Par Nadia Sweeny
Illustrations Kimi Kimoki
Les feuilles du contrat sont prêtes, étalées sur les trois petites tables que peut contenir ce boui-boui africain caché dans une ruelle de Choisy-le-Roi, en banlieue parisienne. Kevin Nkomo*, 12 ans, se glisse entre les caisses de bières empilées à l’entrée. « Où étais-tu ? On t’attend ! », lance sa mère en claquant la langue, madone postée derrière son bar en carrelage rouge. « J’arrive du stade », se défend le petit, le nez rougi par le froid de janvier. Ses jambes élancées, serrées dans un jogging bleu trop court, l’entraînent près du chauffage d’appoint. Il salue, penaud, un homme engoncé dans une immense parka bleu marine : le directeur adjoint du recrutement d’un club de football professionnel. À l’autre bout de la pièce, Robert, client régulier, vide son demi d’une traite et titube vers la sortie. Tout ça devient trop sérieux.
Kevin se mordille les lèvres. L’écran plat au-dessus de lui, toujours branché sur les chaînes sportives, diffuse des images d’hommes en short sur fond vert. Mais pour une fois, l’enfant n’a pas les yeux rivés sur le match. Il guette patiemment une passe bien plus décisive : celle du stylo qui s’agite entre les mains de l’homme à la parka. Les effluves envahissent la petite pièce. Saucissonnée dans son jean, Jacqueline* finit de touiller sa mixture et traîne les pieds jusqu’à la table. La chaise grince. La parka s’anime : « Voici donc l’accord de non-sollicitation qui nous engage ensemble pour les cinq prochaines années. » L’homme au teint hâlé glisse les cinq exemplaires du contrat vers l’adolescent, suivis du stylo noir. « À toi de jouer ! » Kevin s’illumine comme un matin de Noël. Il regarde sa mère : « Comment je fais ? » Elle aussi posera sa marque : pour un mineur, l’autorisation parentale est obligatoire. Ses lèvres rose flashy se plissent : « Écris ton nom, ou juste les initiales. » Kevin se concentre, cale sa langue entre ses dents, approche son visage et trace méthodiquement « K. Nkomo ». C’est officiel : le jeune attaquant appartient désormais à un club de ligue 2. On ne dira pas lequel, pour protéger l’enfant sous le pseudonyme, mais disons Nîmes. Dès la rentrée, il quittera sa famille et entrera dans la filière de formation pour atteindre son rêve : devenir footballeur professionnel.
Pour fêter cette première signature, la maman sort le vin rouge. Le recruteur s’empresse de ramasser les feuilles signées avant que Jacqueline ne dépose en plein milieu de la table un plat fumant de ndélé, une spécialité camerounaise à base de riz et d’épinards. Elle pavane, radieuse. Elle rentre d’un mois au pays grâce aux billets d’avion offerts par le club. Rien d’officiel. En bon commercial, le recruteur a discrètement fait une fleur à la famille. C’est illégal, mais qui s’en plaindra ? Jacqueline est mère célibataire. Elle élève deux enfants et survit grâce à son restaurant. « Je m’en fiche de l’argent, affirme-t-elle. Mais le club ne vient pas là pour mes beaux yeux… » Alors, pourquoi ne pas en profiter un peu ? Elle tape sur la table et exige, provocatrice, « une caisse de Ruinart blanc », son champagne préféré. L’homme à la parka sourit et accepte. « Jacqueline, c’est une sacrée cliente ! », plaisante-t-il. Avant la signature, il appelait souvent Mme Nkomo, prenait des nouvelles, se souciait de la famille. « C’est vrai qu’il me pressait pour que le petit signe, admet Jacqueline, mais j’ai confiance en lui, il s’occupera bien de mon petit. » Depuis le soir de la signature, ses appels sont moins fréquents.
Le recruteur reparti, le restaurant fermé, Jacqueline et son fils rentrent chez eux, au sixième étage d’une tour de la cité Colonel-Fabien à Vitry-sur-Seine, une commune voisine. Un trois-pièces quelconque. Le jeune attaquant est collé à la fenêtre de la chambre qu’il partage avec sa sœur. En bas, un petit terrain au sol bleu pétant détonne entre les barres grisâtres. Il y a quelques mois, c’était une dalle de béton pourrie, celle qui a vu ses premières passes avec les mômes du quartier. « Maintenant, quand on fait des matchs, ils me veulent tous dans leur équipe, s’enorgueillit Kevin. Tout le monde est plus sympa avec moi. » Il sourit en pensant à Malamine, son meilleur pote, au quatrième étage. Lui aussi joue dans un club du quartier. Mais il n’a pas la fibre d’un grand. Il restera ici. Kevin, lui, partira.
Entre pôles « espoirs » et « couveuses »
Il a enfilé le t-shirt du club de Nîmes, floqué de son nom de famille. Il dort avec, tel un doudou plein de promesses. « Je veux y aller le plus vite possible », chuchote-t-il. Ses yeux balaient les immeubles qui s’étendent sous ses pieds. « Marquer plein de buts ! » Le reste importe peu. Kevin n’a même pas lu le « plan de carrière » négocié avant sa signature. Un document important pourtant, qui ouvre les voies de son avenir. À gauche, les pôles « espoirs » : 15 établissements en France, placés sous la coupe de la Fédération française de football (FFF), sorte de pensionnats sport-études pour les jeunes de 13 à 15 ans. En signant, Kevin s’engage à tenter l’entrée du plus célèbre, le pôle espoirs de Clairefontaine. À droite, les centres de formation des clubs pros : 36 « couveuses », comme on dit dans le milieu, collées aux clubs, pour que les petits rêvent en voyant courir les grands. Après 15 ans, les deux fleuves se rejoignent, et les minifootballeurs des pôles espoirs intègrent le centre de formation qui les a préemptés. Kevin signera alors un contrat aspirant et touchera quelques centaines d’euros par mois. Mais tout ça, c’est encore abstrait. Kevin a 12 ans, l’âge où tout se conjugue au présent.
À peine se souvient-il comment il est arrivé là. C’était en septembre, au collège. Il jouait, un pion l’a repéré. « Kevin était l’un des meilleurs : sa fluidité, sa technique, son profil longiligne… », se souvient Amine Khaye. Ballon sous le bras, le surveillant aux épaules carrées aborde les gamins qui s’amassent autour de lui. Il leur explique que le soir il entraîne les U13, l’équipe des 12-13 ans, de l’Athlétique Club de Choisy-le-Roi, à quelques stations de bus. Que chez lui, plusieurs jeunes ont signé avec des clubs pros. Qu’eux aussi pourraient avoir leur chance. La plupart se disent : encore un gars qui vend du rêve pour se la raconter. Mais Kevin endosse le maillot choisyen. Issa Camara, le président du petit club, a observé le jeune Nkomo fouler la pelouse toute neuve. Il a dégainé son téléphone. « Y a un gamin qu’il faut que tu voies », a-t-il dit à des « scouts ». Des recruteurs.
« Tu te vends ? » « Je t’achète ! » « Combien ? »
Il n’est pas midi quand, dans la fraîcheur de février, des minibus déversent une quinzaine de Franciliens sur le parking désert du stade de Nîmes. Les gamins de Choisy-le-Roi sont surexcités, ils ont fait huit heures de route pour visiter le centre de formation de Kevin. Ils s’engouffrent dans les vestiaires décorés des visages d’une équipe qu’ils voient courir à la télé. Ils se prennent en photo, posent comme des rappeurs. Leurs mains curieuses poussent les portes, touchent à tout. Dans la salle de presse, Kevin joue la star. « Alors, ça fait quoi d’avoir signé ? », questionnent les journalistes d’un jour. Dans les salons chics de l’étage, moquette, bar, chaises hautes et baie vitrée plongeante sur le terrain, les gamins font semblant de fumer le cigare : « Tu te vends ? » « Je t’achète ! » « Combien ? »
Les plus jeunes ont déjà été repérés, les parents ne sont pas au courant. Il s’agit de les « faire rêver un peu », dit Amine, l’entraîneur-pion. Il n’a rien touché pour avoir repéré Kevin. C’était juste pour la gloire, l’espoir fou d’avoir détecté le nouveau Zidane. Issa, le président du club, n’a rien pris non plus. Il aurait pu. D’autres l’auraient fait. Des entraîneurs, des directeurs techniques, des encadrants… Dans le milieu, n’importe qui peut se dire recruteur. Mais Issa travaille déjà pour la mairie en tant qu’animateur sportif. Il n’a pas plus d’ambition. À 33 ans, il contacte les « scouts » pour « donner leur chance à ceux qui peuvent percer », et puis, pour Choisy : le rayonnement de son club dépend de sa capacité à envoyer quelques jeunes « en couveuse ».
Après le déjeuner, la meute de petits Franciliens envahit le terrain de foot. Kevin est dans leur camp, il porte les couleurs bleues du quartier. En face, les nouvelles recrues du club de Nîmes, des joueurs prometteurs, vêtus de maillots blancs. Sous un soleil lumineux, tous se savent regardés, analysés, évalués par l’équipe dirigeante alignée sur le banc de touche. Le coup de sifflet retentit. Les petits se concentrent. Kevin chope la balle et s’élance vers les cages adverses. Il est quasiment seul. « Mais tire ! », lance un papa accroché au grillage qui le sépare du terrain. L’attaquant tente un jeu de jambes compliqué, et s’affale de tout son long. Les blancs réagissent. Un latéral file vers les cages choisyennes. Premier but. Kevin n’a même pas eu le temps de se relever. Amine, son ancien pion, s’agite sur le côté : « Allez Kevin, bouge ! »
Le vent est frais. La pression monte. Le match repart. Au loin les parents gueulent : « Passe ! », « Reviens ! », « Vas-y ! »… Les mômes courent dans tous les sens. Ange Koffi, capitaine de l’équipe choisyenne, milieu défensif, s’engouffre entre deux blancs et récupère la balle. « Bravo Ange ! », crie Amine. Kevin loupe la passe. Ses jambes semblent molles. Il s’énerve. Sa mère, Jacqueline, installée sur le rebord au loin, profite du soleil avec sa sœur. Les deux sont un peu pompettes : elles ont sabré le champagne avec le président du club. Sur le terrain, l’attaquant réclame des passes mais perd ses ballons. Choisy encaisse un deuxième but. Kevin tape du pied. Il fait de grands gestes en direction de ses coéquipiers. Mauvais esprit. Mauvaise image. La sentence tombe : « Tu sors ! lance Amine. Il n’y a pas de star chez moi. » Kevin est dévasté. « On leur fait vivre un rêve à la clef duquel on fait miroiter des sommes d’argent et une évolution sociale monstrueuse, reconnaît Issa, le président du club de Choisy. Il y a une pression dingue sur l’enfant. » Kevin s’isole sur le côté du terrain, s’effondre et pleure entre ses genoux. Sa carrière n’est pas remise en question pour un match. Pas encore. Mais il faut apprendre à gérer ses émotions. Construire son mental.
Le club pro félicite le capitaine choisyen, Ange Koffi, tout en assénant que l’équipe est complète. Le Franco-Ivoirien arrive trop tard. À 12 ans, il a l’habitude, il arrive toujours trop tard. Depuis plus d’un an, il court sous les yeux des grands clubs : Saint-Étienne, l’Olympique lyonnais, le FC Nantes, Montpellier, Dijon. Des week-ends entiers à se montrer, à se laisser juger, jauger. Le père Koffi a quand même râlé quand les recruteurs ont voulu faire descendre le petit pendant les jours d’école, tout seul dans un train. « Il n’a que 12 ans ! »
Du deuxième étage d’une HLM toute neuve, ce technicien d’ascenseur capable de lister de tête le classement de la ligue 1 s’agace d’être mis sur la touche : « Je veux savoir ce qui se trame autour de mon enfant. » D’autant qu’à chaque fois on lui sert la même rengaine : Ange a « quelque chose » mais les clubs ne se décident pas à le faire signer. À cet âge, les profils défensifs suscitent moins de convoitises que les attaquants. Pour M. Koffi, c’est dû à la morphologie de son fils. Ange est petit. Antoine Griezmann l’était aussi. Pour briller, celui qui est aujourd’hui l’un des plus grands joueurs français a dû fuir l’Hexagone et s’envoler pour l’Espagne. M. Koffi aurait aimé que son fils aille à l’université. En cinquième, Ange est bon élève. Calme, poli, jamais un mot plus haut que l’autre. Parfois, ça paierait d’avoir plus de culot. « À Dijon, j’aurais dû demander une paire de crampons dédicacée », regrette-t-il avant de filer sous la douche.
« C’est mieux que d’aller les chercher en Afrique ! »
Kevin a raté les tests d’entrée à Clairefontaine. Le petit Choisyen restera au centre de formation de Nîmes. Il ne rentrera pas les week-ends et ne reverra sa mère que pendant les vacances. Un autre a pris la place. Le processus de sélection est sans merci. Ils sont si nombreux, ces gosses, sur le marché du ballon rond… D’autres recruteurs, ailleurs, ont déjà repéré d’autres pépites. D’après la Fédération internationale, l’Île-de-France et ses banlieues sont le deuxième vivier de recrutement de footballeurs après São Paulo et ses favelas. La cité, c’est « la meilleure école de foot qui soit », selon Issa, le président du club qui a vu grandir Kevin et Ange. Les gosses y passent des heures, « les aînés créent les équipes », décrit Ange. Le terrain est petit, parfois difforme. Il faut s’adapter. Inventer des tactiques inédites. Développer une intelligence de jeu. Des compétences très recherchées, auxquelles s’ajoutent des qualités physiques. Aux abords des stades de banlieue, les « scouts » parlent sans complexe de « morphotypes humains exceptionnels » dus à une concentration inédite de « métissages entre immigrés du monde entier ». Pour ces recruteurs de gladiateurs, les jeunes ont l’avantage d’avoir un passeport européen : « C’est mieux que d’aller les chercher en Afrique ! »
Issa compare ce « tri » à l’exploitation du diamant. Les clubs amateurs sont des gisements. Les recruteurs et rabatteurs, des négociants. Les clubs pros, des diamantaires qui « se disputent les plus gros cailloux pour les tailler à leur image et en faire des pierres à plusieurs millions d’euros », conclut le Choisyen. Au moment du recrutement, le prix d’un môme varie en fonction de sa technicité, du nombre de clubs qui misent sur lui et de l’appétit de ses parents. Quand il a expliqué tout ça à Amine, le pion entraîneur, le surveillant qui pensait avoir vu en Kevin le prochain Messi s’est senti trahi. « Tout ça en fait, c’est que pour le fric. »
Les grands clubs peuvent aligner jusqu’à plusieurs centaines de milliers d’euros pour une future pépite, sous forme de prime à la signature. Les autres manient l’affect : auprès des parents, ils mettent l’accent sur le projet scolaire et l’enrobent de quelques cadeaux de bienvenue. « Beaucoup préfèrent prendre un billet tout de suite : vu le taux d’échec, ils se disent qu’au moins ils auront gagné quelque chose. Et certains sont prêts à vendre leurs enfants sans scrupule », constate Jean-Pierre Bourrier, un vieux briscard du milieu.
Quand ce sexagénaire s’installe au café du centre commercial bruyant de Rosny-sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, il prévient d’emblée : « Au FC Nantes, on n’a rien à cacher. » Le crâne dégarni, l’ancien plante les deux billes derrière ses lunettes rondes dans les vôtres, et n’hésite pas à dire ce qu’il pense. Du PSG aux Canaries, il connaît par cœur le monde du « foot-system ». Aujourd’hui, pour les Nantais, il arpente l’Île-de-France et suit les jeunes de moins de 15 ans qui viennent d’être recrutés. Une espèce de « papa » chargé de prendre soin des gamins avant leur arrivée au centre de formation. « Avec les frais de déplacement, on peut mettre jusqu’à 15 000-20 000 euros maximum sur un môme, calcule-t-il au milieu des enseignes de magasins qui clignotent. On ne peut pas rivaliser avec les gros clubs. » Alors pour rester compétitifs, il faut harponner les jeunes avant la concurrence. C’est la course. Les très bons joueurs sont déjà dans le viseur à 9 ans. Parfois 7.
« Je voulais sortir mon fils de la cité… »
Quand le club anglais de Chelsea a mis la main sur Emran Soglo, il n’avait pas 10 ans. Le Franco-Congolais est né dans une cité de Boissy-Saint-Léger, dans le Val-de-Marne, non loin d’un centre commercial décrépi. La majorité des enseignes ont baissé le rideau. Seule subsiste la grande distribution. Jamais très loin, un commissariat. Jamais très loin non plus, un terrain multisport. Emran a été entraîné par son père, Barnabé. Dans les stades du coin, c’était une petite star. Rapidement, les grands clubs se sont « positionnés ». Les enchères sont montées. Les zéros se sont alignés. L’enfant a suscité tellement de convoitises que le père se serait fait braquer par un agent, en marge d’une rencontre de foot en salle. « Ils étaient trois. Ils ont sorti un flingue et un contrat », prétend Barnabé, à cheval sur son vélo au milieu des immeubles. Son fils aurait déboulé et les mecs auraient remballé. Il n’a pas porté plainte.
Difficile de faire le tri dans ce qu’il dit. Dès qu’on parle de son fils, son visage se crispe, ses yeux se mouillent. Amaigri, fatigué, il déblatère. Les week-ends au club de Chelsea, à Londres. L’argent. Le déménagement. Les entraînements. Les dirigeants anglais. Sa perte de contrôle sur la vie de son fils. Sa volonté de garder la main. Ses regrets de ne pas avoir accepté les propositions d’Arsenal. Et puis, la rupture… Les Soglo étaient en couple depuis une vingtaine d’années. En 2015, Barnabé, de nationalité congolaise, quitte Londres pour refaire son visa en France. Il a bien une carte de séjour longue durée qui lui donne accès à l’espace Schengen, mais le Royaume-Uni n’en fait pas partie. En arrivant à Boissy, c’est la douche froide. Barnabé n’arrive plus à obtenir de laissez-passer pour l’Angleterre. Sa femme ne lui aurait pas transmis les documents d’invitation nécessaires. La famille éclate sur fond de suspicions de violences conjugales et de gros sous générés par le recrutement d’Emran. Barnabé Soglo n’a pas revu ses fils depuis trois ans.
« Il demandait toujours plus et dilapidait le capital de ses enfants », justifie Willy Moupoupa. Ce petit homme fin comme une brindille, qui s’affiche sur les réseaux sociaux en robe d’avocat, est le « conseil » du jeune Emran. D’après Barnabé, c’est l’intermédiaire qui a rendu possible le recrutement de son fils par le club anglais. Willy Moupoupa, lui, change de version comme de costard. La première fois qu’on lui parle par téléphone, il admet avoir cherché une pépite en Île-de-France parce qu’il rêvait de « ramener un joueur au club anglais » dont il est fan, Chelsea. D’entrer dans la cour des grands. « Je devais trouver un enfant hors norme, un gaucher, comme Ben Arfa [ancien joueur du PSG, ndlr]. Il me fallait un joueur parfait : en Angleterre, les supporteurs en veulent pour leur argent. » Les footballeurs doivent savoir se donner en spectacle. Emran Soglo était le client idéal. Mais dès qu’on questionne Willy Moupoupa sur la manière dont le recrutement s’est fait, il rétropédale. En fait, ce n’est pas lui qui aurait détecté le petit Emran, il l’aurait connu après son arrivée en Angleterre… Rien n’est clair, sauf la déchirure familiale des Soglo. Moupoupa beugle que le petit « ne veut plus voir son père » et « qu’il est bien plus heureux en Angleterre ». Le juriste touche-à-tout manage aujourd’hui l’enfant comme il arborerait un bijou en or. Malgré le contexte familial du petit, il publie des photos de lui sur les réseaux sociaux. On le voit apparaître, un vague sourire détaché, à l’entrée du club de Chelsea. Ou à l’avant d’une voiture à côté de cartons Nike : Emran vient de signer un contrat de sponsoring avec l’équipementier sportif. À 13 ans, il continue d’émerveiller ses coachs britanniques.
À cinq cents kilomètres de là, au milieu des barres d’immeubles, Barnabé erre à vélo dans les dédales du quartier. Sans le sou, presque clochard, il entraîne toujours à Boissy-Saint-Léger des enfants qui rêvent de devenir footballeur. Ici, tout le monde sait que son fils a été recruté par Chelsea. Il s’en sert. Il alimente le rêve du ballon d’or, tout en ruminant sa colère contre un système qu’il compare à la traite négrière. Il vient d’engager un avocat et veut porter plainte pour « enlèvement d’enfant ». D’après la presse spécialisée, la Fédération internationale de football enquête sur Chelsea, et le dossier Emran Soglo ferait l’objet de toutes les attentions. L’organisation interdit le recrutement d’étrangers de moins de 16 ans. Le déménagement doit être le fruit d’une volonté parentale, qui n’aurait pas de rapport avec le foot. C’est écrit dans le règlement. Mais les clubs trouvent mille et un subterfuges pour le contourner : offre d’emplois chez les sponsors, appartements tous frais payés, argent de poche en liquide… L’illusion d’une vie de rêve à portée de ballon. En 2014, le FC Barcelone a écopé d’une interdiction de recruter jusqu’à la fin 2017. En 2016 c’était le Real Madrid et l’Atlético, épinglés pour recrutement illégal de mineurs. Des enfants français étaient concernés. La voix grinçante, Barnabé gémit : « Je voulais sortir mon fils de la cité… »
La rentabilité comme seul objectif
Les années passent, les enfants grandissent, et le déracinement continue. Pour ceux qui ont eu la chance de passer par un pôle espoirs près de chez eux, 15 ans, c’est l’âge où ils quittent de toute façon leurs parents pour intégrer le centre de formation du club qui les a recrutés. Fini les week-ends en famille, ils ne pourront rentrer chez eux que pendant les vacances. Donovan, Jordan et Kylian en sont là. Jogging, sacoche en cuir, les trois attaquants traînent à la terrasse d’un fast-food. Dans ce centre commercial du Kremlin-Bicêtre, dans la banlieue sud de Paris, les portes vitrées s’ouvrent sur une voix féminine qui appelle à « profiter des bons plans ». L’air est aseptisé, le sol brillant.
Donovan a intégré le centre de formation d’un club de ligue 1. Il a du mal à s’habituer à la température, le soleil de La Réunion lui manque. « Je représente mon île sur les terrains de la métropole », clame-t-il, lèvres charnues, tignasse bouclée et diam’s aux oreilles. Depuis qu’il a 6 ans, ses proches martèlent qu’il est l’avenir de La Réunion. Son père avait été repéré par Monaco en son temps, mais n’a jamais concrétisé. Le fils a hérité des espoirs familiaux. Donovan a signé à 12 ans, comme Kevin, Jordan et Kylian. Il a intégré le pôle espoirs de son île et le collège public rattaché. Il avait beau se faire insulter parce qu’il allait devenir footballeur, il a tenu. « Des jaloux », lance-t-il en plissant le duvet de sa jeune moustache. « J’ai appris à rester seul dans l’ombre et à prendre mon mal en patience. De toute manière, j’allais partir. »
Kylian le regarde avec compassion. Ils évoluent dans le même club. Un nom emblématique du football français, dont la communication cornaquée nous oblige à taire le nom : plusieurs jeunes se sont fait mettre sur le banc de touche pour avoir parlé à la presse sans l’aval de leur direction. Pendant les vacances, Kylian accueille son pote chez ses parents, en Seine-Saint-Denis. Neuilly-sur-Marne, c’est moins loin que Saint-Paul à La Réunion… Le visage fin, entouré de petites tresses vanilles et orné d’une guirlande d’acné sous chaque pommette, Kylian aussi a mal vécu ses années collège. Il arrivait du Paris FC, un club encore amateur à l’époque, le plus grand vivier de recrutement d’Europe, où il avait rencontré Jordan, le troisième larron. Quand il a intégré le pôle espoirs de Clairefontaine, à 12 ans, il a été projeté dans l’établissement public Catherine-de-Vivonne, à Rambouillet, dans les Yvelines. Une banlieue parisienne certes, mais une banlieue chic. Le groupe de footballeurs ne se mélangeait pas avec les collégiens « normaux ». « Peut-être parce qu’ils venaient d’un milieu aisé et nous du quartier. » Il a perdu tous ses potes, et subi la pression des adultes qui menaçaient les apprentis footballeurs pour les tenir à carreau. « Les profs et les pions n’avaient que Clairefontaine à la bouche », dit Kylian, agacé. Comme si leurs rêves étaient encore une faiblesse à exploiter, une laisse par laquelle ils étaient tenus.
Jordan, assis en bout de table, se souvient avoir sué à grosses gouttes quand il s’est retrouvé en conseil de discipline de son collège. Une bagarre avec un jeune « normal ». « J’ai cru que le club allait me virer. » Le Franco-Camerounais au visage rond, issu des quartiers nord de Paris, aurait dû intégrer Clairefontaine avec Kylian. Mais il s’est blessé avant la finale des sélections. Il a été affecté au pôle espoirs de Reims. Trop loin pour rentrer le week-end. Il n’a pas honte de dire que quitter sa famille à 13 ans a été son plus grand « sacrifice » : « Chaque jour je me disais : allez, tiens le coup, c’est bientôt les vacances. » Jordan évolue maintenant dans le centre de formation d’un des plus grands clubs du championnat français.
Dans ces « couveuses », les journées sont réglées à la minute près. Lever. Cours. Entraînement. Coucher. Chaque centre a son fonctionnement propre, ses horaires, ses techniques d’entraînement. Ils accueillent entre quarante et quatre-vingts jeunes de 13 à 18 ans répartis par âge, à deux ou trois par chambre. Les salles de repos sont flanquées d’un éternel babyfoot et d’une Playstation avec le jeu Fifa. Ici, on vit football, on respire football, on ne parle que de ça, on ne joue qu’à ça. Sous la pression de la Fédération française, les clubs sont censés encourager la scolarisation des enfants. Soit le centre a ouvert une école, privée, en interne, soit il développe un partenariat avec l’établissement scolaire public voisin, avec des pôles espoirs. Dans les deux cas, l’enfant donne rarement la priorité à ses cours. « J’ai raté mon brevet et ça m’est complètement égal », balaie Kylian en haussant les épaules. Avec Donovan, ils ont choisi d’entrer en seconde bac pro commerce. La seule filière proposée par l’école privée sur place. « Le plus simple », confient-ils.
À l’autre bout du pays, Jordan a lui aussi choisi un bac pro commerce. « C’est facile, j’ai 14 de moyenne. J’ai moins de cours de français, de maths et de géographie que dans le public. » Kylian, Donovan, Jordan, aucun n’a réfléchi à une alternative au football. Et le milieu se fout de leurs notes, de leur niveau scolaire. Pour les clubs, un môme en formation coûte en moyenne 50 000 euros par an. Alors l’école, l’épanouissement personnel, c’est bien gentil, mais ça ne rembourse pas l’investissement. Le club est une entreprise, le jeune est élevé pour devenir rentable.
Gladiateurs des temps modernes
Malgré la promiscuité, les ados ne se confient pas aux encadrants. La peur de passer pour un geignard, d’être mis de côté. Comme un produit défectueux. « Quand ça ne va pas, j’appelle mon agent. C’est mon premier interlocuteur », tranche Kylian. Depuis leur signature, les trois pépites ont mis leur carrière entre les mains de Sébastien. Grand gaillard baraqué d’une trentaine d’années, cet agent comble par ses conseils et son écoute le vide qui se crée autour d’eux. En France, un agent n’a pas le droit de se rémunérer sur des mineurs. Sébastien ne touche pas d’argent avec eux, il ne fait que miser sur leur avenir. Tout n’est que pari : s’ils deviennent de grands joueurs, c’est à lui qu’ils feront confiance. « Je les conseille, c’est bon pour eux », se justifie-t-il.
Grâce à Sébastien, Kylian a dégoté un contrat de sponsoring avec Adidas. Depuis ses 12 ans, l’adolescent s’est mû en panneau publicitaire. Jusqu’à son vingtième anniversaire, il recevra chaque mois les crampons dernier cri et un ensemble de survêtements. En échange, il doit porter la marque quand il joue. « Je l’ai dit à un minimum de personnes autour de moi, avoue-t-il. Je me méfie des autres… » Sébastien admet : « Très vite, dans ce milieu, tu apprends que tu n’as pas vraiment d’amis. » La concurrence est féroce. Sept cents jeunes entrent en centre de formation chaque année – trois mille sont engagés dans le processus en permanence – pour à peine une centaine de places annuelles disponibles en milieu professionnel. Embarqué dans une course folle, le système français « surproduit » du footballeur, comme on tamise des tonnes de cailloux pour trouver le plus gros diamant. Tant pis pour la casse, on ne fait pas dans le sentimental.
Sur le terrain, le « duel », l’affrontement momentané entre deux joueurs, est devenu l’art de briller en humiliant l’adversaire. « C’est là que tu flambes », balance Kylian avant d’avouer : « Je kiffe faire mon show. » Il a dû apprendre à limiter le dribble en solo pour augmenter son efficacité : l’objectif, c’est quand même de faire gagner l’équipe. Mais c’est dans ce genre de moment que les adultes les repèrent. Alors les gosses se font gladiateurs des temps modernes. « Je l’ai tué, le mec, c’était beau ! », jubile Donovan en repensant à la dernière fois où il a dribblé un adversaire en le trompant sur la trajectoire de son ballon. C’était pendant un match décisif pour son recrutement. « Il y a une sorte d’engouement pour la cruauté sur le terrain, se désole Jean-Pierre Bourrier, le vieux sage du FC Nantes. Honnêtement, on fait du mal à ces gosses. »
Les gamins « en couveuse » se transforment très vite en virtuoses du spectacle. La coupe de cheveux devient un élément crucial de leur mise en scène. Après notre rencontre, Kylian est passé des tresses vanilles à la coupe afro à la Marouane Fellaini, le joueur belge qui avait promis de se raser s’il gagnait la Coupe du monde. Jordan arbore un tressage mi-long, Donovan a échangé les boucles gominées pour le filet de gangsta américain. « Sur le terrain, on te repère aussi grâce à ta coupe », affirment-ils. Jordan poste une photo de lui sur le réseau social Instagram aux côtés de ses camarades du centre de formation. Commentaire : « La concurrence est distancée. » Admirés et starifiés, portant les couleurs des plus grandes équipes du pays, les adolescents fantasment, l’ego en bandoulière.
« Ce n’est que du bonheur pour eux, juge Sébastien, l’agent. À leur âge, je leur dis de prendre du plaisir à faire ce qu’ils font parce que tout peut s’arrêter très vite. » Blessures, épuisement, malformations, changements physiques dus à la croissance… Un môme très bon à 12 ans l’est rarement plus tard, tous les acteurs du milieu en sont conscients. « L’aptitude réelle d’un jeune joueur à évoluer au plus haut niveau est difficile à déceler avant l’âge de 17 ans », expliquait déjà en 2008 François Blaquart, directeur technique national adjoint de la FFF. Pire, d’après les chiffres officiels, quand ils sont déracinés à 12 ans, ils ont 95 % de risques d’échouer.
« Je suis celui qui a loupé sa chance »
« J’ai mis un an à pouvoir en reparler », souffle Charles Nardy assis à la table d’un petit resto du Sud parisien. Il a accepté de raconter son expérience, ils sont peu nombreux à le faire. La plaie est encore vive. À 19 ans, toujours sapé d’un jogging noir, le regard doux, il parle comme un homme d’âge mûr en plein bilan. Il a commencé le football à 6 ans, sur la pelouse de Bondy, avec Kylian Mbappé, la star du dernier Mondial. « On gagnait tous les matchs ! », se souvient le défenseur, le regard plein d’étoiles. La belle époque. À l’instar d’Ange, le milieu défensif de Choisy, il écume les détections. Un jour, il fait un test à Amiens. « Ils cherchaient un défenseur gaucher. » Charles tombe à pic. À 14 ans, il signe une convention : un contrat d’un an qui lui permet d’intégrer le centre de formation à 15. Il y croit.
Mais rapidement, le club perd des places au classement. Charles réalise qu’il n’est pas vraiment là pour être formé. Il vient surtout occuper une place dans l’équipe pour gravir les échelons des championnats jeunes. Une sorte de joueur Kleenex. Les coachs convoquent les jeunes Franciliens qui venaient d’être recrutés, évoquent un problème de budget et annoncent leur départ. Le mois de mai est déjà bien avancé. Selon le règlement de la Fédération française, les joueurs doivent être prévenus de la fin des contrats avant le 30 avril, pour leur laisser le temps de rebondir. Pour Charles, c’est un peu tard. Il tente de contacter d’autres clubs. Il fait une touche à Rennes. Raccourcit ses vacances d’été pour faire les tests. Sans succès. L’année de ses 17 ans, il rentre au quartier en rasant les murs. « Je revenais à la case départ. Ça m’a déprimé. »
Quand les jeunes sortent du processus de formation sans contrat pro, c’est le néant. Il faut revenir dans le monde « normal ». Se réhabituer. Imaginer son avenir autrement. Aucun accompagnement n’est prévu. Après des années de regards tournés vers eux, d’espoirs d’une vie de rêve, ils disparaissent dans la nature. Le passage à vide est violent, silencieux. Aucune étude ne permet de savoir ce qu’ils deviennent. Le monde du football promeut la gagne mais refuse de gérer l’échec. « Quand ils sortent d’ici, ils sont structurés. Même s’ils ne signent pas pro, ce n’est pas vraiment un échec », se défend le directeur du centre de formation de Kevin.
Dans son malheur, Charles a de la chance : il est bon en maths. Il se démène pour s’inscrire en première S. Le seul lycée qui l’accepte aussi tard est un peu loin de chez lui, mais c’est toujours ça. Chaque matin, il fait une heure de transports pour étudier. Le premier jour, sa prof le questionne devant toute la classe. D’où arrive-t-il ? Qu’a-t-il fait l’année d’avant ? L’ado élude la question. La prof insiste. « Je ne voulais pas le dire : je suis celui qui a loupé sa chance. »
Aujourd’hui, Charles entraîne les enfants d’une équipe de quartier. Il ne leur parle jamais de son expérience. « Je ne suis pas un exemple pour eux », dit-il d’un air gêné. Il préfère raconter ses premières passes avec Mbappé, le petit de Bondy devenu grand. C’est tellement beau, un gamin qui rêve. ∆
* Les prénoms ont été changés.
Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI