encore, la trentenaire vivait à Madagascar. Elle n’a pas eu le temps d’ajuster sa garde-robe aux conditions climatiques locales, un simple coupe-vent la protège d’un mois de mars glacial. Son teint hâlé se souvient d’une vie passée loin des terres bigoudènes. Le temps qu’elle pose son sac et se mette à son aise, il la mange des yeux.

Tout les sépare, ils n’auraient jamais dû se rencontrer. Ni s’apprécier. Ni se retrouver. Abdi le pirate, Chloé l’otage. Dans un café bobo breton. La scène est ahurissante mais les deux sont tout entiers engagés dans une conversation qu’ils semblent avoir commencée il y a neuf ans, en avril 2009, quand un commando somalien prend en otage le voilier sur lequel voyagent Chloé, son mari Florent et leur fils Colin. Après un calvaire de six jours, les forces françaises donnent l’assaut et quatre hommes perdent la vie : trois pirates, et Florent.

Des gouttes de pluie perlent sur la chevelure platine de Chloé, qui commande un verre de vin. Abdi lui touche régulièrement le bras ou le genou en signe de bienveillance. Avec leurs vies à l’opposé, ces deux-là se comprennent très bien. Bien sûr, le printemps 2009 reste en toile de fond, comme le socle d’une maison commune. À l’époque, le couple Lemaçon quitte le petit port breton de Vannes avec leur fils de 3 ans et deux amis. Ils viennent de se marier et ce voyage doit être celui d’une vie. Chloé, qui a travaillé quelques années à Paris dans l’univers du cinéma et de la télévision, a préparé ce projet en vendant une marque de sandales en plastique, devenue célèbre depuis, sur les marchés bretons. Elle a mis tant de cœur à l’ouvrage qu’elle a fini par ouvrir une boutique. Florent officie dans la société familiale de communication comme administrateur réseau. Mais c’est comme ­photographe qu’il s’épanouit : il a même publié un livre, Les Petits Métiers de Niamey, sur de petits artisans nigériens.

Nourris par les récits des grands aventuriers contemporains, Bernard Moitessier, Gérard ­Janichon, Nicole Van De Kerchove, ils sont convaincus de pouvoir s’inventer une vie familiale loin des injonctions consuméristes de la vie occidentale. « Nous imaginions que, une fois dans l’océan Indien, nous pourrions trouver du travail entre les Maldives, Mayotte et Madagascar, se souvient Chloé. Florent avec son monitorat de kayak, moi dans la restauration. » Avec leurs économies et le soutien de leurs familles respectives, ils achètent un grand voilier en ferrociment de 14 mètres, la Tanit. ­Pendant des mois, les jeunes navigateurs préparent avec minutie leur embarcation.

Les pieds nickelés de la piraterie

Au même moment, à 6 000 kilomètres de là, dans cet océan Indien qui fait fantasmer Chloé et Florent, une sécheresse sévit en Somalie. Les bêtes meurent. Les bergers doivent s’installer en ville pour gagner de quoi subvenir à leurs besoins. Parmi eux, Abdi, Mahamoud Abdi Mohamed de son vrai nom. À 20 ans environ – il ne connaît pas sa date de naissance –, il est chef de famille depuis la mort de son père. Lorsqu’il arrive dans la petite localité de Bender Beila, dans le Nord somalien, il est affamé.

Un « ami » lui propose du travail. « Il me présente à un homme important, entouré de gardes armés. L’homme est d’abord méfiant, puis me dit : “Si tu veux manger, il faudra travailler pour moi.” Il m’offre un grand repas, me loge à l’hôtel et me donne beaucoup d’argent. Un jour, il m’ordonne de partir en mer pour attaquer les bateaux. Chez moi, il n’y a ni police ni juge. Si je n’obéissais pas, ma famille risquait de subir des représailles. » Dans l’ambiance feutrée du restaurant breton, les traits de Abdi se crispent de colère. L’homme est un seigneur local de la piraterie. « La France est un pays de droits. Lorsqu’on te propose un travail, tu sais ce que tu vas faire. En Somalie, c’est la guerre, c’est différent. »

Le jeune berger se retrouve en pleine mer, armes à la main. Mais une carrière de marin ne s’improvise pas. Avec ses coéquipiers, il rate l’abordage d’un cargo israélien à cause d’une échelle trop courte pour atteindre le pont. Les pieds nickelés de la piraterie n’ont plus de gasoil, plus de vivres, et se laissent dériver au large toute une nuit. ­Déshydratés, ils sont persuadés que la mort est proche. C’est alors qu’ils croisent la route de la Tanit. À bord, de l’aveu même de Abdi, les ­Lemaçon leur sauvent la vie. Ils leur offrent tout ce dont ils ont besoin : eau, nourriture, cigarettes. Mais les cinq hommes, en liaison quasi permanente avec leur chef à terre, ne renoncent pas à leur objectif initial : obtenir une rançon.

Ils détournent le navire et mettent le cap vers les côtes somaliennes. C’est un long trajet, Florent conseille de rationner les vivres mais les pirates sont si peu habitués à une telle abondance qu’ils se jettent sur la nourriture. Le chef, Jamaa, la quarantaine, est le plus hostile. Quand un avion patrouilleur de la marine française survole la zone, il est persuadé que l’équipage a communiqué leur position. Il fait monter tout le monde sur le pont et les Somaliens mettent en joue les Bretons. Avant de rabaisser leurs kalachnikovs. Selon Chloé, Abdi était « tout en bas dans la ­hiérarchie » : « Il était préposé à l’intendance, à savoir faire la vaisselle et charger les téléphones portables pour ne pas perdre le contact avec la terre. Après les repas, il nous rapportait toujours bols et gamelles propres. »

Le quatrième jour, les frégates françaises approchent et la tension monte. Jamaa doit discuter par radio avec un médiateur de l’armée mais il n’a pas un niveau d’anglais suffisant. Il s’énerve et pointe son arme sur Colin, qui jouait tranquillement sur la table du cockpit. Florent éclate de colère. Il est menacé par « Émail ­Diamant », le bras droit de Jamaa, qui doit son ­surnom à la beauté de son sourire. Le cinquième jour, les forces tricolores canardent la drisse du ­voilier. Émail Diamant est pris de panique. Devant Chloé et son fils, il pointe le canon de son arme contre sa propre tête et menace de se suicider. Face aux flibustiers terrorisés, arroseurs arrosés, Florent joue les conciliateurs et dissuade le pirate aux dents blanches de mettre fin à ses jours. À mesure que les ravisseurs se retranchent dans le carré, « garder notre fils à l’abri devenait de plus en plus difficile », explique Chloé.

Elle raconte à Abdi : « La sixième nuit, je n’ai pas dormi. J’ai eu peur que votre chef nous tue pendant notre sommeil. » Abdi, qui sirote aujourd’hui son jus de fruits, bien calé dans son fauteuil, ­poursuit : « Sur le bateau, Colin et toi vous me ­touchiez encore plus que les autres. C’est pour ça que je refusais d’obéir au chef qui me demandait de garder ma kalash chargée. Je lui disais : “­Tue-moi ­plutôt !”

Tu ne t’attendais peut-être pas à trouver une femme et un enfant sur la mer. Tu étais plus inquiet pour nous que pour les hommes. Tu étais jeune… », répond Chloé, 39 ans aujourd’hui, dont les cheveux trempés continuent de goutter sur le sol du restaurant. Elle raconte : « Je me souviens encore du navire de guerre à côté de notre bateau. Il était énorme, plus gros qu’un immeuble. Il nous écrasait. La pression était telle que je me suis dit : mais faites ce que vous avez à faire, qu’on en termine ! » Au moment de ­l’assaut, elle est réfugiée dans la cabine arrière bâbord du voilier avec son fils et son mari. Florent est touché par un tir mortel. Abdi, lui, est sur le pont. Il se souvient des détonations puis il perd connaissance.

Lorsqu’il se réveille, il est étendu dans une embarcation qui le ramène vers la frégate positionnée à quelques centaines de mètres du voilier. Il a une blessure importante à la jambe, due à un tir de sniper. « Ce que nous avons fait est très grave, insiste-t-il. La France fait partie des rares pays qui peuvent te laisser une chance : une autre armée m’aurait tiré une balle dans la tête. »

Il s’évanouit à nouveau et se réveille brièvement à Djibouti. Puis, quand il reprend vraiment connaissance, il ne sait pas où il se trouve. Il est allongé dans une chambre blanche, à travers la fenêtre il aperçoit un décor de verdure qui lui est totalement étranger. « J’ai d’abord pensé que j’étais mort, que j’étais au paradis. » Il lui faudra attendre trois jours et l’arrivée d’un traducteur pour comprendre qu’il est dans une ville qui s’appelle Rennes, en France. « Je mangeais, je ­dormais. Mais je ne comprenais rien à la situation et je craignais de me faire amputer. Je ne savais pas comment dire au médecin où j’avais mal. Je me suis fait soigner sans pouvoir donner ni recevoir ­d’explications. » Il est ensuite transféré à Bordeaux où il est opéré deux fois, sans obtenir la moindre information sur la nature des soins qui lui sont ­prodigués. Il séjourne à l’hôpital plus d’un mois, mais ne peut ­rééduquer correctement sa jambe, son statut de prisonnier lui interdisant toute sortie de sa chambre. Il sait aujourd’hui que ce membre boiteux et douloureux ne manquera jamais de lui rappeler sa courte carrière de pirate.

« Un tir d’origine militaire »

De retour sur terre, Chloé, elle, fait l’objet d’une polémique qui laisse peu de place au deuil. Dans les médias, sur Internet, elle doit répondre sans relâche aux incessantes accusations d’irresponsabilité lancées le soir du drame par le ministre de la Défense de l’époque, Hervé Morin, qui qualifie la famille de « risque-tout ». Chloé rappelle que l’équipage transmettait quotidiennement ses positions, avait scrupuleusement respecté le corridor de navigation recommandé, et tenait un cap à plus de 512 milles des côtes somaliennes, soit 940 kilomètres.

La jeune femme est persuadée que les autorités font diversion. Qu’elles cachent derrière leur incompétence supposée leur propre dérapage. Chloé en est sûre : la balle qui a tué son mari est française. À cause des positions des uns et des autres sur le bateau, elle ne peut venir des pirates. Seule face au secret d’État, elle ne cesse de dénoncer les manœuvres du gouvernement français pour ne pas prendre ses responsabilités. « Nicolas ­Sarkozy m’a reçue deux fois à l’Élysée, nargue-t-elle, rappelant qu’elle s’est rendue en tongs sous les lustres du palais présidentiel. Il m’a proposé de l’argent et un travail. Je lui ai répondu que s’il voulait m’aider, il fallait faire la lumière sur l’origine du tir. »

Elle écrit un livre, Le Voyage de “Tanit”, pour rétablir la vérité. La veille de sa sortie, le procureur de Rennes annonce que « l’expertise balistique ordonnée par le magistrat instructeur a permis d’établir que le tir ayant causé la mort de Florent Lemaçon était un tir d’origine militaire ».

Dehors, la pluie continue d’arroser le parvis rennais de la cour des Alliés. Les enceintes du café diffusent de l’electro. Chloé et Abdi pourraient ainsi parler des heures. L’ex-otage pose une question qu’elle n’a jamais encore posée directement à Abdi : qu’est-ce qui a décidé l’assaut des forces françaises, commandées par Nicolas Sarkozy ? Selon la version officielle, le commanditaire du kidnapping, basé à terre, aurait demandé aux pirates de ramener les otages pour monnayer la vie de la mère et de l’enfant.

« Il a dit quoi précisément ? Que cela rapporterait encore plus d’argent de nous amener à terre ?

— Je ne pense pas qu’il ait dit ça. Mais il a refusé que nous vous échangions, toi et Colin, avec un officier de l’armée française. Il a dit : “Si vous les lâchez, vous êtes coulés.” Ça, je l’ai entendu, assure Abdi.

— Les communications entre notre voilier et votre chef à terre n’ont jamais été étudiées. Les autorités françaises ont fait croire à tout le monde que votre chef voulait nous amener à terre, que nous pourrions alors être séparés, voire tués. Nicolas Sarkozy a utilisé cela pour justifier l’intervention. Je pense que c’est faux. Sinon pourquoi ces communications sont restées dans les scellés, qui sont encore au tribunal ? J’ai longtemps réclamé les puces des téléphones portables. En vain, cela n’a jamais été rajouté au procès. »

Et Chloé de s’interroger au sujet des deux morts somaliens : « Leurs corps ont été débarqués sur le quai d’un bled en Somalie… Je me demande si Nicolas Sarkozy n’a pas violé la convention de Genève, car tout cela s’est passé dans les eaux internationales. Il faudrait vérifier », lance-t-elle, toujours prête à en découdre avec les zones d’ombre de cette ­tragédie.

Au procès qui se tient aux assises de Rennes quatre ans après la prise d’otage, le 14 octobre 2013, il n’est pas question pour Chloé de charger Abdi, qui se tient avec deux autres pauvres bougres dans le box des accusés. Seule la vérité sur les circonstances de la mort de son mari compte pour elle.

« Le premier jour du procès, je vous ai donné mon livre et “Frères de la côte” [ouvrage collectif d’intellectuels libertaires qui ont assisté aux procès de piraterie à partir de 2012, ndlr], se souvient Chloé. Mon avocat m’a engueulée : “Nous sommes la partie civile, ça ne se fait pas !” Il raisonnait avec sa tête d’avocat, mais moi j’en ai rien à faire de ce que peuvent penser les gens ou les jurés.

— Mon avocate m’avait dit que tu avais écrit un livre sur votre voyage et la prise d’otage. Mais je ne savais pas encore lire. Au tribunal, mon premier regard était pour toi. Quand on se croisait, on se ­parlait.

— Je n’étais pas là pour vous enfoncer plus que vous ne l’étiez. Ce procès était hors norme de toute façon. »

Un procès hors norme, jusqu’à son dénouement, quand Chloé demande à rencontrer en tête à tête les trois jeunes hommes. Une requête qui sème la pagaille dans l’esprit des magistrats, mais à laquelle le président de la cour finit par répondre favorablement. L’entrevue est organisée à la hâte, dans une petite pièce minuscule du tribunal, située entre la salle d’audience et les cellules des accusés, quelques instants après l’énoncé du verdict : les accusés viennent d’écoper de neuf ans de prison.

« Tu te souviens ? On s’est retrouvés tous les quatre. C’était si petit qu’il n’y avait pas de place pour une cinquième personne. Je vous ai alors donné mon adresse pour que, si vous le souhaitiez, vous m’écriviez.

— Moi je me suis dit que ton mari était mort à cause de nous et que malgré tout tu avais le courage de venir nous voir. Cela a provoqué en moi quelque chose que je ne peux pas exprimer. À partir de ce moment, c’était important pour moi d’être proche de toi. Quand tu as parlé au procès, j’ai pleuré, je comprenais tout, ça sortait tout seul. Plus tard, j’ai pu enfin lire ton livre, et comprendre quelle personne tu étais. »

« “Douche !” “Promenade !” Je ne comprenais rien »

C’est Chloé qui envoie la première lettre. Abdi lui répond et pose une deuxième pierre à l’édifice de leur relation de l’après-Tanit. Il lui fait part de sa reconnaissance :

« Chère amie,

Tout d’abord, je tiens à m’excuser auprès de toi, car après avoir essayé d’écrire, j’ai décidé de demander à un ami de m’aider dans cette tâche, afin de pouvoir m’exprimer clairement.

Je te remercie de ce courrier très touchant. Je trouve cela très courageux, car je sais que cette épreuve a remué un passé très douloureux pour ta famille et toi-même. J’avais très peur de ce jugement, et tu m’as défendu malgré tout le mal que je t’ai fait. Je ne sais comment te remercier, quoi te donner, je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour atténuer ta peine. Si je peux maintenant croire en l’avenir, c’est grâce à toi, et je te serai toujours redevable. Sache que je n’oublierai jamais Florent. J’apprends chaque jour de la vie, et tes conseils sont d’une précieuse aide. Je suis entouré ici de personnes de confiance. Je veux que mes erreurs passées, si graves soient-elles, me permettent d’évoluer, afin de ne jamais les reproduire et d’avancer sur le chemin de l’honnêteté.

Ton pardon m’aide énormément dans ma reconstruction. Je suis assidu dans mon apprentissage et j’espère rapidement pouvoir t’écrire moi-même. Je lis et je continue de travailler, afin de pouvoir subvenir à mes besoins, ainsi qu’à ceux de ma mère. Ne t’inquiète pas, je suis à l’abri du besoin et je mange bien (comme tu as pu le constater). Je suis actuellement en train de faire les démarches auprès de l’Ofpra afin d’obtenir les papiers français. De plus, j’ai effectué une demande auprès du chef de bâtiment afin de pouvoir t’appeler. J’attends d’avoir du nouveau et je contacterai Isabelle [une amie de Chloé, ndlr] pour m’aider si besoin. J’espère que ce n’est pas trop dur pour toi et que tu arrives aussi à te reconstruire. Merci pour tout, à très vite, Abdi. »

Dans une autre, il écrit à propos de la Tanit, qui est toujours sous scellé en 2013, soit quatre ans après les faits : « Tu me parles dans ton courrier de ton projet de récupérer “Tanit”. Cela représente tellement d’efforts. J’espère que tu arriveras à la rapatrier et ainsi à lui redonner vie. Je suis content de savoir ce qu’il advient (de la “Tanit”), nos destins sont liés à jamais, nous, “Tanit” et Florent, je ne l’oublierai JAMAIS. Surtout, ne t’inquiète pas pour moi, je vais bien. Je ne te remercierai jamais assez de tout ce que tu fais pour moi. À bientôt. Abdi. »

Suivent une dizaine de lettres, qui courent sur le reste de la détention de Abdi, jusqu’en 2015. Des lettres courtes, mais intenses, et importantes pour la reconstruction de chacun.

Le Somalien qui n’a jamais voyagé découvre la France via son système carcéral. « Je suis rentré dans une cellule et j’y suis resté enfermé pendant trois jours. Le surveillant venait à la porte et disait “Douche !”, “Promenade!”, mais je ne comprenais rien. Je restais donc immobile, personne ne m’ayant rien expliqué. Je mangeais même le beurre séparément du pain ! » Au bout de quatre jours, il entend par la fenêtre de sa cellule, qui donne sur la cour, quelqu’un parler arabe, une langue dont il comprend quelques mots. Il interpelle le détenu qui, au courant de sa situation, le met en relation avec un Djiboutien. Cet homme sera son interprète pour traduire et décrypter les codes si singuliers de la prison. « Il m’a tout expliqué : comment il fallait dire bonjour, l’importance de parler français et de respecter les gens. Mais aussi de faire attention à qui me suit en promenade, comment je dois parler, et surtout éviter les bagarres. Il a été comme un frère et grâce à lui j’ai intégré la vie en prison. Si je ne l’avais pas rencontré, ç’aurait été plus compliqué. »

La prison lui enseigne aussi qu’il doit s’expliquer. Qu’il n’en aura jamais fini de s’expliquer. « Tout le monde disait : “Ah c’est toi le pirate !” Alors j’ai raconté à tout le monde pourquoi j’étais devenu pirate. Si tu n’expliques pas vraiment ce que tu as fait, les gens comprennent mal. Certains étaient en colère contre nous. Il faut toujours expliquer. »

En détention, Abdi apprend le français avec une professeure bénévole. Il apprend vite, si vite que lors du procès il se dispensera une fois des services de la traduction pour répondre à la cour. Il apprend aussi le métier de cuisinier. Pendant six ans, il travaille à la cantine dont il devient le superviseur, avec sous ses ordres une vingtaine de détenus. L’administration pénitentiaire est satisfaite de son travail. Abdi trouve même un employeur prêt à l’embaucher à l’extérieur en CDI.

Mais l’incertitude qui dominera son quotidien d’homme libre se dessine déjà : il n’obtiendra pas de permis de travail, pas plus que l’asile, sésames nécessaires à toute perspective professionnelle. Sa première demande d’asile, faite pendant sa détention, est rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Motif invoqué, selon Abdi : il peut rentrer en Somalie, il ne risquerait plus rien car son chef serait mort. « C’est faux ! s’insurge-t-il. Il est encore en vie. J’ai régulièrement des nouvelles par ma famille. Et tout le monde le connaît, il s’est même reconverti dans le trafic d’armes depuis le début de la guerre au Yémen. Comment croire que les Américains ou les Français n’ont pas pu le trouver à l’époque du procès ? C’est le seul qui ait une grosse maison dans ce village de 400 personnes. Si on avait vraiment voulu l’attraper, cela aurait pris cinq minutes ! »

14 ex-pirates somaliens vivent en France

Le 15 juillet 2015, après six années de détention, les portes de la prison s’ouvrent sur un abîme. ­Personne ne l’attend. Il est lâché dans la nature. « Mes codétenus m’avaient dit de ne pas m’inquiéter, que la police ou une assistante sociale m’attendrait à la sortie… », se souvient-il. Sa première nuit d’homme libre, il la passe à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où il rejoint une jeune femme qui a correspondu avec lui pendant sa détention. Sur lui, il a 500 euros en liquide et un chèque de 8 000 euros correspondant à ses six années de travail en prison. Un chèque qu’il ne peut encaisser en l’absence de papiers d’identité, nécessaires à ­l’ouverture d’un compte. « À la préfecture, à la banque, à Pôle emploi… Dès que je faisais une démarche, mon dossier partait directement sur le bureau du patron. » Abdi finira par ouvrir un livret A grâce à l’aide du directeur d’une agence de la Banque postale.

Désemparé, sur les conseils de son avocat, il entre en contact avec la communauté Emmaüs située à une vingtaine de kilomètres de Rennes. « Quand je suis sorti de prison, je voulais travailler pour montrer à l’État que j’avais changé, que j’étais motivé, que je voulais aider ma famille et intégrer le pays. Mais c’était encore chaud, surtout après les attentats de “Charlie hebdo” et du ­Bataclan. Alors j’ai essayé de travailler le maximum ­gratuitement. Pour aider les gens. Je ne peux pas vivre sans travail. »

Trois ans après sa sortie, Abdi vit toujours dans cette vaste propriété boisée dont l’un des bâtiments affiche un tag géant représentant l’abbé Pierre. « Au départ, nous n’étions pas beaucoup d’Africains, mais aujourd’hui il y a plein de réfugiés au foyer », commente celui qui voit arriver tous les mois de nouveaux rescapés en provenance d’autres traversées dramatiques. Après avoir commencé à la ­collecte de meubles, en échange d’un toit, d’un repas et d’un salaire hebdomadaire de 50 euros, il dirige aujourd’hui l’entrepôt, même s’il avoue que ce qui le passionne, c’est l’électronique. « J’ai travaillé quelques mois avec un ingénieur en électronique bénévole. Ça me plaisait énormément, mais on m’a transféré à l’entrepôt parce qu’on m’a dit que je faisais bien le travail », regrette-t-il.

À Rennes, Abdi s’est constitué un cercle d’amis issus de son environnement direct. « Certains bénévoles sont devenus des amis. J’ai un copain de 80 ans et un autre de 92. J’ai aussi des amis à Lyon, à Nantes, à Paris et à Marseille. » Et quand il évoque ce qui s’est passé ce 4 avril 2009, il est catégorique : « Je n’ai pas payé ma dette. Je ne la paierai jamais. Les victimes, rien ne les remboursera. »

« J’ai entendu dire que l’un des ex-pirates du “Carré d’as” [un voilier français détourné en 2008, ndlr] aurait obtenu ses papiers pour résider légalement sur le sol français, je ne comprends pas », déplore Abdi dont les trois années de liberté ont écorné ses espoirs de vivre un jour légalement sur le territoire français. Sa demande d’asile a été rejetée une seconde fois par l’Ofpra au motif, dit-il, qu’il a commis un crime sur le sol français.

« Tu dois te renseigner, coupe Chloé. Si parmi les 14 ex-pirates somaliens qui vivent en France, l’un d’entre vous a ses papiers, théoriquement cela doit faire jurisprudence. Une fois que tu en as la certitude, tu contactes un avocat spécialisé et tu entames les démarches. »

Le temps file dans ce Café des champs libres, dont le nom prend tout à coup une résonance particulière. Lorsque Chloé prend la parole, Abdi écoute religieusement. Et quand c’est à son tour, il s’applique, sourit, la touche du bout des doigts comme pour s’assurer qu’elle comprend bien. « Quand j’ai dit pour la première fois à ma mère que je parlais avec Chloé, elle a pleuré », confie Abdi.

Certains ont pu gloser sur le syndrome de ­Stockholm qui pourrait lier l’ex-otage et son ravisseur. Chloé s’en amuse. Ce qui la lie à Abdi, pour elle, c’est une saine colère contre la France. La France qui lui a peut-être enlevé l’homme de sa vie. La France qui ne donne pas de papiers à ces anciens pirates, pauvres hères qui ont maintenant purgé leur peine. « Ils ont été condamnés, ils ont payé, alors pourquoi les maintenir dans une telle situation ? Ils ne peuvent ni travailler ni être expulsés. À quoi cela rime ? Sinon il fallait les débarquer en Somalie, comme cela au moins c’était clair. » Aujourd’hui, les deux autres compagnons d’infortune de Abdi ne sont pas mieux lotis que lui. « Péchou », Mohamed Mahamoud de son vrai nom, qui était le seul à comparaître libre au procès, vit près de Lorient, lui aussi au sein d’un foyer Emmaüs. Osmane Ali, dit « Luna », est resté quelque temps dans le même foyer que Abdi avant de partir à Paris.

La Honda orange de Florent

Le destin joue parfois avec les hommes. Cette fois, c’est un drôle de chassé-croisé. Alors que le Somalien est propulsé à Rennes, la ­Bretonne fait le chemin inverse et bâtit son nid dans l’océan Indien. À partir de 2011, Chloé reconstruit sa vie avec son fils sur Nosy Be, petite île située au nord-est de Madagascar. « Nous y sommes allés une première fois quelques mois. Je cherchais un lieu accueillant où notre passé ne serait pas l’objet d’une curiosité, où nous pourrions nous construire une vie paisible. Là-bas les ancêtres sont souvent présents dans les discussions, régulièrement sollicités pour les bénédictions. Je trouvais jolie l’idée que Colin puisse grandir dans un univers où l’invocation collective de son père puisse être joyeuse. » 

Chloé m’a invité chez elle, à Madagascar, quelques semaines avant qu’elle ne retrouve Abdi à Rennes. Elle habite une grande maison, conçue de manière à ne pas laisser d’impact sur l’environnement, à flanc de colline, dans le village d’Andilana. De la terrasse, la vue est à couper le souffle. On peut y observer un décor luxuriant de verdure se jetant dans l’immensité de l’océan. « Finalement c’est là que nous devions arriver avec Flo, alors pourquoi ne pas vivre ici ? Les gens ne cherchent pas spécialement à savoir pourquoi ou comment vous êtes arrivés là. Des drames, il y en a plein, et on ne s’arrête pas dessus pour autant. »

En sept ans, la jeune femme s’est complètement fondue dans le village. Elle se défend de parler couramment le dialecte local, le sakalava, mais elle le maîtrise suffisamment pour dialoguer et plaisanter avec les Malgaches. Ce qui lui confère une certaine aura auprès de la population. « Maman Colin n’est pas “vazaha” (étrangère, ndlr), elle est malgache ! », lui lance-t-on régulièrement. Un signe d’affection qu’il faut prendre à sa juste valeur dans une île où beaucoup de Français et d’Italiens viennent profiter du faible coût de la vie et des jeunes femmes. « La prostitution existe mais Nosy Be ce n’est pas que cela, s’agace-t-elle. Les gens, la culture, les paysages… C’est une île magnifique qui gagne à être découverte. »

Au quotidien, Chloé ignore si les gens sont au courant de sa situation. Elle sait juste que le concessionnaire du garage, un karan (communauté musulmane de Madagascar) charismatique surnommé « Ben Laden » en raison de sa grande barbe blanche, a vu un reportage sur son histoire sur la BBC. « Les gens s’en fichent ici, ils ne posent pas nécessairement de question, mais quand ils connaissent mon histoire, ils sont plutôt ­bienveillants. »

La jeune femme a monté en 2011 une école, ­Utopiks Loustiks, qu’elle fait vivre grâce au mécénat. Y sont scolarisés des enfants des villages voisins et employés des professeurs malgaches. « J’ai laissé les rênes, je ne veux pas que l’école soit perçue comme une école “vazaha”, explique-t-elle. Je signe les papiers ! » Elle a également ouvert une librairie, Le Jardin des sens, dans le centre-ville de Hell-Ville, la petite capitale de Nosy Be, où elle se rend au moins une fois par semaine avec la Honda 125 cm3 orange qui appartenait à Florent et qu’elle a fait venir de France.

Alors que la période des cyclones touche à sa fin, c’est un peu le vague à l’âme que Chloé s’apprête à laisser temporairement sa vie malgache. Bientôt elle rentrera en France, en Bretagne. Bientôt, elle y recroisera Abdi. Elle boira un verre en sa compagnie, dans un café sympa de Rennes. Tout ce temps, elle a continué à lui écrire. Des lettres, ils sont passés aux messageries instantanées. WhatsApp et Messenger sont venus à bout des continents qui les séparaient.

Le dimanche soir, alors que le ciel déverse les torrents d’eau qui donneront ce vert éclatant à la végétation, sur la plage d’Andilana, les petites gargotes diffusent de la musique toute la nuit. Pas de touristes, mais des agriculteurs, des pêcheurs, des « beach boys », qui viennent boire leurs canettes de Three Horses Beer. On rit, on danse, on séduit, on oublie la journée dans les champs à tirer les zébus, ou à remonter les filets. « Colin grandit, il souhaite retrouver ses amis en France, ses cousins et cousines. Il veut une scolarité au collège, je ne peux lui refuser cela. En septembre, nous ferons donc notre rentrée en France. J’espère que quand il sera plus grand, quand il aura une petite amie, il sera fier de l’amener ici et de lui faire découvrir ce qui a été son enfance. Mais dès qu’il a fini le lycée, je reviens m’installer ici. ­Objectif 2023 ! », ­concluait-elle avec un grand ­sourire, quelques jours avant de prendre l’avion pour Rennes.

Au Café des champs libres, Abdi évoque quant à lui la préparation de l’écriture de son livre. « Je pense que mon histoire, ce qu’il s’est passé sur le bateau, ma condamnation, mon incarcération, ma libération, ma vie aujourd’hui, je dois le partager avec les gens. Il faut que les gens comprennent pourquoi nous avons causé tous ces problèmes. ­Comment un gamin nomade, un pêcheur, peut devenir du jour au lendemain un criminel. ­Pourquoi je suis devenu pirate. Ça me touche vraiment de raconter cela. » Chloé acquiesce. Prend le temps de réfléchir.

« Un jour je t’ai dit : Abdi, si tu dois écrire un livre, tu ne dois pas te raconter en tant que “moi pauvre Somalien”. Tu dois faire rire les gens. Tout le monde le sait que les Somaliens sont pauvres, au moins depuis les sacs de riz de Kouchner ! Non, à mon avis, tu dois trouver un moyen original de raconter le malheur avec de l’humour. Tu dois réussir à transformer cela. Il faut savoir rire des choses graves.

— Si j’écris un livre, ce n’est pas pour qu’on me plaigne. Et ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Aujourd’hui j’assume le mal que j’ai fait à des innocents. Mais j’essaie de comprendre. Je suis malheureux pour les morts, pour toi, ton fils et tes deux amis. »

Avant qu’ils ne se quittent, dans cet après-midi humide qui a filé à toute vitesse, Abdi évoque un déplacement prochain à Marseille. Chloé taquine la pudeur du jeune homme : « Le journaliste, là, voudrait savoir ce que tu vas faire à Marseille ! On peut lui parler de tes amours. » À demi-mot, Abdi admet avoir rencontré une jeune femme. Une pêcheuse. « Nous ne vivons pas ensemble. Mais oui j’ai eu des histoires d’amour et oui, j’en ai une en ce moment. Mais je ne me marierai pas pour rester ici, ni n’effacerai mes empreintes pour obtenir un passeport. J’y arriverai par moi-même. » Au mois de mai, Abdi publie une photo sur ­Instagram ­géolocalisée à ­Marseille. La partie inférieure du cliché nous indique qu’il se tient à bord d’une petite ­embarcation filant sur une eau bleu turquoise.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI.

La survivante de l’Himalaya

Du haut de ses 8 125 mètres, le Nanga Parbat les faisait rêver. Élisabeth Revol et Tomasz Mackiewicz ont réussi leur pari fou : en faire l’ascension en hiver, sans assistance. Ils ont atteint le sommet ensemble. Seule Élisabeth est revenue. 

Par Charlie Buffet

Illustrations Léa Chassagne

Dernière image de lumière : jeudi 25 janvier 2018, le soleil embrase la pyramide sommitale du Nanga Parbat. Magie glaciale d’un jour qui s’achève en très haute altitude. C’est ça qu’Élisabeth Revol vient chercher en Himalaya au cœur de l’hiver, si haut, si loin, si froid. « Sur cette montagne, chaque jour est une récompense, un pas vers l’inconnu, un pas vers la découverte de soi-même », a-t-elle écrit sur son blog. « Nous avons saisi là-haut ces instants où le cœur se suffit à lui-même, tambourinant, rempli de la joie de vivre. »

Il est 17 h 15, le sommet est proche. Élisabeth Revol s’arrête pour attendre son compagnon polonais, Tomasz Mackiewicz, qu’elle appelle Tomek. ­Malgré les nuages qui bourgeonnent, malgré le froid qui tombe comme une pierre avec le jour, elle a le courage d’enlever ses moufles pour se filmer.

La caméra GoPro cadre le bras tendu pour le « selfie », les cheveux blancs de givre qui volètent autour des yeux verts. Derrière son épaule, son ami se rapproche à pas infiniment lents. Avec l’effet du grand angle, la petite silhouette paraît très lointaine. Élisabeth a l’habitude de filmer ses ascensions. Elle choisit les moments d’enthousiasme et force un peu sa voix comme si elle voulait communiquer son entrain à des amis sur la rive d’en face : « Il est cinq heures. On va peut-être finir de nuit, mais je pense qu’on va finir. Les conditions sont vraiment sévères, mais le moral est bon. » Elle revient sur son propre visage dans son hublot de givre, lance un bref « youhou ! » et coupe la caméra. Tomek arrive, quelques mots suffisent : « Il voulait continuer, moi aussi », dit-elle.

Une heure plus tard, il fait nuit. Tomek la rejoint au sommet du Nanga Parbat, à 8 125 mètres d’altitude. À l’instant où Élisabeth devrait serrer son compagnon dans ses bras pour célébrer cette réussite rarissime – l’ascension hivernale d’un 8 000 en style alpin –, la joie se retire brutalement de cette histoire. Tomek voit flou, il est presque aveugle. Il n’a pas porté son masque de ski de la journée. ­Ophtalmie ? Épuisement ? Dernier stade du mal aigu des montagnes ? Probablement tout cela en même temps : la haute altitude mine les organismes, elle se joue de la vie comme le vent de la flamme d’une bougie.

Des bourrasques glaciales cinglent par-­dessus le sommet, la température plonge encore : -40 °C ? -50 °C, -60 °C ? Les chiffres sont vagues, les sensations aiguës. Élisabeth les a décrites en deux phrases lors d’une conférence près de chez elle, dans la Drôme : « À cette altitude en hiver, on gèle instantanément. Un pépin et on est mort. » La GoPro reste dans la poche. Les seules images du sommet sont gravées dans sa tête : un pieu à neige, des drapeaux à prière effilochés dans le halo de la frontale, un compagnon qui ne voit plus rien de tout ça.

Élisabeth se sent soudain très seule. Elle a peur. À 37 ans, elle connaît trop bien cette fragilité, cette précarité absolue de la vie au pays de l’oxygène rare. Elle prend le bras de Tomek, le place sur son épaule, et le guide vers le bas. Leur histoire a ­basculé. Un colosse aveugle se confie à une jeune femme de 1,56 mètre, 40 kilos. Sauve qui peut.

La descente est lente. Tomek étouffe, son nez blanchit. Ses mains recroquevillées comme des serres ne peuvent plus tenir le piolet. Élisabeth lui donne sa paire de moufles de secours, le piolet est abandonné. Du sang suinte de sa bouche et gèle sur sa barbe.

Tomek n’a jamais pris le moindre médicament sur cette montagne. Mais au cœur de cette nuit, son état se dégrade d’heure en heure. La jeune femme lui donne d’autorité quatre comprimés de dexaméthasone, un corticoïde puissant. Un peu plus tard, c’est lui-même qui demande un cachet qu’il avait glissé dans la pharmacie de secours, sans doute une amphétamine – « Tu prends ça quand tu ne peux plus avancer », lui avait-il dit.

« Ses pieds sont gelés, ses mains sont gelées, son nez est gelé…»

À 22 h 19, Élisabeth envoie un premier message de détresse à Ludovic Giambasi, l’ami qui la suit depuis la France : « Tomek n’est pas good. Besoin secours. Gelures et ne voit plus. »

À 1 heure du matin, ils ont réussi à perdre 800 mètres d’altitude, mais Tomek n’est plus capable de faire un pas. Élisabeth l’aide à descendre dans une crevasse où ils s’abritent du vent, à 7 283 mètres d’altitude. Tomek n’en repartira plus.

« Je le protégeais dans mes bras, a écrit Élisabeth Revol dans le magazine Vertical. J’étais dans un état d’angoisse maximale, de peur, de néant, mais je ne devais pas le lui montrer. Je lui parlais d’Ana, sa femme, de ses enfants qu’il allait bientôt revoir, du sommet atteint, du travail qui l’attendait en Irlande, mais il répondait peu. Je suis sortie du trou pour être seule et faire le point. J’étouffais. J’ai regardé les étoiles un bon moment. »

Élisabeth ne dort pas une seconde cette nuit-là. Aux premières lueurs du jour, elle revient auprès de son ami, la vision est angoissante. « Ses pieds étaient gelés, ses mains étaient gelées, son nez était gelé. Il avait du sang qui coulait en permanence autour de la bouche. »

Tomek est lucide, mais il n’est plus capable d’agir. La jeune femme le frictionne pour tenter de le réchauffer et lui explique qu’elle va tenter de retrouver le dernier bivouac et de rapporter le précieux matériel. La veille, en partant pleins d’espoir pour le sommet, ils ont laissé leur tente dans la crevasse où ils ont passé la nuit. Dans l’air polaire de ce petit matin, Élisabeth erre seule dans le dédale glaciaire, mais toutes les crevasses se ressemblent. Le vent a effacé les traces de la veille.

Bredouille et encore un peu plus angoissée, elle revient vers Tomek. Lorsqu’elle le retrouve, son état a empiré. À 12 h 17, elle envoie un nouveau SOS : « Tomek est dans une situation terrible, il ne peut pas marcher. On n’a pas pu rejoindre la tente. Fo levac o plu vite. » Il faut l’évacuer.

Élisabeth et Tomek ont fait le choix de s’engager sur le Nanga Parbat de la manière la plus dépouillée qui soit, en « style alpin ». C’est de l’alpinisme sans filet, sans aucun soutien de porteurs d’altitude, sans équipe d’appui pour porter assistance dans des camps inférieurs. Aucun des deux n’a envisagé de pouvoir être évacué par hélicoptère, et surtout pas Tomek, qui n’était pas assuré pour cela. Alors pourquoi Élisabeth se met-elle à espérer un secours venu des airs ? Peut-être parce que c’est la seule façon d’échapper à un choix terrible, la terreur de tout alpiniste. Rester auprès d’un compagnon que plus rien ne semble pouvoir sauver, c’est prendre le risque presque certain de l’accompagner dans la mort. Le laisser, c’est la certitude de vivre avec le regret et la culpabilité.

Pas besoin d’avoir la moindre notion d’alpinisme pour comprendre cette alternative dramatique : rester et mourir/partir pour se sauver. Il semble même que, plus l’observateur est loin de la scène, plus il est enclin aux jugements expéditifs sur cette question morale. Vu du dehors, l’esprit de l’alpinisme c’est la cordée, la solidarité à la vie à la mort, point final.

En 1984 dans les Andes, l’alpiniste anglais Joe Simpson s’est retrouvé pendu au-dessus d’une crevasse, entraînant son compagnon, Simon Yates, vers le vide. Simon a coupé la corde et s’en est allé, le laissant pour mort. Mais Joe a survécu et réussi in extremis à rejoindre le camp de base. Couper la corde est tabou, Simon était jugé coupable. Pour le défendre, Joe a écrit un livre qui rétablit la vérité : sans ce geste de survie, ils seraient morts tous les deux. Dans La Mort suspendue (paru sous le titre original Touching the Void), Joe Simpson raconte avec une lucidité de revenant les trois jours où il a rampé pour ne pas mourir dans une solitude absolue. C’est un bijou de la littérature de montagne. Le sauvetage d’Élisabeth Revol rappelle cette épopée. Mais cette fois, le chœur antique est entré sur la scène du drame. L’histoire est suivie en direct et sur les réseaux sociaux, chacun soutient ou condamne.

La première fois qu’Élisabeth Revol a vu le Nanga Parbat, c’était il y a dix ans, à travers le hublot d’un avion de ligne. À 28 ans, elle venait de réussir une première expédition éblouissante au Pakistan, enchaînant trois 8 000 en deux semaines, ce que seule une poignée de très grands alpinistes (et pas une femme) avait réussi avant elle. Elle avait dévoré des yeux cette montagne immense et solitaire qui trône à l’extrémité orientale de ­l’Himalaya, entre les gorges de l’Indus et les plaines du Cachemire.

L’expédition rêvée prend corps cinq ans plus tard, en hiver. En décembre 2012, Élisabeth arrive pour la première fois au pied du versant nord du Nanga Parbat, avec l’Italien Daniele Nardi. L’un et l’autre grimacent devant le panneau au bord de la Karakoram Highway : « Look to your left, Killer Mountain. » Ce surnom de film d’horreur ressort (souvent avec la photo du panneau) à chaque catastrophe : à l’été 2013, lorsqu’un commando d’Al-Qaeda a lancé un raid sur le camp de base, tuant onze alpinistes ; et de nouveau cet hiver. Montagne tueuse ? Non ! Ce sont les hommes qui viennent se confronter à la montagne dangereuse. Le Nanga Parbat ne prémédite rien. Pourtant, le cliché est inusable. L’ère des conquêtes himalayennes est révolue depuis longtemps, mais l’alpinisme passe toujours pour un combat : il faut vaincre la montagne ou elle vous tue.

Élisabeth Revol est à des années-lumière de cette rhétorique martiale. Pour elle, se mesurer aux géants himalayens est une quête esthétique et intérieure. À l’époque déjà, elle choisit de grimper en Himalaya comme dans les Alpes, sans oxygène, sans porteurs d’altitude ni camps préinstallés ni cordes fixes. « By fair means » (« par des moyens honnêtes »), disait le pionnier anglais Albert ­Mummery, le premier à se mesurer à un sommet de plus de 8 000 mètres. C’était justement le Nanga Parbat. En 1895, il partit avec deux compagnons gurkhas vers un éperon rocheux au milieu de l’immense face du Diamir. On ne les revit jamais. Ce sont les premiers disparus du Nanga Parbat.

Début janvier 2013, c’est vers cet éperon ­Mummery que se dirige Élisabeth Revol. « Tenter de reprendre autrement qu’en style alpin cette voie du légendaire pionnier anglais serait inélégant », écrit son compagnon, Daniele Nardi. L’éperon n’a jamais été gravi à la montée. Le seul à l’avoir foulé, à la descente, est Reinhold Messner alias « le King », lors d’une traversée épique de la montagne, en 1970. Reinhold était parvenu au sommet avec son frère Günther par le versant opposé, la dantesque face de Rupal. Il revint seul, les orteils gelés, alors que son décès était déjà annoncé. L’éperon Mummery fut le chemin de son retour à la vie, son entrée dans la gloire, et la naissance d’une écrasante culpabilité. Incapable de supporter seul la responsabilité d’être revenu sans son frère cadet, Messner a passé sa vie à s’inventer des ennemis et à mettre en mots et en scène ses tourments intimes.

Élisabeth Revol connaît ces histoires : elles ont nourri sa passion pour la montagne depuis l’adolescence. Elle connaît les drames, les dangers décuplés en hiver. Elle les affronte en s’entraînant comme jamais. Après des années de courses d’endurance à pied et en VTT, une technique affûtée en escalade rocheuse et glaciaire, elle se sent prête.

« Je veux découvrir ce 8 000 dans des conditions hivernales, me découvrir dans un milieu encore plus hostile, rythmé par la neige, le vent, le froid, le gel, explique-t-elle dans le film de l’expédition. Est-ce que je peux grimper dans des conditions de froid extrême, surtout dans un état d’hypoxie ? Qu’est-ce que ça peut donner au niveau de la circulation sanguine ? Est-ce que je peux passer une nuit en altitude, sachant que le froid est mordant ? »

La tempête la repousse de l’éperon ­Mummery à 6 000 mètres d’altitude. Elle redescend avec des débuts de réponses et de nouveaux désirs. Surtout, elle a fait la connaissance d’un alpiniste polonais que le froid laisse de marbre : « Il était monté jusqu’à 7 400, et il est resté bloqué pendant une semaine dans une grotte de glace par un vent de malade. Quand il est descendu, tout le monde le croyait mort. » C’est Tomek : « Un pur passionné, quelqu’un qui peut résister au froid. C’est pour ça que je suis partie avec lui. »

Un homme de marbre

Deux ans plus tard, les hasards des permis d’ascension réunissent Élisabeth et Tomek au camp de base. Ils partagent la même passion pour le Nanga Parbat en hiver et se découvrent ­complices. Tomek a une tignasse de rouquin et un sourire ­désarmant. Il a cinq ans de plus qu’Élisabeth. Sa voix est douce, un peu voilée, il parle peu devant la caméra, chante beaucoup quand il cuisine sur le réchaud. Il a découvert l’Himalaya au sortir d’une cure de désintoxication à l’héroïne. Le Pakistan est devenu son pays de cœur, il aimerait s’y installer avec sa famille. Il a trois enfants. Les deux aînés vivent avec sa première femme ; sa dernière, Zoya, avec lui et sa nouvelle compagne, Ana.

Tomek peut passer des nuits entières à écouter de la musique avec ses copains pakistanais ou à discuter avec Élisabeth. Il gagne sa vie en travaillant en Irlande dans la maintenance des éoliennes, ce qui lui laisse du temps libre l’hiver. Le Nanga Parbat est devenu sa passion exclusive. C’est déjà sa quatrième expédition. Aucune autre montagne ne compte pour lui. Sur les images tournées par Élisabeth, il a toujours l’air calme, insubmersible.

Le 8 janvier 2015, ils quittent le camp de base avec dix jours de vivres et des sacs à dos de 20 kilos. La voie qu’ils ont choisie remonte le glacier de Diama, décrivant un large détour vers la gauche de la paroi : elle est plus longue mais moins exposée aux avalanches que l’éperon Mummery et moins difficile techniquement que la voie normale, la voie Kinshofer. Elle est donc plus adaptée quand on prévoit de descendre sans assistance ni cordes fixes.

Élisabeth et Tomek remontent patiemment le glacier. Le froid les assaille jusqu’à l’intérieur de la tente : même au soleil en fin d’après-midi, il y fait -20 °C. Le 17 janvier, ils s’élèvent jusqu’à 7 800 mètres d’altitude. Personne n’est jamais monté aussi haut en hiver sur le Nanga Parbat, le sommet est tout proche, à toucher. Mais la météo est incertaine, le froid et le vent insupportables. Ils s’arrachent à l’attraction fatale et font demi-tour.

Le lendemain, à 6 500 mètres d’altitude, Tomek crève un pont de neige et disparaît dans une crevasse. « Tout défile dans ma tête, Ana, ses enfants, et moi toute seule sur ce glacier hostile », raconte Élisabeth dans le film qu’elle a intitulé Nanga Light. « Light » comme lumière, et légèreté. La lumière du Nanga Parbat, la légèreté du style alpin – et du ton, sans aucun pathos. Tomek a rebondi sur cinquante mètres et atterri sur un cône de neige. Il trouve un cheminement pour sortir de la crevasse. Quand elle le voit émerger, Élisabeth est frappée par son visage. Il a pris vingt ans d’un coup.

J’ai rencontré Élisabeth Revol un soir de ­printemps dans la clinique où elle travaillait à sa ­rééducation. Menue, cheveux noirs et regard vif, elle irradie d’une énergie qu’on sent concentrée sur sa guérison. Elle se montre blessée de ne pas avoir été comprise, et très soucieuse de se ­protéger des médias, s’anime souvent sans jamais se départir d’une gravité un peu triste. ­Sincérité sans aucun voile. C’est pour Tomek qu’elle a accepté cet entretien qui lui est douloureux. ­Spontanément, elle commence à parler de son ami, longuement, levant parfois très haut sa jambe gauche avec une ­souplesse de chat pour soulager son pied bandé. Elle évoque la chute de Tomek dans la ­crevasse.

Elle se souvient de son visage défait et de sa voix transformée quand elle l’a aidé à sortir, une voix rauque, inconnue.

Elle parle de « Fairy », la présence que Tomek sentait sur la montagne, et qui s’adressait à lui dans les moments décisifs. « Dans cette chute, il a entendu la voix de Fairy qui le rassurait : “Ne t’inquiète pas, tu es costaud, tu survivras.” Plus bas, dans les séracs, il entendait des chiens aboyer, des enfants jouer. Il se disait qu’il y avait de la vie, un village… » Élisabeth raconte cette présence surnaturelle qui dialoguait avec Tomek comme une réalité étrange de l’hiver himalayen : « Moi, je n’arrive pas à imaginer qu’une divinité décide de notre sort sur cette montagne. Mais pour Tomek, c’était clair. Il me disait qu’elle le visitait dans ses rêves. Un jour, notre duvet posé sur la neige s’est envolé, il m’a dit : “Tu vois, c’est Fairy qui s’amuse avec nous”. »

Après la chute, Tomek boîte sur son genou abîmé. Ses gelures s’aggravent. Lorsqu’il enlève ses chaussures au camp de base, ses orteils sont bleus. Il laisse filmer ses pieds dans une bassine : « Escalader cette montagne en hiver, je ne peux pas dire que ce soit un plaisir, l’entend-on dire avec un curieux sourire. Les vues sont belles, mais tu n’en as rien à foutre parce que tu es en train de perdre tes orteils ! Tu ne peux pas dire : “Oh, il fait -40” parce que tu es complètement congelé et que pour toi, c’est -100 ! Mais c’est si beau… C’est comme un immense congélateur avec des centaines de tonnes de glaces, et toi tu es à l’intérieur. »

Dès l’hiver suivant, Tomek est de retour au Nanga Parbat avec Élisabeth. De nouveau, ils s’élèvent très haut sur la montagne. De nouveau, ils renoncent. Un mois plus tard, deux expéditions unissent leurs forces pour équiper la classique voie Kinshofer de cordes fixes et installer des camps d’altitude. Le 26 février 2016, ­l’Italien Simone Moro, le Pakistanais Ali Sadpara et ­l’Espagnol Alex ­Txikon parviennent au sommet. La première hivernale du Nanga Parbat est faite. La championne de ski-­alpinisme italienne Tamara Lunger a fait demi-tour à 80 mètres sous le sommet, sans doute non loin de l’endroit où Élisabeth a filmé Tomek pour la ­dernière fois, au coucher du soleil.

Le 16 décembre 2017, Élisabeth Revol et Tomek Mackiewicz arrivent au Pakistan pour la troisième fois ensemble. C’est le septième rendez-vous de Tomek avec le Nanga Parbat. Le camp de base a bien changé. Deux ans plus tôt, la perspective de la première hivernale attirait une vraie petite foule d’alpinistes venus du monde entier. Cette fois, ils sont totalement seuls sur la montagne. Les militaires, sans qui rien ne se décide depuis l’attaque d’Al-Qaeda de 2013, ont imposé de placer le camp de base dans le hameau de Kotogali, à 3 800 mètres d’altitude, où le soleil se montre six heures par jour. Le site classique du camp de base, trois à cinq heures de marche plus haut, est une glacière qui ne voit le soleil que deux heures par jour. Tomek et Élisabeth s’y retrouvent totalement livrés à eux-mêmes. Le cuisinier, dont la compagnie était précieuse les années précédentes, reste à Kotogali avec les militaires.

« Cette solitude, c’était magique, dit Élisabeth. Pour la première fois, j’avais l’impression de vivre réellement l’engagement de cette montagne en hiver. » Rares sont ceux qui ont connu cet isolement presque absolu de l’hiver en Himalaya. Les ascensions hivernales sur les plus hauts sommets du monde, une spécialité des Polonais depuis la fin des années 1970, sont restées le dernier bastion des expéditions lourdes : le fait de groupes nombreux, très structurés, prêts à endurer « l’art de la souffrance », à équiper patiemment leur objectif de kilomètres de cordes fixes et de camps d’altitude avant d’envoyer une ­cordée lancer l’assaut final et d’assister sa ­descente.

En ce même hiver 2017-2018, Krzysztof ­Wielicki, auteur de la première hivernale de ­l’Everest en 1980, dirige une grosse expédition financée par la Pologne au K2, le deuxième plus haut sommet du monde après l’Everest, le dernier 8 000 à ne pas avoir été gravi en hiver. Il a réuni le gratin des alpinistes de son pays autour d’une star et d’un jeune prodige, Denis Urubko et Adam Bielecki. L’aurait-il voulu, Tomek n’en aurait jamais fait partie. Trop franc-tireur, trop peu expérimenté en Himalaya, trop focalisé sur le seul Nanga Parbat, la montagne de sa vie.

Pour Élisabeth, l’horizon s’est élargi. Elle vient de réussir une intense saison d’automne sur trois « gros 8 000 » : elle a gravi le Lhotse sans oxygène, frôlé le Makalu en parvenant à 40 mètres du sommet, et renoncé à l’Everest après une tentative jusqu’à plus de 8 500 mètres d’altitude, seule dans une météo médiocre. Dans les cercles d’alpinistes, sa notoriété s’étend. Début décembre, avant de s’envoler pour le Pakistan, elle présidait le jury du Festival du film de montagne d’Autrans, dans le Vercors. Pour 2018, elle s’est mise en disponibilité de son emploi de prof de gym. Après l’expédition hivernale au Nanga Parbat, elle a trois autres 8 000 au programme cette année.

« S’imprégner des lieux, seuls »

Lorsqu’ils quittent le camp de base, Élisabeth laisse, comme d’habitude, Tomek partir une bonne heure en avance. « C’était un tracteur, un diesel, se souvient-elle. Il démarrait toujours doucement et je le rejoignais. C’était notre rythme, on a toujours fonctionné comme ça. Moi, si je n’avance pas assez vite, j’ai froid. On aimait être libres sur la montagne, s’imprégner des lieux, seuls. Tant qu’on n’avait pas besoin de la corde, on avançait chacun dans notre bulle, hyperconcentrés. Sous la tente, c’était autre chose. On passait des heures à discuter, de vrais ­moulins à paroles ! On rigolait, on plaisantait, on racontait plein d’histoires. Je connais tout de sa vie, il avait tellement de choses à raconter ! »

Tomek est toujours aussi captivé par sa montagne, mais la voix de Fairy et de ses prémonitions se fait plus insistante. Avant le départ, il a rendu visite à ses deux aînés, Tonia et Max. Il parle souvent de son fils, qui l’avait bouleversé à l’âge de 1 an en disant avoir vu son frère jumeau, mort à la naissance : « Max comptait énormément pour lui. Il disait : “Mon Max, c’est moi quand j’avais 10 ans.” Avant le départ, il lui a dit : “Papa, tu vas mourir sur cette montagne.” Tomek m’en a parlé plusieurs fois au camp de base. Je crois que ça l’a perturbé d’entendre son fils lui dire ça. »

Le duo commence à s’acclimater la veille de Noël. L’objectif est d’aller passer une ou plusieurs nuits à plus de 6 500 mètres pour que le corps fabrique des globules rouges et devienne capable d’affronter l’hypoxie, le manque d’oxygène dans l’air rare des sommets. Le 3 janvier, un camp est installé à 6 600 mètres d’altitude : la petite tente est laissée en dépôt, enfouie sous 50 centimètres de neige. Le lendemain, le jet-stream se lève. Pendant plus de deux semaines, ce puissant courant qui porte les avions en haute altitude souffle jusqu’à 150 kilomètres/heure.

À la première accalmie, ils lancent une tentative, mais dans un faux mouvement, Élisabeth laisse tomber l’InReach, le traceur GPS qui lui permet de se géolocaliser et d’envoyer des messages en France. Pour elle, il est hors de question de continuer sans pouvoir envoyer le message quotidien qu’elle a promis à son mari. Ils font demi-tour et retrouvent le précieux outil au pied de la pente, posé intact sur un rocher. Le lendemain, la tempête revient, ils se replient au camp de base. « Tu vois, la perte de l’InReach, c’était un signe… », dit Tomek.

Le 22 janvier, lorsqu’ils remontent enfin jusqu’à leur camp d’altitude, la tempête a soufflé toute la neige. La tente aurait dû s’envoler, elle est toujours là, simplement posée sur la glace. Ils s’y blottissent dans un vent de 100 kilomètres/heure. Le créneau espéré semble se dessiner à partir du 25 janvier. « Mon mari qui m’envoyait des bulletins météo m’a dit qu’il fallait absolument être revenu au camp de base le 27 », se souvient-elle. Elle envoie un message optimiste : « Demain attaque, C3, C4 et top ! » Camp 3, camp 4, et sommet le 25 janvier.

Le rythme lent des fourmis d’altitude

Tomek est barbouillé. Il a des nausées et semble toujours perturbé. « Les deux derniers jours, il était complètement fermé, dit Élisabeth. Il ne plaisantait pas. Je le sentais perdu dans ses pensées. Je ne sais pas s’il pressentait quelque chose. Je me le demande de plus en plus… » Au matin du mercredi 24 janvier, ils partent dans le blizzard et gagnent le plateau supérieur du glacier du Diamir. La petite tente est montée dans une crevasse à l’abri du vent, à 7 300 mètres d’altitude. À 14 h 43, Élisabeth envoie un SMS lapidaire : « Tvb C4 tps de merde. Neige vent ms OK. On voit pa à 2 M, yahoooo. »

Taper un message sur l’InReach n’est pas une mince affaire. L’appareil ressemble à un hybride de télécommande et de téléphone portable de première génération. Il n’a pas de clavier mais un bouton central pour sélectionner les lettres une à une. À chaque utilisation, il faut enlever les gants et surveiller la batterie. Pour l’économiser, Élisabeth peut choisir de ne pas envoyer sa position GPS, une opération gourmande en énergie. Les messages doivent être très courts, sans quoi ils risquent d’être coupés en plusieurs tronçons envoyés dans le désordre.

Au réveil dans la petite tente glaciale, les préparatifs sont toujours plus longs que prévu. Tout ce qui n’est pas enfoui dans le duvet est gelé à cœur. Il faut allumer le réchaud, mettre de la neige à fondre pour le thé. Le halo des frontales illumine l’air embrumé des vapeurs de respiration. L’esprit est ralenti, les gestes maladroits, mais il faut rester ­précis : la moindre erreur peut avoir des conséquences dramatiques. Tomek tente de réchauffer ses pieds au-dessus du réchaud. À 4 h 51, Élisabeth répond à un SMS de son mari : « Oui ça va la forme on tente quelque chose today si météo ok sinon on redescend bisou. » Le créneau annoncé semble se confirmer.

Ils s’allègent au maximum, partent sans sac. Un litre d’eau, trois barres énergétiques, une paire de gants et de moufles de secours. Tout tient dans les poches de la combinaison et un petit sac ­qu’Élisabeth porte en bandoulière : pharmacie d’altitude, crème solaire, stick à lèvres… Elle porte un masque de ski et protège le bas de son visage. Pas question de laisser dépasser le moindre morceau de peau : il gèlerait en quelques minutes. La GoPro et l’InReach restent au chaud dans la combinaison, à portée de main.

À 7 h 30, une bonne heure après le lever du jour, ils se mettent en route. La tente reste à l’abri dans la crevasse. Ni l’un ni l’autre ne pensent à en marquer l’entrée. Tomek, comme d’habitude, part devant, à son rythme de tracteur. Élisabeth est excitée de s’engager pour la première fois sur ce haut plateau glaciaire qu’elle ne connaît pas. La pyramide sommitale du Nanga Parbat leur fait face. Ils n’en ont jamais été aussi proches. Mais au rythme lent des fourmis d’altitude, il leur faut dix heures pour arriver à l’approche du sommet, au coucher du soleil.

Élisabeth s’arrête pour attendre Tomek. Elle sort l’InReach pour regarder l’heure et envoyer sa position. Il est 17 h 19, à 8 036 mètres d’altitude. À 90 mètres du but.

« Besoin secours »

On imagine le sommet comme un moment de pur bonheur. Mais quand Élisabeth parvient à la nuit tombée sur la cime du Nanga Parbat, se réjouir seule n’aurait aucun sens. Elle attend son compagnon dans le vent glacial « sans penser à rien ». « Je m’imprégnais juste de ce moment, a-t-elle écrit. J’attendais que Tomek soit là pour immortaliser ce moment mais surtout pour le serrer dans mes bras. » Quand il arrive enfin et lui annonce qu’il est aveugle, elle n’a plus qu’une seule idée : fuir vers le bas, si c’est encore possible. Le sommet tant désiré s’évanouit dans le néant.

« J’ai passé la nuit à lutter, raconte-t-elle. Je lui parlais en permanence, je l’encourageais, je regardais où il posait ses pieds. C’était hyper intense, hyper compliqué d’essayer de le préserver, de lutter contre le froid. Je me disais : il ne faut pas que je craque maintenant sinon on reste tous les deux là-haut. »

Le vent est frigorifiant, Tomek décline rapidement. À mesure que la nuit avance, ses gelures progressent, ses forces l’abandonnent, sa vue ne revient pas. Élisabeth comprend que, seule, elle ne pourra bientôt plus rien pour lui. Dans la nuit noire, à 7 500 mètres d’altitude, elle envoie son premier SOS : « Besoin secours. »

Pour plus de sécurité, le message est envoyé aux trois numéros enregistrés sur l’InReach, ceux de son mari Jean-Christophe, d’Ana, la femme de Tomek, et de Ludovic Giambasi, son routeur. Il est 22 h 19 sur le Nanga Parbat, quatre heures de moins en France et en Pologne : 18 h 19. Une énorme machine se met en branle, dans l’instant. Pour ses amis, ses proches et tous ceux qui s’impliquent dans le secours, une très longue veille commence.

Ludovic Giambasi a rencontré Élisabeth Revol il y a une quinzaine d’années à Ailefroide, dans les Écrins. « De ce jour, on ne s’est plus lâchés. C’est ma sœur ! », dit-il. Leur cordée s’est soudée dans ces montagnes sauvages des Alpes du Sud où les refuges sont rares et les téléphériques presque inexistants. Initiation à l’autonomie, à l’esprit d’exploration : « On a tout découvert ensemble, rocher, glace, goulottes… On ne dormait pas en refuge, on partait à minuit de la voiture. On avait la même vision, mais assez vite, elle ne faisait plus que ça et niveau cardio elle a commencé à passer devant. Moi j’étais plus technique. On se complétait. »

En 2006, ils partent pour les Andes. « On avait une grosse envie et une grosse appréhension : c’était la première fois qu’on grimpait hors des Alpes. Une fois en Bolivie, on s’est aperçu qu’on n’arriverait jamais à tout porter jusqu’au camp de base. On était de gros débutants ! On a trouvé des lamas et on a fait un sommet sans problème. »

L’année suivante, Élisabeth et Ludovic partent au Népal. Même peur, même envie, même difficulté pour s’équiper : « On avait 25 ans, pas de sponsor, et tout était cher… » Ludovic se souvient du conseil de l’alpiniste Jean-Christophe Lafaille, gapençais comme lui, de quinze ans son aîné : « Il m’a dit qu’il partait toujours avec du matériel neuf, c’était plus sûr. On n’était pas dans le même monde ! » Leur objectif, le Pharilapcha, un 6 000 du Khumbu, est atteint en un clin d’œil.

En 2008, Ludovic reste dans les Écrins quand Élisabeth brille dans le Karakoram : ce n’est que l’année suivante qu’il découvre avec elle ce massif du nord du Pakistan. Ils explorent un nouvel itinéraire sur le Broad Peak, un des 8 000 gravis par Élisabeth l’été précédent. « La démarche, c’était le style alpin le plus pur : pas de médicaments, pas de Diamox pour préparer l’acclimatation, pas de porteurs d’altitude, pas de portages pour préinstaller des camps, pas d’oxygène, pas de routage météo… En descendant par la voie normale, on est tombés sur des cordes fixes mais on n’y a jamais touché. Pour nous, c’était comme un dégoût ! »

Lorsqu’on lui demande d’où vient ce purisme, Ludovic Giambasi, n’hésite pas : « Ça, c’est les Écrins ! La montagne, ici, on ne la conçoit pas autrement. Le bonheur, ce n’est pas seulement le sommet. C’est la manière d’y arriver qui en fait la saveur. Je ne vois aucun intérêt à gravir un sommet en tirant sur des cordes… »

En janvier 2017, Ludovic se décide sur un coup de tête à partir avec Élisabeth pour le Manaslu, au Népal, sa première expédition hivernale. « Dès l’arrivée au camp de base, le froid a été un combat. Élisabeth me disait : “Tu verras on s’acclimate.” Moi, je me filmais jurant : “Plus jamais l’hiver sur un 8 000 !” Je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie. J’en ai chialé… » Le vent grondait sur les arêtes comme un avion au décollage. Élisabeth résistait mieux. « C’est un petit gabarit, tout circule bien… Elle avait la niaque, comme toujours. On a l’impression qu’on peut lui taper dessus, lui envoyer du froid, du vent, des avalanches, tout ce qu’on veut : elle creuse son trou et elle y va. »

L’une des plus grandes opérations de sauvetage en Himalaya

Pour avoir vécu ce froid déprimant dans un camp de base à 4 000 mètres d’altitude, Ludovic comprend instantanément ce que vivent Élisabeth et Tomek à plus de 7 000 quand il reçoit le SMS d’alerte sur son téléphone. Il est au volant de sa voiture, à Gap, et fait demi-tour immédiatement. Quand son amie part en expédition, il s’improvise routeur météo et lui envoie la synthèse des prévisions accessibles en ligne. Depuis l’expé du Manaslu, c’est son téléphone qui est enregistré sur l’InReach d’Élisabeth.

À 18 h 19, ce jeudi d’hiver, Ludovic devient la tour de contrôle d’une des plus grandes opérations de sauvetage jamais conduites en Himalaya. Il crée un groupe WhatsApp pour réunir tous ceux qui s’impliquent dans l’opération : Jean-Christophe, le mari d’Élisabeth, et Ana, la femme de Tomek. Puis s’ajoutent Daniele Nardi, le compagnon ­d’Élisabeth lors de sa première expédition au Nanga, Ali ­Saltoro, l’agent pakistanais chargé de la logistique sur place, Masha Gordon, une femme d’affaires qui soutient les projets d’Élisabeth en Himalaya, Michel Mehlé et Zbigniew Wyszomirski, les consuls de France et de Pologne à Islamabad, trois Italiens habitués des expé au Pakistan, et Robert Szymszak, le médecin qui assure le contact avec l’expédition hivernale polonaise au K2.

Ludovic se charge des échanges avec Élisabeth. « À chaque fois que je reçois un SMS d’elle, je lui réponds pour qu’elle soit sûre qu’il est bien passé, explique-t-il. Toutes les décisions sont soumises au groupe WhatsApp et validées en commun. »

La première nuit, fiévreuse, ne permet pas d’avancer beaucoup. Au Pakistan, les secours en montagne sont réalisés par une société privée, Askari Aviation, qui emploie des pilotes de l’armée formés sur le glacier de Siachen, que l’Inde dispute au Pakistan. Les règles de vol sont drastiques : les hélicos doivent voler par deux et être posés une demi-heure avant le coucher du soleil. Les appareils sont des Écureuil B3, très performants, mais les pilotes n’ont pas d’expérience des évacuations en haute altitude. Pourtant, Ali Saltoro, l’agent pakistanais d’Élisabeth, est confiant : il assure que les hélicos peuvent intervenir à 7 300 mètres, l’altitude où se trouve Tomek. Le prix annoncé est de 12 000 dollars, qu’il faudra régler cash.

Il y a urgence, mais que faire ? La nuit est tombée depuis longtemps en France et en Pologne. L’assurance d’Élisabeth ne répond pas. Dans cette première nuit d’angoisse, un espoir se dessine : la fine fleur de l’alpinisme polonais est au K2, plusieurs grimpeurs y sont déjà acclimatés. S’ils pouvaient être acheminés au Nanga Parbat, à 200 kilomètres à vol d’oiseau, ils seraient d’une aide précieuse. Au cœur de l’hiver en Himalaya, c’est un hasard extraordinaire.

« Fo levac o plu vite. » Vendredi 26 janvier, à 12 h 17, Élisabeth lance son SOS. Ana, le matin, a tenté de lui communiquer sa confiance : « Ne t’inquiète pas, il est très fort, il va résister. J’ai confiance en lui, j’ai confiance en toi. » Mais Élisabeth sait que, seule, elle ne peut plus rien pour son ami. Et ceux qui connaissent la haute altitude n’ont plus de doutes. S’il reste une chance, infime, de sauver Tomek, elle ne peut plus venir que des airs. Si Élisabeth reste à son côté, elle partagera son sort.

« Je pèse 40 kilos, lui 80… »

Deux mois plus tard, dans sa chambre du centre de rééducation, Élisabeth revient avec lucidité sur ce moment : « Avec Tomek, on s’était dit que s’il m’arrivait quelque chose, il pourrait me redescendre, mais que si c’était l’inverse, je ne pourrais rien faire : je pèse 40 kilos, lui 80… Il en était conscient. Dans le désarroi où j’étais, j’ai réalisé que je n’avais pas d’autre solution que de déclencher les secours. Je ne pouvais plus rien faire d’autre pour le sauver. J’avais besoin de ça pour me raccrocher à la vie. C’était ma bouée de sauvetage. Je me suis retrouvée seule face à la décision. Tomek ne pouvait pas la prendre. »

À cet instant, Ludovic Giambasi sait que les hélicoptères sont encore loin de pouvoir décoller. ­Askari Aviation demande à être payé en cash, aucun plan de vol n’a été établi. Il vient d’apprendre que l’hélicoptère, même s’il parvient jusque-là, atteindra au mieux 7 000 mètres. Élisabeth est maintenant la seule à pouvoir être secourue… si elle ­descend en dessous de cette altitude. « Je n’hésite pas un seul instant à lui dire de descendre, se souvient-il. Je sais combien, dans cette situation, il est difficile de prendre une décision pour celui qui est à votre côté. Ce qui est important, c’est de dire à Élisabeth : ce n’est pas toi qui as pris la décision, c’est nous qui l’avons prise pour toi. C’est très important pour elle. Même si au fond d’elle-même, elle sait… »

Vers 14 heures, Élisabeth est convaincue qu’en descendant elle laisse ouverte la seule possibilité d’évacuer Tomek. Cet espoir est comme la flamme de la bougie que l’esprit voit briller – l’éclat d’une étoile morte dont la lumière voyagerait soudain très lentement. Cet espoir irrationnel la ­raccroche à la vie. Élisabeth installe son ami du mieux qu’elle peut à l’entrée de la crevasse. Elle taille des marches et installe une main courante avec ses deux piolets et une corde pour qu’il puisse descendre s’y mettre à l’abri.

« Il était encore lucide, précise-t-elle en me racontant ce moment. Je lui ai expliqué que les secours arrivaient. Il a dit : “Oui, c’est la solution.” Il mettait un peu plus de temps à répondre mais il était lucide. Par contre sa voix avait complètement changé. Il avait une voix rauque, terrible… comme quand il était remonté de la crevasse deux ans plus tôt. Une voix étrange… » Élisabeth : « Maintenant, je dois vivre avec cette image de lui, sa voix rauque et cet espoir que je lui ai laissé. »

Masha Gordon, 44 ans, aurait pu rester une wonder woman russe perchée au sommet de la finance internationale et bien mariée à un homme politique britannique. Mais lorsqu’elle gérait encore 10 milliards de fonds des pays émergents chez Goldman Sachs, sa trajectoire météorique a croisé la vallée de Chamonix. Masha s’est prise de passion pour l’alpinisme et a gravi les « seven summits », points culminants des sept continents, dont l’Everest. Elle a créé Grit & Rock, une fondation qui encourage les jeunes femmes à grimper, notamment dans les banlieues anglaises. Elle est toujours administratrice d’une mine de ­diamants russe et de la Bourse de Moscou, parle comme elle gère son temps, pas une seconde de pause dans un mélange fluide d’anglais et de français. L’an ­dernier, au camp de base du Makalu, un 8 000 proche de l’Everest, elle a fait la connaissance d’Élisabeth Revol et lui a apporté le soutien de sa fondation.

Vers 19 heures, le jeudi 25 janvier, elle reçoit un SMS de Jean-Christophe Revol lui annonçant que sa femme est en difficulté près du sommet du Nanga Parbat. « À partir de cet instant, j’ai passé plus de soixante-sept heures sans dormir, raconte-t-elle dans son chalet de Chamonix. J’ai testé ma résistance au manque de sommeil : je n’avais jamais été aussi loin. »

Masha passe une partie de la nuit à transmettre sa garantie à l’ambassade de France au Pakistan, mais au petit matin, le prix a augmenté et elle réalise que sa signature ne suffira pas. « Je me suis souvenu d’un sauvetage aux États-Unis qui avait été payé par du financement participatif. J’ai “­googlé” “crowdfunding rescue operation Kyle ­Webster, Scott Adams”, et le nom du site est sorti, c’était Gofundme. Une vidéo de quatre-vingt-dix secondes expliquait comment créer un compte. Il y avait une commission de 5 %. Je me suis dit : OK, j’essaie. J’ai copié une photo de Tomek et Élisabeth sur Facebook. En dix minutes, c’était fait. »

Mais Masha a l’habitude d’anticiper : « J’ai tout de suite réalisé que, dans le monde digital, la seule monnaie valable est la confiance, et la confiance, c’est les relations. J’ai contacté le responsable d’un portail polonais sur la montagne que j’avais rencontré aux Piolets d’or. Et j’ai partagé l’info avec des ­leaders d’opinion. » L’adresse du site se diffuse rapidement sur Facebook. Il est alors 9 heures du matin, 13 heures au Pakistan. Ludovic est en train de convaincre Élisabeth de redescendre. La fusée du financement participatif a décollé. Dans le monde entier, la diaspora polonaise se mobilise.

« Comme il n’y avait plus rien d’autre à faire, je suis partie skier en Italie, raconte Masha ­Gordon. En une heure, le temps que j’arrive à l’entrée du tunnel du Mont-Blanc, le site avait déjà récolté 6 000 euros. Quand j’ai regardé mon téléphone vingt minutes plus tard en sortant du tunnel, on en était à 11 000. Et ça a continué comme ça toute la journée. À 13 heures, on avait déjà atteint le premier objectif de 50 000 euros ! »

Les fonds sont là, mais les responsables ­d’Askari Aviation exigent du cash avant de déclencher la moindre opération. À Islamabad, le consul ­Zbigniew Wyszomirski a déjà sorti l’argent du coffre de l’ambassade et fait le tour de ses employés pour réunir la somme exigée en liquide. « C’est lui, le véritable héros de cette histoire, s’enthousiasme Masha Gordon. Il a pris toute la responsabilité sur ses épaules. » Lorsque le consul de Pologne arrive dans les bureaux d’Askari Aviation avec son homologue français Michel Mehlé, la grande prière du vendredi a commencé. Dans tout le Pakistan, le temps est suspendu. Les hélicos ne décolleront plus ce jour-là.

« Passer cette nuit-là, je sais pas comment ça s’est fait »

À la tombée de la nuit, Élisabeth Revol atteint 6 700 mètres d’altitude. Pour descendre au plus direct et s’éloigner le moins possible de son ami, elle s’est engagée dans la voie Kinshofer, la voie classique d’ascension en été. Elle s’installe dans une crevasse pour attendre le salut qui viendra du ciel. Seule, sans corde, sans ses piolets abandonnés à Tomek, elle serait incapable d’achever la descente de cette voie qu’elle ne connaît pas, gardée en dessous de 6 000 mètres d’altitude par un mur vertical infranchissable pour elle : le Kinshofer Wall.

Ludovic lui annonce que l’hélicoptère ne volera pas ce soir – « C’était dur », dit-il. Élisabeth est en colère : elle aurait pu rester auprès de Tomek ! Elle envisage de remonter, mais Ludovic l’en dissuade : une opération est prévue le lendemain matin, il faut absolument qu’elle tienne jusque-là. Elle se recroqueville dans la crevasse, assise sur ses bâtons pour s’isoler de la neige. Le vent est revenu, les rafales s’engouffrent dans son précaire abri et lui projettent des paquets de neige au visage.

« Passer cette nuit-là, je sais pas comment ça s’est fait. » Quand Élisabeth arrive à ce stade de son récit, elle a les yeux brillants. Nuit « d’enfer » ? Deux fois, elle prononce le mot et se reprend. Elle est pleine d’interrogations mais ne cède jamais à l’exagération. Elle veut rester précise, l’enfer n’a rien à voir là-dedans. « Ce froid était abominable… J’ai grelotté pendant trois heures. J’avais des frissons, je me frottais, je me frictionnais, ça repartait, jusqu’à ce que le corps lâche et que l’esprit essaie de sauver la machine. Je me suis assoupie et j’ai commencé à rêver de chaleur… J’avais l’impression d’avoir déjà dormi dans cette crevasse, de connaître cet endroit. Dans mon rêve, il ne faisait plus froid, des gens me donnaient de la chaleur. Je ne comprends pas comment je ne suis pas partie à ce moment-là. Peut-être que cette chaleur rêvée m’a réchauffée intérieurement. Peut-être que ces hallucinations m’ont maintenue en vie. »

Selon les médecins, les hallucinations, liées à la déshydratation et à l’hypoxie d’oxygène, se produisent en état de veille et se confondent avec la réalité. À ce même endroit précis, ­l’Écossais Sandy Allan, qui redescendait épuisé du sommet du Nanga Parbat, a vu le lapin d’Alice gambader sur la neige. Les hallucinations ­d’Élisabeth Revol seraient donc plutôt un rêve ? Mais comment faire la part de la veille et du sommeil dans cette nuit de froid mortel ? Élisabeth a raconté qu’une femme bienveillante lui avait offert du thé chaud et demandé sa chaussure en échange. ­Dormait-elle ? Dans quel entre-deux se ­trouvait-elle ?

Pendant toute cette interminable nuit, ­Ludovic lui envoie des messages pour la motiver, mais ils restent sans réponse. À mesure que le silence se prolonge, l’angoisse des proches monte. « On a perdu le contact pendant une douzaine d’heures, raconte Masha. On commençait à penser sérieusement qu’elle était morte. » Dans un monde rationnel, Élisabeth Revol n’aurait pas dû se réveiller de cette nuit. Qui pourrait survivre à deux nuits d’hiver sans équipement, sans boire ni manger sur les pentes d’un 8 000 ? Enfin, à 8 heures du matin, elle envoie un SMS : « Me suis gelé le pied cte nuit, fo ke je rentre o plu tot. »

Lorsqu’elle s’est réveillée, elle n’avait plus que sa chaussette au pied gauche. Sa chaussure gisait au fond de la crevasse. Avant de la remettre, elle a inspecté ses orteils, ils étaient blancs. Elle dit : « Quand j’y repense, ça me fait vraiment peur, cette nuit-là. »

Au matin du samedi 27 janvier, le plan de secours est prêt. La veille, le lieutenant-colonel Anjum Rafique, commandant de la 5e escadrille pakistanaise de haute altitude, a reçu son ordre de mission et commencé à organiser le sauvetage. Deux hélicoptères kaki d’Askari Aviation doivent décoller au lever du jour de Skardu et voler vers le camp de base du K2 pour récupérer des alpinistes de l’expédition nationale polonaise, puis rejoindre le Nanga Parbat.

La veille, lorsque le SOS lui est parvenu, ­Krzysztof Wielicki, le chef de l’expédition nationale polonaise, a réuni les alpinistes pour les consulter. L’enjeu du K2, dernier 8 000 à ne pas avoir été gravi en hiver, est énorme, mais tous sont volontaires pour partir au secours de la Française et de leur compatriote en perdition à 200 kilomètres de là. Depuis un camp d’altitude, Denis Urubko, qui a gravi les quatorze 8 000, dont deux en première hivernale, entend à la radio que quelque chose se prépare et redescend au camp de base. C’est la cinquième fois qu’il participe à un secours dans l’Himalaya.

Ce samedi matin au camp de base du K2, quatre alpinistes polonais attendent l’hélicoptère, assis sur les sacs de matériel de première urgence. Wielicki a désigné Adam Bielecki, qui connaît Élisabeth, pour partir le premier avec Denis ­Urubko. L’un et l’autre sont acclimatés, et connaissent ce versant du Nanga Parbat. À 9 heures, les deux hélicoptères décollent enfin de Skardu. Il fait encore nuit en France. L’espoir circule dans le groupe WhatsApp, pour s’effondrer aussitôt. Les vallées sont prises dans le brouillard, les appareils font demi-tour. « Ç’a été un moment horrible, se ­souvient Masha Gordon. On savait que chaque minute ­comptait. Jean-Christophe et Ana étaient complètement détruits. »

Toute la matinée, le groupe WhatsApp se débat pour monter un plan B et tenter de faire déposer des porteurs d’altitude pakistanais au camp de base. Ludovic informe Élisabeth du contretemps et l’interroge sur les conditions à son altitude. À 10 h 13, elle répond : « Mais putain, la visibilité est bonne !!! » Enfin, à 13 h 15, les deux Écureuil se posent au camp de base du K2 sous un ciel brumeux et embarquent les secouristes. Depuis la veille, ils ont eu le temps de discuter de leur stratégie. Les appareils ne sont pas équipés de treuils. Une corde est préparée : si le pilote arrive à se placer en stationnaire au-­dessus d’Élisabeth, ils descendront vers elle en rappel. Sinon, ils se feront déposer le plus haut possible et grimperont à sa rencontre.

Après trois escales techniques, les hélicoptères remontent la vallée du Diamir et approchent du Nanga Parbat. Les pilotes mettent leurs masques à oxygène. Deux alpinistes sont déposés au camp de base pour alléger les appareils. Les conditions sont médiocres. Avec ce vent, il n’est plus question de voler à 7 000, ni même à 6 000. Après plusieurs tentatives d’approche, Denis Urubko pose son doigt sur la vitre pour indiquer l’emplacement du camp 1, à 4 800 mètres d’altitude. À 17 h 30, il y est déposé avec Adam Bielecki. Ils savent qu’Élisabeth Revol est immobile depuis près de vingt-quatre heures, 2 000 mètres au-dessus d’eux.

Denis et Adam s’équipent rapidement. Allégés au maximum, ils ont chacun un sac de 8 à 10 kilos avec le matériel de première urgence, des médicaments, une petite tente… Ils allument leur frontale et s’engagent dans la voie Kinshofer qu’Adam connaît bien. En janvier 2016, il était ici pour une tentative hivernale avec Daniele Nardi, compagnon de la première tentative d’Élisabeth. La voie, empruntée par la quasi-totalité des expéditions qui s’attaquent au Nanga Parbat, est signalée par un écheveau de cordes fixes qui se délavent et s’effilochent, parfois depuis un demi-siècle. Vers 6 000 mètres d’altitude, Adam en a empoigné une qui s’est rompue. Il a fait une chute de 80 mètres sur la glace, enrayée in extremis par Daniele. Il l’a remercié de lui avoir sauvé la vie et s’est juré de ne plus jamais toucher que les cordes qu’il place lui-même. Cette nuit, dans l’urgence, il va enfreindre sa propre règle.

Les conditions sont bonnes, les deux ­Polonais s’élèvent vite sur la neige dure des premières pentes, corde tendue. Adam est équipé d’un tracker GPS qui permet de le suivre sur un site. Mais bientôt, le point s’immobilise : l’information a fuité, le site est saturé. « C’était comme suivre un spectacle de téléréalité », dit Masha Gordon.

« Je vais crever, bientôt plus de batterie »

Toute la journée du samedi 27 janvier, Élisabeth Revol semble décliner doucement en attendant l’hélicoptère tant espéré. Après l’angoisse du réveil, lorsqu’elle a découvert son pied gelé, elle sombre dans une somnolence dont elle sort de temps à autre pour envoyer un court message. Elle se filme : « Je le fais souvent quand je suis seule… la caméra est comme une présence, une ­confidente… »

À 16 heures, le brouillard l’enveloppe. Elle répond à Ludovic : « Ça va hyper soif et faim et dodo 5 min. » Mots banals pour une situation qui ne l’est plus depuis longtemps. Bientôt, son InReach sera à plat et elle ne pourra plus communiquer. À 17 h 23, pour la première fois depuis le sommet, elle dit son brutal désespoir : « Je vais crever bientôt plus de batterie. » Ludovic lui annonce que les ­Polonais ont été déposés au pied de la voie et monteront à sa rencontre le lendemain. Elle n’a pas vu l’hélico, elle ne l’a pas même entendu. Le secours ne viendra plus des airs. Elle se décide à descendre.

Comment a-t-elle trouvé la force de se remettre en route dans un brouillard crépusculaire, après vingt-quatre heures d’immobilité ? En l’écoutant raconter, je lui dis que c’est une énigme pour moi. Dans sa réponse, elle associe ce réflexe de survie à la voix de ses proches : « Je savais qu’une grosse tempête arrivait le lendemain. Mon mari m’avait dit : “Le 27, il faut absolument que tu sois au camp de base.” Quand j’ai su qu’il n’y avait plus de secours aérien possible, j’ai repensé à cette phrase. J’ai su que je n’avais plus d’autre choix que la fuite vers le bas. »

Déshydratée, épuisée, privée de sommeil depuis plus de soixante heures dans un froid létal, seule, sans piolets, sans corde, un pied gelé, Élisabeth doit descendre de nuit sur une voie inconnue, dans des pentes raides qui plongent sur le ressaut vertical du Kinshofer Wall. Le moindre faux pas serait fatal. Elle reste calme, méthodique, découvre des cordes fixes installées à l’automne, que la glace n’a pas recouvertes.

Elle doit enlever ses moufles pour pouvoir manipuler le simple mousqueton qui lui permet de contrôler sa descente sur les cordes. « Je progressais le plus calmement possible, concentrée sur les manips et la tenue de la corde, écrit-elle dans Vertical. La peur ne me lâchait pas, mais j’avançais sous la pleine lune et dans le froid mordant de la nuit. Ma frontale ne fonctionnait plus mais la glace vive réverbérait la lumière de la lune. Je sentais le froid geler les chairs de mes doigts. Plus je descendais et plus mon combat était dense : concentration, froid, manips, fatigue, froid, faim, sommeil, épuisement. Et plus que tout, l’envie de sortir de cet enfer pour venir en aide à Tomek. »

Elle sombre parfois dans de brefs sommeils. Grignote de la glace pour essayer de s’hydrater. Remet ses moufles quand le froid devient trop mordant. « Mes doigts étaient de plus en plus douloureux. J’avais mal. Je n’arrivais même plus à tenir mes moufles. Une grosse rafale en a emporté une. J’ai ralenti pour essayer de préserver mes doigts mais j’ai continué à descendre car je ne savais pas du tout ce qui se passait en dessous. »

En dessous, il y a le Kinshofer Wall, qui la sépare des vivants. À 3 % de batterie, l’InReach s’est mis en sécurité. Personne ne sait plus où elle est.

Denis Urubko et Adam Bielecki sont montés dans cette nuit d’hiver plus vite que personne ne l’avait fait ici avant eux. Vers 1 h 30, arrivés au ­sommet du Kinshofer Wall, ils ont entendu un faible cri dans la nuit. Élisabeth venait de voir leurs frontales.

« Je me suis mise à hurler », a-t-elle raconté, très émue, à la journaliste de l’AFP qui l’interviewait sur son lit d’hôpital. Denis Urubko a sorti sa caméra pour enregistrer ce moment. Écran noir, on entend la voix sortie des ténèbres. « J’ai entendu une petite voix très faible dans l’obscurité, écrit-il dans ­Vertical. C’était incroyable. Elle était totalement épuisée et un peu désordonnée dans ses mouvements, mais elle gérait. On l’a sentie immensément soulagée de n’être plus seule. On a regardé ses doigts. Ses ­premières phalanges étaient toutes blanches et certains doigts étaient même attaqués au niveau de la deuxième phalange. J’ai enlevé mes moufles et les lui ai données à la place des gants tout fins en coton qu’elle portait. On a monté la tente, on a fait du thé. On l’a réconfortée et réchauffée, elle s’est endormie. »

Élisabeth sort de sa léthargie pour décrire l’état de Tomek. Denis Urubko s’était préparé à ce moment avec Adam Bielecki. « C’était à nous de faire un choix. Nous ne sommes pas des enfants. Nous sommes des professionnels de la montagne. Nous n’avions que très peu de chances de retrouver Tomek en vie après toutes ces heures passées là-haut, sans eau ni nourriture et surtout dans l’état où il était. Comment, ensuite, aurions-nous pu le transporter à deux sur le vaste plateau à 7 200 mètres d’altitude, puis dans la face ? Si nous avions eu la moindre chance de sauver Tomek, nous y serions allés, mais là, nous avons vite compris que c’était fini pour lui et que nous devions nous concentrer uniquement sur le sauvetage d’Élisabeth. » Il conclut : « Tomek était un guerrier. Il a fait un choix de combattant. »

Sur la base des informations fournies par Élisabeth Revol, le docteur Frédéric Champly, spécialiste de la médecine d’altitude qui l’a soignée à son retour en France, estime que Tomek est mort dans les heures qui ont suivi sa séparation d’avec Élisabeth.

Le sauvetage d’Élisabeth Revol a été suivi en direct dans le monde entier. Le 8 février, une semaine après son rapatriement en France, la jeune femme qui a toujours mené sa carrière dans la discrétion accepte de donner une conférence de presse dans un salon de l’hôtel Majestic, à ­Chamonix. Le public attend le sourire de la survivante, la tristesse pour l’ami disparu. Elle apparaît, pied bandé, visage fermé. D’une voix blanche, elle lâche : « J’ai beaucoup de colère à l’intérieur de moi. On aurait pu sauver Tomek si ç’avait été un réel secours pris à temps et organisé. » L’espoir d’une aide venue du ciel l’a aiguillée vers la vie au moment terrible de la séparation. Elle ne peut en faire le deuil qu’en cherchant les coupables qui le lui ont arraché.

Deux mois plus tard, le souvenir de ce moment restait douloureux pour elle. « En temps normal, je mets deux mois à me remettre quand je rentre d’une expédition. Après ce drame, parler à chaud était absurde. J’étais dans un triste état. La colère et la rancœur que j’avais au fond de moi à ce moment-là n’étaient vraiment pas un bon message. »

Des procureurs anonymes se déchaînent sur les réseaux sociaux. Élisabeth doit demander à ses proches de supprimer des centaines de commentaires haineux de son compte Facebook. En 2009, elle a vécu un drame similaire à l’Annapurna, d’où elle est redescendue seule, sans son compagnon ­Martin Minařík, vaincu par l’épuisement et le mauvais temps. On la juge : récidiviste ! Elle répond à un journaliste d’Envoyé spécial que, oui, elle retournera un jour en montagne. On ne la comprend pas : insensible !

« Quand j’ai vécu ce drame sur l’Annapurna, j’ai fait un break pendant quatre ans, explique-t-elle. Je pensais ne jamais retourner en montagne, mais j’ai compris que ma nature est telle que j’ai besoin de ça, c’est plus fort que moi. Pourtant, le dire à ce moment-là était maladroit. Normalement, j’aurais dû dire : “J’arrête tout.” » En février, la jeune femme accepte de prendre la plume dans Vertical pour un hommage à Tomek, puis elle se retire loin des regards. « J’ai du mal avec cette histoire, dit-elle. J’ai besoin de me protéger. C’était hyperviolent. »

En 1961, Walter Bonatti sauva deux de ses six compagnons d’une tempête qui les avait surpris sur le pilier du Frêney, près du sommet du mont Blanc. Loin de se réjouir, il se sentait accusé, jugé, et confia sa douleur à Dino Buzzati : « Ils ne me pardonnent pas d’être revenu vivant ! » Réaction classique : les psychologues parlent de « culpabilité du survivant ». Cette douleur de vivre après, Joe Simpson l’a combattue en se mettant à écrire. Dans l’un de ses livres, La Mort suspendue, le ­rescapé de raconte le conseil d’une thérapeute : raconter encore et encore l’histoire qui le hante, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que cela, une histoire, un récit.

Cet été, Élisabeth a reçu la visite d’Ana, la femme de Tomek. Après avoir compris que son mari ne reviendrait plus, elle a envoyé un message : « Je voudrais exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont aidé à sauver Élisabeth Revol et ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver mon mari bien-aimé, Tom. Éli est vivante. Dans ma douleur indescriptible, je suis heureuse qu’elle ait survécu. Elle a essayé de l’aider, restant avec lui aussi longtemps qu’elle pouvait… Merci Éli… »

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

Les enfants soldats du foot

Ils rêvent d’être les prochains Mbappé, Messi ou Zidane. Au cœur des banlieues françaises, ils sont repérés à 10 ans, recrutés à 12, starisés à 14 et jetés à 18. Itinéraire des nouveaux enfants-soldats du foot.

Par Nadia Sweeny 

Illustrations Kimi Kimoki

Les feuilles du contrat sont prêtes, étalées sur les trois petites tables que peut contenir ce boui-boui africain caché dans une ruelle de Choisy-le-Roi, en banlieue parisienne. Kevin Nkomo*, 12 ans, se glisse entre les caisses de bières empilées à l’entrée. « Où étais-tu ? On t’attend ! », lance sa mère en claquant la langue, madone postée derrière son bar en carrelage rouge. « J’arrive du stade », se défend le petit, le nez rougi par le froid de janvier. Ses jambes élancées, serrées dans un jogging bleu trop court, l’entraînent près du chauffage d’appoint. Il salue, penaud, un homme engoncé dans une immense parka bleu marine : le directeur adjoint du recrutement d’un club de football professionnel. À l’autre bout de la pièce, Robert, client régulier, vide son demi d’une traite et titube vers la sortie. Tout ça devient trop sérieux.

Kevin se mordille les lèvres. L’écran plat au-dessus de lui, toujours branché sur les chaînes sportives, diffuse des images d’hommes en short sur fond vert. Mais pour une fois, l’enfant n’a pas les yeux rivés sur le match. Il guette patiemment une passe bien plus décisive : celle du stylo qui s’agite entre les mains de l’homme à la parka. Les effluves envahissent la petite pièce. ­Saucissonnée dans son jean, Jacqueline* finit de touiller sa mixture et traîne les pieds jusqu’à la table. La chaise grince. La parka s’anime : « Voici donc l’accord de non-sollicitation qui nous engage ensemble pour les cinq prochaines années. » L’homme au teint hâlé glisse les cinq exemplaires du contrat vers l’adolescent, suivis du stylo noir. « À toi de jouer ! » Kevin s’illumine comme un matin de Noël. Il regarde sa mère : « Comment je fais ? » Elle aussi posera sa marque : pour un mineur, l’autorisation parentale est obligatoire. Ses lèvres rose flashy se plissent : « Écris ton nom, ou juste les initiales. » Kevin se concentre, cale sa langue entre ses dents, approche son visage et trace méthodiquement « K. Nkomo ». C’est officiel : le jeune attaquant appartient désormais à un club de ligue 2. On ne dira pas lequel, pour protéger l’enfant sous le ­pseudonyme, mais disons Nîmes. Dès la rentrée, il quittera sa famille et entrera dans la filière de formation pour atteindre son rêve : devenir ­footballeur professionnel.

Pour fêter cette première signature, la maman sort le vin rouge. Le recruteur s’empresse de ramasser les feuilles signées avant que Jacqueline ne dépose en plein milieu de la table un plat fumant de ndélé, une spécialité camerounaise à base de riz et d’épinards. Elle pavane, radieuse. Elle rentre d’un mois au pays grâce aux billets d’avion offerts par le club. Rien d’officiel. En bon commercial, le recruteur a discrètement fait une fleur à la famille. C’est illégal, mais qui s’en plaindra ? Jacqueline est mère célibataire. Elle élève deux enfants et survit grâce à son restaurant. « Je m’en fiche de l’argent, affirme-t-elle. Mais le club ne vient pas là pour mes beaux yeux… » Alors, pourquoi ne pas en profiter un peu ? Elle tape sur la table et exige, provocatrice, « une caisse de Ruinart blanc », son champagne préféré. L’homme à la parka sourit et accepte. « ­Jacqueline, c’est une sacrée cliente ! », plaisante-t-il. Avant la signature, il appelait souvent Mme Nkomo, prenait des nouvelles, se souciait de la famille. « C’est vrai qu’il me pressait pour que le petit signe, admet ­Jacqueline, mais j’ai confiance en lui, il s’occupera bien de mon petit. » Depuis le soir de la signature, ses appels sont moins fréquents.

Le recruteur reparti, le restaurant fermé, ­Jacqueline et son fils rentrent chez eux, au sixième étage d’une tour de la cité Colonel-Fabien à Vitry-sur-Seine, une commune voisine. Un trois-pièces quelconque. Le jeune attaquant est collé à la fenêtre de la chambre qu’il partage avec sa sœur. En bas, un petit terrain au sol bleu pétant détonne entre les barres grisâtres. Il y a quelques mois, c’était une dalle de béton pourrie, celle qui a vu ses premières passes avec les mômes du quartier. « ­Maintenant, quand on fait des matchs, ils me veulent tous dans leur équipe, s’enorgueillit Kevin. Tout le monde est plus sympa avec moi. » Il sourit en pensant à Malamine, son meilleur pote, au quatrième étage. Lui aussi joue dans un club du ­quartier. Mais il n’a pas la fibre d’un grand. Il ­restera ici. Kevin, lui, partira.

Entre pôles « espoirs » et « couveuses »

Il a enfilé le t-shirt du club de Nîmes, floqué de son nom de famille. Il dort avec, tel un doudou plein de promesses. « Je veux y aller le plus vite possible », chuchote-t-il. Ses yeux balaient les immeubles qui s’étendent sous ses pieds. « Marquer plein de buts ! » Le reste importe peu. Kevin n’a même pas lu le « plan de carrière » négocié avant sa signature. Un document important pourtant, qui ouvre les voies de son avenir. À gauche, les pôles « espoirs » : 15 établissements en France, placés sous la coupe de la Fédération française de football (FFF), sorte de pensionnats sport-études pour les jeunes de 13 à 15 ans. En signant, Kevin s’engage à tenter l’entrée du plus célèbre, le pôle espoirs de Clairefontaine. À droite, les centres de formation des clubs pros : 36 « couveuses », comme on dit dans le milieu, collées aux clubs, pour que les petits rêvent en voyant courir les grands. Après 15 ans, les deux fleuves se rejoignent, et les minifootballeurs des pôles espoirs intègrent le centre de formation qui les a ­préemptés. Kevin signera alors un contrat aspirant et touchera quelques centaines d’euros par mois. Mais tout ça, c’est encore abstrait. Kevin a 12 ans, l’âge où tout se conjugue au présent.

À peine se souvient-il comment il est arrivé là. C’était en septembre, au collège. Il jouait, un pion l’a repéré. « Kevin était l’un des meilleurs : sa fluidité, sa technique, son profil longiligne… », se souvient Amine Khaye. Ballon sous le bras, le surveillant aux épaules carrées aborde les gamins qui s’amassent autour de lui. Il leur explique que le soir il entraîne les U13, l’équipe des 12-13 ans, de l’Athlétique Club de Choisy-le-Roi, à quelques stations de bus. Que chez lui, plusieurs jeunes ont signé avec des clubs pros. Qu’eux aussi pourraient avoir leur chance. La plupart se disent : encore un gars qui vend du rêve pour se la raconter. Mais Kevin endosse le maillot choisyen. Issa Camara, le président du petit club, a observé le jeune Nkomo fouler la pelouse toute neuve. Il a dégainé son téléphone. « Y a un gamin qu’il faut que tu voies », a-t-il dit à des « scouts ». Des recruteurs.

« Tu te vends ? » « Je t’achète ! » « Combien ? »

Il n’est pas midi quand, dans la fraîcheur de février, des minibus déversent une quinzaine de Franciliens sur le parking désert du stade de Nîmes. Les gamins de Choisy-le-Roi sont surexcités, ils ont fait huit heures de route pour visiter le centre de formation de Kevin. Ils s’engouffrent dans les vestiaires décorés des visages d’une équipe qu’ils voient courir à la télé. Ils se prennent en photo, posent comme des rappeurs. Leurs mains curieuses poussent les portes, touchent à tout. Dans la salle de presse, Kevin joue la star. « Alors, ça fait quoi d’avoir signé ? », questionnent les journalistes d’un jour. Dans les salons chics de l’étage, moquette, bar, chaises hautes et baie vitrée plongeante sur le terrain, les gamins font semblant de fumer le cigare : « Tu te vends ? » « Je t’achète ! » « Combien ? »

Les plus jeunes ont déjà été repérés, les parents ne sont pas au courant. Il s’agit de les « faire rêver un peu », dit Amine, l’entraîneur-pion. Il n’a rien touché pour avoir repéré Kevin. C’était juste pour la gloire, l’espoir fou d’avoir détecté le nouveau Zidane. Issa, le président du club, n’a rien pris non plus. Il aurait pu. D’autres l’auraient fait. Des entraîneurs, des directeurs techniques, des encadrants… Dans le milieu, n’importe qui peut se dire recruteur. Mais Issa travaille déjà pour la mairie en tant qu’animateur sportif. Il n’a pas plus d’ambition. À 33 ans, il contacte les « scouts » pour « donner leur chance à ceux qui peuvent percer », et puis, pour Choisy : le rayonnement de son club dépend de sa capacité à envoyer quelques jeunes « en couveuse ».

Après le déjeuner, la meute de petits ­Franciliens envahit le terrain de foot. Kevin est dans leur camp, il porte les couleurs bleues du quartier. En face, les nouvelles recrues du club de Nîmes, des joueurs prometteurs, vêtus de maillots blancs. Sous un soleil lumineux, tous se savent regardés, analysés, évalués par l’équipe dirigeante alignée sur le banc de touche. Le coup de sifflet retentit. Les petits se concentrent. Kevin chope la balle et s’élance vers les cages adverses. Il est quasiment seul. « Mais tire ! », lance un papa accroché au grillage qui le sépare du terrain. L’attaquant tente un jeu de jambes compliqué, et s’affale de tout son long. Les blancs réagissent. Un latéral file vers les cages choisyennes. Premier but. Kevin n’a même pas eu le temps de se relever. Amine, son ancien pion, s’agite sur le côté : « Allez Kevin, bouge ! »

Le vent est frais. La pression monte. Le match repart. Au loin les parents gueulent : « Passe ! », « Reviens ! », « Vas-y ! »… Les mômes courent dans tous les sens. Ange Koffi, capitaine de l’équipe choisyenne, milieu défensif, s’engouffre entre deux blancs et récupère la balle. « Bravo Ange ! », crie Amine. Kevin loupe la passe. Ses jambes semblent molles. Il s’énerve. Sa mère, Jacqueline, installée sur le rebord au loin, profite du soleil avec sa sœur. Les deux sont un peu pompettes : elles ont sabré le champagne avec le président du club. Sur le terrain, l’attaquant réclame des passes mais perd ses ballons. Choisy encaisse un deuxième but. Kevin tape du pied. Il fait de grands gestes en direction de ses coéquipiers. Mauvais esprit. Mauvaise image. La sentence tombe : « Tu sors ! lance Amine. Il n’y a pas de star chez moi. » Kevin est dévasté. « On leur fait vivre un rêve à la clef duquel on fait miroiter des sommes d’argent et une évolution sociale monstrueuse, reconnaît Issa, le président du club de Choisy. Il y a une pression dingue sur l’enfant. » Kevin s’isole sur le côté du terrain, s’effondre et pleure entre ses genoux. Sa carrière n’est pas remise en question pour un match. Pas encore. Mais il faut apprendre à gérer ses émotions. Construire son mental.

Le club pro félicite le capitaine choisyen, Ange Koffi, tout en assénant que l’équipe est complète. Le Franco-Ivoirien arrive trop tard. À 12 ans, il a l’habitude, il arrive toujours trop tard. Depuis plus d’un an, il court sous les yeux des grands clubs : Saint-Étienne, l’Olympique lyonnais, le FC Nantes, Montpellier, Dijon. Des week-ends entiers à se montrer, à se laisser juger, jauger. Le père Koffi a quand même râlé quand les recruteurs ont voulu faire descendre le petit pendant les jours d’école, tout seul dans un train. « Il n’a que 12 ans ! »

Du deuxième étage d’une HLM toute neuve, ce technicien d’ascenseur capable de lister de tête le classement de la ligue 1 s’agace d’être mis sur la touche : « Je veux savoir ce qui se trame autour de mon enfant. » D’autant qu’à chaque fois on lui sert la même rengaine : Ange a « quelque chose » mais les clubs ne se décident pas à le faire signer. À cet âge, les profils défensifs suscitent moins de convoitises que les attaquants. Pour M. Koffi, c’est dû à la morphologie de son fils. Ange est petit. Antoine Griezmann l’était aussi. Pour briller, celui qui est aujourd’hui l’un des plus grands joueurs français a dû fuir l’Hexagone et s’envoler pour l’Espagne. M. Koffi aurait aimé que son fils aille à l’université. En cinquième, Ange est bon élève. Calme, poli, jamais un mot plus haut que l’autre. Parfois, ça paierait d’avoir plus de culot. « À Dijon, j’aurais dû demander une paire de crampons dédicacée », regrette-t-il avant de filer sous la douche.

« C’est mieux que d’aller les chercher en Afrique ! »

Kevin a raté les tests d’entrée à Clairefontaine. Le petit Choisyen restera au centre de formation de Nîmes. Il ne rentrera pas les week-ends et ne reverra sa mère que pendant les vacances. Un autre a pris la place. Le processus de sélection est sans merci. Ils sont si nombreux, ces gosses, sur le marché du ballon rond… D’autres recruteurs, ailleurs, ont déjà repéré d’autres pépites. D’après la  Fédération internationale, l’Île-de-France et ses banlieues sont le deuxième vivier de recrutement de footballeurs après São Paulo et ses favelas. La cité, c’est « la meilleure école de foot qui soit », selon Issa, le président du club qui a vu grandir Kevin et Ange. Les gosses y passent des heures, « les aînés créent les équipes », décrit Ange. Le terrain est petit, parfois difforme. Il faut s’adapter. Inventer des tactiques inédites. ­Développer une intelligence de jeu. Des compétences très recherchées, auxquelles s’ajoutent des qualités physiques. Aux abords des stades de banlieue, les « scouts » parlent sans complexe de « morphotypes humains exceptionnels » dus à une concentration inédite de « métissages entre immigrés du monde entier ». Pour ces recruteurs de gladiateurs, les jeunes ont l’avantage d’avoir un passeport européen : « C’est mieux que d’aller les chercher en Afrique ! »

Issa compare ce « tri » à l’exploitation du diamant. Les clubs amateurs sont des gisements. Les recruteurs et rabatteurs, des négociants. Les clubs pros, des diamantaires qui « se disputent les plus gros cailloux pour les tailler à leur image et en faire des pierres à plusieurs millions d’euros », conclut le Choisyen. Au moment du recrutement, le prix d’un môme varie en fonction de sa technicité, du nombre de clubs qui misent sur lui et de l’appétit de ses parents. Quand il a expliqué tout ça à Amine, le pion entraîneur, le surveillant qui pensait avoir vu en Kevin le prochain Messi s’est senti trahi. « Tout ça en fait, c’est que pour le fric. »

Les grands clubs peuvent aligner jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros pour une future pépite, sous forme de prime à la signature. Les autres manient l’affect : auprès des parents, ils mettent l’accent sur le projet scolaire et l’enrobent de quelques cadeaux de bienvenue. « ­Beaucoup préfèrent prendre un billet tout de suite : vu le taux d’échec, ils se disent qu’au moins ils auront gagné quelque chose. Et certains sont prêts à vendre leurs enfants sans scrupule », constate Jean-Pierre ­Bourrier, un vieux briscard du milieu.

Quand ce sexagénaire s’installe au café du centre commercial bruyant de Rosny-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, il prévient d’emblée : « Au FC Nantes, on n’a rien à cacher. » Le crâne dégarni, l’ancien plante les deux billes derrière ses lunettes rondes dans les vôtres, et n’hésite pas à dire ce qu’il pense. Du PSG aux Canaries, il connaît par cœur le monde du « foot-system ». Aujourd’hui, pour les Nantais, il arpente l’Île-de-France et suit les jeunes de moins de 15 ans qui viennent d’être recrutés. Une espèce de « papa » chargé de prendre soin des gamins avant leur arrivée au centre de ­formation. « Avec les frais de déplacement, on peut mettre jusqu’à 15 000-20 000 euros maximum sur un môme, calcule-t-il au milieu des enseignes de magasins qui clignotent. On ne peut pas rivaliser avec les gros clubs. » Alors pour rester compétitifs, il faut harponner les jeunes avant la concurrence. C’est la course. Les très bons joueurs sont déjà dans le viseur à 9 ans. Parfois 7.

« Je voulais sortir mon fils de la cité… »

Quand le club anglais de Chelsea a mis la main sur Emran Soglo, il n’avait pas 10 ans. Le Franco-Congolais est né dans une cité de Boissy-Saint-Léger, dans le Val-de-Marne, non loin d’un centre commercial décrépi. La majorité des enseignes ont baissé le rideau. Seule subsiste la grande distribution. Jamais très loin, un commissariat. Jamais très loin non plus, un terrain multisport. Emran a été entraîné par son père, Barnabé. Dans les stades du coin, c’était une petite star. Rapidement, les grands clubs se sont « positionnés ». Les enchères sont montées. Les zéros se sont alignés. L’enfant a suscité tellement de convoitises que le père se serait fait braquer par un agent, en marge d’une rencontre de foot en salle. « Ils étaient trois. Ils ont sorti un flingue et un contrat », prétend Barnabé, à cheval sur son vélo au milieu des immeubles. Son fils aurait déboulé et les mecs auraient remballé. Il n’a pas porté plainte.

Difficile de faire le tri dans ce qu’il dit. Dès qu’on parle de son fils, son visage se crispe, ses yeux se mouillent. Amaigri, fatigué, il déblatère. Les week-ends au club de Chelsea, à Londres. L’argent. Le déménagement. Les entraînements. Les dirigeants anglais. Sa perte de contrôle sur la vie de son fils. Sa volonté de garder la main. Ses regrets de ne pas avoir accepté les propositions d’Arsenal. Et puis, la rupture… Les Soglo étaient en couple depuis une vingtaine d’années. En 2015, Barnabé, de nationalité congolaise, quitte Londres pour refaire son visa en France. Il a bien une carte de séjour longue durée qui lui donne accès à l’espace Schengen, mais le Royaume-Uni n’en fait pas partie. En arrivant à Boissy, c’est la douche froide. Barnabé n’arrive plus à obtenir de laissez-passer pour l’Angleterre. Sa femme ne lui aurait pas transmis les documents d’invitation nécessaires. La famille éclate sur fond de suspicions de violences conjugales et de gros sous générés par le recrutement d’Emran. Barnabé Soglo n’a pas revu ses fils depuis trois ans.

« Il demandait toujours plus et dilapidait le capital de ses enfants », justifie Willy Moupoupa. Ce petit homme fin comme une brindille, qui s’affiche sur les réseaux sociaux en robe ­d’avocat, est le « conseil » du jeune Emran. D’après ­Barnabé, c’est l’intermédiaire qui a rendu possible le recrutement de son fils par le club anglais. Willy ­Moupoupa, lui, change de version comme de costard. La première fois qu’on lui parle par téléphone, il admet avoir cherché une pépite en Île-de-France parce qu’il rêvait de « ramener un joueur au club anglais » dont il est fan, Chelsea. D’entrer dans la cour des grands. « Je devais trouver un enfant hors norme, un gaucher, comme Ben Arfa [ancien joueur du PSG, ndlr]. Il me fallait un joueur parfait : en Angleterre, les supporteurs en veulent pour leur argent. » Les footballeurs doivent savoir se donner en spectacle. Emran Soglo était le client idéal. Mais dès qu’on questionne Willy Moupoupa sur la manière dont le recrutement s’est fait, il rétropédale. En fait, ce n’est pas lui qui aurait détecté le petit Emran, il l’aurait connu après son arrivée en Angleterre… Rien n’est clair, sauf la déchirure familiale des Soglo. Moupoupa beugle que le petit « ne veut plus voir son père » et « qu’il est bien plus heureux en Angleterre ». Le juriste touche-à-tout manage aujourd’hui l’enfant comme il arborerait un bijou en or. Malgré le contexte familial du petit, il publie des photos de lui sur les réseaux sociaux. On le voit apparaître, un vague sourire détaché, à l’entrée du club de Chelsea. Ou à l’avant d’une voiture à côté de cartons Nike : Emran vient de signer un contrat de sponsoring avec ­l’équipementier sportif. À 13 ans, il continue d’émerveiller ses coachs britanniques.

À cinq cents kilomètres de là, au milieu des barres d’immeubles, Barnabé erre à vélo dans les dédales du quartier. Sans le sou, presque clochard, il entraîne toujours à Boissy-Saint-Léger des enfants qui rêvent de devenir footballeur. Ici, tout le monde sait que son fils a été recruté par Chelsea. Il s’en sert. Il alimente le rêve du ballon d’or, tout en ruminant sa colère contre un système qu’il compare à la traite négrière. Il vient d’engager un avocat et veut porter plainte pour « enlèvement d’enfant ». D’après la presse spécialisée, la ­Fédération internationale de football enquête sur Chelsea, et le dossier Emran Soglo ferait l’objet de toutes les attentions. L’organisation interdit le recrutement d’étrangers de moins de 16 ans. Le déménagement doit être le fruit d’une volonté parentale, qui n’aurait pas de rapport avec le foot. C’est écrit dans le règlement. Mais les clubs trouvent mille et un subterfuges pour le contourner : offre d’emplois chez les sponsors, appartements tous frais payés, argent de poche en liquide… L’illusion d’une vie de rêve à portée de ballon. En 2014, le FC Barcelone a écopé d’une interdiction de recruter jusqu’à la fin 2017. En 2016 c’était le Real Madrid et l’Atlético, épinglés pour recrutement illégal de mineurs. Des enfants français étaient concernés. La voix grinçante, ­Barnabé gémit : « Je voulais sortir mon fils de la cité… »

La rentabilité comme seul objectif

Les années passent, les enfants grandissent, et le déracinement continue. Pour ceux qui ont eu la chance de passer par un pôle espoirs près de chez eux, 15 ans, c’est l’âge où ils quittent de toute façon leurs parents pour intégrer le centre de formation du club qui les a recrutés. Fini les week-ends en famille, ils ne pourront rentrer chez eux que pendant les vacances. Donovan, Jordan et Kylian en sont là. Jogging, sacoche en cuir, les trois attaquants traînent à la terrasse d’un fast-food. Dans ce centre commercial du Kremlin-Bicêtre, dans la banlieue sud de Paris, les portes vitrées s’ouvrent sur une voix féminine qui appelle à « profiter des bons plans ». L’air est aseptisé, le sol brillant.

Donovan a intégré le centre de formation d’un club de ligue 1. Il a du mal à s’habituer à la température, le soleil de La Réunion lui manque. « Je représente mon île sur les terrains de la métropole », clame-t-il, lèvres charnues, tignasse bouclée et diam’s aux oreilles. Depuis qu’il a 6 ans, ses proches martèlent qu’il est l’avenir de La Réunion. Son père avait été repéré par Monaco en son temps, mais n’a jamais concrétisé. Le fils a hérité des espoirs familiaux. Donovan a signé à 12 ans, comme Kevin, Jordan et Kylian. Il a intégré le pôle espoirs de son île et le collège public rattaché. Il avait beau se faire insulter parce qu’il allait devenir footballeur, il a tenu. « Des jaloux », lance-t-il en plissant le duvet de sa jeune moustache. « J’ai appris à rester seul dans l’ombre et à prendre mon mal en patience. De toute manière, j’allais partir. »

Kylian le regarde avec compassion. Ils évoluent dans le même club. Un nom emblématique du football français, dont la communication cornaquée nous oblige à taire le nom : plusieurs jeunes se sont fait mettre sur le banc de touche pour avoir parlé à la presse sans l’aval de leur direction. Pendant les vacances, Kylian accueille son pote chez ses parents, en Seine-Saint-Denis. Neuilly-sur-Marne, c’est moins loin que Saint-Paul à La Réunion… Le visage fin, entouré de petites tresses vanilles et orné d’une guirlande d’acné sous chaque pommette, Kylian aussi a mal vécu ses années collège. Il arrivait du Paris FC, un club encore amateur à l’époque, le plus grand vivier de recrutement ­d’Europe, où il avait rencontré ­Jordan, le troisième larron. Quand il a intégré le pôle espoirs de ­Clairefontaine, à 12 ans, il a été projeté dans l’établissement public Catherine-de-Vivonne, à ­Rambouillet, dans les Yvelines. Une banlieue parisienne certes, mais une banlieue chic. Le groupe de footballeurs ne se mélangeait pas avec les collégiens « normaux ». « Peut-être parce qu’ils venaient d’un milieu aisé et nous du quartier. » Il a perdu tous ses potes, et subi la pression des adultes qui menaçaient les apprentis footballeurs pour les tenir à carreau. « Les profs et les pions n’avaient que ­Clairefontaine à la bouche », dit Kylian, agacé. Comme si leurs rêves étaient encore une faiblesse à exploiter, une laisse par laquelle ils étaient tenus.

Jordan, assis en bout de table, se souvient avoir sué à grosses gouttes quand il s’est retrouvé en conseil de discipline de son collège. Une bagarre avec un jeune « normal ». « J’ai cru que le club allait me virer. » Le Franco-Camerounais au visage rond, issu des quartiers nord de Paris, aurait dû intégrer Clairefontaine avec Kylian. Mais il s’est blessé avant la finale des sélections. Il a été affecté au pôle espoirs de Reims. Trop loin pour rentrer le week-end. Il n’a pas honte de dire que quitter sa famille à 13 ans a été son plus grand « sacrifice » : « Chaque jour je me disais : allez, tiens le coup, c’est bientôt les vacances. » Jordan évolue maintenant dans le centre de formation d’un des plus grands clubs du championnat français.

Dans ces « couveuses », les journées sont réglées à la minute près. Lever. Cours. Entraînement. ­Coucher. Chaque centre a son fonctionnement propre, ses horaires, ses techniques d’entraînement. Ils accueillent entre quarante et quatre-vingts jeunes de 13 à 18 ans répartis par âge, à deux ou trois par chambre. Les salles de repos sont flanquées d’un éternel babyfoot et d’une ­Playstation avec le jeu Fifa. Ici, on vit football, on respire football, on ne parle que de ça, on ne joue qu’à ça. Sous la pression de la Fédération française, les clubs sont censés encourager la scolarisation des enfants. Soit le centre a ouvert une école, privée, en interne, soit il développe un partenariat avec l’établissement scolaire public voisin, avec des pôles espoirs. Dans les deux cas, l’enfant donne rarement la priorité à ses cours. « J’ai raté mon brevet et ça m’est complètement égal », balaie Kylian en haussant les épaules. Avec Donovan, ils ont choisi d’entrer en seconde bac pro commerce. La seule filière proposée par l’école privée sur place. « Le plus simple », ­confient-ils.

À l’autre bout du pays, Jordan a lui aussi choisi un bac pro commerce. « C’est facile, j’ai 14 de moyenne. J’ai moins de cours de français, de maths et de géographie que dans le public. » Kylian, ­Donovan, Jordan, aucun n’a réfléchi à une alternative au football. Et le milieu se fout de leurs notes, de leur niveau scolaire. Pour les clubs, un môme en formation coûte en moyenne 50 000 euros par an. Alors l’école, l’épanouissement personnel, c’est bien gentil, mais ça ne rembourse pas l’investissement. Le club est une entreprise, le jeune est élevé pour devenir rentable.

Gladiateurs des temps modernes

Malgré la promiscuité, les ados ne se confient pas aux encadrants. La peur de passer pour un geignard, d’être mis de côté. Comme un produit défectueux. « Quand ça ne va pas, j’appelle mon agent. C’est mon premier interlocuteur », tranche Kylian. Depuis leur signature, les trois pépites ont mis leur carrière entre les mains de Sébastien. Grand gaillard baraqué d’une trentaine d’années, cet agent comble par ses conseils et son écoute le vide qui se crée autour d’eux. En France, un agent n’a pas le droit de se rémunérer sur des mineurs. Sébastien ne touche pas d’argent avec eux, il ne fait que miser sur leur avenir. Tout n’est que pari : s’ils deviennent de grands joueurs, c’est à lui qu’ils feront confiance. « Je les conseille, c’est bon pour eux », se justifie-t-il.

Grâce à Sébastien, Kylian a dégoté un contrat de sponsoring avec Adidas. Depuis ses 12 ans, l’adolescent s’est mû en panneau publicitaire. Jusqu’à son vingtième anniversaire, il recevra chaque mois les crampons dernier cri et un ensemble de survêtements. En échange, il doit porter la marque quand il joue. « Je l’ai dit à un minimum de personnes autour de moi, avoue-t-il. Je me méfie des autres… » Sébastien admet : « Très vite, dans ce milieu, tu apprends que tu n’as pas vraiment d’amis. » La concurrence est féroce. Sept cents jeunes entrent en centre de formation chaque année – trois mille sont engagés dans le processus en permanence – pour à peine une centaine de places annuelles ­disponibles en milieu professionnel. Embarqué dans une course folle, le système français « ­surproduit » du footballeur, comme on tamise des tonnes de cailloux pour trouver le plus gros diamant. Tant pis pour la casse, on ne fait pas dans le sentimental.

Sur le terrain, le « duel », l’affrontement momentané entre deux joueurs, est devenu l’art de briller en humiliant l’adversaire. « C’est là que tu flambes », balance Kylian avant d’avouer : « Je kiffe faire mon show. » Il a dû apprendre à limiter le dribble en solo pour augmenter son efficacité : l’objectif, c’est quand même de faire gagner l’équipe. Mais c’est dans ce genre de moment que les adultes les repèrent. Alors les gosses se font gladiateurs des temps modernes. « Je l’ai tué, le mec, c’était beau ! », jubile Donovan en repensant à la dernière fois où il a dribblé un adversaire en le trompant sur la trajectoire de son ballon. C’était pendant un match décisif pour son recrutement. « Il y a une sorte d’engouement pour la cruauté sur le terrain, se désole Jean-Pierre Bourrier, le vieux sage du FC Nantes. Honnêtement, on fait du mal à ces gosses. »

Les gamins « en couveuse » se transforment très vite en virtuoses du spectacle. La coupe de cheveux devient un élément crucial de leur mise en scène. Après notre rencontre, Kylian est passé des tresses vanilles à la coupe afro à la Marouane Fellaini, le joueur belge qui avait promis de se raser s’il gagnait la Coupe du monde. Jordan arbore un tressage mi-long, Donovan a échangé les boucles gominées pour le filet de gangsta américain. « Sur le terrain, on te repère aussi grâce à ta coupe », affirment-ils. Jordan poste une photo de lui sur le réseau social Instagram aux côtés de ses camarades du centre de formation. ­Commentaire : « La concurrence est distancée. » Admirés et starifiés, portant les couleurs des plus grandes équipes du pays, les adolescents fantasment, l’ego en ­bandoulière.

« Ce n’est que du bonheur pour eux, juge ­Sébastien, l’agent. À leur âge, je leur dis de prendre du plaisir à faire ce qu’ils font parce que tout peut s’arrêter très vite. » Blessures, épuisement, malformations, changements physiques dus à la croissance… Un môme très bon à 12 ans l’est rarement plus tard, tous les acteurs du milieu en sont conscients. « ­L’aptitude réelle d’un jeune joueur à évoluer au plus haut niveau est difficile à déceler avant l’âge de 17 ans », expliquait déjà en 2008 ­François Blaquart, directeur technique national adjoint de la FFF. Pire, d’après les chiffres officiels, quand ils sont déracinés à 12 ans, ils ont 95 % de risques d’échouer.

« Je suis celui qui a loupé sa chance »

« J’ai mis un an à pouvoir en reparler », souffle Charles Nardy assis à la table d’un petit resto du Sud parisien. Il a accepté de raconter son expérience, ils sont peu nombreux à le faire. La plaie est encore vive. À 19 ans, toujours sapé d’un jogging noir, le regard doux, il parle comme un homme d’âge mûr en plein bilan. Il a commencé le football à 6 ans, sur la pelouse de Bondy, avec Kylian ­Mbappé, la star du dernier Mondial. « On gagnait tous les matchs ! », se souvient le défenseur, le regard plein d’étoiles. La belle époque. À l’instar d’Ange, le milieu défensif de Choisy, il écume les détections. Un jour, il fait un test à Amiens. « Ils cherchaient un défenseur gaucher. » Charles tombe à pic. À 14 ans, il signe une convention : un contrat d’un an qui lui permet d’intégrer le centre de ­formation à 15. Il y croit.

Mais rapidement, le club perd des places au classement. Charles réalise qu’il n’est pas vraiment là pour être formé. Il vient surtout occuper une place dans l’équipe pour gravir les échelons des championnats jeunes. Une sorte de joueur Kleenex. Les coachs convoquent les jeunes ­Franciliens qui venaient d’être recrutés, évoquent un problème de budget et annoncent leur départ. Le mois de mai est déjà bien avancé. Selon le règlement de la ­Fédération française, les joueurs doivent être prévenus de la fin des contrats avant le 30 avril, pour leur laisser le temps de rebondir. Pour Charles, c’est un peu tard. Il tente de contacter d’autres clubs. Il fait une touche à Rennes. ­Raccourcit ses vacances d’été pour faire les tests. Sans succès. L’année de ses 17 ans, il rentre au quartier en rasant les murs. « Je revenais à la case départ. Ça m’a déprimé. »

Quand les jeunes sortent du processus de formation sans contrat pro, c’est le néant. Il faut revenir dans le monde « normal ». Se réhabituer. Imaginer son avenir autrement. Aucun accompagnement n’est prévu. Après des années de regards tournés vers eux, d’espoirs d’une vie de rêve, ils disparaissent dans la nature. Le passage à vide est violent, silencieux. Aucune étude ne permet de savoir ce qu’ils deviennent. Le monde du football promeut la gagne mais refuse de gérer l’échec. « Quand ils sortent d’ici, ils sont structurés. Même s’ils ne signent pas pro, ce n’est pas vraiment un échec », se défend le directeur du centre de formation de Kevin.

Dans son malheur, Charles a de la chance : il est bon en maths. Il se démène pour s’inscrire en première S. Le seul lycée qui l’accepte aussi tard est un peu loin de chez lui, mais c’est toujours ça. Chaque matin, il fait une heure de transports pour étudier. Le premier jour, sa prof le questionne devant toute la classe. D’où arrive-t-il ? Qu’a-t-il fait l’année d’avant ? L’ado élude la question. La prof insiste. « Je ne voulais pas le dire : je suis celui qui a loupé sa chance. »

Aujourd’hui, Charles entraîne les enfants d’une équipe de quartier. Il ne leur parle jamais de son expérience. « Je ne suis pas un exemple pour eux », dit-il d’un air gêné. Il préfère raconter ses ­premières passes avec Mbappé, le petit de Bondy devenu grand. C’est tellement beau, un gamin qui rêve. ∆

* Les prénoms ont été changés.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

Ennemi intérieur

Son adversaire est la finance et il défend les banques. Elle rêve d’une société plus juste et encourage l’évasion fiscale. De plus en plus de femmes et d’hommes sont écartelés entre leur métier et leurs idées.

Par Ève Charrin

Illustrations Sarah Wilkins

Personne ne songerait à la plaindre. Des diplômes prestigieux, un bon job, un salaire plus que confortable, Lucile Hébert* n’inspire pas la pitié. La cinquantaine alerte, cette avocate collabore à un grand cabinet spécialisé dans le droit des affaires et la ­fiscalité. Elle a acquis dans son domaine une expertise reconnue par ses pairs. Pourtant, quand elle accepte de se confier et de parler de son travail, on croirait entendre une alcoolique anonyme passant aux aveux. « Longtemps, très, très longtemps, j’ai essayé de m’en sortir. »

Sortir de quoi ? Cette femme met au point des dispositifs financiers et comptables permettant aux grandes entreprises de déclarer un profit plus bas, donc de payer moins d’impôts. L’activité n’est pas illégale. Elle exige une précision d’orfèvre. Il s’agit d’exploiter les possibilités ouvertes par les législations des (nombreux) pays où opèrent les firmes concernées. Rien n’interdit non plus d’utiliser des produits financiers de plus en plus ­complexes. Lucile Hébert encourage ce qu’on appelle pudiquement l’« optimisation fiscale ». Ses clients apprécient son professionnalisme, et ses honoraires atteignent un niveau bien supérieur à un banal salaire de cadre.

Son CV impeccable dissimule une faille. Lucile exerce un métier qui vise à spolier l’État et à sauvegarder les bénéfices des multinationales, alors qu’à titre personnel elle tient beaucoup aux services publics et à la redistribution des revenus à travers l’impôt. Des convictions de jeunesse. Ancienne adhérente de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) d’Alain Krivine, elle a « gardé des liens » avec son héritier, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), représenté à la dernière élection présidentielle par Philippe Poutou. « Je vais toujours à certaines manifs, pour ne pas perdre l’habitude. » À une époque, me dit-on, elle versait à la « révolution » une partie de ce qu’elle gagnait.

Depuis le début de sa carrière, il y a une trentaine d’années, Lucile Hébert pratique une forme extrême de grand écart idéologique : « C’est dur d’aller le dimanche à une conférence d’Attac [­l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne] et de retourner le lundi au cabinet comme associée. » Fiscaliste d’extrême gauche, anticapitaliste introduite au cœur du système ­capitaliste, elle s’avoue « complètement schizophrène ».

Voilà un mot qui revient souvent chez ces hommes et femmes écartelés entre leur activité professionnelle et leur éthique. Une métaphore. Ces Français coupés en deux ne sont pas fous, simplement attachés à certains principes. À la fois trop honnêtes pour occulter les conséquences de leurs actes et pas assez téméraires pour larguer les amarres, ils vont sagement au bureau tout en jugeant leur rôle social « nuisible ».

« Être au cœur du système pour mieux le dénoncer »

« Je suis de gauche, chrétien, et au service de la finance mondialisée », résume Philippe Vidal*. Comme Lucile, cet homme de 48 ans est double. Lobbyiste de haut vol, il défend les intérêts des banques françaises auprès des décideurs publics. Une fois dans l’isoloir, il vote Besancenot ou Mélenchon, deux candidats qui ne font pas vraiment l’unanimité dans l’univers où il évolue. ­Associé d’un cabinet de lobbying, il passe l’essentiel de son temps à Bruxelles. Il veille à ce que les propositions de la Commission européenne en matière de régulation bancaire ne soient pas, comment dire…, trop perturbantes pour ses puissants clients.

Il travaille pour des établissements financiers qui font du trading à haute fréquence (high frequency trading). Déconnecté de l’économie réelle, ce mécanisme fondé sur les algorithmes consiste à exécuter automatiquement et à très grande vitesse des transactions sur les marchés boursiers. Comme une telle pratique rend les marchés plus instables, les dirigeants européens envisagent de la réglementer. C’est là qu’intervient Philippe Vidal. Il plaide la cause de ses clients auprès des hauts fonctionnaires de l’exécutif européen, notamment ceux de la DG Ecfin (la direction générale des affaires économiques et financières) qui rédigent les textes, règles ou directives.

Philippe tente aussi d’influer sur les décisions concernant les exigences de solvabilité des ­établissements de crédit et la réglementation des produits financiers à risques. Afin de peser dans les débats, il courtise au Parlement européen les ­députés ­compétents ainsi que leurs assistants. Argumentaire chiffré à l’appui, il leur explique que des normes trop contraignantes freineraient la croissance et nuiraient à l’emploi. Un refrain connu qu’il répète inlassablement dans les ­conférences d’experts organisées par le ­secteur bancaire.

Tout cela ne l’empêche pas de croire en son for intérieur que l’ennemi, c’est la finance ! Fils de communiste, il porte en lui « l’idéal d’une société plus égalitaire », loin des valeurs défendues par les banquiers dont il sert les intérêts avec zèle depuis vingt-cinq ans. Ce presque quinquagénaire reste nostalgique des années 1970, celles de son enfance, quand « tout était politique », « même le saucisson et les gens qui travaillaient derrière ». À l’époque, l’abbé Pierre, apôtre des sans-logis, passait quelquefois à la maison. « Il m’a fasciné », dit-il. Son avocat de père, épris de belles causes, assurait sa défense. De ce « trauma d’enfance », Philippe garde le souvenir ébloui d’« un certain manichéisme » lorsque « la démarcation entre les bons et les méchants était simple ».

Il débute à la City de Londres. « Dans le magic circle », précise-t-il. Rien à voir avec le monde enchanté de Tolkien ou de Star Wars : cette expression anglaise désigne les cinq cabinets d’avocats londoniens considérés comme les plus prestigieux d’Europe. Un « cercle magique » mais non vertueux. La place financière britannique favorise les fonds spéculatifs et l’évasion vers des paradis fiscaux, comme Jersey, Guernesey ou les îles ­Caïmans.

Au cours de son séjour outre-Manche, ­Philippe dit avoir « vu des choses » qui ont conforté ses « convictions ». Enrôlé dans un grand cabinet de conseil international, il prend conscience des méfaits du capitalisme et aussi « de la contradiction d’être là », mais il croit pouvoir changer les choses de l’intérieur. « Je voulais aller au cœur du système pour le comprendre et mieux le dénoncer ensuite. Je pensais que c’était ma mission. Je ne savais pas comment m’y prendre, mais je le croyais. » Le jeune homme se rêve lanceur d’alerte. Il perd vite ses ­illusions.

Une dissidence cachée

Spécialiste de psychodynamique du travail, Christophe Dejours parle de « souffrance éthique » pour décrire le déchirement ressenti par ceux qui sont « amenés à apporter leur concours à des actes qu’ils réprouvent ». Selon lui, l’« acrasie », ce sentiment d’impuissance qui consiste à « savoir pertinemment ce qui est bien, sans pouvoir se résoudre à le faire », gagne du terrain dans le monde du travail. Avocats d’affaires, fiscalistes, lobbyistes financiers, directeurs des ressources humaines, entrepreneurs privés ou fonctionnaires, on ne compte plus tous ceux qui en ce début de siècle se retrouvent ainsi en porte-à-faux, tiraillés entre boulot et idéaux.

Comme chez les espions, leur double vie se paie par une grande solitude. Lucile Hébert évite de claironner ses idées révolutionnaires. « Je ne me connais pas de consœur, de confrère. Je suis toute seule. » L’avocate évoque les réunions avec les collègues, les formations, les déjeuners avec des clients ou des directeurs fiscaux, dont elle sent, à mille signes plus ou moins perceptibles, qu’ils ne pensent pas du tout comme elle. Dans le cadre de son métier, elle n’a rencontré qu’une personne qui « partageait un peu » ses opinions. Au ministère de l’Économie et des Finances à Bercy. Un jeune et brillant haut fonctionnaire dénommé Pascal Saint-Amans. Grand défenseur de l’intérêt général puisqu’il est devenu ensuite, selon le magazine américain Forbes, « le visage de l’impôt ». Un champion de la lutte contre le secret bancaire et les paradis fiscaux.

Pas d’autres connivences ? La juriste semble vivre en situation de quasi-clandestinité. Elle n’accepte de témoigner que par téléphone, avec réticence, et sous couvert d’anonymat. Elle dit non, d’abord, catégoriquement, arguant que le temps où elle aurait pu se « dévoiler » et faire « des choses utiles » est révolu.

D’une traite, elle raconte alors son histoire, celle d’une dissidence cachée. Elle évoque les signaux ténus grâce auxquels en terrain adverse elle reconnaît ses semblables, ses frères, sans se trahir vis-à-vis des tiers – comme dans une franc-maçonnerie, une fraternité secrète. Un mot, une intonation, un sourire en coin, une réserve subite peuvent suffire. Elle se remémore la joie trop rare d’une complicité inattendue, presque un coup de foudre : « Il y avait aussi un banquier – oh, ça fait longtemps déjà… On s’est reconnus. Voilà, c’est tout. Ça m’est arrivé deux fois dans ma vie. »

Comment agir à rebours de ce que l’on croit ? Pour y parvenir, Lucile, comme beaucoup d’hommes et de femmes dédoublés, se concentre sur son travail : « Au bout d’un moment, vous bloquez votre cerveau afin de ne pas réfléchir aux conséquences de vos actes. » Un verrouillage interne qui n’empêche pas de garder l’esprit en éveil. Le secret ? « Vous jouez. Ce métier est très ludique. » Alors elle joue. Avec le fisc. Comme aux gendarmes et aux voleurs, au chat et à la souris, sur des ­montants qui se chiffrent en millions d’euros.

Où domicilier les gains engrangés par la filiale française d’une entreprise globale ? Et si on créait une société-écran ? L’État resserre les mailles de son filet ? Il tente d’imposer les profits dès lors qu’ils sont réalisés sur le sol français ? À mesure que les règles se compliquent, l’excitation croît. La ­comptabilité d’une multinationale offre de grandes marges de manœuvre. « Et plus il y a de mailles, plus il y a de trous » par où se faufiler, s’amuse un ­fiscaliste.

En dehors du bureau, l’esprit s’emballe. Cette avocate ne transige pas commodément avec ses idées ; elle n’est pas davantage encline à arrondir les angles. Au contraire, elle les affûte jusqu’à s’y blesser. Pour Lucile, les compromis auxquels elle se livre relèvent de la trahison, du mal absolu. « Je vais vous dire une chose déplaisante : il se trouve toujours des gens pour conduire les trains jusqu’aux camps de concentration. » Une telle culpabilité pèse lourd, trop lourd. Pour la surmonter, il n’existe que des solutions bancales : le louvoiement, l’oscillation ou encore le déni.

« People management », « team building » et « mix de séniorité »

Quand Philippe Vidal raconte son expérience, il fait penser à un homme qui traverse des sables mouvants et manque de glisser à chaque pas. À condition de taire son nom, il accepte de témoigner parce que cette enquête l’intéresse. Mieux, elle le « touche ». Il a libéré deux heures de son agenda chargé pour un rendez-vous à l’étage du Flore, le café parisien préféré des éditeurs et des critiques, où le risque de tomber nez à nez avec un banquier semble assez mince.

Le voilà amené à plonger en lui-même « comme pour une psychanalyse », glisse-t-il avec un sourire inquiet. Par moments, il parle vite, il se trouble. Ensuite son débit ralentit comme s’il voulait retrouver la maîtrise de son discours. D’une voix douce, il dit rêver d’« un autre monde » qui est peut-être « le paradis ». Il n’entend ni renoncer à son rêve ni le réaliser. Il répète qu’il n’est « pas quelqu’un qui veut modeler la société » conformément à ses désirs : « Je ne suis pas un militant. » Mais que signifient alors des convictions auxquelles on ne souhaite pas donner d’issue concrète ?

Au fil de notre entretien, Philippe Vidal devient de plus en plus insaisissable. Tortueux et touchant quand il s’empêtre dans ses contradictions comme dans une jungle épaisse. Agaçant lorsqu’au détour d’une confidence surgit une langue de bois bien rodée. Il dit une chose et son contraire. Il aurait voulu collaborer à Finance Watch, une association basée à Bruxelles qui essaie de contraindre le secteur financier à agir pour le bien commun. « Parce que c’est un contre-pouvoir formidable. » Il serait alors passé de la défense des banques à leur mise sous surveillance. Il a postulé il y a quelques années, mais s’est « fait jeter ». Il serait selon lui déjà « grillé » par sa longue carrière au service de l’argent. Et puis, nuance-t-il plus tard, peut-être n’aurait-il pas aimé tant que ça œuvrer pour une ONG « noyautée par les Verts » et « trop idéologique » à son goût.

Dans le travail, il affirme ne pas se poser « trop de questions ». Il se considère comme « un manager qui porte la parole du patron ». Un simple exécutant qui veille à « ne pas faire de vagues ». « Humble », content de l’être et « pas à une contradiction près », le fils de communiste s’est converti au début de sa carrière au christianisme. Un au-delà lui était nécessaire. Depuis, il « préfère valoriser l’humain au quotidien » en cultivant les liens avec ses collaborateurs : « Je me suis dit : mon petit coco, descends de ton monde idéal. Arrête de dire que tu vas dénoncer le système. »

À la tête d’une équipe d’une vingtaine de ­personnes, il se réjouit de pratiquer le « people management », le « team building » et le « mix de séniorité », cette dernière pratique consistant pour les cadres sup à partager le même bureau que les stagiaires. Avec ses clients banquiers, il fait preuve de « pédagogie » afin de mieux les protéger du « déluge réglementaire », explique-t-il. Banale pour un lobbyiste, l’expression déroute chez un sympathisant de Jean-Luc Mélenchon, lequel prône une régulation drastique du secteur financier.

Avancer masqué pendant un quart de siècle laisse des traces. Avec le temps, les failles intérieures s’approfondissent. Philippe Vidal est devenu un homme irrémédiablement double. Aujourd’hui, entre deux conf calls avec des banquiers, il rêve d’une Europe sociale, mais lui-même aurait « du mal » à dénoncer l’action de Bruxelles, la capitale européenne devenue son monde. À ­l’occasion, il lit L’Huma, le quotidien communiste de sa jeunesse : « J’aime bien, mais… je me méfie de ­l’endoctrinement. » Toujours son « oui, mais ».

Il manie l’ironie à haute dose

Au déni, d’autres préfèrent l’humour. Face à leurs incohérences, ils s’abritent derrière le second degré. Ils prétendent avec un sourire entendu « ne pas être dupes ». Ils posent un pied dedans, mais tentent de garder un pied dehors. Ils ne sont pas entièrement à ce qu’ils font. Nombre de cadres supérieurs, pris au piège de la grande entreprise, adoptent une telle posture, selon le philosophe américain, Matthew Crawford : « Ils se cuirassent à grand renfort d’ironie autoréférentielle », des ­blagues comprises que par eux.

Pour certains, la boutade devient une habitude, presque une seconde nature. Sébastien Sanz* la pratique à haute dose. Encore un fiscaliste dans une grande entreprise, parmi les quarante premières cotées en Bourse, celles du CAC 40. Encore un cadre qui a toujours eu le cœur à gauche perdu dans un milieu majoritairement à droite. Fils d’ouvrier communiste, passé par une grande école de commerce, ce quadra n’a pas oublié son enfance dans une banlieue populaire. Encore un décalage difficile à vivre.

Haussement d’épaules, sourire crispé, l’intéressé assure s’être habitué à « servir le grand ­capital ». Au bureau, il se moque à demi-mot du monde « corporate » dans lequel il évolue depuis vingt ans. Il ironise sur ce qu’il appelle les « préjugés de classe » de ses collègues. Par exemple, leur ­hostilité à l’installation d’un foyer pour sans-logis dans le 16e arrondissement de Paris. Il s’amuse à abonder dans leur sens jusqu’à la caricature. « Les SDF ? Oh c’est sûr, ils se sentiraient plus à l’aise dans le 18e, un arrondissement populaire où il y a déjà plein de pauvres ! », lâche-t-il devant la machine à café.

Au début du quinquennat de François ­Hollande, il participe à un séminaire avec des patrons qui s’inquiètent d’une mesure technique alors envisagée par le gouvernement pour réformer l’impôt sur les sociétés et limiter l’évasion fiscale. Agacé, il lance une blague : « L’armée ne laissera pas faire ! » Personne dans l’assemblée ne voit là matière à plaisanterie. « Ah, vous avez des contacts auprès de l’état-major ? », lui demande, très sérieux, un homme d’affaires.

Sébastien Sanz fait penser aux Yes Men, ces militants altermondialistes qui se font passer pour des consultants et s’en vont dans des endroits comme le Forum économique mondial, à Davos, promouvoir le rétablissement de l’esclavage ou le travail des enfants, présentations PowerPoint à l’appui. Propositions qui, loin d’indigner le public, suscitent des applaudissements polis. Mais les Yes Men interprètent des rôles de composition, le temps d’un sketch. Sébastien Sanz ne se déguise pas quand il endosse son costume-cravate. Pas d’entrisme chez lui : il est si bien entré, et depuis si longtemps, qu’il ne peut ni ne veut plus sortir. Ses clowneries, sporadiques et codées, n’embraient sur rien. « L’ironie, remarque l’essayiste américain Lewis Hyde, n’est utile que dans l’urgence. ­Installée dans la durée, elle est la voix des prisonniers qui ont fini par apprécier leur cage. »

À ses débuts à Londres, Philippe Vidal manie lui aussi la dérision. Il organise au sein de son cabinet d’avocats une comic review, un spectacle d’entreprise, l’initiative sans doute la plus subversive qu’il ait jamais prise. Vingt ans après, ceux qui y ont participé lui en parlent encore. Son show burlesque « moquait gentiment les travers de la firme », et surtout inversait l’ordre établi. Les associés du cabinet se voyaient ridiculisés tandis que les secrétaires occupaient la première place. Déjà chrétien à l’époque, Philippe Vidal applique le célèbre verset de l’Évangile selon saint Matthieu : « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. »

Cette expérience le trouble jusqu’à maintenant. « Est-ce que ça a renversé le système ? Évidemment pas. Mais ça a changé un peu les rapports humains au sein du cabinet. Les “grands” ont montré plus de respect aux “petits”, et ça a fait beaucoup de bien à tous. » Ce n’était pas l’effet escompté. Il avait monté son spectacle dans le but de « donner un coup de pied dans la fourmilière » et non de consolider une équipe. « J’ai aidé les patrons à manager les rapports de force de façon à pérenniser le système. » Dans le monde compliqué que s’est construit Philippe, les révoltes sont forcément contre-productives.

Bronzage hivernal et belle villa

Au fil des témoignages, une question s’impose : pourquoi ? Tout le monde peut se trouver, un jour, en porte-à-faux, mais pour quelle raison certains s’installent-ils durablement dans une telle situation ?

Les hommes et les femmes coupés en deux demeurent la plupart du temps attachés à leur ­statut. Si bien attachés qu’ils ne peuvent plus bouger. Lucile Hébert, la femme aux trains, la fiscaliste d’extrême gauche, a bel et bien, comme elle le dit, « essayé de [s]’en sortir ». Dans un premier temps, elle envisage de devenir juge d’instruction. Mais le concours de la magistrature n’offre rien à la hauteur de ses compétences : « J’aurais été envoyée dans un tribunal de grande instance à Pau, alors non merci ! » La yuppie découvre qu’elle ne peut pas présenter l’ENA à cause de la limite d’âge. Elle se lance alors dans un doctorat de droit, lorgne un poste de maître de conférences à la fac et soutient sa thèse avec les honneurs. En vain. Dans le monde universitaire, les jeunes thésards passent avant l’executive woman.

« Ensuite, je me suis un peu calmée », soupire-t-elle. N’a-t-elle pas mis la barre un peu haut ? « Ah oui, je n’aime pas m’ennuyer. Pas question d’aller calculer des marges bénéficiaires sur les cartes postales de l’Unicef… » Non au tribunal paumé, non à la comptabilité à deux balles, non aux cartes postales. Le désir de servir une bonne cause rencontre ses limites. Libre à Lucile Hébert d’être exigeante, mais elle se ferme de nombreuses portes. En somme, elle voudrait travailler en accord avec ses idées à condition de ne pas déchoir.

Autre entrave : l’argent. Difficile de renoncer à sa rémunération, son confort matériel, ses vacances sous les tropiques. « C’est un sujet », admet Philippe Vidal. Remarié, père de quatre enfants, une pension alimentaire à payer, une belle maison et par conséquent « un emprunt de folie sur le dos », le lobbyiste ne peut pas se « payer le luxe de travailler pour une ONG ».

Sébastien Sanz ne dit pas autre chose. Issu d’une famille modeste, le fiscaliste de gauche invoque le « principe de réalité ». Il a dû s’endetter pour payer ses trois ans d’école de commerce, donc gagner sa vie vite et bien, pour rembourser l’emprunt étudiant. Après, « c’est l’engrenage ». À l’entendre, cet homme ne pourrait pas se permettre de bosser dans une association humanitaire moyennant un salaire modeste.

Au-delà de la fiche de paie, il défend un standing. Son existence sociale. Le signe puissant que l’argent envoie aux autres, associés, collègues, clients, anciens camarades de promotion qui, eux aussi, exhibent un bronzage hivernal et une belle villa. Tout cela manifeste l’appartenance à l’enviable communauté des gagnants. Dur de s’en défaire.

Comment pourrait-il renier le club qui l’a ­adoubé ? « Nous sommes les 1 % », lâche-t-il en référence au fameux slogan d’Occupy Wall Street, le mouvement de contestation américain de la finance, « Nous sommes les 99 % ». Avec un mélange de fierté et d’autodérision, il revendique son appartenance à l’élite de l’argent. Il jouit sur ses pairs – d’origine bourgeoise pour la plupart, voire aristocratique – d’un double sentiment de supériorité. Lui, le fils de prolo, gagne autant voire plus qu’eux, « ces salauds de Versaillais ». Et contrairement à eux, il connaît la vanité de l’argent. Du moins le croit-il.

Des gens comme lui, l’Allemand Jorgo Riss en croise dans les couloirs du Berlaymont, le bâtiment de verre de la Commission européenne, à Bruxelles. Responsable du bureau de ­Greenpeace, écolo depuis son enfance berlinoise dans les années 1970, il dirige une équipe d’une vingtaine d’experts. Leur but : défendre l’environnement auprès des décideurs européens face aux puissants industriels et leurs groupes de pression.

Nombreux dans la capitale belge, grassement payés, les lobbyistes n’en demeurent pas moins des citoyens. À la longue, certains d’entre eux « n’en peuvent plus », explique Jorgo Riss. Ils en ont marre de « défendre l’indéfendable » au service de l’industrie chimique, pétrolière ou agroalimentaire. Sensibles comme bien d’autres aux enjeux écologiques, ils ont envie de se sentir utiles. Ils aspirent à mettre leurs compétences au service de l’intérêt général. Alors, ni vu ni connu, ils envoient leur CV à Greenpeace.

« On reçoit pas mal de candidatures de ce genre », reconnaît Jorgo Riss. Sans leur fermer la porte, il se méfie de ces potentiels transfuges des industries polluantes, aspirants écolos en costards, soudain désireux de se racheter une conscience. Il teste donc leur motivation.

« Un jour, j’accueille un candidat intéressant, un jeune lobbyiste doté de compétences utiles pour nous et d’un excellent réseau dans les institutions communautaires. À l’issue de l’entretien, il me demande s’il aurait droit chez Greenpeace à… une voiture de fonction ! » L’écolo en reste bouche bée. Peut-être le jeune homme a-t-il réellement besoin d’un véhicule, à cause d’un logement lointain et isolé, d’un enfant handicapé à conduire à l’école à l’autre bout de la ville ? Réponse du postulant : « Non, c’est parce que ma boîte actuelle met déjà une bagnole à ma disposition. »

« Il y aura plusieurs vies dans ma vie »

Comment sortir du piège ? Déjà, imaginer une issue. Avoir à l’esprit un endroit où aller permet de tenir le coup et peut-être, un jour, de voguer vers de nouveaux horizons. « Dans dix ans, je suis chez “Politis” », affirme Julien Lessors*. Dans cet hebdo de la gauche antilibérale, ce journaliste de 45 ans pourrait enfin, espère-t-il, écrire selon ses idées. Favorable à l’intervention de l’État dans l’économie, il est convaincu que « le marché ne peut pas tout » et que « l’intérêt général ne se résume pas à la somme des intérêts particuliers ». Il ne peut que désapprouver la ligne éditoriale ouvertement probusiness du journal économique qui l’emploie.

Lors de son entretien d’embauche, le directeur de cette publication a mis les choses au point : « Ici, on aime le capital. » Julien Lessors n’en doutait pas : « Il suffit de voir les pages conso-culture, à la fin du journal. Il y a des articles sur les chaussures ­Berluti, les yachts… Ça sent la fascination pour le fric. » Depuis, il s’exécute en silence. « Il n’y a pas de débat interne. La direction bloque tout ce qui, de près ou de loin, pourrait ressembler à un sujet de gauche. » ­Parfois, il tente une « opération banzaï » et propose en conférence de rédaction un sujet de type « bonnet péruvien » – expression qui, dans le jargon d’une certaine presse, ridiculise tout article à connotation écolo ou sociale. Habituellement, avoue le journaliste, « on en arrive à un tel degré d’autocensure qu’on ne s’en rend même plus compte ».

Julien Lessors développe une « tactique d’évitement ». Pas question d’écrire sur les retraites chapeaux des PDG ou sur la politique économique, sujets à haute teneur idéologique. Il se concentre sur « les enquêtes les plus factuelles possible », par exemple, les nouveaux moyens de paiement.

C’est provisoire, assure Julien qui réfléchit au « job d’après » : « Même si j’y perds en salaire, il faudra que ce soit en accord avec ce que je pense. » Pour le moment, il fait des piges bénévoles, le week-end, pour des journaux engagés et signe sous un pseudonyme. Chargé de famille, il attend que ses deux ados aient fini leurs études pour faire son « coming out ». Une promesse : « Il y aura plusieurs vies dans ma vie. »

Comme en écho, Frédéric Hache, la quarantaine, élégance ascétique, entame sa seconde vie. L’ancien trader se souvient de ses années de « schizo­phrénie ordinaire », quand il se ­plongeait dans la lecture de l’intellectuel de gauche ­américain Noam Chomsky après une rude journée passée en salle de marché à vendre des produits dérivés hautement spéculatifs. Il a fini par quitter son poste à 30 000 euros par mois (hors bonus) chez BNP-­Paribas. Après avoir divisé son salaire par cinq, il met dorénavant son expertise au service de Finance Watch, l’association bruxelloise qui surveille le secteur financier européen. Frédéric Hache est « sorti » d’affaire.

D’autres tentent de « changer les choses de l’intérieur, petit à petit ». Défendre les valeurs humanistes au sein d’une multinationale obsédée par le marketing et le profit, est-ce que ça ne pourrait pas se révéler utile ? Tel est l’espoir de Max de ­Chantérac, directeur financier d’une très grande entreprise de cosmétiques et coauteur de 20 Propositions pour réformer le capitalisme. Car en l’état, explique ce grand type chaleureux qui malgré son costume-cravate présente une vague ressemblance avec Philippe Poutou, « il y a tension ».

« Le week-end, on a tous une vie pétrie de bonnes actions, d’attentions envers nos proches et d’engagements associatifs. Et quand arrive le lundi, on en fait abstraction, ou même, on va à rebours. » Max de Chantérac refuse de se résigner. Aristocrate, catholique pratiquant passé par un lycée privé dans le 16e arrondissement de Paris, père de famille nombreuse, et bénéficiaire de stock-options, ce cadre dirigeant n’a pourtant rien d’un gauchiste. ­Simplement, estime-t-il, « l’entreprise ne peut pas se cantonner à la seule recherche du profit ».

Dénoncer les mots qui tuent

« Ma vocation, poursuit ce manager catho, c’est de changer des choses dans l’entreprise », et par là, dans le vaste monde. Tandis que certains collègues rêvent d’« acheter un château », lui ambitionne « une épitaphe » sur sa tombe pour sa contribution à la transformation sociale ! Concrètement, il veut revoir la comptabilité, pour que les profits soient imposés là où ils ont été réalisés, par exemple, en France, et pas là où l’impôt sur les sociétés est le plus bas, en Roumanie ou en Bulgarie, où son groupe possède des usines.

Il faudrait aussi éviter que la rémunération des fiscalistes soit inversement proportionnelle au taux d’imposition de la boîte. Une règle pousse-au-crime, selon lui. Pour faire triompher ses idées, il mène des « batailles » discrètes. Au risque d’aller trop loin et de se « faire virer du jour au lendemain ». Question de dosage. De méthode. Au conflit, il ­préfère la « diplomatie », la « compromission permanente ». Il dit « aimer » son entreprise où il travaille depuis vingt-trois ans et ne pas aimer dénoncer. « Il y a des juges pour ça. »

Parfois il a « des doutes », comme Philippe Vidal. « Je me dis alors qu’en réalité je ne change pas grand-chose, que tout ce que je fais, c’est apporter mon concours pour faire avancer le bateau. » ­Qu’importe. Il se contente de ses « petites victoires ». Par exemple, une présentation modifiée à la marge en comité exécutif, un mot en plus ou en moins.

Il se souvient d’un séminaire au cours duquel « un premier intervenant a expliqué pendant une demi-heure que le marketing constitue le cœur de l’entreprise ». Un autre répète la même chose, cette fois en anglais. Tout comme une troisième. À la pause, Max n’y tient plus. Il signifie poliment à la dernière oratrice son désaccord : certes, le marketing a son importance, mais la boîte produit des cosmétiques, donc des « soins », « un art de la relation à l’autre ». À la reprise de la réunion, « le ­discours avait totalement changé », raconte-t-il, ravi. À l’échelle d’une multinationale aussi énorme, de petits infléchissements peuvent être décisifs.

Romancier et cadre au service des ressources humaines d’Orange, Thierry Beinstingel n’hésite pas à dénoncer le langage managérial, « les mots qui tuent ». Après la vague de suicides qui a secoué son groupe en septembre 2009, cet homme d’une cinquantaine d’années, grisonnant et solide, publie dans L’Humanité une tribune sur ce thème. « Conseiller en mobilité » selon l’appellation en vigueur, il avoue être « complètement impliqué dans les plans de départ » qui ont poussé les salariés à bout.

« Ça s’est gâté à partir de 2007, quand on nous a donné des objectifs chiffrés de départs volontaires. Une logique culpabilisante et froide s’est enclenchée. Moi, je ne cautionnais pas, mais je faisais de l’“outplacement”, je faisais partir. Je me suis senti un peu complice. » Les mots permettent d’éluder une réalité cruelle. L’euphémisme d’outplacement, aussi appelé « reclassement externe », désigne les tentatives de recaser à l’extérieur de l’entreprise un salarié dont on souhaite se débarrasser. Thierry Beinstingel se souvient avoir transformé des employés en fin de carrière en bénévoles aux Restos du cœur, payés par Orange « dans le cadre d’une cessation partielle d’activité ». Par le jeu des déductions fiscales, l’entreprise y gagne. « Ça se joue en millions d’euros. »

Dans ses fonctions de recruteur, lui-même orchestre la « mobilité » selon des critères qu’il n’a « pas choisis ». Pas plus tard que la semaine dernière, il a dû dégoter un employé censé faire « plus que son métier », et ça l’exaspère. Actuellement, les entreprises exigent des salariés qu’ils « sortent de leur zone de confort » et fassent preuve d’« agilité », ce qui, décrypte-t-il, revient à réclamer leur « allégeance ».

Dans ses œuvres, Thierry Beinstingel cite les prénoms des employés d’Orange qui se sont donné la mort. Ses lecteurs s’y retrouvent. Lui aussi. Sa hiérarchie beaucoup moins. Peu lui importe. Jouer les trublions lui plaît. Même pas peur. ­Protégé par son statut de fonctionnaire (ancien de La Poste), le cadre en fin de carrière s’octroie cette liberté. Au nom de tous ceux qui ne peuvent pas se la permettre.

* Les noms ont été changés.

Publié dans le numéro 40 de XXI

« Où on mettrait un enfant de plus? »

En Argentine, l’avortement n’est légal qu’en cas de viol ou de danger extrême pour la mère. Des féministes accompagnent les femmes dans une semi-clandestinité. Caroline Kim-Morange a été l’une de ces « socorristas ».

Par Caroline Kim-Morange

Illustrations Laurence Bentz

Dès le début, avec Diana*, l’histoire est compliquée.

Elle est seule face à sa grossesse, paniquée. Son copain menace de la mettre dehors si elle n’avorte pas avant dimanche, et on est déjà jeudi. Elle devra le faire à la maison, par pilule abortive. Un avortement clandestin, comme à peu près 500 000 par an en Argentine. Je l’accompagnerai à distance. Joignable sur WhatsApp, pendant trois jours.

C’est la première fois que j’aide une femme à avorter. Je suis membre des socorristas, des féministes « secouristes » en Argentine, où l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Autant dire presque jamais : même dans ces cas extrêmes, une majorité du corps médical refuse de les pratiquer. En attendant une loi autorisant les avortements, les femmes continuent à vouloir avorter, et les socorristas aident celles qui le demandent. « Nous nous conten- tons de donner l’information. Et informer, c’est légal », m’a expliqué Laura, la première socorrista que j’ai rencontrée. Elle et ses camarades s’appuient sur le protocole de l’Organisation mondiale de la santé et sur leur propre expérience. Quand je ren- contre Diana, je ne suis socorrista que depuis trois mois.

Je ne sais presque rien d’elle. Elle a une vingtaine d’années et vit de petits objets qu’elle fabrique. En cette fin novembre 2018, elle coud de grandes chaussettes de Noël en feutre à accrocher dans la maison. Elle les vend dans la rue, pour l’équiva- lent de 2 euros pièce. Fluette, cheveux noirs aux épaules, petite voix fragile, on fait connaissance dans un parc, à un « atelier ». C’est là que les militantes écoutent les femmes, leur expliquent comment avorter et où trouver les pilules. Chaque groupe a son horaire, son jour, son parc. Rien qu’à Córdoba, la deuxième ville du pays, nous informons une cinquantaine de femmes chaque semaine. Je m’assois sur un banc, après la réunion, avec Diana. Je sors de ma poche un stylo et une petite carte.

« Tu penses pouvoir payer combien ? 1 000 pesos [25 euros, ndlr] ? C’est réaliste ? — Je pense, oui.
— Bon, je t’envoie dans une pharmacie amie. Donne-leur cette carte. J’ai écrit 1 000. Ça, c’est l’adresse. Demande des caramels. »

« Caramels », nom de code des médicaments abortifs.

Aucune socorrista n’a jamais été inquiétée. Il est rare que les avortements soient poursuivis, mais tout le monde préfère être prudent. La pharmacie amie des socorristas n’exige pas de somme fixe. Mais pour couvrir les frais et compenser les bas prix accordés à certaines – et s’il le faut, la gratuité –, les femmes donnent en général autour de 35 euros. Une somme énorme en Argentine où le salaire mensuel minimum ne dépasse pas 490 euros.

Le lendemain matin, quand j’allume mon téléphone, Diana m’a déjà laissé message sur message. Elle n’a pas pu acheter les pilules. « Il me reste 900 pesos. J’ai pas osé te le dire.

— Et ton copain ?
— Il veut rien savoir. Il dit que c’est moi qui fais pas d’effort. »

Je me sens coupable. J’aurais dû repérer sa précarité. Je réponds. Par message.

« Diana, je vais baisser le prix, je vais te donner une nouvelle carte. On peut se retrouver dans le centre avant 17 heures ?
— Sérieux ? Tu me sauves la vie. Je pleure, là !
— 16 h 30 ça te va ? Près de la grande fontaine au centre de la Plaza Colón. Et… 800 pesos ?

— Ce serait génial ! J’aurais même de quoi retourner chez moi et envoyer chier mon mec.
— Tu préfères 700 ?
— Ce serait mortel.»

Pour économiser le bus, elle va à pied à la pharmacie, trois heures aller-retour. L’avortement commence l’après-midi même. Les jours qui suivent, on continue de s’envoyer des messages écrits, audio, et beaucoup de petits cœurs. En Argentine, les mots doux sont omniprésents. Avec les autres inconnues dont j’accompagne les avortements pendant les mois suivants, c’est le même déluge d’affection.

Je suis une documentariste française, installée en Argentine un peu par hasard. J’ai suivi mon mari expatrié, cadre chez Renault. Assez vite, j’ai envie de tourner un film sur la lutte pour le droit à l’avortement. On est en 2018, une loi pour légaliser l’IVG est en préparation – elle sera rejetée par un Sénat conservateur. D’immenses manifestations accompagnent les débats. J’ai participé, éblouie, à la marche des femmes du 8 mars. Des chorégraphies, des chants, des tambours, des paillettes, des perruques roses et des foulards verts à perte de vue. Le foulard brandi par les partisans de la légalisation fleurit partout. Il est vendu à chaque coin de rue, orne les sacs, les poignets, les cous. À l’époque, j’ai le projet de suivre les débats qui agitent le pays à travers les yeux d’une adolescente enceinte.

Je découvre les Socorristas en red (feministas que abortamos) (les « Secouristes en réseau (des féministes qui avortent) »), leur énergie, leur joie, leur sororité, leur humour. Et même l’amour qu’elles se manifestent. Dans les manifs, elles chantent des chansons à la gloire du Misoprostol, la pilule abortive : « Misoprostol, médica- ment que nous savons nous procurer / même interdit, l’avortement continuera d’être pratiqué / Misoprostol, comme tu es grand ! Misoprostol, Misoprostol ! T’es le meilleur des avorteurs ! » Contrairement aux féministes classiques, qui plaident pour l’avorte- ment à l’hôpital, elles militent pour avorter « où tu veux », loin des médecins dont elles se méfient. Je change d’avis, ce sera un film sur elles. Quelques mois plus tard, je franchis le pas, je deviens socorrista à mon tour.

J’ai envie de m’impliquer, de devenir activiste. Moi qui n’ai jamais avorté, qui ai fréquenté une école catholique, je trouve hallucinant que la société se permette d’interdire à une femme la maîtrise de son corps. Cette vision de la femme comme un être futile, qui aurait fauté et devrait en assumer les conséquences, me scandalise. Du moment qu’elle décide que ce n’est pas le moment, c’est une décision responsable. Mais j’hésite. Une nuit d’orage en septembre 2018, je me tourmente. Et si j’étais arrêtée ? Si je n’y arrivais pas ? Puis, je me raisonne. Les socorristas du groupe ne sont pas des héroïnes. Elles y arrivent très bien. Étudiantes en psycho- logie, en ressources humaines, prof d’arts plastiques, designeuse, secrétaire… je leur ressemble. Elles se soutiennent entre elles : il y en a toujours une au bout du fil pour répondre aux questions des autres. Aucun médecin parmi elles, mais en cas de souci médical, il y a toujours le dispensaire ou l’hôpital. Sur les 12 000 avor- tements accompagnés par les socorristas chaque année, les pro- blèmes sont rarissimes. Au petit matin, mes terreurs s’apaisent.

Quelques heures après avoir commencé son avortement, Diana m’écrit pour me dire qu’elle est faible, qu’elle a vomi. En général, on ne ressent rien à ce stade. C’est sans doute l’anxiété. Je lui suggère une douche chaude, d’écouter une musique qu’elle aime, de regarder une série. Elle se couche avec une bouillotte et des biscuits. Ça va mieux. Le lendemain, le fameux Misoprostol doit provoquer l’expulsion. Nouveau message audio sur mon WhatsApp. Petite voix de Diana. « Euh… les quatre pastilles de Misoprostol dans la bouche d’un coup ou l’une après l’autre ? »

— Les quatre en même temps, en avalant seulement la salive.
— Ah ? Et, désolée si j’y connais rien [rires], mais euh… comment va être mon utérus ? Il va se dilater à l’intérieur ou à l’extérieur ?
— Il va pas se dilater, il va se contracter. C’est le rôle du Misoprostol. Comme quand tu fermeslamainfort:lesmusclesdubrasdeviennentdurs.Tonventrevadevenirdur.»

Nous avions tout expliqué à l’atelier. Mais à cause du stress, il faut répéter.

« Tu ne risques rien. C’est normal d’avoir mal. C’est normal de beaucoup saigner. Sois prudente dans les dix jours qui suivent. C’est une plaie, il peut y avoir une infection. Évite la piscine, le bain. Ne mets pas de tampons. Si tu as des rapports, n’oublie pas d’utiliser un préservatif.»

Au siège des socorristas, le téléphone sonne tout le temps. Dans cet appartement du centre-ville aux murs blancs, Valentina est de permanence. « Ani, raconte-moi, tu vis avec un mari, des enfants ?
— Avec mon fils de 5 ans et mon mari. On est en train de se séparer. Je n’ai pas de travail. En ce moment, je ne veux pas d’autre enfant.

— Ani, je te comprends. L’important, c’est que tu sois décidée. C’est ton corps, ta vie, ton avenir. Je t’inscris à un atelier ? »

Pendant ce groupe de parole d’une à deux heures, les femmes parlent, beaucoup commencent à se justifier. Les socorristas, elles, s’efforcent de faire ce qu’elles appellent de la «dépénalisation sociale », une forme de déculpabilisation. Le premier atelier me submerge d’émotion. « Où on mettrait un enfant de plus ? », com- mence Caro. Avec son compagnon, ils vivent à six dans deux pièces. Lulli dit qu’elle n’a juste « pas envie » d’être mère. Brenda a tenté d’avorter en avalant de puissants antidouleurs. Elle rigole. « Je dormais tout le temps, mais le bébé est toujours là. » Carla, étudiante en architecture, avait prévu de partir étudier en Italie. Une histoire sans lendemain, le préservatif s’est rompu. Quoique… « Ce couillon n’a pas pu l’enlever, quand même ? » Il paraît que certains s’amusent à faire ça, et s’en vantent, signalent des femmes de l’atelier. Ça s’ap- pelle le stealthing – « furtivité ». Indignation générale. Mais Carla rayonne, déjà « soulagée » d’avoir rencontré les militantes. Milena est chrétienne adventiste, elle est contre l’avortement. Elle est aussi épileptique et l’enfant risque d’avoir une malformation à cause des médicaments. Elle hésite. Finalement, elle renoncera à avor- ter. Vanessa est catholique. Elle assiste aux vêpres tous les soirs. Mais pas question d’un sixième enfant. Elle vient de perdre son travail, souffre d’une hernie discale. Elle a littéralement soutiré le numéro des socorristas à sa docteure. « Quand elle a tourné l’écran d’échographie vers moi, l’image m’a donné du remords. Mais je lui ai dit que si elle ne m’aidait pas, je le ferais quand même. » À son mari déménageur, elle fait croire à une grossesse extra-utérine. Ses copines sont dans la confidence. Toutes lui ont dit qu’elle était folle d’avorter. « Elles s’imaginent que je vais utiliser le persil.» Le persil ? Autour de moi, elles sont toutes au courant. « Des branches de persil trempées dans l’alcool, introduites dans l’utérus », m’explique Vanessa. Une fille de 16 ans est morte comme ça dans son quartier.

Le persil, les aiguilles à tricoter, les cintres… Les hôpitaux argentins ont compté 35 morts par septicémie ou hémorragie après une tentative d’avortement clandestin en 2018. Le président de centre gauche Alberto Fernández a promis une nouvelle loi, au nom de la santé des femmes et de la fin de l’hypocrisie, puisque « l’avortement existe ». Elle a été présentée au Congrès le 17 novembre 2020.

En attendant, même en cas de viol, la loi n’est pas toujours appliquée. Dans la province de Tucumán, le Nord conservateur, en 2019, une enfant de 11 ans, enceinte après avoir été violée par le compagnon de sa grand-mère, se voit refuser pendant des semaines l’interruption de grossesse à laquelle elle a droit. « Je veux qu’on m’enlève ce que le vieux m’a mis dedans », répète-t-elle. Mais les médecins de l’hôpi- tal, invoquant leur conscience, refusent de pratiquer l’opération, tout en lui injec- tant des médicaments pour accélérer la croissance du fœtus, espérant prolonger la grossesse jusqu’à ce qu’il soit viable. Un couple de médecins du secteur privé finit par pratiquer une césarienne, à cinq mois de grossesse, pour épargner la fil- lette qui souffre d’hypertension artérielle. Le bébé a vécu dix jours. Dans la même province, en 2014, une femme de 25 ans est condamnée à huit ans de prison pour une fausse couche : on la soupçonne d’avoir avorté. Elle est acquittée après plus de deux ans de prison et une vaste mobilisation féministe.

Après trois mois d’atelier, je commence à accom- pagner des femmes de tous âges. Une socorrista me prévient : « N’attends pas de reconnaissance. Non. Si tu le fais, c’est que tu veux lutter contre une injustice. Pas pour qu’on te dise merci.» Toutes celles que j’ai accompagnées ont témoigné de la gratitude. Mères ou pas, célibataires ou pas, croyantes ou pas. Elles étaient toutes de milieux plutôt modestes. Les plus riches ne fréquentent pas les socorristas, elles recourent aux services discrets de cliniques privées où on fait passer les avortements pour des fausses couches. Tarif : entre 500 et 800 euros l’opération, plus cher qu’un Smic argentin.

La plupart trouvent des médicaments abortifs auprès de revendeurs pas tous scrupuleux, vendus entre trois et dix fois plus cher, sur Internet. Elles ne savent pas toujours combien de pilules utiliser, ni comment, ni les horaires à respecter. Après un échec, certaines débarquent désespérées chez les socorristas.

Plusieurs femmes rencontrées pendant les ateliers renoncent à avorter, d’autres disparaissent après un entretien. Elles achètent les pilules et se débrouillent. On m’avait pré- venue. Cela crée un sentiment étrange. Il faut s’obliger à ne pas les appeler. Ne pas abuser de son pouvoir, ne pas se croire toute- puissante. Les socorristas critiquent ce travers de nombreux médecins, il ne s’agirait pas de les imiter.

Dimanche après-midi, presque une semaine après l’avortement de Diana, j’ap- pelle pour prendre des nouvelles. Elle parle de saignements d’une couleur bizarre, d’une odeur désagréable. Lumière rouge dans ma tête. Symptôme d’alerte, dit la documentation socorrista. Je lui conseille d’aller tout de suite aux urgences d’une clinique. Je m’affole. Elle s’affole. Elle affole son père. Au bout du fil, une socorrista me rassure. « Elle n’a ni fièvre, ni douleur, inutile de s’inquiéter, dit Emilse. Elle pourrait être très mal reçue aux urgences.» Il arrive souvent que des femmes soupçonnées d’avoir avorté soient laissées pendant des heures dans un couloir à se tordre de douleur ou à perdre du sang. Il vaut mieux attendre lundi, pour aller dans un service hospitalier plus bienveillant. Rétropédalage. Je la rappelle. Elle rappelle son père qui l’attendait déjà aux urgences. Assise par terre dans ma cuisine, je suis vidée, au bord des larmes.

Je suis de retour en France. J’ai accompagné 27 femmes entre novembre 2018 et mars 2019. Je me souviendrai toujours de la première. Pendant plusieurs heures, Diana avait saigné, vomi, eu mal. Puis elle m’a appelée. « Je me sens drôle. Comme soulagée. J’ai faim.» « Je pense que tu as expulsé. C’est terminé.» Sa toute petite voix : « Sérieux, Caro ? » J’ai reposé le téléphone et je me suis servi un verre de vin. Elle n’est pas allée à l’hôpital le fameux lundi, ça n’a pas été néces- saire. Sa vie a repris son cours. C’est désormais sa grand-mère qui l’héberge. Celui qui menaçait de la mettre à la porte, elle a choisi de le quitter.

*Les prénoms ont été modifiés.

Publié dans le numéro 53 de XXI

La Turquie s’est construite sur les ténèbres

Entretien. Taner Akçam

Il a exhumé la preuve de la planification du génocide arménien : cet historien a retrouvé des ordres écrits organisant l’extermination. En exil, il rêve de révéler aux Turcs leur véritable histoire pour « mettre son pays sur le chemin de la démocratie ».

Propos recueillis par Haydée Sabéran

Illustration : Olivier Dangla

Un matin frisquet d’avril, dans le hall d’un hôtel bruxellois, un petit homme dégarni en costume-cravate s’avance en souriant, les traits tirés par le décalage horaire. Un voyageur que personne ne remarque, surnommé le « Sherlock Holmes du génocide arménien » par le New York Times. Ce chercheur turc réfugié aux États-Unis met en rage les nationalistes de son pays : il a authentifié des textes donnant l’ordre d’exterminer les Arméniens de Turquie en 1915. Les preuves de la volonté d’éliminer un peuple, d’un massacre planifié. Taner Akçam, 65 ans, professeur d’histoire au Centre d’études de l’Holocauste et des génocides à l’université Clark, dans le Massachusetts, a démontré que l’intention génocidaire était claire. 

Le gouvernement turc continue d’assurer qu’il ne s’agit que d’un déplacement de population qui a mal tourné. Pour mémoire, les nationalistes au pouvoir dans l’Empire ottoman ont exterminé plus d’un million ­d’Arméniens, ainsi que des centaines de milliers d’assyro-chaldéens et de Grecs, hommes, femmes, enfants, essentiellement entre 1915 et 1916. Des massacres systématiques. À la fois des attaques de convois de déportés, et des ­tueries sur des sites dédiés, comme les gorges de Kemah, d’où les déportés étaient précipités dans ­l’Euphrate. Ailleurs, on a fusillé, égorgé, jeté dans des fosses ­communes creusées à l’avance ou jeté à la mer. Les déportations, les camps de concentration, les marches avaient pour but d’épuiser, d’affamer les gens, jusqu’à la mort. Les deux tiers des chrétiens du pays ont été exterminés.

Taner Akçam voudrait que sa découverte soit un point de départ, qu’elle permette à son pays de regarder enfin la vérité en face. Il sait que ce sera long, mais il estime que le chemin vers la démocratie ne se fera qu’à ce prix. Son rêve : donner une conférence sur le génocide en turc, en Turquie. Ce jour-là à Bruxelles, il se prépare à parler devant un auditoire d’Arméniens. Son regard doux pétille derrière les lunettes : le trajet en avion l’a décalé, il n’a pas mangé, on commence l’interview autour d’un petit déjeuner. Entre deux tartines, il se met à raconter : la cave sombre dans laquelle il a traqué les preuves du crime, l’avalanche de mensonges turcs auxquels il a répondu point par point, les menaces de mort avec lesquelles il a fallu vivre un temps. Au bout d’un moment, nos voisins de table subjugués se taisent et tendent l’oreille : Taner Akçam n’est plus seulement ­Sherlock Holmes, il est ­Indiana Jones. ­Berger des montagnes ­d’Anatolie puis étudiant révolutionnaire traqué, prisonnier évadé, passager clandestin, rat de bibliothèque, et enfin chercheur de renommée mondiale. L’universitaire en exil a eu plusieurs vies.

Comment prouver la réalité du génocide arménien ?

Il y a eu des ordres écrits. Comme ce télégramme crypté du ministre de l’Intérieur Talât Pasha, en septembre 1915 : « Le gouvernement a décidé d’éliminer complètement tous les Arméniens qui vivent en Turquie. […] Sans prêter attention à la femme, à l’enfant, à l’infirme, si tragiques que puissent être les méthodes d’extermination, il faut mettre fin à leur existence, sans écouter sa conscience. »

Difficile d’être plus limpide.

Oui mais l’original de ce texte a disparu. Celui-là et d’autres, de la même teneur. Ce qui a permis aux historiens officiels turcs d’affirmer depuis des années que ces messages sont des faux, une « ­fiction arménienne ». Faute de pouvoir les authentifier, les historiens du génocide ont longtemps renoncé à ce matériau historique, mais désormais l’argument ne tient plus : j’ai retrouvé les photos de ces télégrammes dans une cave, à New York, en avril 2015, puis j’ai prouvé leur véracité. Ils avaient été réduits au silence, je leur ai rendu la parole.

« En 1919, des enquêteurs turcs avaient trouvé des télégrammes, des ordres d’exterminer. Mais tout a disparu des archives du tribunal d’Istanbul. Tout ! »

Que faisaient-ils dans une cave à New York ?

Ils avaient été conservés chez un médecin, le neveu d’un prêtre catholique arménien, Krikor ­Guerguerian. Dans les années 1960, ce prêtre avait photographié, dans les archives du Patriarcat arménien de Jérusalem, de nombreux documents des procès d’Istanbul de 1919. À l’époque, les enquêteurs turcs qui jugeaient ce qu’ils appelaient les « crimes de guerre » commis contre les Arméniens avaient trouvé eux aussi des télégrammes, des ordres d’exterminer, des preuves. Mais tout a disparu des archives du tribunal ­d’Istanbul. Je dis bien tout ! ­Heureusement ce prêtre en a conservé des copies, et ce sont ces copies que je cherchais quand je suis entré dans la cave à New York. Je n’imaginais pas du tout tomber sur les Mémoires de Naïm.

Qu’appelez-vous « Mémoires de Naïm » ?

Naïm Efendi était un haut fonctionnaire turc, alcoolique et joueur, facile à corrompre car toujours en manque d’argent. Pendant le génocide, il travaille au bureau des déportations du camp de Meskene et fait évader les Arméniens les plus fortunés. Il aide un journaliste arménien, Aram Andonian, déporté en 1916, à s’échapper. Les deux hommes se retrouvent deux ans plus tard à Alep, en Syrie, alors occupée par les ­Britanniques. Le journaliste propose au fonctionnaire de l’argent contre des documents de nature à prouver la responsabilité de l’État turc dans les massacres. Ils se donnent plusieurs fois rendez-vous au célèbre hôtel Baron d’Alep. Naïm Efendi décode pour Aram Andonian une cinquantaine de messages chiffrés. Il les recopie à la main dans un cahier, dans lequel il ajoute des anecdotes, des dates, des chiffres, des noms. Puis il réclame de l’argent contre d’autres documents recopiés, mais le journaliste refuse le marché et lui demande des originaux. Naïm ­Efendi lui en remet une vingtaine, parmi lesquels le message que j’ai cité. On appelle cet ensemble les « Mémoires de Naïm ». Après la guerre, Aram Andonian les cite dans un livre, Le Grand Crime. En l’absence d’originaux, c’est ce livre, que les historiens turcs avaient qualifié de « fiction arménienne », qui nous avait permis d’avoir accès à ces textes.

Comment êtes-vous tombé sur ces télégrammes ?

Imaginez des rayonnages remplis de boîtes d’archives, sans aucune étiquette. Rien d’organisé, rien de rangé, un bazar. La cave est en forme de L. On n’y voit rien. Je vais jusqu’à la fin du L, je prends une boîte. Au hasard. Et là, il se passe un miracle, je ne peux pas le dire autrement. Moi, l’ancien gauchiste, pas vraiment croyant, je n’ai pas d’autre mot pour qualifier ce qui s’est passé. Je tombe sur un papier blanc, plié en deux, sur lequel est écrit d’un côté en turc moderne, de l’autre la traduction en anglais, et au-­dessus, l’écriture du prêtre qui indique : « Mémoires de Naïm, page 29 ». Je me suis dit : oh mon Dieu, ce type a les mémoires de Naïm ! J’ai tout scanné et au bout de cinq mois, je les ai trouvées.

Quel était votre état d’esprit ?

À partir du moment où j’ai su que les Mémoires étaient quelque part dans ces archives, j’ai eu l’impression de creuser pour ­chercher de l’or… Quand j’ai enfin trouvé, j’étais le plus chanceux sur terre, comme si j’avais reçu une couronne en récompense de tous mes efforts. J’étais très heureux.

Comment ces originaux ont-ils pu disparaître ?

Le journaliste les avait divisés et déposés en trois lieux, qu’il croyait sûrs. Un, le Tribunal militaire ­d’Istanbul. En 1919, quinze des principaux génocidaires sont condamnés à mort, la plupart par contumace, dont l’ancien ministre de l’Intérieur Talât Pasha. Deux, le Tribunal de Berlin. En 1921, Aram Andonian remet d’autres originaux à l’avocat d’un Arménien qui a assassiné ce même Talât Pasha à Berlin. Trois, la bibliothèque arménienne Nubar dans le 16e arrondissement à Paris. Il a lui-même dirigé cette bibliothèque jusqu’à sa mort en 1952. Dans les années 1970, un historien a constaté que ces originaux avaient disparu. Dans chacun de ces lieux, les archives relatives aux Mémoires de Naïm se sont évanouies. Une main invisible les a fait disparaître.

Une « main invisible » bien utile aux négationnistes.

On peut spéculer à l’infini. Le prêtre Guerguerian s’était, heureusement, rendu à la bibliothèque parisienne et avait fait des copies autour de 1951, ce que j’ai découvert ensuite.

Un argument des négationnistes pour contester l’authenticité de ces Mémoires était de dire que Naïm n’a jamais existé.

J’ai prouvé le contraire. Je n’ai aucun mérite, tout l’honneur revient aux archives militaires turques ! En 2005, pour prouver qu’ils étaient de bonne volonté, les Turcs ont publié huit volumes de documents qui avaient un lien avec les ­Arméniens. Dans le septième volume, il y a des documents sur le camp de concentration de ­Meskene. L’archive est consacrée à une enquête sur la corruption dans ce camp, et sur les évasions ­d’Arméniens. Un des témoins entendus est Naïm Efendi. Naïm Efendi, de Silifke, fils de Nuri, 26 ans, marié, ancien responsable des convois de déportés à Meskene. Tout ce ­qu’Andonian a dit sur lui se vérifie dans les archives ottomanes.

Grave erreur…

Je suppose que ceux qui ont mis ces archives à disposition n’ont pas pris la peine de les lire, sinon ils ne les auraient jamais rendues publiques. D’ailleurs, qui les lit, à part quelques idiots comme moi ?

Alcoolique, accro au jeu… Naïm Efendi n’est pas très fiable a priori. Or vous prouvez aussi qu’il dit la vérité.

C’est une question que je devais me poser. Et si Naïm avait tout fabriqué pour se faire de l’argent ? J’ai fait des recherches sur les anecdotes qu’il relate, les faits, les lieux, les personnes, j’ai tout recoupé.

Pour répondre aux négationnistes, vous dites « voilà ce que j’ai trouvé », mais aussi « voilà comment je l’ai trouvé ».

Eux ont le droit de se tromper à chaque pas, de mentir. Moi, si je fais la moindre erreur, c’est la fin de ma carrière.

Cette découverte des « Mémoires de Naïm » est racontée dans votre dernier livre, Killing Orders, pas encore traduit en français. Depuis, vous avez trouvé d’autres preuves du génocide, entendu en droit comme l’extermination systématique et programmée d’un groupe d’êtres humains.

J’ai découvert qu’une première décision d’exterminer des ­Arméniens est prise le 1er déc­embre 1914, contre la population masculine de la région de Van et Bitlis, par l’Organisation ­spéciale, la milice liée à l’appareil d’État qui a mis en œuvre le génocide. C’est la première fois qu’on lit le mot « extermination », imha en turc, contre les Arméniens dans les documents ­ottomans.

Avez-vous le sentiment d’avoir terminé votre enquête ?

Pas du tout ! Je continue mon travail. Être historien, c’est reconstruire le passé d’une manière qui permette de comprendre l’histoire aujourd’hui et à l’avenir. La découverte des documents est une partie infime du travail. Regardez ­l’Holocauste. Même si nous savons ce qui s’est passé, l’écriture de l’histoire ne s’arrête pas.

Le négationnisme non plus.

Bien sûr. C’est un sujet central. Le génocide du Rwanda a eu lieu, celui des Rohingya aussi. Ces catastrophes humaines récentes vous poussent à repenser votre propre recherche. Si je compare les Armenian genocide studies et les Holocaust studies, nous avons vingt à trente ans de retard. Il y a encore tant de sujets à couvrir.

Vous êtes turc. Pourquoi vous être intéressé au génocide arménien ?

On me pose souvent la question. Il n’y a rien d’inhabituel à ce qu’un historien allemand travaille sur ­l’Holocauste. Personne n’est surpris. Nous devons, en Turquie, créer cette normalité. Pour vous répondre, j’ai longtemps pensé que le hasard avait mis ce sujet sur ma route. ­Maintenant, je pense que mon père a joué un grand rôle.

Comment ?

J’en ai pris conscience après son décès. Il était instituteur, syndicaliste, un écrivain reconnu en Turquie. Il disait toujours qu’il fallait « dire la vérité », et « se battre pour la justice ». C’est ce que j’essaie de faire.

Une bibliothécaire dans votre institut de recherche, en Allemagne, vous a poussé à travailler sur le sujet.

C’est vrai. Elle était arménienne par sa mère. Elle insistait pour que je travaille sur le génocide en tant que Turc. À l’époque, je ne trouvais pas ça intéressant.

Pourquoi ?

Comme tous les Turcs, j’avais une distance naturelle avec ce sujet. Le génocide arménien, c’était la patate chaude. Mon opinion se résumait à peu près à ça : quelque chose s’est passé il y a cent ans, des Turcs ont tué des Arméniens, des Arméniens ont tué des Turcs, c’est compliqué. Puis à la fin des années 1980, assistant de recherche en Allemagne, j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de la torture dans l’Empire ottoman. J’ai découvert les premiers massacres d’Arméniens de 1895-1897. Mais j’étais encore hésitant. Je pensais : les Arméniens ne sont pas si innocents, ils ont leur part de responsabilité. 

Toutes ces années dans les écoles turques avaient laissé des traces. Et puis, en tant que jeune gauchiste, j’avais des clichés en tête, une certaine façon de penser la Turquie et le monde. J’estimais que les mouvements politiques arméniens étaient contrôlés par les services secrets occidentaux, qui voulaient affaiblir la Turquie. Travailler sur le génocide arménien, ce n’était pas confortable.

Qu’est-ce qui aurait été confortable ?

Le combat des classes populaires. La question kurde. Au moins eux, ils étaient encore là, à défendre leurs droits face au pouvoir turc. Les Arméniens, c’était le passé.

Qu’est-ce qui vous a fait évoluer ?

Mon honnêteté, rien d’autre. Je travaillais avec des chercheurs sérieux, qui m’ont appris à poursuivre la vérité. Et puis je conservais un certain esprit critique venu de ma formation marxiste. Je ne suis plus marxiste, mais j’ai gardé l’esprit critique.

Comment vous êtes-vous approché du sujet ?

Au départ, je souhaitais juste trouver un nouvel objet d’études. On était en 1991, j’avais terminé ma recherche sur la torture dans ­l’Empire ottoman, et l’institut pour lequel je travaillais à Hambourg se lançait dans un nouveau projet sur les crimes d’État, autour de la question de la responsabilité, à une époque où il n’y avait pas encore de Cour pénale internationale. C’était l’occasion de travailler sur la tentative, en 1919 à Istanbul, de juger les responsables du génocide arménien. J’ai proposé d’organiser un séminaire. On m’a répondu : « D’accord, trouvez un expert. » C’est ainsi que j’ai rencontré celui qui est ensuite devenu mon maître, l’historien arménien Vahakn Dadrian, qui vient de mourir à l’âge de 93 ans. C’est lui qui a ouvert la voie de la recherche sur le génocide arménien. Et je n’ai plus quitté le sujet depuis.

Cet Arménien ne s’est pas méfié de vous, un Turc ?

Je lui avais été recommandé. Je lui avais écrit une lettre en turc, car j’avais supposé en lisant ses recherches qu’il le parlait, et j’avais raison. Il m’a répondu que j’étais son premier correspondant turc depuis quarante ans ! Nous nous sommes toujours bien entendus. Assez vite, il a fait partie de ma famille élargie. Certains Arméniens lui disaient à l’époque : « Qu’est-ce que tu fabriques, Dadrian ? Ce Turc pourrait être un espion ! » Lui trouvait important qu’un Turc travaille sur cette question. Il a dû se battre contre ce genre d’arguments. Aujourd’hui la plupart des Arméniens dépassent ce préjugé et des dizaines d’historiens turcs explorent le sujet.

Vous êtes allé à Erevan en Arménie commémorer le génocide.

Quatre fois. La première en 1995. J’avais avec moi le maire progressiste d’une ville près ­d’Istanbul, un ami proche, et on a visité le mémorial. Ç’a fait la une des journaux en Turquie. Pendant une semaine ç’a été un des sujets les plus importants dans la presse ! La ­deuxième fois, en 2005, j’étais avec le journaliste arménien Hrant Dink et d’autres intellectuels turcs.

« Il est difficile pour une nation d’admettre qu’elle a été fondée par des assassins et des voleurs qui ont pillé les biens des Arméniens massacrés. »

Pourquoi la Turquie refuse-t-elle de reconnaître le génocide ?

D’abord pour éviter de payer des réparations aux descendants des victimes. Ensuite il y a l’effet ­Pinocchio : à force de mentir, il est difficile de revenir en arrière. Et le nez de la Turquie est très long. Enfin, les pères fondateurs de la nation ont été impliqués dans le génocide. Il est difficile pour une nation d’admettre qu’elle a été fondée par des assassins, et des voleurs, puisqu’ils se sont enrichis en pillant les biens des ­Arméniens ­massacrés.

Vous êtes d’Ardahan, dans l’ancien territoire arménien. Avez-vous changé de regard sur la région de votre enfance ?

Je ressens un certain chagrin. Enfant, j’ignorais qu’il y avait eu là des Grecs, des Géorgiens, des ­Arméniens. En parlant avec mes amis arméniens, j’ai découvert peu à peu que des mots que nous utilisons dans cette région, et dont j’ai toujours pensé qu’ils étaient turcs, étaient arméniens, russes ou ­géorgiens. Ces gens ont vécu ensemble. Pas toujours en paix, mais ensemble. Il ne reste que les Turcs. Et il y a une grande haine contre les Arméniens dans ce territoire. Un de mes cousins m’a dit un jour : « Au lieu de travailler sur les Arméniens, tu devrais plutôt t’intéresser à notre région, et comment les Arméniens ont tué des musulmans. » Si j’étais jeune, j’apprendrais l’arménien, le ­géorgien, le russe et le grec, et j’étudierais l’histoire de ma région.

Quels mots arméniens utilisez-vous ?

Pour dire le « sillon » tracé par la charrue, nous disons haghos dans ma région. En arménien, c’est agos. Pour « fontaine », nous disons tchermoukh. En Arménie, une marque d’eau minérale porte ce nom. Les gens ont pris les uns des autres. Y compris certaines musiques traditionnelles. Tout cela est terminé. J’espère qu’un jour les Géorgiens, les ­Arméniens, les Turcs pourront vivre en paix dans ce ­territoire. Ce sont les mêmes gens. Les Turcs et les Kurdes ­d’Ardahan ressemblent plus aux Arméniens et aux Géorgiens de l’autre côté de la frontière qu’aux Turcs de la région égéenne. La géographie crée sa propre culture.

À quoi a ressemblé votre enfance à Ardahan ?

J’étais berger. Je mettais les animaux au pâturage, je travaillais dans les champs. J’ai vécu à ­Ardahan jusqu’à mes 6 ans, puis j’y suis retourné tous les étés, trois mois et demi par an, chez nos grands-parents, avec mes frères et ma sœur, jusqu’à 21 ans. Notre village, où ma mère vit toujours, est à 2 000 mètres d’altitude. Ça ressemble à la Suisse. Je suis un enfant de la montagne, je connais les chemins.

Et l’enfance de votre père ?

Sa famille était si pauvre qu’il priait Dieu de mourir pour avoir de quoi manger au paradis. Quand il a découvert qu’il existait une école avec internat pour les garçons de la campagne, il a marché deux jours et deux nuits pour y arriver. Il est devenu instituteur. Plus tard, il est ­devenu le secrétaire national du syndicat des instituteurs. Ensuite il s’est mis à écrire des livres. Le premier livre qui l’a rendu célèbre s’appelait Le Pain des morts. Il racontait qu’il espérait que quelqu’un meure au ­village, parce qu’aux enterrements il y a toujours à manger.

Quel genre d’homme était-il ?

Il disait qu’il fallait se battre, que rien ne serait donné. C’est la raison pour laquelle il s’est mis à détester la religion. Il disait qu’attendre tout de Dieu était une erreur. C’était aussi un homme patriarcal. Il passait très peu de temps avec ses enfants. Nous n’avons jamais connu un père qui vous emmène au théâtre, au terrain de jeu, ou qui s’inquiète de vos problèmes scolaires. C’était notre mère qui s’occupait de cela. Il se battait sur la scène publique pour les droits des autres, mais quand il rentrait à la maison, il voulait que le repas soit prêt.

Et votre mère ?

Elle a 88 ans, elle est le pilier de la famille. Elle s’est sacrifiée toute sa vie. Elle était institutrice elle aussi. En plus de sa journée de travail, elle devait s’occuper de quatre enfants, cuisiner, laver, gérer les problèmes de chacun, et de son mari. Il y a une blague sur elle dans la famille : chaque homme de la famille a fait de la prison une fois dans sa vie, elle a passé vingt ans à nous rendre visite. D’abord mon frère aîné a été détenu en 1968 pour avoir manifesté contre la guerre du Viêtnam. Ensuite mon père, après le coup d’État de 1971, parce qu’il était syndicaliste. Puis j’ai été incarcéré un an. Enfin mon jeune frère, entre 1981 et 1989, arrêté par le régime militaire. Ma mère en plaisante : « Vous, vous avez visité la prison une fois. Moi, j’ai visité les prisons turques ­pendant vingt ans. »

Pourquoi avez-vous été arrêté ?

Adolescent, j’étais à la tête de la Jeunesse lycéenne révolutionnaire. J’ai continué à militer à l’université. Je suis devenu un des leaders du mouvement étudiant turc. C’étaient les années 1970, dans le sillage de Mai 68. On réclamait la démocratie, les droits de l’homme, l’indépendance vis-à-vis des pouvoirs impérialistes, le droit de grève, la réforme agraire, des droits pour les Kurdes. À l’époque, il était interdit de mentionner l’existence des Kurdes. Selon le mythe ­fondateur de notre république, il n’y a pas de Kurdes en Turquie, ce sont des Turcs qui s’ignorent, des « Turcs des montagnes » ! On a commencé à en parler dans notre journal étudiant. Voilà comment on se retrouve en prison. 

J’ai été placé en garde à vue cinq fois en deux ans. La première fois en 1974 parce que j’avais distribué des tracts contre l’invasion de Chypre, la dernière fois après des articles sur les Kurdes. En garde à vue, nous étions privés de sommeil, de nourriture en quantité suffisante, on devait rester assis ­quarante-huit heures sur une chaise. On était ­frappé à coups de bâton. On ne le vivait pas comme de la torture, on se disait qu’il fallait faire avec. À la cinquième garde à vue, j’ai été ­incarcéré. C’était en 1976, j’ai été condamné à neuf ans et huit mois de prison. Je me suis évadé au bout d’un an.

Vous vous êtes échappé en creusant un tunnel.

Un jour, des codétenus m’ont prévenu qu’ils creusaient un tunnel depuis un mois. Cette ­prison à ­Ankara était une ancienne étable. Pas de mur de ciment, pas de barbelés. Un très vieux bâtiment. Les toilettes n’étaient qu’un trou dans la terre. Pour cuisiner, on utilisait des réchauds à gaz, montés sur des pieds en métal. Quand ils se cassaient, on les cachait. C’est avec ça qu’on a creusé un tunnel de 5-6 mètres. L’entrée du tunnel était cachée derrière le papier peint.

Il n’y avait que des prisonniers politiques ?

Dans notre bâtiment, oui. La nuit, on était entre nous. On était une ­centaine, pour des milliers de prisonniers de droit commun. Ils avaient peur de nous parce que, contrairement à eux, nous étions solidaires.

C’est un film.

Si vous connaissez un bon réalisateur, je lui raconte tous les détails.

Dans La Grande Évasion, le film de 1963 avec Steve McQueen, les prisonniers cherchent toutes sortes de moyens de se débarrasser de la terre. Vous faisiez comment ?

Au début, on la jetait dans le grand trou des latrines. Ensuite, on en a mis une partie dans un grenier auquel on avait accès. À la fin, on cachait la terre dans nos lits. On la couvrait avec des couvertures de façon à ce que ça ressemble à un corps humain, comme si quelqu’un dormait. On avait fabriqué un système électrique à l’intérieur du tunnel. Si un gardien passait, on éteignait la lumière et les creuseurs arrêtaient de creuser. 

Bien sûr, il y avait des fouilles. Une fois par mois, ils retournaient la prison. Mais un des gardiens, proche de nos idées politiques, nous prévenait. Un jour, il nous annonce une fouille pour le lendemain. On travaille toute la nuit, pour s’évader avant la fouille. On avance dans le tunnel, qui donne sur la rue. On sait que les gendarmes passent toutes les demi-heures. Mais, pris par l’enthousiasme, on ne regarde pas nos montres, et on sort au moment de la ronde. On commence à sauter du mur. ­J’entends crier derrière moi : « Arrêtez ! ­Arrêtez ! » Je cours. Celui qui a sauté après moi a été ­arrêté. À cinq secondes près, j’étais pris moi aussi.

Comparé à ce qu’ont vécu les prisonniers politiques après le coup d’État de 1980, ça semble bon enfant.

Effectivement, après le coup d’État, c’est devenu l’enfer. Je le sais par mes amis, la torture était ­quotidienne. En comparaison, ma prison était un hôtel cinq étoiles. On avait entre 19 et 24 ans, on était entre prisonniers politiques, tous étudiants. On était amis.

Que se passe-t-il après votre évasion spectaculaire ?

Je me cache pendant six mois, et puis je réussis à atteindre ­l’Allemagne via la Syrie. Un ami kurde m’emmène à la frontière syrienne. Le passeur me met dans un train, il me dit : « Assieds-toi là. Ne parle pas, ne dis rien. » Et je suis ­arrivé à Alep. Puis j’ai pris l’avion de Damas à Munich avec un faux ­passeport. Et j’ai été arrêté à ­l’aéroport de Munich, ils ont tout de suite vu que mon passeport était faux.

Là, vous êtes en danger.

C’est le pire moment de ma vie. J’ai passé trois mois en ­prison en Allemagne, je préfère la prison turque ! J’avais droit à l’asile, ­Amnesty International m’avait adopté comme prisonnier de conscience en Turquie. Mais j’avais peur d’être renvoyé avant même de pouvoir déposer une demande. C’était arrivé à d’autres. On m’avait dit de ne pas révéler mon identité sauf en présence d’un avocat. Je n’en ai pas demandé. Je craignais d’être trahi. J’avais 24 ans, j’étais seul, personne ne savait où j’étais. Je ne parlais pas allemand, à peine anglais. Je n’avais aucune idée de ce qui pouvait arriver.

Comment en êtes-vous sorti ?

Les amis qui m’attendaient à l’aéroport de Munich, ne me voyant pas sortir, ont prévenu mes amis en ­Turquie. Mon père est allé en ­Allemagne, il a contacté ­Amnesty. Une avocate a écumé les prisons à Munich et dans les alentours pour retrouver « Mehmet Ali ­Tekinalp », mon faux nom. Un jour, j’ai été appelé au parloir. Une inconnue blonde m’attendait, c’était elle. Elle m’a dit : « Taner Akçam, n’ayez pas peur, je vais vous sortir de là. » J’ai pleuré.

Vous continuez la politique quelques années, puis un de vos amis est assassiné par le Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, qui a pris les armes contre l’État turc.

C’est une partie triste de ma vie. Après le coup d’État militaire de 1980, je participe à un collectif de « résistance antifasciste » contre la dictature turque. Le PKK ­d’Abdullah Öcalan et mon organisation, Devrimci Yol (« la voie révolutionnaire »), en étaient les chevilles ouvrières. Deux ans plus tard, j’apprends que le PKK a arrêté ses propres membres en Syrie, qu’il torturerait et tuerait ses dissidents. J’appelle à la libération immédiate de ces prisonniers si cette information était vérifiée. Si on se bat pour la démocratie et les droits humains, on doit commencer par soi-même. Le PKK lance alors une campagne contre moi et tous ceux qui ­s’opposent à ce parti. Il tue ­plusieurs de ses membres en Europe. Nous protestons, nous tractons. Le PKK réplique en tuant une vingtaine de personnes en Europe, dont un de mes meilleurs amis à Hambourg. J’ai cessé la politique.

Vous étiez menacé ?

Je me suis caché un an en ­Allemagne. Puis, comme j’avais cessé d’être activiste, je n’étais plus une menace à leurs yeux. Mais Öcalan a continué de me qualifier d’agent de la CIA, d’espion. Je ne suis plus dans ce monde. J’ai totalement arrêté la politique désormais.

Sur le génocide, vous passez beaucoup de temps à parler au grand public.

Je souhaite que les Turcs comprennent leur histoire. J’ai donné une dizaine de conférences à des Turcs en Allemagne pour mon dernier livre. Mais pour l’instant aucune en Turquie.

Comment réagissent les Turcs exilés que vous rencontrez à ces occasions ?

Ceux qui viennent sont des démocrates, des gens de gauche. Donc la réaction est très positive. Bien sûr il y a parfois des nationalistes.

Ils contestent ?

Ils ont des questions, je réponds, c’est gérable. Jusqu’en 2006, même aux États-Unis, les nationalistes m’attaquaient verbalement ­pendant mes conférences. Parfois ­physiquement. J’ai été agressé une fois à l’université de New York par des nationalistes turcs qui ont essayé de me frapper. Quand j’ai commencé à travailler sur le génocide aux États-Unis, il y a eu des campagnes contre moi. De l’intimidation, des menaces. Ça ne m’a pas arrêté. Je donnais mes conférences sous protection policière. Ces temps sont révolus.

« En Turquie, on sait désormais que quelque chose de mal est arrivé. Peut-être pas un génocide, mais “quelque chose de mal”. »

Pourquoi ?

Les gouvernements successifs sont toujours négationnistes, mais ils ont perdu sur le terrain moral. Ils sont sur la défensive. En ­Turquie, on sait désormais que quelque chose de mal est arrivé. Peut-être pas un génocide, mais « quelque chose de mal ».

Comment l’expliquez-vous ?

La société civile progresse depuis l’arrivée au pouvoir en 2002 de l’AKP, le parti islamo-­conservateur d’Erdoğan, et l’essor du mouvement kurde. Quand les Kurdes ont pris la tête de municipalités dans les provinces, ils ont ­commencé à construire des monuments pour commémorer le génocide arménien. Ils ont organisé des conférences, utilisé la langue ­arménienne pour nommer les villes et les rues. Il y a eu une ouverture dans la société turque. Internet a beaucoup aidé. C’est la source d’information la plus puissante pour la jeune génération. Autrefois, la source était le gouvernement turc. Ils avaient mis la ­société dans une boîte et ils ­pouvaient contrôler le savoir. Ce n’est plus possible. Mais le tournant majeur a été l’assassinat du journaliste arménien Hrant Dink en 2007 à Istanbul [lire l’entretien avec Fethiye Çetin dans « XXI » n° 30, ndlr]. À partir de ce moment, les gens ont commencé à se poser des ­questions.

Quels étaient vos liens avec ce journaliste arménien ?

Hrant Dink était mon ami. Je l’ai rencontré en 1994, deux ans avant la création de son journal en turc et en arménien, Agos. Je dormais chez lui quand j’allais à Istanbul. Je suis devenu chroniqueur dans son journal. Nous parlions presque toujours avant de sortir un texte. Un exemple : Hrant était contre les résolutions parlementaires des pays étrangers en faveur de la reconnaissance du génocide. Avant de l’écrire, il m’a appelé pour en discuter. Autre exemple, les commissions historiques : autour de 2005, le gouvernement turc a émis l’idée d’une commission d’historiens avec le gouvernement arménien. J’étais pour, il était contre, on en a discuté. Il me disait : « Tout est dans la tête, si tu ne changes pas les mentalités, une commission ne servira à rien. Ils entreront dans la commission avec leurs idées préconçues, et en sortiront avec la même logique. »

Vous pourriez vous rendre en Turquie ?

Je ne serais pas en sécurité pour le moment. Beaucoup de mes amis sont en prison. La dernière fois que j’y étais, c’était en juillet 2016, pendant le coup d’État manqué, j’étais au village auprès de ma mère de 88 ans. Je suis parti, à sa demande. Même s’il n’y a plus rien contre moi, pas d’enquête, pas de plainte, je ne veux pas prendre le risque. On pourrait trouver un prétexte pour ­m’incarcérer. Je vois ma mère à Vienne. Mais j’ai bon espoir de pouvoir aller en ­Turquie dans deux ou trois ans. Il y a un consensus dans la société turque pour réclamer la fin du système ­présidentiel ­dictatorial.

Votre rêve est de donner des conférences en turc en Turquie sur le sujet.

Oui. Je dis aux Arméniens qui viennent m’écouter : « Vous n’avez pas besoin d’apprendre ce que je vais vous dire, à part quelques nouveautés vous savez déjà tout. » Ils n’ont pas besoin qu’on leur fasse la leçon. L’enjeu majeur est de sensibiliser le peuple turc. Un grand rêve. Le moyen de mettre la Turquie sur le chemin de la démocratie.

C’est-à-dire ?

Si les Turcs ne font pas face à leur histoire et leurs méfaits, ils ne résoudront jamais leurs problèmes. Je suis convaincu que si la Turquie a un ­problème kurde aujourd’hui, c’est parce qu’elle n’a pas fait la lumière sur le génocide arménien. Si vous vous construisez sur des ténèbres, elles seront la base de votre avenir.

Vous avez dédié un de vos livres à Haji Halil, un Turc qui a caché des Arméniens en 1915.

Ce Turc musulman pieux a sauvé une famille d’Arméniens en les cachant pendant plus d’un an au péril de sa vie. J’ai découvert cette histoire lors d’un colloque en 1995 en ­Arménie. Un des organisateurs de la conférence, Greg ­Sarkissian, l’a racontée à la tribune. C’était l’histoire de sa famille. Il disait que les ­Arméniens devaient tendre la main au peuple turc, en ­s’appuyant sur des exemples comme celui de Haji Halil. Ça m’a bouleversé au point que la nuit même, à l’hôtel, je n’ai pas réussi à dormir. Je suis descendu dans le hall de l’hôtel et il était là. Nous avons parlé toute la nuit.

À la fin de vos conférences, au moment des questions, il y a souvent un Arménien qui lève la main juste pour vous dire merci. Vous semblez être un héros pour certains.

Héros n’est peut-être pas le mot. Mais il y a un grand respect. Et plus encore depuis ce dernier livre : j’ai l’impression que les cœurs se sont ouverts. Je le ressens dans les ­rencontres. C’est un honneur, mais j’ai le sentiment de ne pas le mériter. Je ne suis qu’un historien, et je veux juste faire mon travail avec honnêteté, c’est tout ce que j’ai. ­J’attends avec impatience le moment où tout le monde trouvera tout cela ­normal.

Publié dans le numéro 48 de XXI

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