Par Solène Chalvon-Fioriti
Illustrations Cat O’Neil
L'affiche rose vieillie, punaisée sur un pieu de bois, indique que l’on suit la bonne route. Les inscriptions sur la bâche annoncent qu’une « conférence pour la protection du prophète » s’est tenue au village de Kotli Qazi. Un événement organisé « pour rendre hommage au geste de Zaheer Hassan Mehmood », selon les lettres calligraphiées. Un enfant du pays devenu célèbre le 25 septembre 2020 suite à l’agression au hachoir de deux personnes à Paris – il est depuis détenu dans une prison française. Les photos des leaders religieux à l’initiative de la conférence, « les martyrs de l’honneur du prophète à échelle internationale », servent d’illustration : des guides spirituels aux longues barbes et mines fâchées, couronnés de toques brodées. Zaheer Hassan Mehmood et son père figurent sur cette grande photo de famille, auréolés d’étoiles scintillantes.
Kotli Qazi, village natal du clan Mehmood, pointe au bout de la piste, derrière la mante jaune d’un champ de moutarde. La teinte ocre du village, rougie à l’heure du couchant, est la marque de la province du Pendjab : vus du ciel, les villages assemblent des cubes de terre battue, aux murs desquels sèchent de larges galettes de fumier – un futur combustible ménager. Les cheminées des briqueteries crèvent les nuages. Derrière des brouettes, des forçats, certains à peine sortis de l’adolescence, s’épuisent à pas lents.
Les perspectives économiques manquent. Génération après génération, les jeunes se rêvent ailleurs, par-delà Mandi Bahauddin, la ville la plus proche, dont le seul gisement d’emplois consiste en une usine de blaireaux de rasage. L’Europe concentre les fantasmes. Comme près d’une vingtaine d’enfants du bourg ces dernières années, Zaheer Hassan Mehmood s’est engagé sur la route de l’exil, en 2018. Un trajet classique Pakistan-Iran-Turquie-Europe, qu’il achève en France, où il se présente sous une fausse identité et rajeuni, afin d’obtenir les avantages liés au statut de mineur isolé. Zaheer est conseillé par ses deux frères, exilés depuis plusieurs années en France et en Italie.
« J’entre en résistance »
Le 25 septembre 2020, le jeune homme de 25 ans attaque à la feuille de boucher deux employés de la société de production télé Premières Lignes à Paris, devant les anciens locaux de Charlie hebdo. Les victimes s’en tirent, malgré des plaies importantes au visage. Selon les conclusions des enquêteurs, citées dans le procès-verbal d’interrogatoire, la puissance d’un des coups porté à la nuque suggère une volonté de décapitation. Mais l’agresseur s’est trompé de cible ; il ignore que Charlie a déménagé depuis près de cinq ans. À ses yeux, ses journalistes se sont rendus coupables d’un blasphème en reproduisant des caricatures de Mahomet dans le numéro du 3 septembre.
Au Pakistan, l’immense majorité des 220 millions d’habitants est hostile à toute représentation du prophète, même si aucune interdiction ne figure dans le Coran. La sunna, elle, s’en méfie : l’ensemble des paroles et actions de Mahomet, un très large corpus postérieur au livre sacré, associe les images aux idoles profanes. En formant une création parallèle à celle de Dieu, les dessinateurs, ou « faiseurs d’images », sont accusés de singer son travail. Correspondante au Pakistan depuis plusieurs années, je suis familière de cette susceptibilité à l’égard du prophète. Je la retrouve dans les manifestations des groupes religieux, particulièrement chez les barelvis, une mouvance sunnite axée sur le culte des saints et la vénération de Mahomet. Les musulmans au Pakistan se réclament largement de cette sensibilité religieuse d’inspiration soufie. Les pleurs, les transes, voire les danses font partie de leurs codes. Une hérésie païenne aux yeux des musulmans de l’école d’en face, les déobandis, à laquelle appartiennent les talibans. Également sunnites, ces derniers interdisent la musique et assimilent le culte des saints au polythéisme.
Avant de passer à l’acte, Zaheer s’est expliqué par vidéo sur les réseaux sociaux. Des mots ponctués de sanglots. Un filtre de smartphone y plaque un effet surréaliste. « Si j’ai l’air émotif, alors il y a une raison à cela et laissez-moi la partager avec vous. Ici, en France, des caricatures du prophète ont été dessinées […]. J’entre donc en résistance aujourd’hui le 25 septembre. »
Interpellé quelques heures après son crime, l’homme a été mis en examen pour tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste, puis placé en détention provisoire. Lors de son audition du 15 décembre, il confie ses « énormes regrets » à la juge française, comme contraint au crime par la fatalité : il n’avait « pas le choix », car « ce corps, cette vie, on les sacrifie pour sauver l’honneur du prophète ».
Avec Zaheer Mehmood, pour la première fois, un « justicier du blasphème » pakistanais a frappé en dehors du pays. Dans les venelles terreuses de Kotli Qazi, son acte de « résistance » laisse un goût amer. « Au lieu d’être célébrés, nous sommes enfermés comme des animaux », regrette son grand frère Mustapha Mehmood, un quadragénaire au visage anguleux. Des policiers en civil bouclent les principales entrées du bourg. Perchés sur des motos japonaises, ils interdisent à la famille Mehmood de quitter les lieux, et aux étrangers, d’y pénétrer. On s’est présentés comme correspondants d’un média turc, nationalité très en vogue au Pakistan, notamment grâce à la série Resurrection: Ertuğrul, dit le Game of Thrones musulman, qui fait un carton. Les emportements fréquents de Recep Tayyip Erdoğan contre les tendances islamophobes en Occident suscitent la sympathie. Le Premier ministre pakistanais Imran Khan lui-même aime s’inspirer de la rhétorique du président turc.
Mustapha Mehmood ne blâme pas la surveillance pour autant. « Les policiers sont là pour nous protéger d’attaques extérieures. Eux-mêmes nous félicitent régulièrement du courage de mon frère. Mais les Occidentaux nous traitent de terroristes. Ils nous font passer pour des ennemis de la paix ! », s’insurge-t-il, en roulant les yeux. Ce père de famille nous fait porter un thé infusé à la cardamome. La chambre des invités est ouverte sur la rue, afin que les occupantes de la maisonnée principale se dérobent au regard des hôtes masculins. Les manches retroussées, Mustapha revient des champs. Il tient à rappeler qu’il a reçu une éducation jusqu’au terme de son lycée, comme tous ses frères. Quand on lui demande comment il va, il s’emporte : « Quelle question est-ce là ? Est-ce qu’un homme peut se plaindre alors que son frère s’est sacrifié au nom du prophète ? Est-ce qu’un homme peut se plaindre d’avoir un frère dont le cœur est plus courageux que celui d’un lion ? » Sait-il que son frère visait des journalistes de Charlie mais a raté sa cible ? « Il ne l’a pas ratée. Ce discours sert la propagande des infidèles occidentaux. »
« Ton article est plus important que la défense du prophète ? »
Les groupes religieux pakistanais ont refusé de commenter l’attaque au hachoir – qu’ils auraient glorifiée si Zaheer avait visé juste. Le téléphone de Zaheer, saisi par la police française, contenait des vidéos de Khadim Hussain Rizvi, un prêcheur aussi populaire que virulent, fondateur d’une secte soufie convertie en parti politique, le Tehreek-e-Labbaik Pakistan (TLP), dont l’unique slogan est la défense du prophète. « Nous suivons tous Khadim Hussain Rizvi, dit Mustapha. Mon frère a rêvé de cet homme saint la veille de son acte courageux. Être soufi ne veut pas dire qu’on danse dans des sanctuaires à fumer des drogues. Être soufi veut dire que nous sommes prêts à tous les sacrifices pour notre prophète. »
En Occident, le soufisme est souvent présenté comme un courant libéral de l’islam. Au Pakistan, l’interprétation rigoriste qui peut être faite du culte de Mahomet vient nuancer ce postulat. Le cœur de la doctrine, l’adoration sans limites du prophète, s’accompagne d’un corollaire funeste, en phase de radicalisation : la traque de tous ceux qui lui manqueraient de respect.
Le téléphone de Mustapha vibre depuis le début de l’interview. Il le range dans sa poche, d’un geste sec. Ses yeux guettent la porte à double battant d’une lueur inquiète. À l’amorce de la quatrième question, elle s’ouvre sur deux hommes se présentant comme des agents du ministère de l’Intérieur, vraisemblablement des employés de l’ISI, la principale agence de renseignements pakistanaise. D’une politesse feinte, « c’est pour votre sécurité », ils nous intiment de quitter la pièce ombreuse, et nous talonnent au travers du labyrinthe de ruelles.
Aux portes du village, le binôme saisit nos papiers et passe quelques coups de fil. Le plus petit a le bas du visage boursouflé, des traits épais. L’autre est une charpente humaine, comme taillé dans le granit, ses cheveux bien peignés sous la brillantine. Leur agacement va croissant, émaillé de reproches… Mal nous en a pris de « salir intentionnellement l’image du Pakistan. On reconnaît bien là l’œuvre fourbe d’agents infiltrés pour le compte de pays étrangers… ».
La moue soupçonneuse, le grand flic se tourne vers mon traducteur, Salman*. « Et toi, tu te dis bon musulman ? Alors que tu travailles pour les Occidentaux à déverser des ordures sur ceux qui défendent le prophète ? » Il insiste encore, puis fixe Salman du regard, d’une intensité exagérée. On sent qu’il caresse l’espoir de le provoquer. « Est-ce que ton article est plus important que la défense du prophète ? »
Une phrase, une seule. Et d’un coup, on hume les relents acides du malheur en vue. Salman, liquide, reste taiseux. Il feint d’ignorer le piège. Comme tous mes amis pakistanais, mon traducteur refuse de prononcer le terme « prophète » en dehors de ses prières et de son groupe d’intimes, par peur d’être accusé de blasphème. Il suffirait d’un bafouillage, d’un geste ou d’une parole malheureux. Hérité des lois d’« atteintes au sentiment religieux » produites par le système colonial britannique, l’article 295 C du Code pénal pakistanais est très clair : quiconque profane Mahomet, oralement ou par écrit, par insinuation, directement ou indirectement, doit être condamné à mort. On pourrait être accusé de blasphème en divaguant lors d’une crise de somnambulisme, sans l’avoir cherché. Il suffit qu’on vous prête cette intention. L’accusation crée le crime.
Le calvaire d’Asia Bibi
Nous nous engageons à reprendre la route vers Islamabad, la capitale, et à répondre aux convocations de l’ISI – des agents risquent de s’inviter à nos domiciles sans prévenir, leur marque de fabrique. Cette agence est rattachée à la toute-puissante armée pakistanaise, qui règne en maître. Faiseurs de rois, briseurs de carrières politiques, les généraux font office d’« establishment », ou d’« appareil d’État », dans le vocable populaire. Une main invisible qui seule a le pouvoir de briser les manifestations d’extrémistes, de les contenir, ou au contraire de laisser courir les prêcheurs de haine. Tout dépend du théâtre politique du moment, des accointances avec le gouvernement ou tel groupe religieux, et des rivalités entre extrémistes eux-mêmes. En dix ans, les accusations de blasphème ont coûté la vie à un ministre, un puissant gouverneur provincial et un avocat. Des dizaines de civils ont été lynchés par la foule sur la foi de rumeurs.
Une affaire cristallise cette course au blasphème. Par une matinée brûlante de juin 2009, à la lisière d’un village tranquille au nord du Pendjab, Asia Bibi, ouvrière agricole, se désaltère auprès d’un puits qui borde le verger touffu où elle cueille des baies chaque jour pour moins de 200 roupies (2 euros). Asia Bibi utilise un verre unique, posé près de la source. Les autres cueilleuses, musulmanes, s’en prennent violemment à elle : en trempant ses lèvres, la chrétienne a souillé le contenant, elles ne pourront plus jamais l’utiliser.
La suite ne met personne d’accord. Des années durant, Asia Bibi maintiendra sa réplique : face aux paysannes, elle aurait répondu que le prophète Mahomet « réprouverait ces insultes ». Face à elle, les ouvrières persistent : à cet instant, la mécréante a « blasphémé contre le prophète » sans qu’on sache par quels mots, puisque les ébruiter au Pakistan serait passible de crime. L’employeur de la chrétienne, un modeste propriétaire terrien, regrette « de ne pas avoir rendu justice de [s]es propres mains ». De fait, après avoir été passée à tabac par une foule de villageois en colère, la mère de famille est traînée devant le mollah du village, qui fait venir la police. Au même moment, ses deux filles sont forcées à boire de l’urine. La mère de famille est enchaînée, placée à l’isolement et régulièrement battue en prison. L’affaire s’emballe : des groupes radicaux exigent sa pendaison, la communauté internationale demande sa libération. Asia Bibi passe neuf ans dans les couloirs de la mort, jusqu’à ce que, fin 2018, la Cour suprême acquitte la cueilleuse de baies.
La décision de justice déchaîne le gourou Khadim Hussain Rizvi, le prêcheur qui a inspiré l’agresseur à Paris. Le chef soufi, quinquagénaire et paralysé après un accident de la route, exhorte ses ouailles à tout brûler sur leur passage et à décapiter les juges de la Cour suprême : le pays reste paralysé pendant trois jours. L’année précédente, ses disciples avaient bloqué trois semaines durant l’accès à la capitale, Islamabad, pour protester contre un amendement de la loi électorale jugé « blasphématoire » . Les manifestants avaient fini par obtenir la démission du ministre de la Justice sans que les généraux interviennent.
Avec l’affaire Asia Bibi, le « diable Rizvi », comme le surnomme la frange libérale pakistanaise, est allé trop loin. Il a franchi la ligne rouge en appelant à une mutinerie dans l’armée. Arrêté comme plusieurs centaines de membres du TLP, il passe cinq mois en détention. Des dizaines de ses disciples sont condamnés à de lourdes peines pour avoir participé aux violences. Depuis, la secte soufie TLP n’a plus jamais critiqué les généraux. Elle s’est repliée sur le Pendjab, son bastion. Berceau du mouvement barelvi, la province frontalière de l’Inde compte le plus grand nombre de détenus pour blasphème – 337 condamnés à mort ou pas encore jugés. L’attente du procès peut durer dix ans, dans d’effroyables conditions d’emprisonnement.
« Les juges condamnent pour s’éviter des ennuis »
Patras Inderas Masih compte parmi ces damnés. La vie de ce jeune chrétien a été anéantie l’année de ses 16 ans, au tracé crayeux d’un stade de cricket de Lahore. À la suite d’une dispute entre mauvais perdants, il est accusé de détenir des photos blasphématoires sur son téléphone – un montage montrant un pied humain posé au-dessus de la mosquée de La Mecque – et de les avoir publiées sur Facebook. Il risque la peine capitale.
En prison depuis trois ans, ses auditions au tribunal sont constamment ajournées. Les témoins ne viennent jamais, empêchant les juges d’instruire l’affaire, ce qui, souvent, les arrange bien. Ou alors, ces derniers « condamnent pour s’éviter des ennuis », explique Mian Z., un ancien magistrat à la haute cour de Lahore, qui officie désormais en tant qu’avocat dans le secteur privé et nous reçoit sans chaleur dans son bureau cossu. « Les juges se disent : si j’acquitte l’accusé, les mollahs vont dire de moi que je suis aussi un blasphémateur. Ce sont des affaires si sensibles qu’ils condamnent toujours les accusés. Même s’ils entendent des témoins qui ne tiennent pas la route, les juges condamneront. »
Rasé de près, portant beau dans son costume de tweed, le sexagénaire s’exprime avec aisance. Il poursuit, un ton plus bas : « L’immense majorité des cas de blasphème est montée de toutes pièces. On accuse quelqu’un par vengeance, pour régler des comptes entre voisins, souvent à la suite de disputes foncières. Parfois même des histoires de cœur qui dégénèrent. C’est une arme.
— Quel verdict avez-vous rendu, dans ces cas-là ? »
Il égrène un chapelet musulman entre ses doigts : « La peur est un sentiment humain, et les juges sont des hommes, vous savez. » En guise d’au revoir, Mian Z. adresse un conseil : « Le jeune chrétien… Patras… Ici à Lahore, je pense qu’il est fichu… Ce qui l’aiderait, ce serait d’être jugé à la Cour suprême. Dites à ses parents de porter le dossier là-bas. Cela prendra des années, mais les juges le feront peut-être sortir. »
Une justice à la dérive
La Cour suprême est réputée clémente dans les affaires de blasphème. Elle a même rejeté un recours des islamistes contre l’acquittement de Asia Bibi, créant un précédent historique. Mais 40 000 dossiers y étaient en attente en 2019, et seule une poignée d’avocats ont le droit d’y plaider, les moins abordables, ce qui réserve les recours aux plus aisés. La justice est à la dérive au Pakistan, avec près de deux millions d’affaires en souffrance. Une aubaine pour les groupes radicaux, qui peuvent invoquer la loi contre le blasphème toujours plus à l’excès. Et parvenir à leurs fins. L’année 2020 concentre le plus grand nombre de nouvelles affaires de blasphème portées devant la justice – deux cents, dont près des trois quarts accusent des musulmans.
Une seule fois, en trois ans, l’audience du jeune Patras finit par se tenir, le 10 février 2020. Au tribunal local de Lahore, il arrive menotté, le regard doux, relevé de longs cils recourbés. Il porte une chemise mauve, il est bien rasé. Le grand adolescent dépose un baiser sur le front de sa mère, qui lui glisse des fruits et des lentilles. À sa gauche, un policier reste concentré sur sa kalachnikov. Patras braque son regard vers le rideau de peupliers, derrière la fenêtre. Son avocat, Muhammad Eliyas*, compte plaider par écrit, en tendant des bouts de papier au juge. Un stratagème pour éviter d’être lui-même accusé de blasphème par les religieux postés à l’extérieur, qui cherchent à l’intimider en lisant à voix haute des sourates du Coran. La litanie du dehors perce à l’intérieur de la salle, plongée dans un silence forcé. Le juge fait mine d’ignorer les perturbateurs, tout autant que l’affaire en elle-même d’ailleurs, qu’il expédie en cinq minutes. Son timbre est monocorde, il ne lève pas le nez de ses dossiers. Après deux ans d’attente, l’enjeu consiste à connaître l’âge de Patras. Les bouts de papier de l’avocat visant à débattre de l’accusation de blasphème ne lui serviront à rien. Il lui est demandé de prouver que le jeune homme était bien mineur au moment des faits. Mais ses parents n’ont aucune preuve : comme la grande majorité des Pakistanais des classes populaires, ils n’ont pas enregistré sa naissance à l’état civil.
L’incompréhension d’une mère
En face, trois avocats, dont un affilié au TLP, se sont portés partie civile. Calmes, sanglés dans leurs costumes noirs, ils s’évertuent à montrer que Patras est majeur, pour qu’il puisse être condamné à mort. Voûtée sur une chaise en bois, la mère, enveloppée dans un châle crème, a le visage bouffi par les larmes. Son mari lui caresse l’épaule avec pudeur. « Mon fils est un bon fils, il chante à la chorale de l’église. Il n’y a pas de méchanceté dans son cœur. Comment la justice peut-elle avoir envie de tuer mon garçon ? souffle Sayma Inderias. Si vous voyiez mon fils, vous verriez qu’il est incapable de blasphémer. Mon Patras ne s’est jamais battu avec personne, il est encore plus gentil que mes deux autres fils. Je prie tous les jours pour que Dieu le fasse sortir. Le jour où tout est arrivé, je n’y ai pas cru. Mon mari et Patras étaient tous deux au travail à faire le ménage dans une banque. Le prêtre est venu chez nous. Il m’a dit : “Il y a un drame, cache-toi. Dis à ton fils de ne pas rentrer, d’aller ailleurs.” Nous ne comprenions rien. Les hommes hurlaient : “Nous sommes là pour toi, prophète !” J’étais morte de peur. Comme si je regardais un film très violent. » Elle termine à peine sa phrase que la rencontre prend fin. Le juge planifie une nouvelle audience un mois plus tard, qui ne se tiendra pas, pas plus que les mois suivants.
Après l’audience, Sayma Indrias questionne à nouveau l’avocat : n’y a-t-il plus personne à qui elle peut encore demander pardon ? « Non, vous savez bien, répond machinalement Muhammad Eliyas. Il faut partir, c’est dangereux pour vous de rester ici. » Il arrête un rickshaw, qui avale les parents dans un vroum pétaradant.
Depuis l’incident, la maison familiale a été détruite par une foule en colère scandant les slogans du TLP. Un voisin a été roué de coups. Hébergés un temps chez un prêtre, les parents vivent désormais dans un lieu tenu secret, fourni par une association anglicane allemande, The Voice Society, qui prend aussi en charge son avocate, Aneeqa A. Celle-ci ne se rend pourtant plus aux audiences, et a confié le dossier à son collègue. « Nous vivons une époque où tout est blasphème, la loi est sujette à des centaines d’interprétations », regrette l’avocate par texto, refusant de nous voir. Rencontrée un an plus tôt, elle semblait confiante et combative. « J’en suis au point où je défends à mes enfants d’avoir un compte Facebook, de peur qu’ils partagent, qu’ils “likent” quelque chose qui, à terme, sera interprété comme insultant vis-à-vis de l’islam », avait-elle soupiré. Depuis 2017, une loi punit le blasphème sur Internet.
Une bête de scène terrifiante
Ce matin d’octobre 2020, à Murree, sur les hauteurs d’Islamabad, on célèbre les « saints patrons meurtriers », soit tous ceux qui ont tué au nom de la lutte contre le blasphème. Le chef du TLP, « le diable » Khadim Hussain Rizvi, trône sur une estrade enguirlandée, magistral au cœur d’une arène de montagnes brunes. Regard noir, nez aquilin, rires sarcastiques. La bête de scène est terrifiante. Le prêcheur a toute la latitude pour délivrer son message, ode élégiaque à l’égard des soldats de Mahomet ou diatribe va-t-en-guerre à l’encontre de la France. Il appelle à l’expulsion de l’ambassadeur français en réaction aux caricatures reproduites par Charlie hebdo.
Sous notre niqab, un peu en marge de la foule, nous nous infiltrons à nouveau sous la couverture d’un média turc. Le tribun surplombe une marée humaine, exclusivement masculine, composée de milliers d’hommes jeunes et vieux, de commerçants, d’ingénieurs, de chauffeurs de taxi. Tous portent la barbe et l’habit traditionnel, le shalwar qamiz, composé d’une tunique et d’un pantalon bouffant, parfois un turban vert, couleur de l’islam, et des drapeaux du TLP. Un public de classe moyenne ou populaire, galvanisé par son langage cru, très grossier, entremêlé d’incantations poétiques, de sourates du Coran, et de hadith fantasques, dont un grand nombre échappe à la connaissance des islamologues.
Un slogan entrecoupe ses harangues, craché d’une seule voix, mantra familier aux rues pakistanaises, repris nuit et jour à chaque manifestation du TLP, par des haut-parleurs nasillards et survoltés : « Nous sommes là pour toi, nous sommes là pour toi, nous sommes là pour toi, prophète ! »
Les deux premiers rangs sont en transe : ils agitent leurs corps comme des pantins électrifiés. Par moments, leurs coreligionnaires les recadrent d’une main molle, afin qu’ils ne gâchent pas la vue des rangées suivantes, ou rattrapent au sol des turbans tombés dans l’hystérie.
Rizvi : « Gens de Murree, est-ce que vous croyez que je suis là pour m’amuser ? »
La foule : « On se doute que non ! »
Rizvi : « Gens de Murree, est-ce que vous croyez que le prophète voudrait que nous laissions ces chiens de Français sur notre sol ? »
La foule : « On se doute que non ! »
Rizvi : « Gens de Murree, notre slogan, c’est l’honneur du prophète ! Rappelez-moi, quel est le châtiment pour le blasphémateur de l’honneur du prophète ? »
La foule : « Qu’on tranche sa tête ! Qu’on tranche sa tête ! »
Rizvi : « Gens de Murree, les compagnons de notre prophète se sont purifiés en buvant son urine ! Ils se bousculaient pour s’enduire de ses fluides corporels ! La très sainte Hazrat Um Ahmad [servante du prophète, ndlr] a bu un bol de son urine et elle a dit que son goût dépassait les plus subtiles fragrances ! Ces porcs d’infidèles occidentaux, ces intouchables, auraient dû connaître cette vérité avant d’oser dessiner notre prophète. Comment peut-on reproduire un visage aussi unique, dont même l’urine est unique ? »
La foule : « Ça ne fait aucun doute ! »
Rizvi : « Gens de Murree, rappelons à ces infidèles qui nous sommes. Nous sommes les chiens du prophète. Je suis un chien sacré ! Pourquoi les gens ont-ils des chiens ? Pour qu’ils restent à leurs pieds. Le chien ne s’en prend jamais à son maître, ni à ses partisans, ni à ses amis, ni à ses serviteurs, le chien s’en prend aux ennemis de son maître. »
La foule : « Ça ne fait aucun doute ! »
Rizvi : « Gens de Murree, j’ai fait un rêve. […] Les saints nous reprochaient notre manque d’ardeur à défendre l’honneur du prophète. Nous ne sommes que des poussières en comparaison des vrais serviteurs du prophète. Le saint Mumtaz Qadri en était un, et nous l’avons laissé mourir ! »
La foule : « Ça ne fait aucun doute ! Nous sommes là, nous sommes là pour toi, prophète ! »
Le mausolée du tueur
Le prêcheur invoque Mumtaz Qadri, un barelvi pratiquant, peut-être la figure la plus clivante du Pakistan. Il y a dix ans, cet homme était l’officier de sécurité du gouverneur de la province du Pendjab. Lorsque ce dernier appelle publiquement à une réforme de la loi contre le blasphème, qu’il juge injuste à l’égard de Asia Bibi, le garde du corps l’assassine, le 4 janvier 2011. Malgré une immense mobilisation populaire, menée par les barelvis, Mumtaz Qadri est condamné à mort et pendu en 2016. Son exécution donne son envol au TLP.
Aujourd’hui, le bodyguard tueur repose dans un mausolée isolé, en banlieue d’Islamabad, au cœur du quartier en construction de Bara Kahu. Les sanctuaires soufis ont toujours été les places fortes des barelvis. Des hauts lieux de pouvoir spirituel, économique et politique, où l’on se rend pour entrer en communication avec les saints. érigé à la gloire d’un assassin, celui-ci ne tait rien de sa puissance. Quatre minarets effilés dominent le sanctuaire immaculé. Les créneaux alignés au sommet du cube de marbre forment une curieuse figure : ils reproduisent la sandale du prophète. Un symbole qui apparaît dans les plus anciens manuscrits arabes – les croyances populaires rapportent que son pied laissait cette empreinte dans la pierre. En contrebas, des affiches célèbrent le TLP. Le parti a beaucoup donné pour l’embellissement du tombeau. Tous les gardiens du mausolée sont des adhérents, à commencer par le frère du tueur, Ahmad, qui tient la billetterie. L’ambiance est bon enfant. Des gamins courent. Du thé et des beignets circulent. Les invitations pleuvent vers l’étrangère que je suis : mariage d’un fils, d’un cousin, d’un neveu, dégustation de fritures fraîches. Si le Pakistan est parfois cruel à aimer, son hospitalité ne se dément jamais.
À l’intérieur du mausolée, des roses rouges en plastique, de petits drapeaux à la gloire du Pakistan et des murs incrustés de miroirs. Une famille se recueille sur la tombe. Pour la photo, une femme ronde et bruyante, vêtue de rose fuchsia, dépose un bébé endimanché sur la stèle. Visage avenant, la mère de famille coince ma main entre ses paumes. Et presque sur le ton de la confidence de filles, elle glisse : « Quand il s’agit de défendre la religion, les hommes parlent beaucoup, ils boivent du thé et ne font rien. Mais lui, il a agi, il a défendu l’islam et tué un ennemi du prophète Mahomet. Il y a peu d’hommes comme lui. »
Une « défense » du prophète sans limites
La troupe laisse la place à d’autres pèlerins, certains venus de loin. En ce dimanche, la cour extérieure grouille de monde – environ trois mille personnes. Khadim Hussain Rizvi était un habitué de ce culte. Mais le « diable » est mort, le 19 novembre 2020, à 54 ans, probablement du Covid-19, quelques jours après le rassemblement de Murree. À Lahore, ses funérailles dignes d’un chef d’État ont rassemblé des dizaines de milliers de Pakistanais. Son fils Saad a pris la relève. Si le militant n’a pas hérité de l’aura ni du verbe de son père, il a promis de traquer les blasphémateurs avec la même hargne. Et a pris la tête de la fronde anti-France qui s’est constituée pour exiger l’expulsion de l’ambassadeur français. En cause, le discours d’hommage d’Emmanuel Macron à Samuel Paty, qui défendait, notamment, le droit à la caricature. L’enseignant a été tué le 16 octobre 2020 après avoir montré une caricature de Mahomet à sa classe pendant un cours sur la liberté d’expression. Au Pakistan, les manifestations, très violentes, ont coûté la vie à cinq policiers et huit manifestants.
La « défense » du prophète a-t-elle une limite ? Fin janvier, une infirmière chrétienne de Karachi, la grande ville du Sud, soupçonnée d’avoir proféré des propos blasphématoires envers une patiente sur le point d’accoucher, a été giflée et frappée au moyen d’un bâton par des collègues soignantes. L’enquête a révélé que l’infirmière lui adressait une prière, afin d’apaiser ses contractions.
*Le nom a été modifié.
Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.