Par Sophia Marchesin
Illustrations : James Albon
Des jours qu’elle n’est pas sortie de son deux-pièces aux volets fermés, de son monde clos où elle ne parle qu’à ses dix chats et à son oiseau en cage. Mais ce matin-là d’hiver, la vieille dame au long manteau noir quitte les collines de Yokohama pour rendre visite à un condamné à mort. Devant l’immeuble, Kyoko Takahashi s’appuie sur sa canne en plastique et descend prudemment le talus d’herbes sèches, ses chaussons toujours aux pieds. Noirs, eux aussi. Des cheveux gris, filasse, désordonnés dépassent de son bonnet en laine. « Je suis habillée comme une sorcière, s’excuse-t-elle, gênée. J’ai 85 ans et je suis très pauvre. »
Sous le soleil bas, Kyoko Takahashi observe la marée d’immeubles blancs qui quadrillent son horizon. Pour atteindre la prison Kosuge de Tokyo, il faut prendre le train, puis le bus, passer les contrôles de sécurité, longer un long couloir jusqu’au parloir. Depuis combien de temps n’y est-elle pas allée ? Deux mois, six mois, dix, vingt ans ? Elle doute. « Je suis devenue un peu folle, vous savez… »
De sa voix de jeune fille, elle remonte à ce matin de juin 1988 où des policiers ont débarqué chez elle. Elle est en train de faire du rangement, eux renversent tout, fouillent jusqu’à ses sous-vêtements, puis les conduisent au commissariat, son mari et elle, menottés. Ils accusent son époux du meurtre d’un couple. « Toi aussi tu es complice ! », hurlent les agents. Elle est interrogée pendant huit heures et passée au détecteur de mensonges avant d’être relâchée. « J’ai attendu mon mari tous les soirs, il n’est jamais revenu. » Elle a alors 50 ans, pas d’enfant. « À l’époque, je travaillais dans une boulangerie. Mais j’étais perdue, je n’arrivais même plus à compter jusqu’à dix. Les gens me regardaient d’un air bizarre. Je ne pouvais pas pleurer devant eux ! Alors j’ai changé de travail et je suis devenue femme de ménage. »
Quand son mari est incarcéré, d’abord dans la prison de Yokohama, à côté de chez eux, elle a encore le cœur et le courage d’aller au parloir et de lui laver son linge une fois par semaine. Mais au bout de dix ans, le verdict de la condamnation à mort tombe : le monde de Kyoko s’effondre. Le téléphone peut sonner n’importe quel jour, à n’importe quelle minute. Au Japon, on tue par pendaison et personne ne sait quand le nœud de la corde se serrera. La procédure pénale ordonne l’exécution du coupable six mois après sa sentence. En réalité, l’attente peut durer des décennies. Les familles ne sont averties que trois jours après la mort. Alors chaque visite au parloir – une par mois est autorisée – est une petite victoire. L’an dernier, 15 détenus ont été pendus dans le silence dans la troisième puissance économique mondiale (selon les chiffres du FMI). Le nombre de condamnés à mort ne cesse d’augmenter : en 2004, 67 condamnés étaient dans l’attente de leur exécution, ils étaient 106 en 2009, 112 en 2019.
Un hélicoptère tournoie dans le ciel. Des équipes de télévision sont postées devant les hautes grilles du sanctuaire en béton en forme d’étoile. Le milliardaire français Carlos Ghosn, lui aussi incarcéré à Kosuge, doit être libéré après trois mois de détention. C’est la prison des suspendus : les condamnés à mort qui espèrent un recours positif auprès de la Cour suprême cohabitent avec 1 758 autres détenus encore non jugés.
Au comptoir de l’accueil, Kyoko remplit une fiche, obtient en échange un laissez-passer, et s’assied sur l’une des banquettes en similicuir jaune en attendant que son numéro de passage s’affiche sur un écran. Une dizaine de bancs sont alignés devant une télévision au volume discret. Le sol en carrelage marron vernissé brille, les murs en ciment et les boiseries claires font penser à la salle d’attente d’un hôpital rénové. Tout est propre, aseptisé, clinique. Kyoko arrive les mains vides, elle n’a pas la force d’acheter des journaux ou des friandises à la boutique sommaire de la prison. Dans sa cellule du dixième étage, Kazutoshi ne sait pas que sa femme va apparaître, ils ne se donnent jamais de rendez-vous. Cela fait trente-deux ans qu’il attend sans répit la mort derrière les barreaux, condamné à un néant dont Kyoko est la seule à le tirer. Dans sa dernière lettre, il lui a écrit : « Ces jours-ci, je sens que la courbe des températures zigzague en dents de scie. Mon corps n’arrive pas à s’y adapter. Tu t’en sors ? Prends soin de toi car beaucoup de gens tombent malades. »
La dame au long manteau noir revient à pas lents. « Il n’a pas dit grand-chose, il souriait, moi aussi. J’ai l’impression qu’il rétrécit à chaque fois que je le vois, que son corps maigre devient de plus en plus petit. Il est toujours calme, il m’écoute parler et parle peu, s’inquiète pour ma hanche qui me tire, me demande des nouvelles de mon oiseau en cage », dit-elle en un souffle, avant de répéter en boucle : « Qu’il est long ce couloir… »
De sa toute petite voix, elle décrit le quotidien de son mari, un vieillard de 85 ans qui vit dans une solitude totale, sans jamais voir le bleu du ciel, sans se souvenir du chant des oiseaux. L’archipel compte pourtant tant d’îles perdues où l’on pourrait créer des prisons ouvertes… Sa cellule éclairée au néon, jour et nuit, mesure 7 mètres carrés, il n’est autorisé à la quitter que trente minutes par jour pour des exercices. Kazutoshi doit passer le reste du temps assis, en position du lotus, filmé par des caméras de surveillance. C’est ainsi que, depuis plus de trente ans, il lit, écrit, dessine, jusqu’à s’être foulé un poignet. « Il écrit mal maintenant car il utilise sa main gauche, bien qu’il soit droitier. Les os sont devenus trop fragiles à force de rêver de fleurs, de plages et de coquillages aux crayons de couleur. » Kyoko veut se rassurer : « J’ai l’impression qu’il a encore toute sa tête. Il avait l’air en forme. Il trouve que j’ai gardé ma voix d’adolescente, mais nous avons tellement vieilli… »
La modernité a tué ce qu’il restait de vie dans les prisons. L’isolement est total, et les ONG ne sont pas autorisées à visiter les cellules. La procédure d’exécution est plus opaque encore. Seul un ancien responsable de la prison de Tokyo a témoigné auprès de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme de son expérience personnelle, qui date de 1971. Il raconte que le condamné est conduit jusqu’à une salle quasiment nue, menotté et les yeux bandés. Il peut se recueillir devant une statuette de la Guanyin, déesse bouddhiste de la compassion, puis doit se tenir debout face à un rideau derrière lequel se tiennent cinq bourreaux qui vont activer simultanément les leviers de montée et descente de la corde. Certains condamnés crient, des hurlements glaçants, le dernier souffle de vie, mais beaucoup gardent le silence. La pendaison dure environ une heure trente. Le procureur, le directeur et des gardiens observent ce spectacle de la mort à l’abri d’un mur de verre. On ne tue pas seul, on exécute en groupe au sein d’une institution légale, avec ses outils et ses procédures.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, ils ne sont que six à avoir échappé à la pendaison, reconnus victimes d’erreur judiciaire. L’un d’eux, libéré mais pas blanchi, s’appelle Kazuo Ishikawa. On le rencontre devant la haute cour de justice de Tokyo, un mégaphone à la main. Depuis vingt-cinq ans, tous les deux mois, ce papy d’aujourd’hui 80 ans se poste devant cette institution pour faire reconnaître son innocence. Il a le visage émacié, le crâne dégarni, un corps sec noyé dans un costard-cravate et un débit continu de paroles. « Quand je suis entré en prison, un gardien m’a dit : “C’est là, le couloir de la mort.” Je ne savais même pas que la peine de mort existait au Japon. Je n’entendais rien d’autre que le son de mes pas, et ceux des gardiens. Il y avait un tel silence ! C’était terrifiant. » Les exécutions ont lieu le matin. « Entre 8 et 10 heures, on doit tous s’asseoir en tailleur, les mains posées sur les genoux. On a interdiction de bouger, on reste immobile, tourné vers la fenêtre. On attend. » Si les gardiens portent leurs sandales habituelles, c’est le signe d’une journée ordinaire, mais s’ils font claquer des bottes en cuir, cela veut dire qu’ils vont bientôt ouvrir une porte en hurlant « C’est ton tour ! » « J’ai vu 46 codétenus partir ainsi. Ils venaient nous serrer la main et certains disaient : “Au revoir, on se reverra là-haut.” Dans les années 1960 à 1980, les conditions de détention étaient beaucoup moins strictes. On pouvait se parler, on a même organisé un match de base-ball ! »
Droit et tendu comme un i, Kazuo Ishikawa s’exprime à toute vitesse. S’il a échappé à la mort, c’est grâce à l’amitié d’un gardien, un type du même âge que lui. « Il s’est pris d’affection pour moi, et en cachette tous les jours, pendant les rondes de ses collègues, il m’apprenait à lire et à écrire. C’est lui qui m’a dit : “Défends-toi ! Écris et envoie des lettres !” » Car le maton est convaincu de l’innocence de son prisonnier. Les preuves lui semblent louches, les aveux, extorqués. Ils remontent à 1963, quand une jeune fille de 16 ans est portée disparue sur le chemin de l’école, à Sayama, en banlieue de Tokyo.
Kazuo, 24 ans à l’époque, arrêté pour « une broutille », se retrouve « deux fois vingt-trois jours en garde à vue », isolé, soumis à une pression psychologique et à des privations de sommeil. Les policiers, pressés par l’opinion publique, le menacent d’arrêter son grand frère s’il n’avoue pas avoir tué l’adolescente. Peu importe si une lettre manuscrite de demande de rançon a été envoyée par l’assassin aux parents et si Kazuo est illettré. Qui va le défendre ? C’est un burakumin, la caste la plus discriminée du Japon, semblable aux intouchables en Inde. Les habitants de son village refusent de vendre de la nourriture à cette famille de dix enfants. Kazuo a abandonné l’école dès 8 ans pour travailler la terre avant qu’elle soit louée à l’année à des fermiers. Il n’a ni argent ni relations, il n’est rien. Un coupable idéal. Un condamné à mort. Un cadavre en sursis.
En prison, le gardien lui apprend les trois types d’écriture japonaise, mais aussi le tanka (« chant court »), un style littéraire sans rime, très ancien. « Qui comprendrait la colère en moi qui crie depuis trois ans ? », écrit Kazuo dans ses premiers poèmes. « Condamné à tort, incapable de faire quoi que ce soit à cause du désespoir, je passe mes jours dans la désolation. » « Rassasié, je somnole seul dans ma cellule. Ce confort doit ressembler au repos d’une bête. » « Nuit sans sommeil. La blanche lune éclaire la cellule à travers ma fenêtre. » À l’époque, Otohiko Kaga, un psychiatre de la prison de Tokyo, qui a accompagné 80 détenus jusqu’au dernier souffle, publie La Condamnation, un livre devenu un best-seller, dans lequel il se confie notamment sur l’importance de l’écriture, ce dernier espace de résistance au fond de l’abîme. « Personne n’exprime mieux qu’un détenu les forces et les faiblesses de notre humanité. Ma littérature ne peut être liée qu’à leur vie et à leur mort, à cette interrogation profonde sur ce qu’est l’existence. L’écriture les sauve tant qu’ils sont encore en vie, et elle me sauve aussi. Je n’oublierai jamais les cris des détenus, qui me hantent encore la nuit. Écrire me permet de ne pas devenir fou à mon tour. »
Après dix ans insoutenables dans le couloir de la mort, Kazuo obtient une révision de son procès. En dépit des incohérences de l’enquête, les juges maintiennent la culpabilité mais commuent sa peine en prison à vie. Il n’est libéré sous caution qu’à 56 ans.
Depuis, il hurle dans le désert, harangue les juges dans son mégaphone : « Rendez-moi ma liberté ! » Deux fois par mois, il se plante là, devant la haute cour de Tokyo, dans son costard-cravate, entouré d’une quarantaine de soutiens, des fidèles compagnons et de son épouse reconnaissable à sa longue tresse brune – une ancienne visiteuse de prison, elle aussi de la caste des burakumin, qu’il a épousée à sa sortie. À 71 ans, elle rayonne comme un soleil, le couve du regard : « C’était un homme tellement seul quand je l’ai rencontré. Il était complètement perdu. » Quand elle l’amène à la mer, c’est la première fois de sa vie qu’il se baigne, à 58 ans. « Pendant une heure, il a barboté comme un enfant. Son corps était tout blanc, il était frigorifié, mais son visage était tellement lumineux ! C’est là que j’ai pris ma décision. Je me suis dit : ce sera difficile, mais je vais continuer ma vie avec lui, il faut qu’on se construise des moments heureux ensemble. »
Le couple est devenu le symbole d’une machine judiciaire qui broie et brise les vivants – et en premiers les plus faibles, les basses castes. Les textes rédigés par les hommes, le droit pénal, le Code de procédure pénale, la jurisprudence ont peu à peu privé leurs semblables du statut d’être humain. Ils font d’eux des numéros, qui attendent leur tour sur la liste des pendus. Devant la haute cour de justice de Tokyo, Kazuo Ishikawa et sa femme distribuent des tracts, proposent des chocolats aux manifestants, courent réajuster une banderole qui s’agite avec le vent et sur laquelle on peut lire : « Monsieur le juge, est-ce que vos yeux sont juste des trous ? »
Ils ont beau raconter que, dans les affaires où le procureur demande la peine de mort, 74 % des accusés sont condamnés, alors qu’ils n’étaient que 50 % dans les années 1980, et que Kazuo a manqué être pendu alors qu’il est innocent, les passants restent indifférents. Dans le pays au plus faible taux de délinquance au monde, les citoyens préfèrent régler les conflits à l’amiable, loin des tribunaux, et critiquent peu le système judiciaire. Ici, le droit est conçu comme un outil pour punir et non pour garantir les libertés individuelles. Selon une enquête du gouvernement, 80 % des Japonais se disent favorables à la peine de mort, même si la moitié d’entre eux avouent qu’ils ignoraient qu’elle existait. En 2016, la Fédération japonaise des associations du barreau a demandé son abolition. À la tête de cet appel resté sans écho, l’avocat Yuji Ogawara : « On nous oppose le mot bouddhiste “ingahoro”, qui signifie “récolte ce que tu sèmes”, c’est-à-dire, “tu es responsable de ton erreur, tu dois payer”. Et le débat s’arrête là. Mais il existe d’autres moyens de punir ! La peine de mort n’a pas toujours existé au Japon. Elle a été abolie en 724 sous l’influence du bouddhisme avant de refaire surface trois siècles plus tard. »
Kazuo est resté en contact avec son gardien, qui l’a même invité au mariage de sa fille. Plus incroyable encore, il a également revu il y a quatre ans un ex-compagnon de détention, rencontré dans les années 1970, à l’époque des matchs de base-ball dans les couloirs des pénitenciers, l’époque où la vie faisait encore tomber les murs, où oiseaux, papillons, libellules, abeilles s’immisçaient entre les barreaux et animaient les journées des détenus. Un chic type, qui venait dans sa cellule pour parler les après-midi, et avec lequel il avait apprivoisé un cafard. Ils avaient un point commun : lui aussi était détruit par la machine nippone à fabriquer des coupables.
Quand ils se sont retrouvés, tous les deux libres, c’était trop tard, Kazuo n’a pas pu échanger avec lui, son ami rescapé délirait. Iwao Hakamada était boxeur. Son record ne fait pas honneur à l’archipel : il a attendu quarante-huit ans dans les couloirs de la mort ; l’attente la plus longue jamais atteinte par un condamné. Presque un demi-siècle d’isolement forcé, de rage étouffée. Il frappe les murs de sa prison jusqu’au sang, mais le temps passe et ses cris ne trouvent aucun écho. Dehors, l’archipel se hisse au rang de deuxième puissance économique mondiale, rêvant de dépasser son grand frère américain. L’économie est florissante, on achète la première machine à laver, un réfrigérateur, une télévision en noir et blanc. Dans les années 1990, l’industrie électronique japonaise s’impose, le téléphone portable succède au minitel. Dans un silence sourd, Iwao passe ses dix dernières années à raser les murs, à tourner en rond comme un lion en cage, coupé du fracas du monde.
On peut aujourd’hui le croiser dans le dédale des rues rectilignes de sa ville natale, Hamamatsu, au centre de l’archipel. Le petit homme de 83 ans trottine d’un pas rapide, quasi militaire, les bras collés contre son buste court, guidé vers une destinée que lui seul connaît. Sous la pluie ou le soleil, impossible d’arrêter ce vieillard courbé en jogging-baskets qui jamais ne se retourne et semble courir à toute vitesse après le temps perdu. « Allez-vous-en ! Ne me dérangez pas ! Moi, je suis le héros de cette ville ! », crie-t-il à un passant qui s’est approché trop près. « Vous, vous faites partie des autres. Vous êtes les morts ! » « Partez, Partez ! », répète-t-il comme pour éloigner le mauvais sort. Sa voix oscille entre les graves et les aigus. Son visage n’exprime plus d’expression, ni joie, ni surprise, ni colère. Il regarde le sol, évite de regarder les vivants.
Un homme le suit discrètement, à une dizaine de mètres. Il fait partie du petit groupe qui se relaie chaque jour pour garder un œil attentif sur ses moindres faits et gestes. Des amis, des vigies. Au bout de six à sept heures de marche, le vieil errant regagne l’appartement qu’il partage avec sa sœur aînée, Hideko, 86 ans, qui s’est battue toute sa vie pour le faire libérer. Le trois-pièces avec balcon baigné de soleil surplombe un temple shinto entouré d’un parc planté de camphriers. « Je l’ai pensé et dessiné pour lui. Dans mes moments d’espoir, j’imaginais ce lieu idéal où il pourrait se sentir bien. »
Hideko sort d’un placard rempli de sacs de riz des caisses en plastique avec des centaines de lettres. Elle les a classées par année dans des pochettes fermées d’un petit sticker en forme de cœur ou d’étoile. « Il m’en envoyait quatre par jour. C’était le maximum autorisé par l’administration pénitentiaire. Toutes étaient relues, il ne pouvait pas décrire l’horreur de l’enfermement. Je lui ai donc conseillé de rédiger son journal intime, de parler de tout et n’importe quoi, de la boxe. » Elle sort la dernière pochette, celle de 1991 : des pages blanches recouvertes de mots quasi illisibles écrits en petits caractères au stylo rouge. « Les ondes électriques crient. Voilà la grande vérité : Hakamada est le fils de Dieu et de tout l’univers », déchiffre-t-elle. Après ces derniers mots, Iwao Hakamada s’est enfoncé dans le silence. Il ne voulait plus rien recevoir : ni lettres ni visites.
Iwao était le sportif de la famille. Tout petit, déjà, il cognait sur les rings, à l’époque où il valait mieux faire du judo que de la boxe, le sport des délinquants. Le gosse de Shizuoka, cadet d’une fratrie de cinq frères et sœurs, voulait devenir champion et faire la fierté de ses parents. Mais à 25 ans, le boxeur professionnel est déjà trop vieux. Il doit trouver un boulot pour survivre et se fait embaucher dans une usine de transformation du soja. En septembre 1966, son patron, sa femme et leurs deux enfants sont retrouvés carbonisés dans leur maison après avoir été poignardés. Iwao, qui habitait tout près et a tenté d’éteindre l’incendie, est accusé. Il avoue le meurtre avant se rétracter. Dehors, sa sœur fonde un comité de soutien, active le barreau et les organisations abolitionnistes. « J’ai sacrifié ma propre vie. Je suis devenue alcoolique. Je me réveillais toutes les nuits en me demandant comment on avait pu en arriver là. Le seul moyen de me rendormir, c’était de m’enfiler une bouteille de whisky. Un jour, je me suis dit : arrête, ou c’est toi qui vas mourir avant ton frère ! Alors j’ai fait du sport : du yoga et cent pompes au réveil tous les matins. Et je continue encore ! »
Ses soutiens découvrent qu’Iwao Hakamada est une victime de plus des daiyo kangoku, ces centres de détention légaux tenus par la police, qui permettent de garder les suspects en garde à vue sans limites et sans présence d’un avocat. Il a été interrogé pendant vingt jours durant deux cent soixante-quatre heures, roué de coups, avec un accès aux toilettes limité. Des preuves ont été fabriquées. Le pantalon maculé de sang retrouvé sur les lieux de l’incendie est trop petit pour lui. Des tests ADN réalisés en 2011 confirment son innocence.
Quand enfin Iwao Hakamada est libéré, un psychiatre note qu’il souffre de « psychose carcérale avec mégalomanie et troubles du raisonnement ». La demande de soins est cependant rejetée sous prétexte que ceux « du centre de détention étaient largement suffisants ». Depuis, le vieil errant est dehors, mais toujours en sursis. La haute cour de Tokyo a annulé la révision de son procès et le procureur souhaite son retour en détention, qu’il estime « hautement nécessaire ». La Cour suprême doit se prononcer. Alors Iwao continue à arpenter son labyrinthe imaginaire en se prenant pour dieu, le pape, le gardien de la ville et le chef de la police.
Dans son appartement aux volets clos, la vieille dame au long manteau noir parle à son oiseau en cage, un étourneau marron et noir appelé Mukkun. « Il occupe la plus grande chambre. C’est mon seul ami. Et quand je l’appelle, il me répond, il ne connaît que moi. » Des preuves sur l’innocence de son mari – lui aussi a été roué de coups par les policiers – ont été apportées, mais la demande de réexamen de son procès vient d’être refusée. Les appels se succèdent, les condamnés s’éteignent : tout se passe, d’un point de vue juridique et politique, comme si on souhaitait que ces affaires dérangeantes tombent dans l’oubli. Elle soupire : « Je ne pourrai pas attendre encore dix ans. Nous avons tous les deux 85 ans, nous allons bientôt mourir de vieillesse. »
Publié dans le numéro 48 de XXI