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26/10/2022

La porcelaine cassée de Téhéran

Une fondation accueille, dans la capitale iranienne, deux cents jeunes filles pauvres victimes d’abus sexuels. Trente-cinq après la révolution islamique et sous l’impulsion d’une exilée de retour, les tabous sont bousculés. En toute discrétion.

Par Anne Brunswic

Illustrations Cat O' Neil

La première rencontre avec Marjaneh Halati surprend. À la suite d’un échange de courriels, on a pris rendez-vous avec la fondatrice d’une institution charitable logée dans le centre de Téhéran. On laisse derrière soi le vacarme de l’avenue Valyasr, ses fast-foods et ses boutiques de vêtements bon marché. Juste après un grand cinéma dont les affiches promettent une bouffonnerie « Made in Iran », on s’engage dans une rue résidentielle jusqu’à un petit immeuble des années 1970 de trois étages à la façade grise et aux fenêtres assez étroites.

Un concierge ouvre, invite à monter jusqu’au dernier étage. Aussitôt, on savoure l’air conditionné. Le long de l’escalier sont accrochés des travaux d’élèves, des toiles façon « action painting » à la qualité esthétique discutable. Au dernier palier, on franchit un vestibule couvert d’un grand tapis rose et l’on s’arrête devant la porte « Management ».

Marjaneh Halati vous gratifie du sourire le plus avenant. On marque un temps d’arrêt devant cette blonde longiligne, maquillée, parée et habillée avec un goût parfait, que l’on verrait bien directrice d’une galerie d’art ou d’une compagnie de danse : foulard rouge vif flottant au-dessus de mèches dorées, longue robe de lin blanc évasée à partir de la taille, espadrilles rouges assorties au foulard.

« Une marchandise endommagée »

La manière très fashion dont cette femme respecte le code vestimentaire islamique en dit long sur son habileté à se faufiler entre les interdits. La voici virevoltant dans le bureau avec la légèreté d’une jeune première entre tasses de thé, gâteaux secs et tablettes électroniques. Sa voix grave, altérée par une longue fréquentation de la cigarette, laisse deviner son âge, une petite cinquantaine. ­L’anglais – qu’elle prononce avec une pointe d’accent ­américain – semble sa seconde langue maternelle.

Le panneau « Don’t disturb » sur sa porte n’impressionne pas grand-monde. Une professeur d’anglais fait irruption dans le bureau, puis un metteur en scène de théâtre bientôt suivi du chef de l’équipe des psychologues et d’un électricien venu réparer le climatiseur. La directrice de la fondation s’excuse : elle a juste le temps d’offrir du thé. Pour parler plus longuement, il faudra se retrouver à Londres, où elle passe plusieurs mois par an : « Là nous aurons le temps et vous ferez la connaissance de mon mari. Farhad n’a jamais voulu remettre les pieds en Iran depuis 1979 mais il me ­soutient et m’aide énormément. »

Psychosociologue formée aux États-Unis, Marjaneh Halati a les pieds sur terre. « Tout ce que vous voyez ici est mon œuvre », déclare-t-elle sans fausse modestie. « Je ne voulais pas bricoler. Avant de me lancer, j’ai visité des dizaines d’orphelinats, de foyers pour mineures délinquantes, d’hôpitaux et de prisons. Je me suis rendue partout en Iran où l’on pouvait trouver des adolescentes en danger. »

La Fondation Omid-e-Mehr (« Espoir dans l’amour ») a débuté il y a dix ans en prenant en charge une dizaine de jeunes filles. « À l’époque, rien n’existait pour aider les adolescentes victimes d’abus sexuels. Rien ! Elles étaient considérées comme des rebuts : de la porcelaine cassée sans valeur, une marchandise endommagée. Les milieux soi-disant éclairés étaient indifférents. Les plus riches veulent de la charité glamour. Investir dans l’éducation des filles de la rue semblait une idée farfelue. Ma mère disait que c’était une folie, personne ne m’a soutenue. Nous avons démarré, mon mari et moi, avec notre propre argent. »

Omid-e-Mehr accueille aujourd’hui deux cents jeunes filles de 15 à 25 ans, la plupart en externat. La fondation a grandi et s’est professionnalisée : bénévoles et occasionnels inclus, elle compte près de cent collaborateurs. L’atmosphère reste familiale. « Ça coûterait moins cher de se faire livrer des repas mais nous faisons la cuisine nous-mêmes. C’est important qu’on se sente ici comme à la maison, avec les odeurs d’oignon et d’épices. Et puis les filles ­participent, chacune met la main à la pâte. »

À la pause de midi, on croise dans l’escalier des nuées d’adolescentes portant jeans moulants, tuniques claires et foulards colorés. Rien ne permet de deviner que, derrière les sourires accueillants et les pépiements dans les téléphones portables, se dissimulent les plaies de la société iranienne. L’une a été violée par son frère, l’autre prostituée par sa mère, la troisième contrainte à un mariage précoce. Plusieurs ont fui leur foyer, d’autres vivent en Iran sans titre de séjour. Toutes espèrent surmonter ces traumatismes et fort peu ont envie d’en parler. Leurs secrets leur ­appartiennent.

Un pari sur l’avenir

Les jeunes Afghanes comptent pour un tiers des effectifs. Le refus des discriminations est pour Marjaneh une question de principe : « J’ai dû imposer la diversité autant à nos assistantes sociales qu’aux élèves. » Ses valeurs et sa culture lui viennent de l’Ouest. « J’ai quitté l’Iran à l’âge de 12 ans, sous le règne du Chah. Après une enfance choyée, mon père m’a envoyée en pensionnat en Angleterre, puis à l’université aux États-Unis. » Elle est revenue pour la première fois dans un Iran chamboulé par la révolution islamique à la fin de ses études, en 1988. « La guerre avec l’Irak venait de se ­terminer, ­l’atmosphère était sinistre. Les visages étaient sombres, tout le monde avait l’air en colère. Je parlais la langue mais le pays m’était devenu étranger. »

Malgré sa déception et l’opposition farouche de sa mère, Marjaneh s’accroche à son projet. ­Tournant le dos à la diaspora dorée qui cultive sa nostalgie à Londres ou à Los Angeles, elle veut parier sur l’avenir.

Golshanak, une grande et forte femme enveloppée dans une large tunique noire, se souvient de débuts plutôt tâtonnants. « Les premières filles, nous sommes allées les chercher dans les foyers pour mineures délinquantes. Ce sont des casernes où l’on n’apprend rigoureusement rien. » Aujourd’hui cette professeur d’anglais est la directrice pédagogique d’une institution reconnue : « Les services de ­Téhéran se sont mis à nous adresser d’eux-mêmes des cas sociaux. »

Deux fois par an, la fondation propose une quarantaine de places. Les candidates doivent avoir au minimum un niveau de fin d’études primaires. L’équipe pédagogique évalue le potentiel scolaire de chacune et son état psychologique. Des assistantes sociales effectuent une visite à domicile pour obtenir, sinon la coopération, du moins la bienveillance des parents : « Nos pupilles viennent de foyers très pauvres, souvent disloqués et détruits par la drogue et la prostitution. » Le cas des Afghanes est particulier : « Leurs familles sont en général unies mais elles ne voient pas l’intérêt d’instruire les filles et veulent les marier au plus vite. »

Téhéran compte peu de ménages polygames mais la pratique du mariage temporaire officialisé par un imam, le sigheh, est répandue. « De nombreuses filles acceptent un “sigheh” pour échapper à la misère ou aux abus sexuels subis à la maison. Tant que la liaison dure, l’homme doit entretenir cette concubine comme une épouse, c’est donc une ressource pour la fille et sa famille », explique Sepideh, une assistante sociale. Pour convaincre les parents de laisser leur fille étudier, la fondation leur verse un petit pécule qui couvre les frais de transport et de santé.

Apprendre son corps

Massumeh, 26 ans, une grande jeune femme tout en rondeurs au sourire d’enfant sage, est la bibliothécaire de la fondation. « Mme Halati, elle m’a sauvé la vie », articule-t-elle dans un anglais hésitant. Condamnée à mort pour prostitution voici dix ans, elle attendait en prison l’exécution de sa peine quand un avocat engagé par Marjaneh parvint à reconstituer son histoire. À l’âge de 9 ans, Massumeh avait été vendue par sa mère et son frère à un homme qui en avait fait son esclave sexuelle, avant de la revendre à un bordel. Graciée, elle fut recueillie par Marjaneh : « Massumeh n’était jamais allée à l’école. On ne lui avait rien appris, même sur son propre corps. Elle n’avait jamais utilisé de ­serviettes périodiques. »

Chaque étage ouvre sur de petites salles de cours, les unes équipées d’ordinateurs, les autres de tables qu’on peut pousser sur le côté pour danser ou peindre. Les psychothérapeutes et les assistantes sociales de la fondation reçoivent dans trois cabinets particuliers.

Une grande part de l’emploi du temps est consacrée aux arts : théâtre, danse contemporaine, hip-hop, peinture, illustration, joaillerie, couture, graphisme, design, guitare, piano, chant. Des artistes du « Tout-Téhéran » apportent leur contribution. Des metteurs en scène dirigent des répétitions, des cinéastes présentent des films, des écrivains animent des ateliers. Le cursus comporte aussi des cours plus classiques : anglais, informatique, comptabilité. Et des ateliers de « préparation à la vie » : droit du mariage et de la famille, hygiène, sexualité.

« La plupart des filles pensent que leur corps est sale, qu’elles sont souillées pendant leurs règles. » Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, la fondation de Marjaneh supplée aux défaillances des familles. « Nous sommes soutenues par une femme formidable, la chef du principal service de traitement du Sida à Téhéran. Toutes les filles y font un stage pendant leur premier semestre. Ensuite elles interviennent bénévolement pour expliquer à d’autres jeunes ce qu’elles ont appris. » La fondation valorise toutes les formes d’entraide. À terme, chaque pupille doit être capable de devenir formatrice.

Les cours de Coran ? « Pas nécessaires »

Une petite brunette, dont la natte s’échappe d’un foulard de soie jaune safran, tapote sur un des ordinateurs en accès libre dans le vestibule du premier étage. Leïla, arrivée en Iran à l’âge de 7 ans, n’a gardé qu’un souvenir vague de Kaboul, sa ville natale. Elle surfe sur Internet à toute vitesse pour écarter les images de guerre, déniche enfin des vues de monuments. Elle rêve de retourner dans son pays mais seulement « quand les filles pourront aller à l’école ». En Iran, elle n’a connu, dit-elle, que la ­précarité et le racisme : « Vous trouvez que les gens sont accueillants ici ? Nous, ils nous regardent comme des chiens. »

À ses débuts, la fondation offrait dix-huit mois de formation, une durée insuffisante pour surmonter les traumatismes et reprendre pied dans les études. Le cursus dure maintenant trois ans, une année de tronc commun et deux de spécialisation progressive. En fin de parcours, la plupart des jeunes filles passent un semestre dans une école professionnelle pour valider leurs acquis et décrocher un diplôme. Quelques-unes poursuivent à l’université. Certaines sont devenues professeurs d’anglais, graphistes, comptables, webmasters, assistantes de direction ; une est physicienne atomiste.

À leur arrivée, les nouvelles s’étonnent souvent qu’aucun cours de maths, de persan ou de Coran ne soit dispensé. « Ces matières-là, on peut les ­étudier n’importe où. Pourquoi dépenserions-nous de l’argent à fournir ce qu’on trouve ailleurs pour rien ? Des cours de Coran, il y en a gratuitement dans le métro », réplique Farzad, le directeur des études.

Initialement, les arts ont été introduits avec une visée thérapeutique. Peindre avec les doigts, chanter à pleine voix, bouger en tous sens, se laisser traverser et emporter par la musique : il s’agissait d’abord de purger angoisses et cauchemars, de laisser parler le corps. Mais les activités se sont étoffées, ce qui a multiplié les débouchés professionnels : deux filles viennent de créer un atelier de stylisme.

Le cocktail pédagogique s’adapte en permanence. De passage à la fondation, une ­Américaine de 16 ans a été choquée de s’entendre ­demander si elle était mariée et si elle avait des enfants. Une autre visiteuse occidentale s’est inquiétée que les élèves qualifient de « bâtards » les enfants nés d’un couple non marié. Marjaneh s’est ­aussitôt demandé comment combler les lacunes de ses pupilles : « Nous devons faire comprendre aux filles que tout le monde ne partage pas les ­références ­iraniennes. Si nous ne les préparons pas à rencontrer des gens différents, à quoi ­servons-nous ? »

S’affranchir des interdits

Poussons la porte d’un cours en anglais. « What is a virgin ? », demande une jeune enseignante qui semble arrivée tout droit des États-Unis. De cette première question à laquelle la réponse semble à toutes évidente découle une série d’autres : « Un garçon peut-il être vierge ? », « L’hymen définit-il la virginité ? », « Les garçons ont-ils un hymen ? » Les tabous sont abordés de front. « Dans quelles circonstances l’hymen peut-il se déchirer ? », « Peut-on avoir des rapports sexuels et conserver son hymen ? »

Après quelques rires gênés, la discussion ­s’engage, en anglais. On échange vraiment, sans se couper la parole. Pour éclaircir certains détails d’anatomie, la prof dessine au tableau de petits croquis où l’on voit que le précieux hymen peut se loger à des hauteurs variables selon les individus. Elle interroge sa classe : « Êtes-vous favorables au certificat de virginité délivré par un médecin à la veille du mariage ? » L’une y est favorable si cela peut éviter les litiges avec la belle-famille. « It’s unfair », réplique une autre, contrariée qu’on ne demande rien de semblable aux garçons. « C’est effectivement une injustice », conclut la professeur d’anglais.

À l’atelier sexualité, animé par Vahideh Molavi, une jeune figure féministe de Téhéran, la séance commence par une question apparemment anodine : « Qu’est-ce qu’un homme véritable ? » Chaque élève répond en remplissant un petit papier. L’animatrice se sert des réponses collectées pour lancer le débat. Notamment sur la question de savoir si une femme peut refuser un rapport sexuel à son mari, si un homosexuel est un vrai homme…

Dans une salle voisine où a commencé un cours de hip-hop, la musique est à fond. Presque toutes les jeunes filles ont ôté leurs foulards et leurs tuniques. En jeans et t-shirt, les voici face à un grand miroir tentant d’imiter les figures de leur professeur de danse : il s’agit de lancer la poitrine en avant puis le bassin. « Poitrine, bassin, poitrine, bassin, on y va ! » Quelques-unes se laissent aller sans retenue. D’autres esquissent de petits mouvements atrophiés. L’enseignante, une robuste blonde dont le petit bustier rose couvre à peine le nombril, explique en aparté combien il est difficile de s’affranchir des interdits : « Il faut beaucoup d’audace pour s’élancer en piste quand on a appris toute petite à masquer ses formes et à baisser les yeux en présence des mâles. »

Le cours dans la petite salle à l’étage du dessous paraît plus aride. Le professeur, un grand brun barbu, distribue à chacune un poème écrit il y a plus de neuf siècles par le grand mystique persan, Djalal al-Din Rumi. Son abord est à peu près aussi hermétique que peut l’être Dante pour un jeune Italien ou Shakespeare pour un jeune Anglais mais le professeur Amir Ali n’en a cure. Traducteur et poète, il en explique chaque mot.

Les jeunes lectrices trébuchent. Il les encourage à s’exprimer : « Rien de grand ne se fait sans amour, dit ici le poète Rumi. Qu’en pensez-vous ? » Après un bref échange, nouvelle lecture. La classe entre peu à peu dans la musique des vers. « Le poète dit que celui qui n’a pas aimé n’a pas vécu, retenez bien cela ! » Et brutalement : « L’oncle qui m’a élevé était un homme bon mais il ne voulait pas que je passe autant de temps à lire de la poésie.

— À cause de la religion ? interrompt Jasmina.

— Non, par principe. »

Les visites de la police

Le petit groupe qui se réunit chaque semaine autour du professeur poète ne compte que des fans. Certaines prennent volontiers la parole, d’autres s’absorbent dans une profonde rêverie. Fatemeh à la sortie : « Moi qui détestais les poèmes de l’école primaire, je ne rate jamais ce cours. » Jasmina : « Après ce cours, j’oublie mes chagrins et je suis heureuse pendant au moins deux jours. » Maryam, stupéfiante d’aisance en anglais : « Je voulais me ­spécialiser en sciences mais, depuis qu’on a commencé l’an dernier, je pense m’orienter vers la ­traduction. » Le jeune professeur leur infuse chaque semaine un tel enthousiasme que sa réputation a franchi les murs.

Plus on avance dans la visite de la fondation, plus on se demande comment les autorités de la République islamique peuvent tolérer cet îlot de liberté. Jusqu’à présent, elles ont fermé les yeux mais ces derniers temps, la police semble plus curieuse de ce qui se passe entre ces murs. En un mois, l’établissement a reçu deux visites inopinées. Un premier inspecteur de police a fermement rappelé à Marjaneh qu’elle n’avait pas le droit de faire venir des enseignants de sexe masculin, ce à quoi la fondatrice a objecté que la mixité était tolérée à l’université. Les choses en sont restées là.

Quinze jours plus tard, un autre inspecteur est venu. Farzad, le seul homme de l’équipe de ­direction, l’a reçu. Après une demi-heure, le policier a quitté les lieux en se bornant à une recommandation : veiller à ce que les filles portent le « roussari » (le foulard) dans la rue. Tout le monde se demande à quoi riment ces visites. ­La ­fondatrice a son ­­explication : « On nous a toujours fichu la paix, même sous Ahmadinejad. Mais, dans ce pays, tout marche à la corruption. Le chef de la police cherche sûrement à obtenir une petite enveloppe ! »

Marjaneh est une pragmatique. Si elle peut acheter sa tranquillité, elle ne regardera pas trop à la dépense. Sa règle d’or : éviter l’affrontement. « Avec ce régime, on ne sait jamais. Voilà plus de vingt ans que j’entre et sors du pays avec mon passeport britannique. Ils décideront peut-être un jour de me refouler à l’aéroport comme ils l’ont fait avec un de mes frères mais, en attendant, il faut avancer, faire comme si de rien n’était. » Enregistrée comme œuvre caritative, la Fondation Omid-e-Mehr ne bénéficie d’aucune subvention. L’administration se borne donc à vérifier que l’argent provient bien de donateurs privés et pas de gouvernements étrangers, toujours suspects d’ingérence.

L’Iran, comme un amant

Lorsqu’elle n’est pas à Téhéran, Marjaneh, secondée par son mari, emploie presque tout son temps à collecter des fonds dans la diaspora iranienne aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Au début de l’été, elle rentre chez elle à Londres. Dans son salon élégant à deux pas de ­Westminster, c’est une autre femme qu’on retrouve. Détendue, plus de foulard ni de tunique longue, épaules nues, bras nus, cheveux qui respirent. Elle a disposé sur la table basse une bouteille de bordeaux et des cigarettes à profusion. Son mari, Farhad, un ­distingué septuagénaire, ancien chercheur en intelligence artificielle, s’éclipse ­rapidement.

Marjaneh et Farhad n’ont pas d’enfants. Un choix qu’elle dit avoir fait à 30 ans « pour pouvoir donner de l’amour à tous les enfants ». À ses retours de Téhéran, c’est auprès de son mari qu’elle reprend des forces : « Les premiers jours à Londres, je m’effondre. Farhad est le meilleur des amis. » À Téhéran, elle donne ; à Londres, elle se laisse un peu vivre. Quelle est sa patrie ? « Plutôt Londres », lâche-t-elle sans enthousiasme.

Ses premiers passages en Iran au début des années 1990 ont été difficiles. C’était « comme un amant qu’on retrouve après une très longue séparation et chez qui on ne reconnaît plus rien de ce qu’on a aimé ». La splendide maison de son enfance avait été confisquée, la maison de campagne rasée : disparus les visages familiers. « Je ne supportais pas ces barbus colériques, ces femmes sombres qui n’exprimaient que de la rage. De quel droit m’imposaient-ils leur manière de s’habiller, de vivre ? Si j’avais envie de pécher et de me consumer en enfer, en quoi ça les regardait ? » Au fil des années, elle s’est habituée et les règles se sont un peu assouplies : « On n’en est plus au temps où les gardiens de la révolution ouvraient les portières des voitures pour vérifier qu’on portait des socquettes ! Franchement, le foulard, je n’aime pas le porter, mais c’est le cadet de mes soucis. »

De l’époque pionnière de la fondation, elle garde un souvenir enthousiaste : « J’ai tout de suite su que ma place était là. Omid-e-Mehr, c’est mon enfant, ma vie. » Mais elle n’oublie pas les difficultés : « Le plus dur a été de recruter un personnel de qualité, les meilleurs étaient presque tous partis à l’étranger. » Il a fallu aussi imposer des règles, faire preuve d’autorité : « Nous avons dû exclure une fille qui entretenait une liaison avec le gardien. C’est une de nos lignes rouges et elle le savait. Elle savait aussi que le gardien était un homme marié, père de famille. Les deux ont été sanctionnés. La jeune fille l’a compris et l’a accepté. À ma connaissance, leur liaison dure toujours. »

Des échecs l’ont affectée. « Nazilla, une rappeuse, écrivait des textes magnifiques sur sa vie d’abandon et de détresse. Le chant est totalement interdit pour les filles, mais nous l’avions aidée à enregistrer un premier CD et elle commençait à percer. À son départ de la fondation, Nazilla a été rattrapée par sa dépression et elle s’est suicidée. » Aucune thérapie n’est infaillible mais Marjaneh est animée d’une conviction : les traumatismes peuvent se surmonter. Elle croit de plus en plus au travail sur le corps. Cet automne, elle fera venir de Californie des professeurs de yoga : « Ça va évidemment bousculer la routine, mais il faudra que nos psychologues maison s’y fassent. Nous ne sommes pas là pour ronronner ! »

Le refuge secret

À la mi-août, Marjaneh est de retour à ­Téhéran. Deux jours plus tard, calicots et guirlandes à tous les étages, sa fondation célèbre un exploit sportif : une dizaine de filles viennent de réussir ­l’ascension du mont ­Damavand, 5 670 mètres, le plus haut sommet volcanique d’Iran. Des diplômes sont remis aux jeunes sportives. Sans souci du protocole islamique, elle embrasse tout le monde : les guides de montagne, les sponsors et les héroïnes du jour. Autour du buffet – gâteaux au chocolat, pastèques, melons et orangeades –, une centaine de pupilles se bousculent autour de leur marraine. À sa demande, les responsables acceptent d’ouvrir les portes du refuge, un petit internat qui abrite les filles confrontées aux plus graves détresses, dix-sept actuellement.

L’adresse du refuge est confidentielle. Ni les familles ni les boyfriends n’ont le droit de venir dans cette grande maison donnant sur une courette : la sécurité des pensionnaires en dépend. Certaines, en fuite, sont recherchées par leurs familles. D’autres n’ont plus aucune attache.

Marjaneh se rend régulièrement au refuge pour partager le dîner des filles, un repas préparé en commun et servi dans la salle de séjour. Là, pas de réfectoire ni de grands dortoirs, mais un mobilier cosy et deux éducatrices psychologues, présentes jour et nuit. En génie protecteur des lieux : Mme Hafemmi, l’ancienne nounou de Marjaneh.

Quand la vieille dame arrive avec son foulard noué serré sous le menton et sa longue robe noire brodée à l’ancienne, éducatrices et pensionnaires se lèvent d’un même élan. « Mme Hafemmi est traditionnelle et stricte mais tout le monde l’adore. Sa présence est essentielle. » Les jeunes filles ont souvent les nerfs à fleur de peau mais elles n’en laissent rien paraître. Au dîner, ce sont elles qui posent les questions : « Les violences contre les femmes, ça existe chez vous ? », « Comment sont les orphelinats en France ? », « La chanteuse Jennifer Lopez, vous aimez ?… »

Une deuxième famille

Le seul homme admis dans ce gynécée est Farzad, le directeur des études. En sa présence, peu jugent nécessaire de garder le foulard. Les filles se promènent dans des tenues d’intérieur adaptées à la saison : shorts ou robes courtes, larges décolletés. Après le dîner, ce grand monsieur proche de la soixantaine, pédagogue d’ordinaire plutôt austère et compassé, prend place dans un fauteuil au milieu de la nuée d’adolescentes. Quand l’une ou l’autre assise familièrement sur l’accoudoir l’appelle « papa », il fond. Lui aussi a trouvé au foyer une seconde famille.

Pour ces filles qui n’ont guère connu d’amour maternel, Marjaneh est bien plus que la fondatrice d’Omid-e-Mehr. Zohra, une petite brunette en short, lâche d’un souffle : « Mme Halati, je donnerais ma vie pour elle. » À 23 ans, elle travaille comme assistante de direction dans une petite entreprise de matériel médical. Elle ne se sent pas encore prête à quitter ce refuge où elle vit depuis trois ans : « Pour la première fois de ma vie, je me sens en paix et en sécurité. »

À mi-voix, parfois étranglée, elle raconte les épreuves par lesquelles elle est passée. « J’ai été violée à l’âge de 15 ans par le mari de ma sœur. Ma famille m’a rejetée parce que je l’ai dénoncé. Il s’est retrouvé en prison et moi aussi. » Le juge n’a pas voulu la libérer avant l’accouchement : « Il voulait faire un test ADN au bébé. Si j’avais menti, je devais être pendue. J’avais dit la vérité mais j’ai été condamnée à cinquante coups de fouet pour avoir soi-disant induit mon beau-frère en tentation. Le juge disait que ma tenue n’était pas assez décente, que je n’étais pas assez pieuse. Il a fallu payer pour ne pas recevoir les coups de fouet. » Son bébé lui a été arraché. Il a été expédié dans un orphelinat loin de Téhéran où il est tombé malade. « Personne n’a voulu l’adopter parce qu’il est rachitique. Il a 7 ans maintenant, il reste tout seul et moi, je n’ai pas le droit de voir mon enfant. Mme Halati a proposé de l’adopter mais on le lui a refusé, on lui a dit qu’elle était trop vieille. » Zohra n’a pas renoncé, elle espère toujours récupérer son fils.

La directrice de la fondation réside dans un quartier huppé du nord de Téhéran. Ses pupilles viennent du sud et de la lointaine périphérie. La nuit, les quartiers du nord bruissent des fêtes à peine clandestines de la jeunesse dorée, ceux du sud sont plongés dans un silence de couvre-feu. Les locaux d’Omid-e-Mehr, en plein centre, sont le point de rencontre entre ces deux mondes.

Ce récit est paru dans le numéro 34 de XXI.

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