Par Catherine Le Gall, Simon Leplâtre et Léna Mauger
Illustrations Vincent Sorel
Je pèse une centaine de grammes mais vous ne pouvez pas me rater. Je suis flashy, souple, pratique et populaire. Vous m’enfilez par-dessus vos vêtements. Je suis entré dans vos vies. Vous n’avez pas eu le choix. Cela a commencé sur les tarmacs des aéroports, sous les grues, dans la boue des chantiers, puis jusque dans la boîte à gants de vos voitures. En 2008, je crânais en 4 × 3 sur les affiches, porté par le couturier Karl Lagerfeld en lunettes noires, à côté du slogan : « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie. » Vous m’avez adopté. Au nom de votre sécurité. Grâce à des normes européennes, je suis devenu un objet du quotidien. Du néant, vous avez fait de moi un produit de consommation de masse. Sans réfléchir. Grâce à vous, je me vends à des centaines de millions d’exemplaires chaque année à travers votre continent. Je suis un gilet, et maintenant vous m’arborez pour manifester.
Les Tunisiens ont eu Mohamed Bouazizi, ce vendeur ambulant qui s’est immolé par désespoir et dont le suicide a déclenché les printemps arabes. Il est resté comme l’homme par qui tout est arrivé. En France, celui qui a déclenché mon mouvement s’appelle Ghislain Coutard. C’est un grand gars de 36 ans aux cheveux roux, passionné de sport automobile. Installé près de Narbonne, il répare des compresseurs d’air comprimé et des générateurs d’azote dans le vinicole. Ghislain, il roule entre 300 et 500 kilomètres par jour. Ce père de famille ne se plaint pas, avec son salaire d’environ 2 000 euros, « ça va », mais ce 24 octobre 2018, quand il voit sur Facebook l’appel aux manifestations contre la hausse du prix du carburant, il pense aux copains « en galère », les plus démunis, pour lesquels une taxe en plus, ce sont des repas en moins. Il monte dans son camion, filme son ras-le-bol : « J’espère que ça va vraiment bouger, que les Français vont se motiver, sortir vraiment, faire un petit blocage bien costaud, montrer qu’il n’y a pas que le foot qui rassemble. » C’est là que Ghislain m’offre une seconde vie. Il saisit spontanément ce gilet jaune qu’on a « tous dans la bagnole ». « Foutez-le en évidence sur le tableau de bord, un petit code couleur pour montrer que vous êtes d’accord avec nous, avec le mouvement. » La vidéo ne dure qu’une minute vingt, elle devient virale. Ma légende commence.
Vous, les hommes, avez besoin d’incarner vos indignations : bonnets rouges et sans-culottes, roses en Géorgie, tournesols à Taïwan, parapluies à Hongkong… Vous vous reconnaissez entre vous grâce à des couleurs : le violet des suffragettes anglaises, le orange en Ukraine. Vous avez fait de moi le symbole d’une France en crise. L’étendard d’une colère. Le jaune a envahi vos rêves ou vos cauchemars. Vos discussions. Vos plateaux télé. Vos programmes politiques. Vous avez voulu me détourner, porter un objet obligatoire pour vous en prendre à ceux qui vous l’avaient imposé, et ainsi rendre visibles les invisibles. Sans réaliser que mon existence même menaçait la vôtre. Qu’en m’inventant, en me fabriquant puis en me voulant de moins en moins cher, les hommes couraient à leur perte. À leur destruction. Suivez‑moi.
Je suis un évadé fiscal
Des mois durant, j’ai coloré les ronds-points qui défigurent vos campagnes et la périphérie des villes. Avec 40 000 giratoires, la France est championne du monde des îles au milieu du bitume. D’une certaine manière, je leur ai offert de la chaleur, de l’humanité, de la vie. Un slogan devant, un autre derrière, lettres noires sur fond jaune, en sandwich : « Macron, tu te fous de ton peuple » ; « Pas facho, juste fâchée » ; « Qui sème la misère récolte la colère » ; « Désolé du bordel, on se bat pour vous. » Sous les cahutes faites de bâches tendues, j’ai vu des manifestants greloter en hiver, plisser des yeux sous le soleil du printemps, apporter du café, des douceurs, des chaises, des canapés, des couvertures. Je les ai entendus déballer leur vie intime à de parfaits inconnus, et ça avait l’air de leur faire du bien de réaliser que leurs chutes et leurs rebonds, si différents soient-ils, racontaient tous une machine à broyer. Vous doutiez-vous que j’en étais l’incarnation ?
On m’achète à l’angle de ces ronds-points de la colère dans les zones commerciales. Des panneaux bleus indiquent « entretien, mécanique, pneumatique ». Norauto me vend 2,90 euros. Sous mon emballage transparent, difficile de trouver ma biographie. Je suis comme une pochette-surprise. Une notice indique une litanie de précautions d’usage en 21 langues et se finit par un encadré avec deux adresses « pour avoir plus d’informations ». L’une en Angleterre, l’autre au Luxembourg. Tiens, un paradis fiscal qui me distribue…
Il y a aussi le nom d’une entreprise, Euro Protection, qui se targue sur son site d’être un « acteur majeur dans la création d’équipements de protection individuelle ». Membre de World Wild Europrotection, elle commercialise des chaussures de sécurité, des masques ou encore une gamme de vêtements « contre les risques chimiques, électriques, électrostatiques et thermiques ». Lisez : « Depuis des décennies, Euro Protection a démontré son excellence, sa technique et sa capacité à vous satisfaire. La confiance que vous nous accordez sur des activités aussi sensibles que tout ce qui se rapporte à la sécurité en est la meilleure preuve au quotidien. » En quelques clics, vous voilà projetés dans le flou. Le monde des multinationales… Une date : 1953, « la première paire de gants sort des ateliers ». Il n’est pas précisé où était l’usine ni qui la dirigeait. Des chiffres : « 10 000 clients, 4 000 références, présence dans 70 pays ». Lesquels ? Il n’y a aucun rapport d’activité, aucun rapport financier, pas la moindre petite plaquette. Comme si je surgissais de nulle part.
Il faut dégotter le Mémorial, le journal officiel du Grand-Duché du Luxembourg, pour percer mon mystère. Ce recueil des publications concernant sociétés et associations indique que le principal administrateur d’Euro Protection s’appelle Norbert Dentressangle et qu’il est domicilié à Lyon. Enfin quelque chose de concret. Un homme, une entité, une ville. Si vous cherchez longtemps, vous apprendrez qu’Euro Protection a d’abord appartenu à une certaine famille Delore. Puis la banque Edmond de Rothschild en est devenue actionnaire pour se retirer en 2016. C’est là que Norbert Dentressangle est entré au capital via Capextens, une holding de private equity. Autrement dit, un fonds d’investissement. Je suis une cascade de holdings noyées dans le brouillard.
Norbert Dentressangle, 55e fortune de France selon Challenge, est également patron de Kiloutou mais aussi de l’Ifop, l’institut de sondage qui a mené de multiples études : « Le regard des Français sur le mouvement des “gilets jaunes” et sur les alternatives à Emmanuel Macron » ; « Les Français et les “gilets jaunes” » ; « Le regard des Français sur les “gilets jaunes” » ; « Le regard des Français sur le mouvement des “gilets jaunes” après les annonces du gouvernement » ; « L’impact de la mobilisation des “gilets jaunes” sur la capacité de réforme de l’exécutif »… Né en 1954 dans une famille de petits transporteurs drômois, Norbert a fondé sa première société avec 15 000 euros prêtés par ses parents. Son idée était d’exporter des fruits et légumes de la région ardéchoise vers la Grande-Bretagne. Le capitaine d’entreprise, décrit comme intelligent, exigeant, raide et austère, a démarré avec six véhicules jusqu’à devenir le premier transporteur d’Europe, parti à la conquête de l’Asie et de l’Amérique. Ses quelque 8 000 camions rouges étaient siglés de son prénom et de son nom, tout en majuscules, mais ce catholique, membre des puissants cercles lyonnais, s’est toujours fait discret, retiré dans sa bulle, concentré sur le travail, se reposant dans ses résidences de Megève ou Saint-Tropez.
En 2011, le syndicat CFTC a poursuivi Dentressangle en justice pour prêt de main-d’œuvre illicite et travail dissimulé : l’entreprise était accusée d’avoir employé des conducteurs polonais, portugais, roumains, qui arrivaient en bus dans les bureaux français, travaillaient un mois, puis repartaient. D’autres chauffeurs bon marché les remplaçaient. Et ainsi de suite. Quatre ans plus tard, et alors que l’affaire était toujours en cours, Norbert a revendu son entreprise de transport au groupe américain XPO Logistics pour 3,53 milliards de dollars. Et il est entré, entre autres investissements, au capital d’Euro Protection.
Je suis donc aussi le produit d’un milliardaire à qui l’on commande des études pour sonder la France profonde. Norbert Dentressangle refuse de répondre à la presse. « Parce que s’exposer, cela n’apporte rien, si ce n’est des choses négatives », a-t-il confié à ses proches. Et la famille fondatrice, toujours détentrice en 2016 de 42 % du capital ? Même silence. Le journal officiel du Grand-Duché du Luxembourg donne les noms de Frédéric et Nicolas Delore, nés en 1959 et 1960. Sont-ils frères ? Ils vivent aujourd’hui en Suisse et le document n’indique qu’une adresse personnelle. Sur Internet, on peut voir un quartier cossu fait de maisons confortables avec de beaux jardins.
Je suis une ville nouvelle chinoise
Je suis vendu par des entreprises mondialisées qui ont fermé leurs usines en France pour produire là où la main-d’œuvre est moins chère, en Pologne, en Roumanie, au Sri Lanka, au Pérou, en Argentine, au Brésil, en Turquie, en Inde, et surtout en Chine. Prenez Delta Plus, boîte familiale créée dans le sud de la France par Jacques Benoît, devenu le « spécialiste mondial des équipements de protection individuels » : des ventes dans 90 pays, 27 filiales en Europe, Asie et Amérique latine, 10 000 distributeurs et 1 800 salariés. Son usine chinoise, écrit-elle, grande de 12 000 mètres carrés, disposerait de 600 places dans des dortoirs pour les ouvriers à Wujiang, près de Shanghai. Mais impossible d’aller vérifier. Visites interdites. Comme si j’étais irrégulier. Un travailleur clandestin.
Je reste une énigme. Un trou noir. Pour clarifier ma naissance, laissez-vous emporter jusqu’en Chine, cet empire au 1,4 milliard d’habitants. Inutile de se déclarer journaliste. Ceux qui vous racontent cette histoire ont essuyé une vingtaine de refus de la part des fabricants. Ils ont rusé. Ils se sont fait passer pour des salariés d’une agence de sourcing, dont la mission consiste à aider des entreprises européennes à identifier des usines de production chinoises. Ils ont appelé leur société imaginaire « Sourcing Asia », déclarant être en quête de gilets de protection pour une boîte française. Le patron chinois de Duntai, fabricant d’équipement de protection, a manifesté son intérêt et donné rendez-vous dans le Henan, à plus de quatre heures de train rapide de Shanghai, vers l’intérieur des terres.
À destination, une vaste place bordée de rangées d’arbres et de parkings donne sur de grandes carcasses gris béton hérissées de grues jaunes ou d’échafaudages. Une affiche de propagande montre des ouvriers et un cadre, tout sourire, en vêtements de chantier. Ils bâtissent une ville ultramoderne qui ressemble davantage au quartier d’affaires de Shanghai qu’à ce que ne sera jamais cette cité sortie de terre. Le slogan : « Construire Minquan, intégrer Minquan. » En trente-cinq ans, 500 millions de Chinois sont devenus des citadins. C’est la plus grande migration de l’histoire de l’humanité. Mais le pays ne peut plus laisser la croissance urbaine se faire naturellement : il faut décongestionner les mégapoles et en « semer » de nouvelles. Minquan, 920 000 habitants, excroissance de Shangqiu, 8,5 millions, est l’une d’elles. Pour que les paysans ne partent plus en ville, c’est la ville qui s’installe chez eux. Ils coulent du béton. Eux aussi me portent sur les chantiers pour se faire voir et éviter les accidents.
D’autres affiches dévoilent ce qui semble être le rêve du président Xi Jinping : des ouvriers à la chaîne, assis en rangs sur des tabourets en plastique bleu, charlotte sur la tête, qui accomplissent une tâche invisible. Des habitants de dos, sur les mêmes tabourets, regardent un spectacle de danse sur fond de barres d’immeubles formatées. Et ce slogan : « Bienvenue aux travailleurs migrants qui rentrent pour trouver du travail, lancer leur affaire, ou participer au développement économique et social de leur ville d’origine. » La Chine ne peut se contenter d’être l’usine du monde : avec une augmentation des salaires de 300 % en dix ans, elle est désormais moins compétitive que d’autres pays, comme le Viêtnam ou le Mexique. L’Empire du Milieu doit aussi consommer. En musclant les villes, les autorités espèrent créer une classe moyenne qui va soutenir l’économie.
Le propriétaire de Duntai attend sur un parking, appuyé contre un monospace dernier cri. Doudoune marron laissée ouverte, cheveux drus légèrement dressés sur la tête, lunettes rectangulaires de hipster, le jeune homme fait attention à son style. Mao Feng a 28 ans, parle assez bien anglais et se fait appeler « Jason ». La ville nouvelle défile sur quelques kilomètres : un grand musée circulaire à la gloire du philosophe Zhuangzi, disciple de Lao-tseu, tous deux originaires du coin ; des résidences et des immeubles en construction, des boutiques aujourd’hui vides. Puis, d’un coup, la campagne. Une terre nue. Hormis quelques herbes desséchées dans les fossés, rien ne pousse qui n’ait été planté sur des petites parcelles – du blé, de l’ail, des pruniers. Au volant, son associée, Mme Ding, la cinquantaine et les cheveux teints en noir, se lamente : « Il ne pleut presque jamais. »
Elle vient de la province côtière du Zhejiang, plus développée et verte, avec des collines, des bambous, des champs de thé. Mme Ding y tenait déjà une fabrique de gilets de sécurité avant d’ouvrir l’an dernier un nouveau site sur cette terre aride, suivant les pas de son frère, promoteur immobilier, qui rachète des terrains confisqués par l’État aux paysans en échange d’une maigre indemnité. Nombre d’usines ont poussé dans la région depuis trois ans, profitant des aides à l’installation dans le cadre de programmes de réduction de la pauvreté, des subventions pour la construction des bâtiments, des primes en fonction des ventes et salaires plus bas qu’ailleurs. « Un ouvrier du Zhejiang reçoit 5 000 yuans par mois. Ici, c’est 2 500 yuans [328 euros]. Et on ne paie pas de taxes sur les salaires ! », explique Jason. Avec son cousin, le jeune entrepreneur gère l’aspect commercial, clients, vente, exportation…
Je suis un esclave moderne
Un vieux chien aboie en tirant sur sa chaîne pendant que le monospace se gare devant un hangar. Mon berceau. Ma maternité, en tôle gris foncé, porte sur son frontispice les caractères chinois rouges « Shangqiu Duntai équipements de protection ». L’intérieur est minimaliste : une vaste pièce au sol en ciment poli remplie de cartons et de rouleaux de tissu jaune ou orange fluo. Un homme et une femme âgée découpent du tissu sur une immense table d’atelier. À côté, une cinquantaine d’ouvrières en tablier à manches me cousent, assises derrière des tables reliées par de simples planches sur lesquelles sont posées de grosses machines à coudre vrombissantes, des néons, leur sac à main, un smartphone, une Thermos ou une bouteille en plastique transparent pour le thé. Elles ont en moyenne 40 ans et la peau tannée des femmes de cette contrée venteuse. Beaucoup travaillent également dans les champs familiaux. Ma fabrication usant moins que les usines d’électronique, je récupère les employées plus âgés. Les plus pauvres aussi. Dans ses différentes usines, Jason en exploite une centaine et jusqu’à deux cents en fonction des commandes. Elles reçoivent une courte formation puis travaillent huit à dix heures quotidiennes, avec « quatre jours de repos par mois ». Les repas sont fournis. Et les femmes, dit Jason, « comme elles n’ont pas d’autre opportunité, on peut les payer moins ».
Je suis fait de trois pièces de polyester, de coutures, de scratchs ou de fermetures Éclair. Finition, vérification, glissement dans un film transparent : je nais en quelques minutes seulement. Jason caresse une maille fine avec des petits trous, de faible qualité, destinée aux pays en développement, puis une autre plus épaisse et serrée – « la norme en Europe », dit-il. Je suis une fibre synthétique issue de la pétrochimie. Dans des hangars étouffants et chargés de vapeurs toxiques, on chauffe du plastique pour en faire une pâte visqueuse, extrudée et refroidie pour obtenir des filaments. Mes bandes réfléchissantes viennent de microbilles, en verre ou en plastique. « Toute la matière première sort d’usines chinoises, c’est pourquoi nous restons plus compétitifs que des fabricants d’autres pays », se réjouit Jason.
Dans les bureaux en préfabriqué, un écran allumé montre les images de caméras de surveillance qui observent les couturières au travail. Le jeune entrepreneur croit toujours s’entretenir avec un Français chargé de sourcing. « Si vous avez des designs en tête, vous pouvez nous les envoyer, on vous propose des prix et on vous fait parvenir des échantillons », poursuit-il en offrant deux prototypes : un gilet orange à fermeture Éclair et un jaune avec un scratch… qui ne tient littéralement qu’à un fil. Sur l’étiquette, il est écrit « Made in Turkey ». Le jeune patron ne semble pas perturbé : « Ça doit être pour les douanes, mais c’est bien fait ici. »
Je suis le plus influent
des fonds de pension
Duntai n’est pas une marque mais un sous-traitant qui me revend à des marchands chinois ou étrangers sur le plus grand marché de grossistes du pays, des mètres carrés d’étals à perte de vue à Canton, ou bien via le géant chinois de l’e-commerce Alibaba. Tapez-y « gilet à haute visibilité », « gilet de sécurité », vous tomberez sur des pages et des pages avec mon CV, ma photo, mes mensurations, mes matériaux, mes caractéristiques techniques. Vous pouvez aussi y retrouver les noms de fournisseurs, en grande majorité chinois : Danny Liang Dongguan Superfashion Reflective Material Co., Ltd ; Cara Hu Haining YRD Industry and Trade Co., Ltd ; Tina Yuan Shenzhen Kangaroo Garments Co., Ltd ; Sam Chen Shanghai Eroson Traffic Facility Co., Ltd ; Zhenggang Du Linyi Dibai Commerce And Trade Co., Ltd ; WLL ET Eastony Industries (Ningbo) Co., Ltd. Parfois, un sous-traitant me refourgue à un autre. Je suis mis à prix 60 ou 70 centimes d’euros, voire 40 à 45 centimes seulement, en lots de 10, 50, 100, 1 000… Sur les sites où vous m’achetez entre une télé, un matelas, une machine à laver, une coque de portable ou un mouche-bébé, mon tarif monte entre 2,90 et 5 euros. Et le mouvement social m’a donné un nouveau souffle. Des commerçants ont placardé des promotions « deux gilets achetés, un offert ». D’autres se sont lancés dans la chasuble « en tissu biologique avec colorant naturel ».
Le monde m’appartient, la planète me semble toute petite. Je voyage par cargo depuis les ports de Shanghai, Ningbo, Guangzhou ou Shenzhen. Sur ces géants des mers longs comme cinq Airbus A380, chargés jusqu’à 18 000 conteneurs, je passe entre Hongkong et les Philippines, continue vers la Malaisie et le sud de l’Inde en direction du golfe d’Aden, puis m’engouffre dans le canal de Suez. J’entre en mer Méditerranée, emprunte le détroit de Gibraltar et remonte le golfe de Gascogne. La traversée dure un bon mois, mes bateaux sont les plus pollueurs au monde, ils contribuent à 60 % de la production totale de CO2 du transport maritime. Je me déplace aussi en camion, un trajet direct de moins de trois jours. Et depuis que la Chine a réhabilité l’ancienne route de la soie, je prends parfois le train avec des produits électroniques, des téléphones, des écouteurs et des textiles. 11 300 kilomètres à travers six pays, jusqu’à Lyon.
Avant d’arriver sur les plages arrière de vos voitures, je sommeille dans des « écopôles », comme la zone logistique de Saint-Martin-de-Crau, 150 hectares idéalement implantés à l’intersection des ports de Marseille et Fos-sur-Mer, des routes nationales françaises et de l’axe Espagne-Italie. Là, une vingtaine d’entrepôts, dont l’un des plus grands de France, celui de Castorama, 113 000 mètres carrés. Imaginez maintenant une zone steppique sculptée par le delta de la Durance, habitat naturel d’espèces rares comme le ganga cata, l’outarde canepetière ou encore le faucon crécerellette. L’activité humaine en a entraîné la disparition des trois quarts, et l’extinction s’est accélérée en 2004 avec la création de cette zone logistique où déboulent des camions par milliers. En France comme en Chine, je sculpte et ravage les paysages.
Quand vous m’attrapez en rayon chez Castorama, après que j’ai quitté mon gigantesque entrepôt, une étiquette indique que je suis fabriqué en RPC – l’abréviation de « République populaire de Chine ». Où, précisément, dans cet empire de plus de 9 millions de kilomètres carrés ? Et est-ce bien vrai ? N’ai-je pas cherché à tromper les douanes ? Ma déclaration de conformité traduite en huit langues est signée d’une certaine Lisa Davis, « directeur qualité du groupe » : le sait-elle elle-même ? Pas de réponse. Ni de sa part, ni d’aucun service de « Casto ». Je dissimule toujours mes origines.
Comme Delta Plus ou Dentressangle, Casto raconte l’histoire d’une entreprise familiale qui a rêvé plus grand, plus gros, plus global. Au départ simple magasin de négoce d’outillage à Lille, l’enseigne fondée par les Dubois s’est aussi lancée dans le marché du discount, avec Brico Dépôt, avant de revendre son capital au groupe britannique Kingfisher en 2002, une multinationale spécialisée dans le « home improvement », c’est-à-dire l’amélioration de l’habitat. Quand vous m’achetez chez Casto, vous donnez donc 4,90 euros à Kingfisher, 1 300 magasins dans 10 pays d’Europe, 78 000 salariés, l’ambition de devenir le numéro un du secteur du bricolage. On croit connaître cette enseigne bleue et jaune, mais on ignore qui en tient les manettes. La communication du groupe est d’une totale opacité. Ouvrez le rapport annuel 2018 et notez que les actionnaires ont touché près de 600 millions d’euros cette année-là. Parmi eux, Black Rock. C’est le fonds de pension le plus influent du monde, avec 6 000 milliards de dollars d’actifs. Son fondateur, l’homme d’affaires Larry Fink, costume gris, cravate rose pâle, front dégarni, est le fils d’un ancien vendeur de chaussures. Il a gravi les marches de la réussite moderne.
Les employés de Casto m’arborent eux aussi pour manifester. En janvier, une quinzaine d’entre eux ont occupé toute une nuit l’enseigne d’Englos, dans le Nord, pour obtenir une hausse de salaire de 100 euros. À l’autre bout de la France, au Casto d’Antibes, un jeune vendeur à la barbe brune, Nicolas Euzenot, peut vous parler de la cadence, de la déshumanisation, des sièges éjectables, du cynisme de sa direction : en 2018, « ils » leur ont annoncé la suppression de 400 emplois administratifs, en vue d’une délocalisation en Pologne, et « ils » ont demandé à des employés français de former leurs remplaçants polonais… Dès que les « gilets jaunes » ont commencé à revendiquer une augmentation du pouvoir d’achat, Nicolas a rejoint le mouvement parce que ça collait avec les combats de son syndicat, la CGT. Nicolas est même « monté » à Paris et garde un bon souvenir « de l’ambiance et du nombre impressionnant qu’[ils étaient] surtout ».
Depuis sa petite maison du village de Clans, le vendeur de bricolage fait une heure de voiture pour aller « chez Casto » et gagne 1 250 euros par mois hors primes au bout de dix ans. Depuis quelques années, il a le sentiment de devenir une machine. Un jour, raconte-t-il, « ils » leur ont montré une vidéo d’un robot dans une allée : on lui demande des vis, il va les chercher. « Ils nous ont dit que c’était juste une aide pour les vendeurs de base. Mais c’est flippant. » Avant, les professionnels connaissaient leurs produits, leur fonctionnement, leur origine. « Maintenant, on nous les impose. Tout est uniformisé : les commandes sont passées par une centrale d’achat et nous n’avons aucune prise dessus. » Mais Nicolas Euzenot ne sait pas contre qui il se bat. Ses camarades partagent son malaise, impuissants face à ce « ils » qui désigne tout à la fois la hiérarchie, les patrons, les puissants.
Je suis une norme
Je suis une opportunité, un objet de récupération. Vos gouvernements vous répriment et m’utilisent pour faire passer des lois sécuritaires. L’ex-bras droit de Marine Le Pen, Florian Philippot, a fait déposer ma marque, « Les Gilets jaunes », à l’Institut national de la propriété industrielle, tout comme l’agence de communication à l’origine du slogan « C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie » et une vingtaine de particuliers. Je ne suis pas dupe : ça aussi, c’est un business, de déposer des marques.
Ma réputation grandit. Des manifestants m’ont porté en Israël, en Belgique, en Espagne, en Pologne, au Portugal, en Bulgarie, en Allemagne. En Égypte, le gouvernement a réagi en interdisant ma vente. Même si vos contestations s’essoufflent, je ne suis pas inquiet. Peut-être vos dirigeants exigeront-ils de changer ma couleur, voire ma forme, pour tourner la page. Mais j’ai de l’avenir dans vos sociétés de la sécurité. Je me reproduis et me démultiplie grâce à votre économie basée sur la croissance. Je profite des nouvelles normes imposées par ceux qui vous gouvernent. Les sociétés que j’enrichis l’ont bien compris, il suffit de se plonger dans le jargon de leurs sites vitrines. Sur Euro Protection : « D’année en année, les normes européennes évoluent et deviennent de plus en plus exigeantes […] Dans le but d’assurer l’authenticité de ces normes, nous nous approchons de différents organismes notifiés, parmi lesquels Satra, SGS, Intertek, Inspec et CTC. »
Je respecte donc des cahiers des charges et des chaînes de qualité. Je suis « authentifié ». Mais par qui ? Intertek est une multinationale « d’inspection, de test physique et de certification » dont le siège se situe à Londres. Elle aussi cotée en Bourse, elle emploie plus de 42 000 employés dans 1 000 laboratoires à travers une centaine de pays. Parmi ses actionnaires, on retrouve le fameux fonds d’investissement Black Rock. Incongruité de notre économie : on fait évaluer la conformité d’un produit fabriqué par une entreprise dont Black Rock est actionnaire via une autre entreprise dont Black Rock est actionnaire… Voilà à quoi servent les normes fabriquées en série comme moi. Je suis une pompe à fric. C’est sans doute pourquoi ces normes sont si aisées à contourner. Intertek n’a pas hésité à le faire pour aider l’un de ses plus gros clients, Monsanto : elle a recruté un panel d’experts dont le seul but était de prouver, scientifiquement, que le glyphosate n’est pas cancérigène. Un procès est en cours.
Le monde globalisé est bien fait. Enfin, pour certains. Car Black Rock, ce fonds américain qui investit dans toute ma chaîne, de la distribution à la certification, a l’oreille attentive des dirigeants de la planète. Son équipe entretient des relations étroites avec le gouvernement d’Emmanuel Macron. La directrice générale de Black Rock Investment Institut, Isabelle Mateos y Lago, était dans la même promo qu’Édouard Philippe à l’ENA. Ironie de l’histoire, Emmanuelle Wargon, ex-directrice de la com de Danone, aujourd’hui secrétaire d’État à l’écologie et coanimatrice du grand débat national lancé pour répondre au mouvement des « gilets jaunes », était aussi de cette promo. Quant au président France de Black Rock, c’est Jean-François Cirelli, membre du groupe Comité action publique 2022 créé par le Premier ministre Édouard Philippe pour travailler sur les services publics de demain. Ceux-là mêmes que vous défendiez en me brandissant.
Dès que mes fils lâcheront, vous me jetterez. Je le sais. Vous aussi. Vous ne prendrez pas le temps de me recoudre, vous ne l’avez plus. Je repartirai par bateau en Chine, pour être brûlé, enfoui, ou recyclé. Mais la Chine ne veut plus être la poubelle du monde. Elle ferme ses portes aux déchets étrangers. Alors, depuis l’an dernier, les centres de tri français débordent. Le premier réflexe a été de se tourner vers les voisins asiatiques, Viêtnam, Malaisie et Indonésie. Mais eux aussi ont durci leurs politiques. L’Europe est perdue, elle ne sait pas comment recycler sur son territoire. L’Europe cherche à interdire le plastique, mais elle a repoussé ses échéances, elle s’abrite derrière des normes. Ces normes fabriquées à la chaîne pour défendre de multiples intérêts, comme moi.
Je suis jaune, je ne vaux que quelques euros. Je suis comme le tableau de Magritte, « Ceci n’est pas une pipe », je m’appelle La Trahison des images. Je suis devenu l’incarnation de la révolte, mais je ne suis pas la révolte. Je ne suis qu’un objet produit en masse par les multinationales qui vous dirigent. Vous croyez me détourner. Je suis un pion. Je donne l’illusion de marquer l’histoire. Mais je suis un piège. Un mirage. Jaune, dit-on, c’est la couleur du mensonge.
Ce récit est paru dans le numéro 47 de XXI.