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20/07/2022

Ennemi intérieur

Son adversaire est la finance et il défend les banques. Elle rêve d’une société plus juste et encourage l’évasion fiscale. De plus en plus de femmes et d’hommes sont écartelés entre leur métier et leurs idées.

Par Ève Charrin

Illustrations Sarah Wilkins

Personne ne songerait à la plaindre. Des diplômes prestigieux, un bon job, un salaire plus que confortable, Lucile Hébert* n’inspire pas la pitié. La cinquantaine alerte, cette avocate collabore à un grand cabinet spécialisé dans le droit des affaires et la ­fiscalité. Elle a acquis dans son domaine une expertise reconnue par ses pairs. Pourtant, quand elle accepte de se confier et de parler de son travail, on croirait entendre une alcoolique anonyme passant aux aveux. « Longtemps, très, très longtemps, j’ai essayé de m’en sortir. »

Sortir de quoi ? Cette femme met au point des dispositifs financiers et comptables permettant aux grandes entreprises de déclarer un profit plus bas, donc de payer moins d’impôts. L’activité n’est pas illégale. Elle exige une précision d’orfèvre. Il s’agit d’exploiter les possibilités ouvertes par les législations des (nombreux) pays où opèrent les firmes concernées. Rien n’interdit non plus d’utiliser des produits financiers de plus en plus ­complexes. Lucile Hébert encourage ce qu’on appelle pudiquement l’« optimisation fiscale ». Ses clients apprécient son professionnalisme, et ses honoraires atteignent un niveau bien supérieur à un banal salaire de cadre.

Son CV impeccable dissimule une faille. Lucile exerce un métier qui vise à spolier l’État et à sauvegarder les bénéfices des multinationales, alors qu’à titre personnel elle tient beaucoup aux services publics et à la redistribution des revenus à travers l’impôt. Des convictions de jeunesse. Ancienne adhérente de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) d’Alain Krivine, elle a « gardé des liens » avec son héritier, le Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), représenté à la dernière élection présidentielle par Philippe Poutou. « Je vais toujours à certaines manifs, pour ne pas perdre l’habitude. » À une époque, me dit-on, elle versait à la « révolution » une partie de ce qu’elle gagnait.

Depuis le début de sa carrière, il y a une trentaine d’années, Lucile Hébert pratique une forme extrême de grand écart idéologique : « C’est dur d’aller le dimanche à une conférence d’Attac [­l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne] et de retourner le lundi au cabinet comme associée. » Fiscaliste d’extrême gauche, anticapitaliste introduite au cœur du système ­capitaliste, elle s’avoue « complètement schizophrène ».

Voilà un mot qui revient souvent chez ces hommes et femmes écartelés entre leur activité professionnelle et leur éthique. Une métaphore. Ces Français coupés en deux ne sont pas fous, simplement attachés à certains principes. À la fois trop honnêtes pour occulter les conséquences de leurs actes et pas assez téméraires pour larguer les amarres, ils vont sagement au bureau tout en jugeant leur rôle social « nuisible ».

« Être au cœur du système pour mieux le dénoncer »

« Je suis de gauche, chrétien, et au service de la finance mondialisée », résume Philippe Vidal*. Comme Lucile, cet homme de 48 ans est double. Lobbyiste de haut vol, il défend les intérêts des banques françaises auprès des décideurs publics. Une fois dans l’isoloir, il vote Besancenot ou Mélenchon, deux candidats qui ne font pas vraiment l’unanimité dans l’univers où il évolue. ­Associé d’un cabinet de lobbying, il passe l’essentiel de son temps à Bruxelles. Il veille à ce que les propositions de la Commission européenne en matière de régulation bancaire ne soient pas, comment dire…, trop perturbantes pour ses puissants clients.

Il travaille pour des établissements financiers qui font du trading à haute fréquence (high frequency trading). Déconnecté de l’économie réelle, ce mécanisme fondé sur les algorithmes consiste à exécuter automatiquement et à très grande vitesse des transactions sur les marchés boursiers. Comme une telle pratique rend les marchés plus instables, les dirigeants européens envisagent de la réglementer. C’est là qu’intervient Philippe Vidal. Il plaide la cause de ses clients auprès des hauts fonctionnaires de l’exécutif européen, notamment ceux de la DG Ecfin (la direction générale des affaires économiques et financières) qui rédigent les textes, règles ou directives.

Philippe tente aussi d’influer sur les décisions concernant les exigences de solvabilité des ­établissements de crédit et la réglementation des produits financiers à risques. Afin de peser dans les débats, il courtise au Parlement européen les ­députés ­compétents ainsi que leurs assistants. Argumentaire chiffré à l’appui, il leur explique que des normes trop contraignantes freineraient la croissance et nuiraient à l’emploi. Un refrain connu qu’il répète inlassablement dans les ­conférences d’experts organisées par le ­secteur bancaire.

Tout cela ne l’empêche pas de croire en son for intérieur que l’ennemi, c’est la finance ! Fils de communiste, il porte en lui « l’idéal d’une société plus égalitaire », loin des valeurs défendues par les banquiers dont il sert les intérêts avec zèle depuis vingt-cinq ans. Ce presque quinquagénaire reste nostalgique des années 1970, celles de son enfance, quand « tout était politique », « même le saucisson et les gens qui travaillaient derrière ». À l’époque, l’abbé Pierre, apôtre des sans-logis, passait quelquefois à la maison. « Il m’a fasciné », dit-il. Son avocat de père, épris de belles causes, assurait sa défense. De ce « trauma d’enfance », Philippe garde le souvenir ébloui d’« un certain manichéisme » lorsque « la démarcation entre les bons et les méchants était simple ».

Il débute à la City de Londres. « Dans le magic circle », précise-t-il. Rien à voir avec le monde enchanté de Tolkien ou de Star Wars : cette expression anglaise désigne les cinq cabinets d’avocats londoniens considérés comme les plus prestigieux d’Europe. Un « cercle magique » mais non vertueux. La place financière britannique favorise les fonds spéculatifs et l’évasion vers des paradis fiscaux, comme Jersey, Guernesey ou les îles ­Caïmans.

Au cours de son séjour outre-Manche, ­Philippe dit avoir « vu des choses » qui ont conforté ses « convictions ». Enrôlé dans un grand cabinet de conseil international, il prend conscience des méfaits du capitalisme et aussi « de la contradiction d’être là », mais il croit pouvoir changer les choses de l’intérieur. « Je voulais aller au cœur du système pour le comprendre et mieux le dénoncer ensuite. Je pensais que c’était ma mission. Je ne savais pas comment m’y prendre, mais je le croyais. » Le jeune homme se rêve lanceur d’alerte. Il perd vite ses ­illusions.

Une dissidence cachée

Spécialiste de psychodynamique du travail, Christophe Dejours parle de « souffrance éthique » pour décrire le déchirement ressenti par ceux qui sont « amenés à apporter leur concours à des actes qu’ils réprouvent ». Selon lui, l’« acrasie », ce sentiment d’impuissance qui consiste à « savoir pertinemment ce qui est bien, sans pouvoir se résoudre à le faire », gagne du terrain dans le monde du travail. Avocats d’affaires, fiscalistes, lobbyistes financiers, directeurs des ressources humaines, entrepreneurs privés ou fonctionnaires, on ne compte plus tous ceux qui en ce début de siècle se retrouvent ainsi en porte-à-faux, tiraillés entre boulot et idéaux.

Comme chez les espions, leur double vie se paie par une grande solitude. Lucile Hébert évite de claironner ses idées révolutionnaires. « Je ne me connais pas de consœur, de confrère. Je suis toute seule. » L’avocate évoque les réunions avec les collègues, les formations, les déjeuners avec des clients ou des directeurs fiscaux, dont elle sent, à mille signes plus ou moins perceptibles, qu’ils ne pensent pas du tout comme elle. Dans le cadre de son métier, elle n’a rencontré qu’une personne qui « partageait un peu » ses opinions. Au ministère de l’Économie et des Finances à Bercy. Un jeune et brillant haut fonctionnaire dénommé Pascal Saint-Amans. Grand défenseur de l’intérêt général puisqu’il est devenu ensuite, selon le magazine américain Forbes, « le visage de l’impôt ». Un champion de la lutte contre le secret bancaire et les paradis fiscaux.

Pas d’autres connivences ? La juriste semble vivre en situation de quasi-clandestinité. Elle n’accepte de témoigner que par téléphone, avec réticence, et sous couvert d’anonymat. Elle dit non, d’abord, catégoriquement, arguant que le temps où elle aurait pu se « dévoiler » et faire « des choses utiles » est révolu.

D’une traite, elle raconte alors son histoire, celle d’une dissidence cachée. Elle évoque les signaux ténus grâce auxquels en terrain adverse elle reconnaît ses semblables, ses frères, sans se trahir vis-à-vis des tiers – comme dans une franc-maçonnerie, une fraternité secrète. Un mot, une intonation, un sourire en coin, une réserve subite peuvent suffire. Elle se remémore la joie trop rare d’une complicité inattendue, presque un coup de foudre : « Il y avait aussi un banquier – oh, ça fait longtemps déjà… On s’est reconnus. Voilà, c’est tout. Ça m’est arrivé deux fois dans ma vie. »

Comment agir à rebours de ce que l’on croit ? Pour y parvenir, Lucile, comme beaucoup d’hommes et de femmes dédoublés, se concentre sur son travail : « Au bout d’un moment, vous bloquez votre cerveau afin de ne pas réfléchir aux conséquences de vos actes. » Un verrouillage interne qui n’empêche pas de garder l’esprit en éveil. Le secret ? « Vous jouez. Ce métier est très ludique. » Alors elle joue. Avec le fisc. Comme aux gendarmes et aux voleurs, au chat et à la souris, sur des ­montants qui se chiffrent en millions d’euros.

Où domicilier les gains engrangés par la filiale française d’une entreprise globale ? Et si on créait une société-écran ? L’État resserre les mailles de son filet ? Il tente d’imposer les profits dès lors qu’ils sont réalisés sur le sol français ? À mesure que les règles se compliquent, l’excitation croît. La ­comptabilité d’une multinationale offre de grandes marges de manœuvre. « Et plus il y a de mailles, plus il y a de trous » par où se faufiler, s’amuse un ­fiscaliste.

En dehors du bureau, l’esprit s’emballe. Cette avocate ne transige pas commodément avec ses idées ; elle n’est pas davantage encline à arrondir les angles. Au contraire, elle les affûte jusqu’à s’y blesser. Pour Lucile, les compromis auxquels elle se livre relèvent de la trahison, du mal absolu. « Je vais vous dire une chose déplaisante : il se trouve toujours des gens pour conduire les trains jusqu’aux camps de concentration. » Une telle culpabilité pèse lourd, trop lourd. Pour la surmonter, il n’existe que des solutions bancales : le louvoiement, l’oscillation ou encore le déni.

« People management », « team building » et « mix de séniorité »

Quand Philippe Vidal raconte son expérience, il fait penser à un homme qui traverse des sables mouvants et manque de glisser à chaque pas. À condition de taire son nom, il accepte de témoigner parce que cette enquête l’intéresse. Mieux, elle le « touche ». Il a libéré deux heures de son agenda chargé pour un rendez-vous à l’étage du Flore, le café parisien préféré des éditeurs et des critiques, où le risque de tomber nez à nez avec un banquier semble assez mince.

Le voilà amené à plonger en lui-même « comme pour une psychanalyse », glisse-t-il avec un sourire inquiet. Par moments, il parle vite, il se trouble. Ensuite son débit ralentit comme s’il voulait retrouver la maîtrise de son discours. D’une voix douce, il dit rêver d’« un autre monde » qui est peut-être « le paradis ». Il n’entend ni renoncer à son rêve ni le réaliser. Il répète qu’il n’est « pas quelqu’un qui veut modeler la société » conformément à ses désirs : « Je ne suis pas un militant. » Mais que signifient alors des convictions auxquelles on ne souhaite pas donner d’issue concrète ?

Au fil de notre entretien, Philippe Vidal devient de plus en plus insaisissable. Tortueux et touchant quand il s’empêtre dans ses contradictions comme dans une jungle épaisse. Agaçant lorsqu’au détour d’une confidence surgit une langue de bois bien rodée. Il dit une chose et son contraire. Il aurait voulu collaborer à Finance Watch, une association basée à Bruxelles qui essaie de contraindre le secteur financier à agir pour le bien commun. « Parce que c’est un contre-pouvoir formidable. » Il serait alors passé de la défense des banques à leur mise sous surveillance. Il a postulé il y a quelques années, mais s’est « fait jeter ». Il serait selon lui déjà « grillé » par sa longue carrière au service de l’argent. Et puis, nuance-t-il plus tard, peut-être n’aurait-il pas aimé tant que ça œuvrer pour une ONG « noyautée par les Verts » et « trop idéologique » à son goût.

Dans le travail, il affirme ne pas se poser « trop de questions ». Il se considère comme « un manager qui porte la parole du patron ». Un simple exécutant qui veille à « ne pas faire de vagues ». « Humble », content de l’être et « pas à une contradiction près », le fils de communiste s’est converti au début de sa carrière au christianisme. Un au-delà lui était nécessaire. Depuis, il « préfère valoriser l’humain au quotidien » en cultivant les liens avec ses collaborateurs : « Je me suis dit : mon petit coco, descends de ton monde idéal. Arrête de dire que tu vas dénoncer le système. »

À la tête d’une équipe d’une vingtaine de ­personnes, il se réjouit de pratiquer le « people management », le « team building » et le « mix de séniorité », cette dernière pratique consistant pour les cadres sup à partager le même bureau que les stagiaires. Avec ses clients banquiers, il fait preuve de « pédagogie » afin de mieux les protéger du « déluge réglementaire », explique-t-il. Banale pour un lobbyiste, l’expression déroute chez un sympathisant de Jean-Luc Mélenchon, lequel prône une régulation drastique du secteur financier.

Avancer masqué pendant un quart de siècle laisse des traces. Avec le temps, les failles intérieures s’approfondissent. Philippe Vidal est devenu un homme irrémédiablement double. Aujourd’hui, entre deux conf calls avec des banquiers, il rêve d’une Europe sociale, mais lui-même aurait « du mal » à dénoncer l’action de Bruxelles, la capitale européenne devenue son monde. À ­l’occasion, il lit L’Huma, le quotidien communiste de sa jeunesse : « J’aime bien, mais… je me méfie de ­l’endoctrinement. » Toujours son « oui, mais ».

Il manie l’ironie à haute dose

Au déni, d’autres préfèrent l’humour. Face à leurs incohérences, ils s’abritent derrière le second degré. Ils prétendent avec un sourire entendu « ne pas être dupes ». Ils posent un pied dedans, mais tentent de garder un pied dehors. Ils ne sont pas entièrement à ce qu’ils font. Nombre de cadres supérieurs, pris au piège de la grande entreprise, adoptent une telle posture, selon le philosophe américain, Matthew Crawford : « Ils se cuirassent à grand renfort d’ironie autoréférentielle », des ­blagues comprises que par eux.

Pour certains, la boutade devient une habitude, presque une seconde nature. Sébastien Sanz* la pratique à haute dose. Encore un fiscaliste dans une grande entreprise, parmi les quarante premières cotées en Bourse, celles du CAC 40. Encore un cadre qui a toujours eu le cœur à gauche perdu dans un milieu majoritairement à droite. Fils d’ouvrier communiste, passé par une grande école de commerce, ce quadra n’a pas oublié son enfance dans une banlieue populaire. Encore un décalage difficile à vivre.

Haussement d’épaules, sourire crispé, l’intéressé assure s’être habitué à « servir le grand ­capital ». Au bureau, il se moque à demi-mot du monde « corporate » dans lequel il évolue depuis vingt ans. Il ironise sur ce qu’il appelle les « préjugés de classe » de ses collègues. Par exemple, leur ­hostilité à l’installation d’un foyer pour sans-logis dans le 16e arrondissement de Paris. Il s’amuse à abonder dans leur sens jusqu’à la caricature. « Les SDF ? Oh c’est sûr, ils se sentiraient plus à l’aise dans le 18e, un arrondissement populaire où il y a déjà plein de pauvres ! », lâche-t-il devant la machine à café.

Au début du quinquennat de François ­Hollande, il participe à un séminaire avec des patrons qui s’inquiètent d’une mesure technique alors envisagée par le gouvernement pour réformer l’impôt sur les sociétés et limiter l’évasion fiscale. Agacé, il lance une blague : « L’armée ne laissera pas faire ! » Personne dans l’assemblée ne voit là matière à plaisanterie. « Ah, vous avez des contacts auprès de l’état-major ? », lui demande, très sérieux, un homme d’affaires.

Sébastien Sanz fait penser aux Yes Men, ces militants altermondialistes qui se font passer pour des consultants et s’en vont dans des endroits comme le Forum économique mondial, à Davos, promouvoir le rétablissement de l’esclavage ou le travail des enfants, présentations PowerPoint à l’appui. Propositions qui, loin d’indigner le public, suscitent des applaudissements polis. Mais les Yes Men interprètent des rôles de composition, le temps d’un sketch. Sébastien Sanz ne se déguise pas quand il endosse son costume-cravate. Pas d’entrisme chez lui : il est si bien entré, et depuis si longtemps, qu’il ne peut ni ne veut plus sortir. Ses clowneries, sporadiques et codées, n’embraient sur rien. « L’ironie, remarque l’essayiste américain Lewis Hyde, n’est utile que dans l’urgence. ­Installée dans la durée, elle est la voix des prisonniers qui ont fini par apprécier leur cage. »

À ses débuts à Londres, Philippe Vidal manie lui aussi la dérision. Il organise au sein de son cabinet d’avocats une comic review, un spectacle d’entreprise, l’initiative sans doute la plus subversive qu’il ait jamais prise. Vingt ans après, ceux qui y ont participé lui en parlent encore. Son show burlesque « moquait gentiment les travers de la firme », et surtout inversait l’ordre établi. Les associés du cabinet se voyaient ridiculisés tandis que les secrétaires occupaient la première place. Déjà chrétien à l’époque, Philippe Vidal applique le célèbre verset de l’Évangile selon saint Matthieu : « Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers. »

Cette expérience le trouble jusqu’à maintenant. « Est-ce que ça a renversé le système ? Évidemment pas. Mais ça a changé un peu les rapports humains au sein du cabinet. Les “grands” ont montré plus de respect aux “petits”, et ça a fait beaucoup de bien à tous. » Ce n’était pas l’effet escompté. Il avait monté son spectacle dans le but de « donner un coup de pied dans la fourmilière » et non de consolider une équipe. « J’ai aidé les patrons à manager les rapports de force de façon à pérenniser le système. » Dans le monde compliqué que s’est construit Philippe, les révoltes sont forcément contre-productives.

Bronzage hivernal et belle villa

Au fil des témoignages, une question s’impose : pourquoi ? Tout le monde peut se trouver, un jour, en porte-à-faux, mais pour quelle raison certains s’installent-ils durablement dans une telle situation ?

Les hommes et les femmes coupés en deux demeurent la plupart du temps attachés à leur ­statut. Si bien attachés qu’ils ne peuvent plus bouger. Lucile Hébert, la femme aux trains, la fiscaliste d’extrême gauche, a bel et bien, comme elle le dit, « essayé de [s]’en sortir ». Dans un premier temps, elle envisage de devenir juge d’instruction. Mais le concours de la magistrature n’offre rien à la hauteur de ses compétences : « J’aurais été envoyée dans un tribunal de grande instance à Pau, alors non merci ! » La yuppie découvre qu’elle ne peut pas présenter l’ENA à cause de la limite d’âge. Elle se lance alors dans un doctorat de droit, lorgne un poste de maître de conférences à la fac et soutient sa thèse avec les honneurs. En vain. Dans le monde universitaire, les jeunes thésards passent avant l’executive woman.

« Ensuite, je me suis un peu calmée », soupire-t-elle. N’a-t-elle pas mis la barre un peu haut ? « Ah oui, je n’aime pas m’ennuyer. Pas question d’aller calculer des marges bénéficiaires sur les cartes postales de l’Unicef… » Non au tribunal paumé, non à la comptabilité à deux balles, non aux cartes postales. Le désir de servir une bonne cause rencontre ses limites. Libre à Lucile Hébert d’être exigeante, mais elle se ferme de nombreuses portes. En somme, elle voudrait travailler en accord avec ses idées à condition de ne pas déchoir.

Autre entrave : l’argent. Difficile de renoncer à sa rémunération, son confort matériel, ses vacances sous les tropiques. « C’est un sujet », admet Philippe Vidal. Remarié, père de quatre enfants, une pension alimentaire à payer, une belle maison et par conséquent « un emprunt de folie sur le dos », le lobbyiste ne peut pas se « payer le luxe de travailler pour une ONG ».

Sébastien Sanz ne dit pas autre chose. Issu d’une famille modeste, le fiscaliste de gauche invoque le « principe de réalité ». Il a dû s’endetter pour payer ses trois ans d’école de commerce, donc gagner sa vie vite et bien, pour rembourser l’emprunt étudiant. Après, « c’est l’engrenage ». À l’entendre, cet homme ne pourrait pas se permettre de bosser dans une association humanitaire moyennant un salaire modeste.

Au-delà de la fiche de paie, il défend un standing. Son existence sociale. Le signe puissant que l’argent envoie aux autres, associés, collègues, clients, anciens camarades de promotion qui, eux aussi, exhibent un bronzage hivernal et une belle villa. Tout cela manifeste l’appartenance à l’enviable communauté des gagnants. Dur de s’en défaire.

Comment pourrait-il renier le club qui l’a ­adoubé ? « Nous sommes les 1 % », lâche-t-il en référence au fameux slogan d’Occupy Wall Street, le mouvement de contestation américain de la finance, « Nous sommes les 99 % ». Avec un mélange de fierté et d’autodérision, il revendique son appartenance à l’élite de l’argent. Il jouit sur ses pairs – d’origine bourgeoise pour la plupart, voire aristocratique – d’un double sentiment de supériorité. Lui, le fils de prolo, gagne autant voire plus qu’eux, « ces salauds de Versaillais ». Et contrairement à eux, il connaît la vanité de l’argent. Du moins le croit-il.

Des gens comme lui, l’Allemand Jorgo Riss en croise dans les couloirs du Berlaymont, le bâtiment de verre de la Commission européenne, à Bruxelles. Responsable du bureau de ­Greenpeace, écolo depuis son enfance berlinoise dans les années 1970, il dirige une équipe d’une vingtaine d’experts. Leur but : défendre l’environnement auprès des décideurs européens face aux puissants industriels et leurs groupes de pression.

Nombreux dans la capitale belge, grassement payés, les lobbyistes n’en demeurent pas moins des citoyens. À la longue, certains d’entre eux « n’en peuvent plus », explique Jorgo Riss. Ils en ont marre de « défendre l’indéfendable » au service de l’industrie chimique, pétrolière ou agroalimentaire. Sensibles comme bien d’autres aux enjeux écologiques, ils ont envie de se sentir utiles. Ils aspirent à mettre leurs compétences au service de l’intérêt général. Alors, ni vu ni connu, ils envoient leur CV à Greenpeace.

« On reçoit pas mal de candidatures de ce genre », reconnaît Jorgo Riss. Sans leur fermer la porte, il se méfie de ces potentiels transfuges des industries polluantes, aspirants écolos en costards, soudain désireux de se racheter une conscience. Il teste donc leur motivation.

« Un jour, j’accueille un candidat intéressant, un jeune lobbyiste doté de compétences utiles pour nous et d’un excellent réseau dans les institutions communautaires. À l’issue de l’entretien, il me demande s’il aurait droit chez Greenpeace à… une voiture de fonction ! » L’écolo en reste bouche bée. Peut-être le jeune homme a-t-il réellement besoin d’un véhicule, à cause d’un logement lointain et isolé, d’un enfant handicapé à conduire à l’école à l’autre bout de la ville ? Réponse du postulant : « Non, c’est parce que ma boîte actuelle met déjà une bagnole à ma disposition. »

« Il y aura plusieurs vies dans ma vie »

Comment sortir du piège ? Déjà, imaginer une issue. Avoir à l’esprit un endroit où aller permet de tenir le coup et peut-être, un jour, de voguer vers de nouveaux horizons. « Dans dix ans, je suis chez “Politis” », affirme Julien Lessors*. Dans cet hebdo de la gauche antilibérale, ce journaliste de 45 ans pourrait enfin, espère-t-il, écrire selon ses idées. Favorable à l’intervention de l’État dans l’économie, il est convaincu que « le marché ne peut pas tout » et que « l’intérêt général ne se résume pas à la somme des intérêts particuliers ». Il ne peut que désapprouver la ligne éditoriale ouvertement probusiness du journal économique qui l’emploie.

Lors de son entretien d’embauche, le directeur de cette publication a mis les choses au point : « Ici, on aime le capital. » Julien Lessors n’en doutait pas : « Il suffit de voir les pages conso-culture, à la fin du journal. Il y a des articles sur les chaussures ­Berluti, les yachts… Ça sent la fascination pour le fric. » Depuis, il s’exécute en silence. « Il n’y a pas de débat interne. La direction bloque tout ce qui, de près ou de loin, pourrait ressembler à un sujet de gauche. » ­Parfois, il tente une « opération banzaï » et propose en conférence de rédaction un sujet de type « bonnet péruvien » – expression qui, dans le jargon d’une certaine presse, ridiculise tout article à connotation écolo ou sociale. Habituellement, avoue le journaliste, « on en arrive à un tel degré d’autocensure qu’on ne s’en rend même plus compte ».

Julien Lessors développe une « tactique d’évitement ». Pas question d’écrire sur les retraites chapeaux des PDG ou sur la politique économique, sujets à haute teneur idéologique. Il se concentre sur « les enquêtes les plus factuelles possible », par exemple, les nouveaux moyens de paiement.

C’est provisoire, assure Julien qui réfléchit au « job d’après » : « Même si j’y perds en salaire, il faudra que ce soit en accord avec ce que je pense. » Pour le moment, il fait des piges bénévoles, le week-end, pour des journaux engagés et signe sous un pseudonyme. Chargé de famille, il attend que ses deux ados aient fini leurs études pour faire son « coming out ». Une promesse : « Il y aura plusieurs vies dans ma vie. »

Comme en écho, Frédéric Hache, la quarantaine, élégance ascétique, entame sa seconde vie. L’ancien trader se souvient de ses années de « schizo­phrénie ordinaire », quand il se ­plongeait dans la lecture de l’intellectuel de gauche ­américain Noam Chomsky après une rude journée passée en salle de marché à vendre des produits dérivés hautement spéculatifs. Il a fini par quitter son poste à 30 000 euros par mois (hors bonus) chez BNP-­Paribas. Après avoir divisé son salaire par cinq, il met dorénavant son expertise au service de Finance Watch, l’association bruxelloise qui surveille le secteur financier européen. Frédéric Hache est « sorti » d’affaire.

D’autres tentent de « changer les choses de l’intérieur, petit à petit ». Défendre les valeurs humanistes au sein d’une multinationale obsédée par le marketing et le profit, est-ce que ça ne pourrait pas se révéler utile ? Tel est l’espoir de Max de ­Chantérac, directeur financier d’une très grande entreprise de cosmétiques et coauteur de 20 Propositions pour réformer le capitalisme. Car en l’état, explique ce grand type chaleureux qui malgré son costume-cravate présente une vague ressemblance avec Philippe Poutou, « il y a tension ».

« Le week-end, on a tous une vie pétrie de bonnes actions, d’attentions envers nos proches et d’engagements associatifs. Et quand arrive le lundi, on en fait abstraction, ou même, on va à rebours. » Max de Chantérac refuse de se résigner. Aristocrate, catholique pratiquant passé par un lycée privé dans le 16e arrondissement de Paris, père de famille nombreuse, et bénéficiaire de stock-options, ce cadre dirigeant n’a pourtant rien d’un gauchiste. ­Simplement, estime-t-il, « l’entreprise ne peut pas se cantonner à la seule recherche du profit ».

Dénoncer les mots qui tuent

« Ma vocation, poursuit ce manager catho, c’est de changer des choses dans l’entreprise », et par là, dans le vaste monde. Tandis que certains collègues rêvent d’« acheter un château », lui ambitionne « une épitaphe » sur sa tombe pour sa contribution à la transformation sociale ! Concrètement, il veut revoir la comptabilité, pour que les profits soient imposés là où ils ont été réalisés, par exemple, en France, et pas là où l’impôt sur les sociétés est le plus bas, en Roumanie ou en Bulgarie, où son groupe possède des usines.

Il faudrait aussi éviter que la rémunération des fiscalistes soit inversement proportionnelle au taux d’imposition de la boîte. Une règle pousse-au-crime, selon lui. Pour faire triompher ses idées, il mène des « batailles » discrètes. Au risque d’aller trop loin et de se « faire virer du jour au lendemain ». Question de dosage. De méthode. Au conflit, il ­préfère la « diplomatie », la « compromission permanente ». Il dit « aimer » son entreprise où il travaille depuis vingt-trois ans et ne pas aimer dénoncer. « Il y a des juges pour ça. »

Parfois il a « des doutes », comme Philippe Vidal. « Je me dis alors qu’en réalité je ne change pas grand-chose, que tout ce que je fais, c’est apporter mon concours pour faire avancer le bateau. » ­Qu’importe. Il se contente de ses « petites victoires ». Par exemple, une présentation modifiée à la marge en comité exécutif, un mot en plus ou en moins.

Il se souvient d’un séminaire au cours duquel « un premier intervenant a expliqué pendant une demi-heure que le marketing constitue le cœur de l’entreprise ». Un autre répète la même chose, cette fois en anglais. Tout comme une troisième. À la pause, Max n’y tient plus. Il signifie poliment à la dernière oratrice son désaccord : certes, le marketing a son importance, mais la boîte produit des cosmétiques, donc des « soins », « un art de la relation à l’autre ». À la reprise de la réunion, « le ­discours avait totalement changé », raconte-t-il, ravi. À l’échelle d’une multinationale aussi énorme, de petits infléchissements peuvent être décisifs.

Romancier et cadre au service des ressources humaines d’Orange, Thierry Beinstingel n’hésite pas à dénoncer le langage managérial, « les mots qui tuent ». Après la vague de suicides qui a secoué son groupe en septembre 2009, cet homme d’une cinquantaine d’années, grisonnant et solide, publie dans L’Humanité une tribune sur ce thème. « Conseiller en mobilité » selon l’appellation en vigueur, il avoue être « complètement impliqué dans les plans de départ » qui ont poussé les salariés à bout.

« Ça s’est gâté à partir de 2007, quand on nous a donné des objectifs chiffrés de départs volontaires. Une logique culpabilisante et froide s’est enclenchée. Moi, je ne cautionnais pas, mais je faisais de l’“outplacement”, je faisais partir. Je me suis senti un peu complice. » Les mots permettent d’éluder une réalité cruelle. L’euphémisme d’outplacement, aussi appelé « reclassement externe », désigne les tentatives de recaser à l’extérieur de l’entreprise un salarié dont on souhaite se débarrasser. Thierry Beinstingel se souvient avoir transformé des employés en fin de carrière en bénévoles aux Restos du cœur, payés par Orange « dans le cadre d’une cessation partielle d’activité ». Par le jeu des déductions fiscales, l’entreprise y gagne. « Ça se joue en millions d’euros. »

Dans ses fonctions de recruteur, lui-même orchestre la « mobilité » selon des critères qu’il n’a « pas choisis ». Pas plus tard que la semaine dernière, il a dû dégoter un employé censé faire « plus que son métier », et ça l’exaspère. Actuellement, les entreprises exigent des salariés qu’ils « sortent de leur zone de confort » et fassent preuve d’« agilité », ce qui, décrypte-t-il, revient à réclamer leur « allégeance ».

Dans ses œuvres, Thierry Beinstingel cite les prénoms des employés d’Orange qui se sont donné la mort. Ses lecteurs s’y retrouvent. Lui aussi. Sa hiérarchie beaucoup moins. Peu lui importe. Jouer les trublions lui plaît. Même pas peur. ­Protégé par son statut de fonctionnaire (ancien de La Poste), le cadre en fin de carrière s’octroie cette liberté. Au nom de tous ceux qui ne peuvent pas se la permettre.

* Les noms ont été changés.

Publié dans le numéro 40 de XXI

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