Par Charlie Buffet
Illustrations Léa Chassagne
Dernière image de lumière : jeudi 25 janvier 2018, le soleil embrase la pyramide sommitale du Nanga Parbat. Magie glaciale d’un jour qui s’achève en très haute altitude. C’est ça qu’Élisabeth Revol vient chercher en Himalaya au cœur de l’hiver, si haut, si loin, si froid. « Sur cette montagne, chaque jour est une récompense, un pas vers l’inconnu, un pas vers la découverte de soi-même », a-t-elle écrit sur son blog. « Nous avons saisi là-haut ces instants où le cœur se suffit à lui-même, tambourinant, rempli de la joie de vivre. »
Il est 17 h 15, le sommet est proche. Élisabeth Revol s’arrête pour attendre son compagnon polonais, Tomasz Mackiewicz, qu’elle appelle Tomek. Malgré les nuages qui bourgeonnent, malgré le froid qui tombe comme une pierre avec le jour, elle a le courage d’enlever ses moufles pour se filmer.
La caméra GoPro cadre le bras tendu pour le « selfie », les cheveux blancs de givre qui volètent autour des yeux verts. Derrière son épaule, son ami se rapproche à pas infiniment lents. Avec l’effet du grand angle, la petite silhouette paraît très lointaine. Élisabeth a l’habitude de filmer ses ascensions. Elle choisit les moments d’enthousiasme et force un peu sa voix comme si elle voulait communiquer son entrain à des amis sur la rive d’en face : « Il est cinq heures. On va peut-être finir de nuit, mais je pense qu’on va finir. Les conditions sont vraiment sévères, mais le moral est bon. » Elle revient sur son propre visage dans son hublot de givre, lance un bref « youhou ! » et coupe la caméra. Tomek arrive, quelques mots suffisent : « Il voulait continuer, moi aussi », dit-elle.
Une heure plus tard, il fait nuit. Tomek la rejoint au sommet du Nanga Parbat, à 8 125 mètres d’altitude. À l’instant où Élisabeth devrait serrer son compagnon dans ses bras pour célébrer cette réussite rarissime – l’ascension hivernale d’un 8 000 en style alpin –, la joie se retire brutalement de cette histoire. Tomek voit flou, il est presque aveugle. Il n’a pas porté son masque de ski de la journée. Ophtalmie ? Épuisement ? Dernier stade du mal aigu des montagnes ? Probablement tout cela en même temps : la haute altitude mine les organismes, elle se joue de la vie comme le vent de la flamme d’une bougie.
Des bourrasques glaciales cinglent par-dessus le sommet, la température plonge encore : -40 °C ? -50 °C, -60 °C ? Les chiffres sont vagues, les sensations aiguës. Élisabeth les a décrites en deux phrases lors d’une conférence près de chez elle, dans la Drôme : « À cette altitude en hiver, on gèle instantanément. Un pépin et on est mort. » La GoPro reste dans la poche. Les seules images du sommet sont gravées dans sa tête : un pieu à neige, des drapeaux à prière effilochés dans le halo de la frontale, un compagnon qui ne voit plus rien de tout ça.
Élisabeth se sent soudain très seule. Elle a peur. À 37 ans, elle connaît trop bien cette fragilité, cette précarité absolue de la vie au pays de l’oxygène rare. Elle prend le bras de Tomek, le place sur son épaule, et le guide vers le bas. Leur histoire a basculé. Un colosse aveugle se confie à une jeune femme de 1,56 mètre, 40 kilos. Sauve qui peut.
La descente est lente. Tomek étouffe, son nez blanchit. Ses mains recroquevillées comme des serres ne peuvent plus tenir le piolet. Élisabeth lui donne sa paire de moufles de secours, le piolet est abandonné. Du sang suinte de sa bouche et gèle sur sa barbe.
Tomek n’a jamais pris le moindre médicament sur cette montagne. Mais au cœur de cette nuit, son état se dégrade d’heure en heure. La jeune femme lui donne d’autorité quatre comprimés de dexaméthasone, un corticoïde puissant. Un peu plus tard, c’est lui-même qui demande un cachet qu’il avait glissé dans la pharmacie de secours, sans doute une amphétamine – « Tu prends ça quand tu ne peux plus avancer », lui avait-il dit.
« Ses pieds sont gelés, ses mains sont gelées, son nez est gelé…»
À 22 h 19, Élisabeth envoie un premier message de détresse à Ludovic Giambasi, l’ami qui la suit depuis la France : « Tomek n’est pas good. Besoin secours. Gelures et ne voit plus. »
À 1 heure du matin, ils ont réussi à perdre 800 mètres d’altitude, mais Tomek n’est plus capable de faire un pas. Élisabeth l’aide à descendre dans une crevasse où ils s’abritent du vent, à 7 283 mètres d’altitude. Tomek n’en repartira plus.
« Je le protégeais dans mes bras, a écrit Élisabeth Revol dans le magazine Vertical. J’étais dans un état d’angoisse maximale, de peur, de néant, mais je ne devais pas le lui montrer. Je lui parlais d’Ana, sa femme, de ses enfants qu’il allait bientôt revoir, du sommet atteint, du travail qui l’attendait en Irlande, mais il répondait peu. Je suis sortie du trou pour être seule et faire le point. J’étouffais. J’ai regardé les étoiles un bon moment. »
Élisabeth ne dort pas une seconde cette nuit-là. Aux premières lueurs du jour, elle revient auprès de son ami, la vision est angoissante. « Ses pieds étaient gelés, ses mains étaient gelées, son nez était gelé. Il avait du sang qui coulait en permanence autour de la bouche. »
Tomek est lucide, mais il n’est plus capable d’agir. La jeune femme le frictionne pour tenter de le réchauffer et lui explique qu’elle va tenter de retrouver le dernier bivouac et de rapporter le précieux matériel. La veille, en partant pleins d’espoir pour le sommet, ils ont laissé leur tente dans la crevasse où ils ont passé la nuit. Dans l’air polaire de ce petit matin, Élisabeth erre seule dans le dédale glaciaire, mais toutes les crevasses se ressemblent. Le vent a effacé les traces de la veille.
Bredouille et encore un peu plus angoissée, elle revient vers Tomek. Lorsqu’elle le retrouve, son état a empiré. À 12 h 17, elle envoie un nouveau SOS : « Tomek est dans une situation terrible, il ne peut pas marcher. On n’a pas pu rejoindre la tente. Fo levac o plu vite. » Il faut l’évacuer.
Élisabeth et Tomek ont fait le choix de s’engager sur le Nanga Parbat de la manière la plus dépouillée qui soit, en « style alpin ». C’est de l’alpinisme sans filet, sans aucun soutien de porteurs d’altitude, sans équipe d’appui pour porter assistance dans des camps inférieurs. Aucun des deux n’a envisagé de pouvoir être évacué par hélicoptère, et surtout pas Tomek, qui n’était pas assuré pour cela. Alors pourquoi Élisabeth se met-elle à espérer un secours venu des airs ? Peut-être parce que c’est la seule façon d’échapper à un choix terrible, la terreur de tout alpiniste. Rester auprès d’un compagnon que plus rien ne semble pouvoir sauver, c’est prendre le risque presque certain de l’accompagner dans la mort. Le laisser, c’est la certitude de vivre avec le regret et la culpabilité.
Pas besoin d’avoir la moindre notion d’alpinisme pour comprendre cette alternative dramatique : rester et mourir/partir pour se sauver. Il semble même que, plus l’observateur est loin de la scène, plus il est enclin aux jugements expéditifs sur cette question morale. Vu du dehors, l’esprit de l’alpinisme c’est la cordée, la solidarité à la vie à la mort, point final.
En 1984 dans les Andes, l’alpiniste anglais Joe Simpson s’est retrouvé pendu au-dessus d’une crevasse, entraînant son compagnon, Simon Yates, vers le vide. Simon a coupé la corde et s’en est allé, le laissant pour mort. Mais Joe a survécu et réussi in extremis à rejoindre le camp de base. Couper la corde est tabou, Simon était jugé coupable. Pour le défendre, Joe a écrit un livre qui rétablit la vérité : sans ce geste de survie, ils seraient morts tous les deux. Dans La Mort suspendue (paru sous le titre original Touching the Void), Joe Simpson raconte avec une lucidité de revenant les trois jours où il a rampé pour ne pas mourir dans une solitude absolue. C’est un bijou de la littérature de montagne. Le sauvetage d’Élisabeth Revol rappelle cette épopée. Mais cette fois, le chœur antique est entré sur la scène du drame. L’histoire est suivie en direct et sur les réseaux sociaux, chacun soutient ou condamne.
La première fois qu’Élisabeth Revol a vu le Nanga Parbat, c’était il y a dix ans, à travers le hublot d’un avion de ligne. À 28 ans, elle venait de réussir une première expédition éblouissante au Pakistan, enchaînant trois 8 000 en deux semaines, ce que seule une poignée de très grands alpinistes (et pas une femme) avait réussi avant elle. Elle avait dévoré des yeux cette montagne immense et solitaire qui trône à l’extrémité orientale de l’Himalaya, entre les gorges de l’Indus et les plaines du Cachemire.
L’expédition rêvée prend corps cinq ans plus tard, en hiver. En décembre 2012, Élisabeth arrive pour la première fois au pied du versant nord du Nanga Parbat, avec l’Italien Daniele Nardi. L’un et l’autre grimacent devant le panneau au bord de la Karakoram Highway : « Look to your left, Killer Mountain. » Ce surnom de film d’horreur ressort (souvent avec la photo du panneau) à chaque catastrophe : à l’été 2013, lorsqu’un commando d’Al-Qaeda a lancé un raid sur le camp de base, tuant onze alpinistes ; et de nouveau cet hiver. Montagne tueuse ? Non ! Ce sont les hommes qui viennent se confronter à la montagne dangereuse. Le Nanga Parbat ne prémédite rien. Pourtant, le cliché est inusable. L’ère des conquêtes himalayennes est révolue depuis longtemps, mais l’alpinisme passe toujours pour un combat : il faut vaincre la montagne ou elle vous tue.
Élisabeth Revol est à des années-lumière de cette rhétorique martiale. Pour elle, se mesurer aux géants himalayens est une quête esthétique et intérieure. À l’époque déjà, elle choisit de grimper en Himalaya comme dans les Alpes, sans oxygène, sans porteurs d’altitude ni camps préinstallés ni cordes fixes. « By fair means » (« par des moyens honnêtes »), disait le pionnier anglais Albert Mummery, le premier à se mesurer à un sommet de plus de 8 000 mètres. C’était justement le Nanga Parbat. En 1895, il partit avec deux compagnons gurkhas vers un éperon rocheux au milieu de l’immense face du Diamir. On ne les revit jamais. Ce sont les premiers disparus du Nanga Parbat.
Début janvier 2013, c’est vers cet éperon Mummery que se dirige Élisabeth Revol. « Tenter de reprendre autrement qu’en style alpin cette voie du légendaire pionnier anglais serait inélégant », écrit son compagnon, Daniele Nardi. L’éperon n’a jamais été gravi à la montée. Le seul à l’avoir foulé, à la descente, est Reinhold Messner alias « le King », lors d’une traversée épique de la montagne, en 1970. Reinhold était parvenu au sommet avec son frère Günther par le versant opposé, la dantesque face de Rupal. Il revint seul, les orteils gelés, alors que son décès était déjà annoncé. L’éperon Mummery fut le chemin de son retour à la vie, son entrée dans la gloire, et la naissance d’une écrasante culpabilité. Incapable de supporter seul la responsabilité d’être revenu sans son frère cadet, Messner a passé sa vie à s’inventer des ennemis et à mettre en mots et en scène ses tourments intimes.
Élisabeth Revol connaît ces histoires : elles ont nourri sa passion pour la montagne depuis l’adolescence. Elle connaît les drames, les dangers décuplés en hiver. Elle les affronte en s’entraînant comme jamais. Après des années de courses d’endurance à pied et en VTT, une technique affûtée en escalade rocheuse et glaciaire, elle se sent prête.
« Je veux découvrir ce 8 000 dans des conditions hivernales, me découvrir dans un milieu encore plus hostile, rythmé par la neige, le vent, le froid, le gel, explique-t-elle dans le film de l’expédition. Est-ce que je peux grimper dans des conditions de froid extrême, surtout dans un état d’hypoxie ? Qu’est-ce que ça peut donner au niveau de la circulation sanguine ? Est-ce que je peux passer une nuit en altitude, sachant que le froid est mordant ? »
La tempête la repousse de l’éperon Mummery à 6 000 mètres d’altitude. Elle redescend avec des débuts de réponses et de nouveaux désirs. Surtout, elle a fait la connaissance d’un alpiniste polonais que le froid laisse de marbre : « Il était monté jusqu’à 7 400, et il est resté bloqué pendant une semaine dans une grotte de glace par un vent de malade. Quand il est descendu, tout le monde le croyait mort. » C’est Tomek : « Un pur passionné, quelqu’un qui peut résister au froid. C’est pour ça que je suis partie avec lui. »
Un homme de marbre
Deux ans plus tard, les hasards des permis d’ascension réunissent Élisabeth et Tomek au camp de base. Ils partagent la même passion pour le Nanga Parbat en hiver et se découvrent complices. Tomek a une tignasse de rouquin et un sourire désarmant. Il a cinq ans de plus qu’Élisabeth. Sa voix est douce, un peu voilée, il parle peu devant la caméra, chante beaucoup quand il cuisine sur le réchaud. Il a découvert l’Himalaya au sortir d’une cure de désintoxication à l’héroïne. Le Pakistan est devenu son pays de cœur, il aimerait s’y installer avec sa famille. Il a trois enfants. Les deux aînés vivent avec sa première femme ; sa dernière, Zoya, avec lui et sa nouvelle compagne, Ana.
Tomek peut passer des nuits entières à écouter de la musique avec ses copains pakistanais ou à discuter avec Élisabeth. Il gagne sa vie en travaillant en Irlande dans la maintenance des éoliennes, ce qui lui laisse du temps libre l’hiver. Le Nanga Parbat est devenu sa passion exclusive. C’est déjà sa quatrième expédition. Aucune autre montagne ne compte pour lui. Sur les images tournées par Élisabeth, il a toujours l’air calme, insubmersible.
Le 8 janvier 2015, ils quittent le camp de base avec dix jours de vivres et des sacs à dos de 20 kilos. La voie qu’ils ont choisie remonte le glacier de Diama, décrivant un large détour vers la gauche de la paroi : elle est plus longue mais moins exposée aux avalanches que l’éperon Mummery et moins difficile techniquement que la voie normale, la voie Kinshofer. Elle est donc plus adaptée quand on prévoit de descendre sans assistance ni cordes fixes.
Élisabeth et Tomek remontent patiemment le glacier. Le froid les assaille jusqu’à l’intérieur de la tente : même au soleil en fin d’après-midi, il y fait -20 °C. Le 17 janvier, ils s’élèvent jusqu’à 7 800 mètres d’altitude. Personne n’est jamais monté aussi haut en hiver sur le Nanga Parbat, le sommet est tout proche, à toucher. Mais la météo est incertaine, le froid et le vent insupportables. Ils s’arrachent à l’attraction fatale et font demi-tour.
Le lendemain, à 6 500 mètres d’altitude, Tomek crève un pont de neige et disparaît dans une crevasse. « Tout défile dans ma tête, Ana, ses enfants, et moi toute seule sur ce glacier hostile », raconte Élisabeth dans le film qu’elle a intitulé Nanga Light. « Light » comme lumière, et légèreté. La lumière du Nanga Parbat, la légèreté du style alpin – et du ton, sans aucun pathos. Tomek a rebondi sur cinquante mètres et atterri sur un cône de neige. Il trouve un cheminement pour sortir de la crevasse. Quand elle le voit émerger, Élisabeth est frappée par son visage. Il a pris vingt ans d’un coup.
J’ai rencontré Élisabeth Revol un soir de printemps dans la clinique où elle travaillait à sa rééducation. Menue, cheveux noirs et regard vif, elle irradie d’une énergie qu’on sent concentrée sur sa guérison. Elle se montre blessée de ne pas avoir été comprise, et très soucieuse de se protéger des médias, s’anime souvent sans jamais se départir d’une gravité un peu triste. Sincérité sans aucun voile. C’est pour Tomek qu’elle a accepté cet entretien qui lui est douloureux. Spontanément, elle commence à parler de son ami, longuement, levant parfois très haut sa jambe gauche avec une souplesse de chat pour soulager son pied bandé. Elle évoque la chute de Tomek dans la crevasse.
Elle se souvient de son visage défait et de sa voix transformée quand elle l’a aidé à sortir, une voix rauque, inconnue.
Elle parle de « Fairy », la présence que Tomek sentait sur la montagne, et qui s’adressait à lui dans les moments décisifs. « Dans cette chute, il a entendu la voix de Fairy qui le rassurait : “Ne t’inquiète pas, tu es costaud, tu survivras.” Plus bas, dans les séracs, il entendait des chiens aboyer, des enfants jouer. Il se disait qu’il y avait de la vie, un village… » Élisabeth raconte cette présence surnaturelle qui dialoguait avec Tomek comme une réalité étrange de l’hiver himalayen : « Moi, je n’arrive pas à imaginer qu’une divinité décide de notre sort sur cette montagne. Mais pour Tomek, c’était clair. Il me disait qu’elle le visitait dans ses rêves. Un jour, notre duvet posé sur la neige s’est envolé, il m’a dit : “Tu vois, c’est Fairy qui s’amuse avec nous”. »
Après la chute, Tomek boîte sur son genou abîmé. Ses gelures s’aggravent. Lorsqu’il enlève ses chaussures au camp de base, ses orteils sont bleus. Il laisse filmer ses pieds dans une bassine : « Escalader cette montagne en hiver, je ne peux pas dire que ce soit un plaisir, l’entend-on dire avec un curieux sourire. Les vues sont belles, mais tu n’en as rien à foutre parce que tu es en train de perdre tes orteils ! Tu ne peux pas dire : “Oh, il fait -40” parce que tu es complètement congelé et que pour toi, c’est -100 ! Mais c’est si beau… C’est comme un immense congélateur avec des centaines de tonnes de glaces, et toi tu es à l’intérieur. »
Dès l’hiver suivant, Tomek est de retour au Nanga Parbat avec Élisabeth. De nouveau, ils s’élèvent très haut sur la montagne. De nouveau, ils renoncent. Un mois plus tard, deux expéditions unissent leurs forces pour équiper la classique voie Kinshofer de cordes fixes et installer des camps d’altitude. Le 26 février 2016, l’Italien Simone Moro, le Pakistanais Ali Sadpara et l’Espagnol Alex Txikon parviennent au sommet. La première hivernale du Nanga Parbat est faite. La championne de ski-alpinisme italienne Tamara Lunger a fait demi-tour à 80 mètres sous le sommet, sans doute non loin de l’endroit où Élisabeth a filmé Tomek pour la dernière fois, au coucher du soleil.
Le 16 décembre 2017, Élisabeth Revol et Tomek Mackiewicz arrivent au Pakistan pour la troisième fois ensemble. C’est le septième rendez-vous de Tomek avec le Nanga Parbat. Le camp de base a bien changé. Deux ans plus tôt, la perspective de la première hivernale attirait une vraie petite foule d’alpinistes venus du monde entier. Cette fois, ils sont totalement seuls sur la montagne. Les militaires, sans qui rien ne se décide depuis l’attaque d’Al-Qaeda de 2013, ont imposé de placer le camp de base dans le hameau de Kotogali, à 3 800 mètres d’altitude, où le soleil se montre six heures par jour. Le site classique du camp de base, trois à cinq heures de marche plus haut, est une glacière qui ne voit le soleil que deux heures par jour. Tomek et Élisabeth s’y retrouvent totalement livrés à eux-mêmes. Le cuisinier, dont la compagnie était précieuse les années précédentes, reste à Kotogali avec les militaires.
« Cette solitude, c’était magique, dit Élisabeth. Pour la première fois, j’avais l’impression de vivre réellement l’engagement de cette montagne en hiver. » Rares sont ceux qui ont connu cet isolement presque absolu de l’hiver en Himalaya. Les ascensions hivernales sur les plus hauts sommets du monde, une spécialité des Polonais depuis la fin des années 1970, sont restées le dernier bastion des expéditions lourdes : le fait de groupes nombreux, très structurés, prêts à endurer « l’art de la souffrance », à équiper patiemment leur objectif de kilomètres de cordes fixes et de camps d’altitude avant d’envoyer une cordée lancer l’assaut final et d’assister sa descente.
En ce même hiver 2017-2018, Krzysztof Wielicki, auteur de la première hivernale de l’Everest en 1980, dirige une grosse expédition financée par la Pologne au K2, le deuxième plus haut sommet du monde après l’Everest, le dernier 8 000 à ne pas avoir été gravi en hiver. Il a réuni le gratin des alpinistes de son pays autour d’une star et d’un jeune prodige, Denis Urubko et Adam Bielecki. L’aurait-il voulu, Tomek n’en aurait jamais fait partie. Trop franc-tireur, trop peu expérimenté en Himalaya, trop focalisé sur le seul Nanga Parbat, la montagne de sa vie.
Pour Élisabeth, l’horizon s’est élargi. Elle vient de réussir une intense saison d’automne sur trois « gros 8 000 » : elle a gravi le Lhotse sans oxygène, frôlé le Makalu en parvenant à 40 mètres du sommet, et renoncé à l’Everest après une tentative jusqu’à plus de 8 500 mètres d’altitude, seule dans une météo médiocre. Dans les cercles d’alpinistes, sa notoriété s’étend. Début décembre, avant de s’envoler pour le Pakistan, elle présidait le jury du Festival du film de montagne d’Autrans, dans le Vercors. Pour 2018, elle s’est mise en disponibilité de son emploi de prof de gym. Après l’expédition hivernale au Nanga Parbat, elle a trois autres 8 000 au programme cette année.
« S’imprégner des lieux, seuls »
Lorsqu’ils quittent le camp de base, Élisabeth laisse, comme d’habitude, Tomek partir une bonne heure en avance. « C’était un tracteur, un diesel, se souvient-elle. Il démarrait toujours doucement et je le rejoignais. C’était notre rythme, on a toujours fonctionné comme ça. Moi, si je n’avance pas assez vite, j’ai froid. On aimait être libres sur la montagne, s’imprégner des lieux, seuls. Tant qu’on n’avait pas besoin de la corde, on avançait chacun dans notre bulle, hyperconcentrés. Sous la tente, c’était autre chose. On passait des heures à discuter, de vrais moulins à paroles ! On rigolait, on plaisantait, on racontait plein d’histoires. Je connais tout de sa vie, il avait tellement de choses à raconter ! »
Tomek est toujours aussi captivé par sa montagne, mais la voix de Fairy et de ses prémonitions se fait plus insistante. Avant le départ, il a rendu visite à ses deux aînés, Tonia et Max. Il parle souvent de son fils, qui l’avait bouleversé à l’âge de 1 an en disant avoir vu son frère jumeau, mort à la naissance : « Max comptait énormément pour lui. Il disait : “Mon Max, c’est moi quand j’avais 10 ans.” Avant le départ, il lui a dit : “Papa, tu vas mourir sur cette montagne.” Tomek m’en a parlé plusieurs fois au camp de base. Je crois que ça l’a perturbé d’entendre son fils lui dire ça. »
Le duo commence à s’acclimater la veille de Noël. L’objectif est d’aller passer une ou plusieurs nuits à plus de 6 500 mètres pour que le corps fabrique des globules rouges et devienne capable d’affronter l’hypoxie, le manque d’oxygène dans l’air rare des sommets. Le 3 janvier, un camp est installé à 6 600 mètres d’altitude : la petite tente est laissée en dépôt, enfouie sous 50 centimètres de neige. Le lendemain, le jet-stream se lève. Pendant plus de deux semaines, ce puissant courant qui porte les avions en haute altitude souffle jusqu’à 150 kilomètres/heure.
À la première accalmie, ils lancent une tentative, mais dans un faux mouvement, Élisabeth laisse tomber l’InReach, le traceur GPS qui lui permet de se géolocaliser et d’envoyer des messages en France. Pour elle, il est hors de question de continuer sans pouvoir envoyer le message quotidien qu’elle a promis à son mari. Ils font demi-tour et retrouvent le précieux outil au pied de la pente, posé intact sur un rocher. Le lendemain, la tempête revient, ils se replient au camp de base. « Tu vois, la perte de l’InReach, c’était un signe… », dit Tomek.
Le 22 janvier, lorsqu’ils remontent enfin jusqu’à leur camp d’altitude, la tempête a soufflé toute la neige. La tente aurait dû s’envoler, elle est toujours là, simplement posée sur la glace. Ils s’y blottissent dans un vent de 100 kilomètres/heure. Le créneau espéré semble se dessiner à partir du 25 janvier. « Mon mari qui m’envoyait des bulletins météo m’a dit qu’il fallait absolument être revenu au camp de base le 27 », se souvient-elle. Elle envoie un message optimiste : « Demain attaque, C3, C4 et top ! » Camp 3, camp 4, et sommet le 25 janvier.
Le rythme lent des fourmis d’altitude
Tomek est barbouillé. Il a des nausées et semble toujours perturbé. « Les deux derniers jours, il était complètement fermé, dit Élisabeth. Il ne plaisantait pas. Je le sentais perdu dans ses pensées. Je ne sais pas s’il pressentait quelque chose. Je me le demande de plus en plus… » Au matin du mercredi 24 janvier, ils partent dans le blizzard et gagnent le plateau supérieur du glacier du Diamir. La petite tente est montée dans une crevasse à l’abri du vent, à 7 300 mètres d’altitude. À 14 h 43, Élisabeth envoie un SMS lapidaire : « Tvb C4 tps de merde. Neige vent ms OK. On voit pa à 2 M, yahoooo. »
Taper un message sur l’InReach n’est pas une mince affaire. L’appareil ressemble à un hybride de télécommande et de téléphone portable de première génération. Il n’a pas de clavier mais un bouton central pour sélectionner les lettres une à une. À chaque utilisation, il faut enlever les gants et surveiller la batterie. Pour l’économiser, Élisabeth peut choisir de ne pas envoyer sa position GPS, une opération gourmande en énergie. Les messages doivent être très courts, sans quoi ils risquent d’être coupés en plusieurs tronçons envoyés dans le désordre.
Au réveil dans la petite tente glaciale, les préparatifs sont toujours plus longs que prévu. Tout ce qui n’est pas enfoui dans le duvet est gelé à cœur. Il faut allumer le réchaud, mettre de la neige à fondre pour le thé. Le halo des frontales illumine l’air embrumé des vapeurs de respiration. L’esprit est ralenti, les gestes maladroits, mais il faut rester précis : la moindre erreur peut avoir des conséquences dramatiques. Tomek tente de réchauffer ses pieds au-dessus du réchaud. À 4 h 51, Élisabeth répond à un SMS de son mari : « Oui ça va la forme on tente quelque chose today si météo ok sinon on redescend bisou. » Le créneau annoncé semble se confirmer.
Ils s’allègent au maximum, partent sans sac. Un litre d’eau, trois barres énergétiques, une paire de gants et de moufles de secours. Tout tient dans les poches de la combinaison et un petit sac qu’Élisabeth porte en bandoulière : pharmacie d’altitude, crème solaire, stick à lèvres… Elle porte un masque de ski et protège le bas de son visage. Pas question de laisser dépasser le moindre morceau de peau : il gèlerait en quelques minutes. La GoPro et l’InReach restent au chaud dans la combinaison, à portée de main.
À 7 h 30, une bonne heure après le lever du jour, ils se mettent en route. La tente reste à l’abri dans la crevasse. Ni l’un ni l’autre ne pensent à en marquer l’entrée. Tomek, comme d’habitude, part devant, à son rythme de tracteur. Élisabeth est excitée de s’engager pour la première fois sur ce haut plateau glaciaire qu’elle ne connaît pas. La pyramide sommitale du Nanga Parbat leur fait face. Ils n’en ont jamais été aussi proches. Mais au rythme lent des fourmis d’altitude, il leur faut dix heures pour arriver à l’approche du sommet, au coucher du soleil.
Élisabeth s’arrête pour attendre Tomek. Elle sort l’InReach pour regarder l’heure et envoyer sa position. Il est 17 h 19, à 8 036 mètres d’altitude. À 90 mètres du but.
« Besoin secours »
On imagine le sommet comme un moment de pur bonheur. Mais quand Élisabeth parvient à la nuit tombée sur la cime du Nanga Parbat, se réjouir seule n’aurait aucun sens. Elle attend son compagnon dans le vent glacial « sans penser à rien ». « Je m’imprégnais juste de ce moment, a-t-elle écrit. J’attendais que Tomek soit là pour immortaliser ce moment mais surtout pour le serrer dans mes bras. » Quand il arrive enfin et lui annonce qu’il est aveugle, elle n’a plus qu’une seule idée : fuir vers le bas, si c’est encore possible. Le sommet tant désiré s’évanouit dans le néant.
« J’ai passé la nuit à lutter, raconte-t-elle. Je lui parlais en permanence, je l’encourageais, je regardais où il posait ses pieds. C’était hyper intense, hyper compliqué d’essayer de le préserver, de lutter contre le froid. Je me disais : il ne faut pas que je craque maintenant sinon on reste tous les deux là-haut. »
Le vent est frigorifiant, Tomek décline rapidement. À mesure que la nuit avance, ses gelures progressent, ses forces l’abandonnent, sa vue ne revient pas. Élisabeth comprend que, seule, elle ne pourra bientôt plus rien pour lui. Dans la nuit noire, à 7 500 mètres d’altitude, elle envoie son premier SOS : « Besoin secours. »
Pour plus de sécurité, le message est envoyé aux trois numéros enregistrés sur l’InReach, ceux de son mari Jean-Christophe, d’Ana, la femme de Tomek, et de Ludovic Giambasi, son routeur. Il est 22 h 19 sur le Nanga Parbat, quatre heures de moins en France et en Pologne : 18 h 19. Une énorme machine se met en branle, dans l’instant. Pour ses amis, ses proches et tous ceux qui s’impliquent dans le secours, une très longue veille commence.
Ludovic Giambasi a rencontré Élisabeth Revol il y a une quinzaine d’années à Ailefroide, dans les Écrins. « De ce jour, on ne s’est plus lâchés. C’est ma sœur ! », dit-il. Leur cordée s’est soudée dans ces montagnes sauvages des Alpes du Sud où les refuges sont rares et les téléphériques presque inexistants. Initiation à l’autonomie, à l’esprit d’exploration : « On a tout découvert ensemble, rocher, glace, goulottes… On ne dormait pas en refuge, on partait à minuit de la voiture. On avait la même vision, mais assez vite, elle ne faisait plus que ça et niveau cardio elle a commencé à passer devant. Moi j’étais plus technique. On se complétait. »
En 2006, ils partent pour les Andes. « On avait une grosse envie et une grosse appréhension : c’était la première fois qu’on grimpait hors des Alpes. Une fois en Bolivie, on s’est aperçu qu’on n’arriverait jamais à tout porter jusqu’au camp de base. On était de gros débutants ! On a trouvé des lamas et on a fait un sommet sans problème. »
L’année suivante, Élisabeth et Ludovic partent au Népal. Même peur, même envie, même difficulté pour s’équiper : « On avait 25 ans, pas de sponsor, et tout était cher… » Ludovic se souvient du conseil de l’alpiniste Jean-Christophe Lafaille, gapençais comme lui, de quinze ans son aîné : « Il m’a dit qu’il partait toujours avec du matériel neuf, c’était plus sûr. On n’était pas dans le même monde ! » Leur objectif, le Pharilapcha, un 6 000 du Khumbu, est atteint en un clin d’œil.
En 2008, Ludovic reste dans les Écrins quand Élisabeth brille dans le Karakoram : ce n’est que l’année suivante qu’il découvre avec elle ce massif du nord du Pakistan. Ils explorent un nouvel itinéraire sur le Broad Peak, un des 8 000 gravis par Élisabeth l’été précédent. « La démarche, c’était le style alpin le plus pur : pas de médicaments, pas de Diamox pour préparer l’acclimatation, pas de porteurs d’altitude, pas de portages pour préinstaller des camps, pas d’oxygène, pas de routage météo… En descendant par la voie normale, on est tombés sur des cordes fixes mais on n’y a jamais touché. Pour nous, c’était comme un dégoût ! »
Lorsqu’on lui demande d’où vient ce purisme, Ludovic Giambasi, n’hésite pas : « Ça, c’est les Écrins ! La montagne, ici, on ne la conçoit pas autrement. Le bonheur, ce n’est pas seulement le sommet. C’est la manière d’y arriver qui en fait la saveur. Je ne vois aucun intérêt à gravir un sommet en tirant sur des cordes… »
En janvier 2017, Ludovic se décide sur un coup de tête à partir avec Élisabeth pour le Manaslu, au Népal, sa première expédition hivernale. « Dès l’arrivée au camp de base, le froid a été un combat. Élisabeth me disait : “Tu verras on s’acclimate.” Moi, je me filmais jurant : “Plus jamais l’hiver sur un 8 000 !” Je n’ai jamais eu aussi froid de ma vie. J’en ai chialé… » Le vent grondait sur les arêtes comme un avion au décollage. Élisabeth résistait mieux. « C’est un petit gabarit, tout circule bien… Elle avait la niaque, comme toujours. On a l’impression qu’on peut lui taper dessus, lui envoyer du froid, du vent, des avalanches, tout ce qu’on veut : elle creuse son trou et elle y va. »
L’une des plus grandes opérations de sauvetage en Himalaya
Pour avoir vécu ce froid déprimant dans un camp de base à 4 000 mètres d’altitude, Ludovic comprend instantanément ce que vivent Élisabeth et Tomek à plus de 7 000 quand il reçoit le SMS d’alerte sur son téléphone. Il est au volant de sa voiture, à Gap, et fait demi-tour immédiatement. Quand son amie part en expédition, il s’improvise routeur météo et lui envoie la synthèse des prévisions accessibles en ligne. Depuis l’expé du Manaslu, c’est son téléphone qui est enregistré sur l’InReach d’Élisabeth.
À 18 h 19, ce jeudi d’hiver, Ludovic devient la tour de contrôle d’une des plus grandes opérations de sauvetage jamais conduites en Himalaya. Il crée un groupe WhatsApp pour réunir tous ceux qui s’impliquent dans l’opération : Jean-Christophe, le mari d’Élisabeth, et Ana, la femme de Tomek. Puis s’ajoutent Daniele Nardi, le compagnon d’Élisabeth lors de sa première expédition au Nanga, Ali Saltoro, l’agent pakistanais chargé de la logistique sur place, Masha Gordon, une femme d’affaires qui soutient les projets d’Élisabeth en Himalaya, Michel Mehlé et Zbigniew Wyszomirski, les consuls de France et de Pologne à Islamabad, trois Italiens habitués des expé au Pakistan, et Robert Szymszak, le médecin qui assure le contact avec l’expédition hivernale polonaise au K2.
Ludovic se charge des échanges avec Élisabeth. « À chaque fois que je reçois un SMS d’elle, je lui réponds pour qu’elle soit sûre qu’il est bien passé, explique-t-il. Toutes les décisions sont soumises au groupe WhatsApp et validées en commun. »
La première nuit, fiévreuse, ne permet pas d’avancer beaucoup. Au Pakistan, les secours en montagne sont réalisés par une société privée, Askari Aviation, qui emploie des pilotes de l’armée formés sur le glacier de Siachen, que l’Inde dispute au Pakistan. Les règles de vol sont drastiques : les hélicos doivent voler par deux et être posés une demi-heure avant le coucher du soleil. Les appareils sont des Écureuil B3, très performants, mais les pilotes n’ont pas d’expérience des évacuations en haute altitude. Pourtant, Ali Saltoro, l’agent pakistanais d’Élisabeth, est confiant : il assure que les hélicos peuvent intervenir à 7 300 mètres, l’altitude où se trouve Tomek. Le prix annoncé est de 12 000 dollars, qu’il faudra régler cash.
Il y a urgence, mais que faire ? La nuit est tombée depuis longtemps en France et en Pologne. L’assurance d’Élisabeth ne répond pas. Dans cette première nuit d’angoisse, un espoir se dessine : la fine fleur de l’alpinisme polonais est au K2, plusieurs grimpeurs y sont déjà acclimatés. S’ils pouvaient être acheminés au Nanga Parbat, à 200 kilomètres à vol d’oiseau, ils seraient d’une aide précieuse. Au cœur de l’hiver en Himalaya, c’est un hasard extraordinaire.
« Fo levac o plu vite. » Vendredi 26 janvier, à 12 h 17, Élisabeth lance son SOS. Ana, le matin, a tenté de lui communiquer sa confiance : « Ne t’inquiète pas, il est très fort, il va résister. J’ai confiance en lui, j’ai confiance en toi. » Mais Élisabeth sait que, seule, elle ne peut plus rien pour son ami. Et ceux qui connaissent la haute altitude n’ont plus de doutes. S’il reste une chance, infime, de sauver Tomek, elle ne peut plus venir que des airs. Si Élisabeth reste à son côté, elle partagera son sort.
« Je pèse 40 kilos, lui 80… »
Deux mois plus tard, dans sa chambre du centre de rééducation, Élisabeth revient avec lucidité sur ce moment : « Avec Tomek, on s’était dit que s’il m’arrivait quelque chose, il pourrait me redescendre, mais que si c’était l’inverse, je ne pourrais rien faire : je pèse 40 kilos, lui 80… Il en était conscient. Dans le désarroi où j’étais, j’ai réalisé que je n’avais pas d’autre solution que de déclencher les secours. Je ne pouvais plus rien faire d’autre pour le sauver. J’avais besoin de ça pour me raccrocher à la vie. C’était ma bouée de sauvetage. Je me suis retrouvée seule face à la décision. Tomek ne pouvait pas la prendre. »
À cet instant, Ludovic Giambasi sait que les hélicoptères sont encore loin de pouvoir décoller. Askari Aviation demande à être payé en cash, aucun plan de vol n’a été établi. Il vient d’apprendre que l’hélicoptère, même s’il parvient jusque-là, atteindra au mieux 7 000 mètres. Élisabeth est maintenant la seule à pouvoir être secourue… si elle descend en dessous de cette altitude. « Je n’hésite pas un seul instant à lui dire de descendre, se souvient-il. Je sais combien, dans cette situation, il est difficile de prendre une décision pour celui qui est à votre côté. Ce qui est important, c’est de dire à Élisabeth : ce n’est pas toi qui as pris la décision, c’est nous qui l’avons prise pour toi. C’est très important pour elle. Même si au fond d’elle-même, elle sait… »
Vers 14 heures, Élisabeth est convaincue qu’en descendant elle laisse ouverte la seule possibilité d’évacuer Tomek. Cet espoir est comme la flamme de la bougie que l’esprit voit briller – l’éclat d’une étoile morte dont la lumière voyagerait soudain très lentement. Cet espoir irrationnel la raccroche à la vie. Élisabeth installe son ami du mieux qu’elle peut à l’entrée de la crevasse. Elle taille des marches et installe une main courante avec ses deux piolets et une corde pour qu’il puisse descendre s’y mettre à l’abri.
« Il était encore lucide, précise-t-elle en me racontant ce moment. Je lui ai expliqué que les secours arrivaient. Il a dit : “Oui, c’est la solution.” Il mettait un peu plus de temps à répondre mais il était lucide. Par contre sa voix avait complètement changé. Il avait une voix rauque, terrible… comme quand il était remonté de la crevasse deux ans plus tôt. Une voix étrange… » Élisabeth : « Maintenant, je dois vivre avec cette image de lui, sa voix rauque et cet espoir que je lui ai laissé. »
Masha Gordon, 44 ans, aurait pu rester une wonder woman russe perchée au sommet de la finance internationale et bien mariée à un homme politique britannique. Mais lorsqu’elle gérait encore 10 milliards de fonds des pays émergents chez Goldman Sachs, sa trajectoire météorique a croisé la vallée de Chamonix. Masha s’est prise de passion pour l’alpinisme et a gravi les « seven summits », points culminants des sept continents, dont l’Everest. Elle a créé Grit & Rock, une fondation qui encourage les jeunes femmes à grimper, notamment dans les banlieues anglaises. Elle est toujours administratrice d’une mine de diamants russe et de la Bourse de Moscou, parle comme elle gère son temps, pas une seconde de pause dans un mélange fluide d’anglais et de français. L’an dernier, au camp de base du Makalu, un 8 000 proche de l’Everest, elle a fait la connaissance d’Élisabeth Revol et lui a apporté le soutien de sa fondation.
Vers 19 heures, le jeudi 25 janvier, elle reçoit un SMS de Jean-Christophe Revol lui annonçant que sa femme est en difficulté près du sommet du Nanga Parbat. « À partir de cet instant, j’ai passé plus de soixante-sept heures sans dormir, raconte-t-elle dans son chalet de Chamonix. J’ai testé ma résistance au manque de sommeil : je n’avais jamais été aussi loin. »
Masha passe une partie de la nuit à transmettre sa garantie à l’ambassade de France au Pakistan, mais au petit matin, le prix a augmenté et elle réalise que sa signature ne suffira pas. « Je me suis souvenu d’un sauvetage aux États-Unis qui avait été payé par du financement participatif. J’ai “googlé” “crowdfunding rescue operation Kyle Webster, Scott Adams”, et le nom du site est sorti, c’était Gofundme. Une vidéo de quatre-vingt-dix secondes expliquait comment créer un compte. Il y avait une commission de 5 %. Je me suis dit : OK, j’essaie. J’ai copié une photo de Tomek et Élisabeth sur Facebook. En dix minutes, c’était fait. »
Mais Masha a l’habitude d’anticiper : « J’ai tout de suite réalisé que, dans le monde digital, la seule monnaie valable est la confiance, et la confiance, c’est les relations. J’ai contacté le responsable d’un portail polonais sur la montagne que j’avais rencontré aux Piolets d’or. Et j’ai partagé l’info avec des leaders d’opinion. » L’adresse du site se diffuse rapidement sur Facebook. Il est alors 9 heures du matin, 13 heures au Pakistan. Ludovic est en train de convaincre Élisabeth de redescendre. La fusée du financement participatif a décollé. Dans le monde entier, la diaspora polonaise se mobilise.
« Comme il n’y avait plus rien d’autre à faire, je suis partie skier en Italie, raconte Masha Gordon. En une heure, le temps que j’arrive à l’entrée du tunnel du Mont-Blanc, le site avait déjà récolté 6 000 euros. Quand j’ai regardé mon téléphone vingt minutes plus tard en sortant du tunnel, on en était à 11 000. Et ça a continué comme ça toute la journée. À 13 heures, on avait déjà atteint le premier objectif de 50 000 euros ! »
Les fonds sont là, mais les responsables d’Askari Aviation exigent du cash avant de déclencher la moindre opération. À Islamabad, le consul Zbigniew Wyszomirski a déjà sorti l’argent du coffre de l’ambassade et fait le tour de ses employés pour réunir la somme exigée en liquide. « C’est lui, le véritable héros de cette histoire, s’enthousiasme Masha Gordon. Il a pris toute la responsabilité sur ses épaules. » Lorsque le consul de Pologne arrive dans les bureaux d’Askari Aviation avec son homologue français Michel Mehlé, la grande prière du vendredi a commencé. Dans tout le Pakistan, le temps est suspendu. Les hélicos ne décolleront plus ce jour-là.
« Passer cette nuit-là, je sais pas comment ça s’est fait »
À la tombée de la nuit, Élisabeth Revol atteint 6 700 mètres d’altitude. Pour descendre au plus direct et s’éloigner le moins possible de son ami, elle s’est engagée dans la voie Kinshofer, la voie classique d’ascension en été. Elle s’installe dans une crevasse pour attendre le salut qui viendra du ciel. Seule, sans corde, sans ses piolets abandonnés à Tomek, elle serait incapable d’achever la descente de cette voie qu’elle ne connaît pas, gardée en dessous de 6 000 mètres d’altitude par un mur vertical infranchissable pour elle : le Kinshofer Wall.
Ludovic lui annonce que l’hélicoptère ne volera pas ce soir – « C’était dur », dit-il. Élisabeth est en colère : elle aurait pu rester auprès de Tomek ! Elle envisage de remonter, mais Ludovic l’en dissuade : une opération est prévue le lendemain matin, il faut absolument qu’elle tienne jusque-là. Elle se recroqueville dans la crevasse, assise sur ses bâtons pour s’isoler de la neige. Le vent est revenu, les rafales s’engouffrent dans son précaire abri et lui projettent des paquets de neige au visage.
« Passer cette nuit-là, je sais pas comment ça s’est fait. » Quand Élisabeth arrive à ce stade de son récit, elle a les yeux brillants. Nuit « d’enfer » ? Deux fois, elle prononce le mot et se reprend. Elle est pleine d’interrogations mais ne cède jamais à l’exagération. Elle veut rester précise, l’enfer n’a rien à voir là-dedans. « Ce froid était abominable… J’ai grelotté pendant trois heures. J’avais des frissons, je me frottais, je me frictionnais, ça repartait, jusqu’à ce que le corps lâche et que l’esprit essaie de sauver la machine. Je me suis assoupie et j’ai commencé à rêver de chaleur… J’avais l’impression d’avoir déjà dormi dans cette crevasse, de connaître cet endroit. Dans mon rêve, il ne faisait plus froid, des gens me donnaient de la chaleur. Je ne comprends pas comment je ne suis pas partie à ce moment-là. Peut-être que cette chaleur rêvée m’a réchauffée intérieurement. Peut-être que ces hallucinations m’ont maintenue en vie. »
Selon les médecins, les hallucinations, liées à la déshydratation et à l’hypoxie d’oxygène, se produisent en état de veille et se confondent avec la réalité. À ce même endroit précis, l’Écossais Sandy Allan, qui redescendait épuisé du sommet du Nanga Parbat, a vu le lapin d’Alice gambader sur la neige. Les hallucinations d’Élisabeth Revol seraient donc plutôt un rêve ? Mais comment faire la part de la veille et du sommeil dans cette nuit de froid mortel ? Élisabeth a raconté qu’une femme bienveillante lui avait offert du thé chaud et demandé sa chaussure en échange. Dormait-elle ? Dans quel entre-deux se trouvait-elle ?
Pendant toute cette interminable nuit, Ludovic lui envoie des messages pour la motiver, mais ils restent sans réponse. À mesure que le silence se prolonge, l’angoisse des proches monte. « On a perdu le contact pendant une douzaine d’heures, raconte Masha. On commençait à penser sérieusement qu’elle était morte. » Dans un monde rationnel, Élisabeth Revol n’aurait pas dû se réveiller de cette nuit. Qui pourrait survivre à deux nuits d’hiver sans équipement, sans boire ni manger sur les pentes d’un 8 000 ? Enfin, à 8 heures du matin, elle envoie un SMS : « Me suis gelé le pied cte nuit, fo ke je rentre o plu tot. »
Lorsqu’elle s’est réveillée, elle n’avait plus que sa chaussette au pied gauche. Sa chaussure gisait au fond de la crevasse. Avant de la remettre, elle a inspecté ses orteils, ils étaient blancs. Elle dit : « Quand j’y repense, ça me fait vraiment peur, cette nuit-là. »
Au matin du samedi 27 janvier, le plan de secours est prêt. La veille, le lieutenant-colonel Anjum Rafique, commandant de la 5e escadrille pakistanaise de haute altitude, a reçu son ordre de mission et commencé à organiser le sauvetage. Deux hélicoptères kaki d’Askari Aviation doivent décoller au lever du jour de Skardu et voler vers le camp de base du K2 pour récupérer des alpinistes de l’expédition nationale polonaise, puis rejoindre le Nanga Parbat.
La veille, lorsque le SOS lui est parvenu, Krzysztof Wielicki, le chef de l’expédition nationale polonaise, a réuni les alpinistes pour les consulter. L’enjeu du K2, dernier 8 000 à ne pas avoir été gravi en hiver, est énorme, mais tous sont volontaires pour partir au secours de la Française et de leur compatriote en perdition à 200 kilomètres de là. Depuis un camp d’altitude, Denis Urubko, qui a gravi les quatorze 8 000, dont deux en première hivernale, entend à la radio que quelque chose se prépare et redescend au camp de base. C’est la cinquième fois qu’il participe à un secours dans l’Himalaya.
Ce samedi matin au camp de base du K2, quatre alpinistes polonais attendent l’hélicoptère, assis sur les sacs de matériel de première urgence. Wielicki a désigné Adam Bielecki, qui connaît Élisabeth, pour partir le premier avec Denis Urubko. L’un et l’autre sont acclimatés, et connaissent ce versant du Nanga Parbat. À 9 heures, les deux hélicoptères décollent enfin de Skardu. Il fait encore nuit en France. L’espoir circule dans le groupe WhatsApp, pour s’effondrer aussitôt. Les vallées sont prises dans le brouillard, les appareils font demi-tour. « Ç’a été un moment horrible, se souvient Masha Gordon. On savait que chaque minute comptait. Jean-Christophe et Ana étaient complètement détruits. »
Toute la matinée, le groupe WhatsApp se débat pour monter un plan B et tenter de faire déposer des porteurs d’altitude pakistanais au camp de base. Ludovic informe Élisabeth du contretemps et l’interroge sur les conditions à son altitude. À 10 h 13, elle répond : « Mais putain, la visibilité est bonne !!! » Enfin, à 13 h 15, les deux Écureuil se posent au camp de base du K2 sous un ciel brumeux et embarquent les secouristes. Depuis la veille, ils ont eu le temps de discuter de leur stratégie. Les appareils ne sont pas équipés de treuils. Une corde est préparée : si le pilote arrive à se placer en stationnaire au-dessus d’Élisabeth, ils descendront vers elle en rappel. Sinon, ils se feront déposer le plus haut possible et grimperont à sa rencontre.
Après trois escales techniques, les hélicoptères remontent la vallée du Diamir et approchent du Nanga Parbat. Les pilotes mettent leurs masques à oxygène. Deux alpinistes sont déposés au camp de base pour alléger les appareils. Les conditions sont médiocres. Avec ce vent, il n’est plus question de voler à 7 000, ni même à 6 000. Après plusieurs tentatives d’approche, Denis Urubko pose son doigt sur la vitre pour indiquer l’emplacement du camp 1, à 4 800 mètres d’altitude. À 17 h 30, il y est déposé avec Adam Bielecki. Ils savent qu’Élisabeth Revol est immobile depuis près de vingt-quatre heures, 2 000 mètres au-dessus d’eux.
Denis et Adam s’équipent rapidement. Allégés au maximum, ils ont chacun un sac de 8 à 10 kilos avec le matériel de première urgence, des médicaments, une petite tente… Ils allument leur frontale et s’engagent dans la voie Kinshofer qu’Adam connaît bien. En janvier 2016, il était ici pour une tentative hivernale avec Daniele Nardi, compagnon de la première tentative d’Élisabeth. La voie, empruntée par la quasi-totalité des expéditions qui s’attaquent au Nanga Parbat, est signalée par un écheveau de cordes fixes qui se délavent et s’effilochent, parfois depuis un demi-siècle. Vers 6 000 mètres d’altitude, Adam en a empoigné une qui s’est rompue. Il a fait une chute de 80 mètres sur la glace, enrayée in extremis par Daniele. Il l’a remercié de lui avoir sauvé la vie et s’est juré de ne plus jamais toucher que les cordes qu’il place lui-même. Cette nuit, dans l’urgence, il va enfreindre sa propre règle.
Les conditions sont bonnes, les deux Polonais s’élèvent vite sur la neige dure des premières pentes, corde tendue. Adam est équipé d’un tracker GPS qui permet de le suivre sur un site. Mais bientôt, le point s’immobilise : l’information a fuité, le site est saturé. « C’était comme suivre un spectacle de téléréalité », dit Masha Gordon.
« Je vais crever, bientôt plus de batterie »
Toute la journée du samedi 27 janvier, Élisabeth Revol semble décliner doucement en attendant l’hélicoptère tant espéré. Après l’angoisse du réveil, lorsqu’elle a découvert son pied gelé, elle sombre dans une somnolence dont elle sort de temps à autre pour envoyer un court message. Elle se filme : « Je le fais souvent quand je suis seule… la caméra est comme une présence, une confidente… »
À 16 heures, le brouillard l’enveloppe. Elle répond à Ludovic : « Ça va hyper soif et faim et dodo 5 min. » Mots banals pour une situation qui ne l’est plus depuis longtemps. Bientôt, son InReach sera à plat et elle ne pourra plus communiquer. À 17 h 23, pour la première fois depuis le sommet, elle dit son brutal désespoir : « Je vais crever bientôt plus de batterie. » Ludovic lui annonce que les Polonais ont été déposés au pied de la voie et monteront à sa rencontre le lendemain. Elle n’a pas vu l’hélico, elle ne l’a pas même entendu. Le secours ne viendra plus des airs. Elle se décide à descendre.
Comment a-t-elle trouvé la force de se remettre en route dans un brouillard crépusculaire, après vingt-quatre heures d’immobilité ? En l’écoutant raconter, je lui dis que c’est une énigme pour moi. Dans sa réponse, elle associe ce réflexe de survie à la voix de ses proches : « Je savais qu’une grosse tempête arrivait le lendemain. Mon mari m’avait dit : “Le 27, il faut absolument que tu sois au camp de base.” Quand j’ai su qu’il n’y avait plus de secours aérien possible, j’ai repensé à cette phrase. J’ai su que je n’avais plus d’autre choix que la fuite vers le bas. »
Déshydratée, épuisée, privée de sommeil depuis plus de soixante heures dans un froid létal, seule, sans piolets, sans corde, un pied gelé, Élisabeth doit descendre de nuit sur une voie inconnue, dans des pentes raides qui plongent sur le ressaut vertical du Kinshofer Wall. Le moindre faux pas serait fatal. Elle reste calme, méthodique, découvre des cordes fixes installées à l’automne, que la glace n’a pas recouvertes.
Elle doit enlever ses moufles pour pouvoir manipuler le simple mousqueton qui lui permet de contrôler sa descente sur les cordes. « Je progressais le plus calmement possible, concentrée sur les manips et la tenue de la corde, écrit-elle dans Vertical. La peur ne me lâchait pas, mais j’avançais sous la pleine lune et dans le froid mordant de la nuit. Ma frontale ne fonctionnait plus mais la glace vive réverbérait la lumière de la lune. Je sentais le froid geler les chairs de mes doigts. Plus je descendais et plus mon combat était dense : concentration, froid, manips, fatigue, froid, faim, sommeil, épuisement. Et plus que tout, l’envie de sortir de cet enfer pour venir en aide à Tomek. »
Elle sombre parfois dans de brefs sommeils. Grignote de la glace pour essayer de s’hydrater. Remet ses moufles quand le froid devient trop mordant. « Mes doigts étaient de plus en plus douloureux. J’avais mal. Je n’arrivais même plus à tenir mes moufles. Une grosse rafale en a emporté une. J’ai ralenti pour essayer de préserver mes doigts mais j’ai continué à descendre car je ne savais pas du tout ce qui se passait en dessous. »
En dessous, il y a le Kinshofer Wall, qui la sépare des vivants. À 3 % de batterie, l’InReach s’est mis en sécurité. Personne ne sait plus où elle est.
Denis Urubko et Adam Bielecki sont montés dans cette nuit d’hiver plus vite que personne ne l’avait fait ici avant eux. Vers 1 h 30, arrivés au sommet du Kinshofer Wall, ils ont entendu un faible cri dans la nuit. Élisabeth venait de voir leurs frontales.
« Je me suis mise à hurler », a-t-elle raconté, très émue, à la journaliste de l’AFP qui l’interviewait sur son lit d’hôpital. Denis Urubko a sorti sa caméra pour enregistrer ce moment. Écran noir, on entend la voix sortie des ténèbres. « J’ai entendu une petite voix très faible dans l’obscurité, écrit-il dans Vertical. C’était incroyable. Elle était totalement épuisée et un peu désordonnée dans ses mouvements, mais elle gérait. On l’a sentie immensément soulagée de n’être plus seule. On a regardé ses doigts. Ses premières phalanges étaient toutes blanches et certains doigts étaient même attaqués au niveau de la deuxième phalange. J’ai enlevé mes moufles et les lui ai données à la place des gants tout fins en coton qu’elle portait. On a monté la tente, on a fait du thé. On l’a réconfortée et réchauffée, elle s’est endormie. »
Élisabeth sort de sa léthargie pour décrire l’état de Tomek. Denis Urubko s’était préparé à ce moment avec Adam Bielecki. « C’était à nous de faire un choix. Nous ne sommes pas des enfants. Nous sommes des professionnels de la montagne. Nous n’avions que très peu de chances de retrouver Tomek en vie après toutes ces heures passées là-haut, sans eau ni nourriture et surtout dans l’état où il était. Comment, ensuite, aurions-nous pu le transporter à deux sur le vaste plateau à 7 200 mètres d’altitude, puis dans la face ? Si nous avions eu la moindre chance de sauver Tomek, nous y serions allés, mais là, nous avons vite compris que c’était fini pour lui et que nous devions nous concentrer uniquement sur le sauvetage d’Élisabeth. » Il conclut : « Tomek était un guerrier. Il a fait un choix de combattant. »
Sur la base des informations fournies par Élisabeth Revol, le docteur Frédéric Champly, spécialiste de la médecine d’altitude qui l’a soignée à son retour en France, estime que Tomek est mort dans les heures qui ont suivi sa séparation d’avec Élisabeth.
Le sauvetage d’Élisabeth Revol a été suivi en direct dans le monde entier. Le 8 février, une semaine après son rapatriement en France, la jeune femme qui a toujours mené sa carrière dans la discrétion accepte de donner une conférence de presse dans un salon de l’hôtel Majestic, à Chamonix. Le public attend le sourire de la survivante, la tristesse pour l’ami disparu. Elle apparaît, pied bandé, visage fermé. D’une voix blanche, elle lâche : « J’ai beaucoup de colère à l’intérieur de moi. On aurait pu sauver Tomek si ç’avait été un réel secours pris à temps et organisé. » L’espoir d’une aide venue du ciel l’a aiguillée vers la vie au moment terrible de la séparation. Elle ne peut en faire le deuil qu’en cherchant les coupables qui le lui ont arraché.
Deux mois plus tard, le souvenir de ce moment restait douloureux pour elle. « En temps normal, je mets deux mois à me remettre quand je rentre d’une expédition. Après ce drame, parler à chaud était absurde. J’étais dans un triste état. La colère et la rancœur que j’avais au fond de moi à ce moment-là n’étaient vraiment pas un bon message. »
Des procureurs anonymes se déchaînent sur les réseaux sociaux. Élisabeth doit demander à ses proches de supprimer des centaines de commentaires haineux de son compte Facebook. En 2009, elle a vécu un drame similaire à l’Annapurna, d’où elle est redescendue seule, sans son compagnon Martin Minařík, vaincu par l’épuisement et le mauvais temps. On la juge : récidiviste ! Elle répond à un journaliste d’Envoyé spécial que, oui, elle retournera un jour en montagne. On ne la comprend pas : insensible !
« Quand j’ai vécu ce drame sur l’Annapurna, j’ai fait un break pendant quatre ans, explique-t-elle. Je pensais ne jamais retourner en montagne, mais j’ai compris que ma nature est telle que j’ai besoin de ça, c’est plus fort que moi. Pourtant, le dire à ce moment-là était maladroit. Normalement, j’aurais dû dire : “J’arrête tout.” » En février, la jeune femme accepte de prendre la plume dans Vertical pour un hommage à Tomek, puis elle se retire loin des regards. « J’ai du mal avec cette histoire, dit-elle. J’ai besoin de me protéger. C’était hyperviolent. »
En 1961, Walter Bonatti sauva deux de ses six compagnons d’une tempête qui les avait surpris sur le pilier du Frêney, près du sommet du mont Blanc. Loin de se réjouir, il se sentait accusé, jugé, et confia sa douleur à Dino Buzzati : « Ils ne me pardonnent pas d’être revenu vivant ! » Réaction classique : les psychologues parlent de « culpabilité du survivant ». Cette douleur de vivre après, Joe Simpson l’a combattue en se mettant à écrire. Dans l’un de ses livres, La Mort suspendue, le rescapé de raconte le conseil d’une thérapeute : raconter encore et encore l’histoire qui le hante, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que cela, une histoire, un récit.
Cet été, Élisabeth a reçu la visite d’Ana, la femme de Tomek. Après avoir compris que son mari ne reviendrait plus, elle a envoyé un message : « Je voudrais exprimer ma gratitude à tous ceux qui ont aidé à sauver Élisabeth Revol et ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour sauver mon mari bien-aimé, Tom. Éli est vivante. Dans ma douleur indescriptible, je suis heureuse qu’elle ait survécu. Elle a essayé de l’aider, restant avec lui aussi longtemps qu’elle pouvait… Merci Éli… »
Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI