04/09/2022

L’escroc qui voulait sauver le Brésil

Walter Delgatti a piraté les téléphones de puissants hommes politiques. Ses documents, exploités
par un journaliste, révèlent la machination dont l’ancien président Lula, jeté en prison pour corruption, a été victime. Devenu lanceur d’alerte, le petit arnaqueur fait trembler le régime de Bolsonaro.

Par Darren Loucaides

Illustrations Luca Falcone

Un dimanche matin languide de mai 2019, Glenn Greenwald se trouve dans sa maison à Rio de Janeiro quand il reçoit un appel d’un numéro inconnu. Il ne répond pas. Trente secondes plus tard, un message WhatsApp lui parvient de Manuela d’Ávila, une politicienne brésilienne de gauche qui a brigué la vice-présidence l’année précédente pour le Parti des travailleurs (PT). Leur liste est arrivée deuxième, derrière Jair ­Bolsonaro. « Glenn, écrit-elle, je dois te parler d’une affaire urgente. »

Greenwald, le journaliste américain qui a révélé l’affaire Edward Snowden et les documents top secret de la NSA (une agence américaine spécialisée dans le renseignement), ne connaît pas bien d’Ávila. Il se précipite pour réveiller son mari, le politicien de gauche David Miranda, qui la connaît mieux. Les deux hommes enclenchent le haut-parleur et d’Ávila leur déballe son étrange histoire : un individu a piraté son compte Telegram et promet de lui envoyer des informations susceptibles de « sauver le pays ». « Elle était tout exaltée », précise-t-il.

Le pirate affirme détenir des documents explosifs impliquant le gouvernement de Bolsonaro, en particulier le ministre de la Justice et de la Sécurité publique. Manuela d’Ávila demande à Glenn Greenwald si elle peut lui confier son informateur. Le journaliste accepte. Mais un problème se pose aussitôt. Le hacker veut communiquer via Telegram, et Greenwald n’a pas l’application – pour des raisons de sécurité que la mystérieuse source venait de démontrer. « Des gens de confiance comme Snowden nous ont avertis de ses faiblesses depuis des années », explique Greenwald.

Pourtant, dès la fin de la conversation, il installe Telegram et prend contact avec l’inconnu. Dans ses SMS écrits en portugais, la source affirme posséder une quantité astronomique d’informations. Il les épluche depuis des mois et n’en a passé en revue que 10 %, explique-t-il, mais il a déjà trouvé des preuves de collusion qui, ­révélées au grand jour, provoqueront un séisme politique. Il envoie des exemples à Glenn Greenwald – messages audio et documents.

Au bout de quelques minutes, le pirate demande à lui parler au téléphone. Nouvelle alarme chez le journaliste. Les échanges de SMS peuvent se déguiser par des alias et des cryptages, mais une voix est facile à identifier, si jamais on les surveille. « Je n’ai entendu la voix de Snowden que lorsqu’il s’est réfugié à Hongkong », précise le journaliste. ­Pourtant, il accepte. Il prend l’appel et laisse la source – qui affirme habiter aux États-Unis et étudier à ­Harvard – assurer l’essentiel de la ­conversation. Le pirate lui explique qu’un ami chez ­Telegram lui a présenté les fondateurs russes de l’appli, les frères Durov, grâce auxquels il aurait eu accès aux comptes d’un tas de gens.

« Ce n’était pas très crédible », commente Greenwald. Pourquoi créer une appli prétendument sécurisée et donner ensuite à quelqu’un les clés de la « backdoor » (une « porte dérobée » permettant d’exploiter les failles d’un logiciel) ? L’histoire de Harvard lui semble tout aussi douteuse. « Vous êtes prudent, j’espère ? se rappelle avoir demandé Greenwald. Ce que vous avez fait, c’est grave.

— Oh, ouais, vous inquiétez pas pour ça. Ils sont pas près de m’attraper. »

Le hacker prétend utiliser de nombreux avatars le rendant introuvable et assure qu’il ne remettra jamais les pieds sur le sol brésilien. La conversation dure environ quatre minutes. Glenn Greenwald préfère ne pas s’appesantir, mais demande à voir les documents. « D’accord, je vous les envoie sur votre téléphone. » Le téléchargement prendra entre douze et quinze heures, avertit l’homme. Le journaliste reçoit des fichiers un à un sur son compte Telegram – un nombre hallucinant. De temps en temps, la source lâche un commentaire, conseillant à Greenwald d’un ton sarcastique de regarder tel ou tel fichier. Au petit matin, le téléchargement se poursuit. « C’est là que j’ai compris qu’on avait affaire à des archives énormes. Et j’étais presque sûr qu’elles étaient authentiques. »

« C’est du lourd, tu ferais bien de t’asseoir » 

Immédiatement, Greenwald et Miranda débattent des dangers de leur exploitation. Contrairement à l’affaire Snowden, le journaliste habite le même pays que les autorités mises en cause. Et Miranda siège au Congrès national depuis que son prédécesseur, Jean Wyllys, a fui le Brésil et abandonné son mandat en raison de menaces de mort et d’attaques homophobes. En 2018, Marielle Franco, femme politique de gauche et amie proche de Greenwald et de Miranda, a été assassinée dans sa voiture. Deux anciens policiers sont accusés de son meurtre.

Le dimanche même, Greenwald appelle Leandro Demori, rédacteur en chef d’­Intercept Brasil, un site du groupe de presse que Greenwald a cofondé en 2014, après l’affaire Snowden. « C’est du lourd, prévient Greenwald. Tu ferais bien de t’asseoir. » Demori bouclait ses valises pour partir en vacances. Le récit du journaliste le laisse bouche bée : « Oh mon Dieu, c’est énorme ! » Après avoir consulté les documents, Demori lui donne un feu vert enthousiaste. Tout comme l’équipe juridique ­d’Intercept. L’étape suivante consiste à trouver un moyen sûr et rapide de recevoir tous les fichiers, qui continuent à se télécharger sur le portable de Greenwald huit jours après l’appel. Les journalistes veulent les ­sécuriser au plus vite hors du ­Brésil, au cas où les autorités tenteraient de les confisquer. Le spécialiste en sécurité ­d’Intercept, Micah Lee, prépare un cloud, un espace en ligne, crypté pour les stocker. Mais la source se contente de créer une Dropbox (un espace de stockage moins sécurisé) et de tout déposer dedans. « J’avais des doutes quant à ses capacités de discernement, se rappelle Micah Lee. Il paraissait trop sûr de lui. »

Greenwald reste en contact permanent avec le hacker – ou plutôt les hackers, car il a parfois l’impression de s’adresser à au moins deux personnes. « L’un d’eux paraissait naïf et idéaliste. Et puis, soudain, je parlais à un type plus blasé, fuyant, et bien plus complexe. » Par moments, la source utilise le « nous » au lieu du « je ». Pour autant, le pirate reste cohérent quant à ses exigences : « Je fais ça uniquement parce que je veux laver la réputation de mon pays », affirme-t-il, niant tout intérêt financier.

Ce qui compte le plus, se dit Greenwald, c’est que les documents soient authentiques. Le 9 juin, près d’un mois après la première conversation, Intercept est prêt à publier trois articles, fondés sur une somme colossale de messages montrant qu’un groupe de procureurs fédéraux a comploté pour empêcher le PT de remporter l’élection présidentielle de 2018. Ces magistrats appartenaient à une brigade anticorruption appelée opération « Lava Jato » – « lavage automobile » en portugais. Au terme de leur enquête, ils avaient dévoilé un vaste système de blanchiment d’argent et de pots-de-vin entre des entreprises publiques et des personnalités de premier plan des grands ­partis. Ces révélations s’étaient conclues par des centaines de condamnations, la plus célèbre visant Luiz Inácio Lula da Silva, dit Lula, qui avait quitté ses fonctions en 2010, alors qu’il était l’un des hommes politiques les plus populaires du monde.

Selon les procureurs, Lula a reçu en pot-de-vin un triplex en bord de mer. Ils le décrivent comme l’un des « principaux acteurs » de cet immense réseau de corruption. Emprisonné, Lula ne peut se représenter en 2018. Il était le grand favori, et sa disqualification ouvre la voie au triomphe de Bolsonaro. Sergio Moro, le juge en charge des procès de Lava Jato, est nommé ministre de la Justice et de la ­Sécurité publique. Grâce à son rôle dans Lava Jato, Moro est devenu l’un des politiciens les plus populaires et les plus puissants du Brésil. Mais voilà que, selon les révélations d’Intercept, il était de mèche avec les procureurs de Lava Jato lors du jugement de ces affaires, à commencer par celle de Lula !

Juste après la publication, les connexions au site d’Intercept sont multipliées par six. Le mot-dièse « #VazaJato » – « les fuites du lavage automatique » – devient viral sur les réseaux sociaux. Les médias s’emparent du scandale, Greenwald est ravi : « Je savais qu’une fois l’étincelle allumée, le sujet allait dominer la politique et faire les gros titres pendant des semaines, voire des mois. »

Les partis de gauche réclament la démission de Sergio Moro. Il refuse et contre-attaque en dénonçant une cyberattaque virulente, coordonnée par des pirates aux moyens conséquents. Il suggère l’implication d’une puissance étrangère, en référence aux origines russes de Telegram. Ses insinuations ne remettent pas en cause le contenu des articles, mais soulèvent la question que tout le monde se pose : qui est la source de Greenwald ?

Le « faussaire-né » Walter Delgatti

Walter Delgatti Neto a grandi à ­Araraquara, une ville située dans les terres, à quatre heures de route de São Paulo. Une agglomération de plus de 200 000 habitants, formée de bâtiments plats et mornes et de tours d’habitations entourées de champs. Delgatti y vit avec ses parents jusqu’à ses 7 ans, quand le couple se sépare. Il est ensuite ballotté entre ses grands-parents : « Ma mère m’a abandonné sur le trottoir de la maison de ma grand-mère, avec tout ce que je possédais au monde. »

Enfant, Walter Delgatti a du mal à se faire des amis. Il a les cheveux roux, ce qui est rare pour un Brésilien. On le surnomme « Vermelho », « Rouge » en portugais. Il se débat avec des problèmes de poids. Il est le souffre-douleur de ses camarades. D’après Gustavo Henrique Elias Santos, qui le connaît depuis ses 15 ou 16 ans, Delgatti était un gamin compliqué : « J’ai toujours eu pitié de lui. Il avait une famille bizarre. »

Le premier souvenir de Santos remonte à une fête où il était DJ. Delgatti est seul au milieu de la foule, le regard fixé sur lui, un sourire étrange aux lèvres. Même s’ils deviennent amis, Santos apprend à ne pas croire tout ce qu’il raconte : « Walter est un formidable conteur. Il ne profère pas que des mensonges, mais il est incapable de dire la vérité. Et il invente des scénarios géniaux. »

En grandissant, Delgatti et Santos multiplient les quatre cents coups. Un matin de mai 2013, Walter, alors âgé de 24 ans, est arrêté par la police sur l’autoroute, à la sortie d’Araraquara. Dans sa Toyota, les policiers découvrent des faux documents, des cartes de crédit volées, quatorze chéquiers et plus d’un millier de réaux brésiliens, ainsi qu’un relevé de compte bancaire indiquant la somme de 1,8 million de réaux (plus de 300 000 euros). Le duo appelle ­Ariovaldo Moreira, un avocat du coin. Quand Moreira arrive au poste, l’agent lui apprend que les contrevenants sont incapables d’expliquer la somme sur le compte en banque. L’avocat étudie le document et remarque un détail qui a échappé à la police : des sommes versées les 30 et 31 février. Il s’agit d’un faux : le compte en banque n’existe pas. Delgatti l’a sûrement fabriqué pour impressionner une fille, se dit Moreira, avant d’ajouter : « C’est un ­faussaire-né. »

« Il est imprévisible »

Moreira décrit Delgatti et Santos comme des escrocs de bas étage, des petits ­arnaqueurs rarement impliqués dans des deals sérieux. Ils ont souvent beaucoup d’argent dans les poches, à défaut de ­boulot. Des vidéos qu’ils ont tournées montrent des coffres remplis de billets et de chaînes en or. Et ils adorent les armes à feu. « Leur vie est un roman », commente Moreira.

À peine âgé d’une vingtaine d’années, Gustavo Santos est condamné pour détention illégale d’armes. Le casier judiciaire de Walter Delgatti est rempli de larcins, entre farces grossières et arnaques mesquines. Selon Ariovaldo Moreira, Delgatti réservait des séjours dans des hôtels de luxe avec de fausses cartes de crédit. Il remplissait le réservoir de sa voiture et filait sans payer. Décampait des restaurants avant l’addition, même s’il avait de quoi la régler. « Juste pour fanfaronner », commente Santos. Delgatti nie catégoriquement.

En 2015, à 26 ans, Delgatti se sert de l’insigne d’un agent de police pour couper les files d’attente des manèges dans un parc d’attractions. Appréhendé par un vrai policier, il l’entraîne jusqu’à la voiture où se trouvent Santos et sa copine. L’agent découvre une arme à feu dans le coffre, et Santos est arrêté. Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Moreira pense qu’il aime jouer des tours : « Il est imprévisible. »

Delgatti semble avant tout motivé par la reconnaissance et la célébrité. Mais en chemin, il est accusé de crimes qui ne cesseront de le hanter. L’année de l’incident dans le parc d’attractions, la police effectue une descente dans son appartement, à la suite d’une plainte pour viol. Delgatti nie ces accusations, et la plaignante finira par modifier son témoignage et retirer sa plainte, mais au cours de la fouille, la police découvre une fausse carte d’identité : ­Delgatti se fait passer pour un étudiant en médecine à l’université de São Paulo. Ils tombent aussi sur une grande quantité de « médicaments strictement réglementés » : une poignée d’antidépresseurs, 84 comprimés de clonazépam (pour traiter les attaques cardiaques, les crises de panique, le sevrage à l’alcool ou les insomnies), une quantité légèrement moindre d’anxiolytiques semblables au Xanax, et des médicaments pour perdre du poids. ­Consommation personnelle, assure ­Delgatti, mais le procureur Marcel Zanin Bombardi le poursuit pour trafic de drogue et détention de faux document. Une injustice, selon Delgatti : « Ces fausses accusations ont été un coup dur. Aujourd’hui encore, je prends ces médocs. »

Une technique de cambriolage virtuel

Il s’inscrit à la fac de droit ­d’Araraquara, malgré ses ennuis judiciaires. Là encore, il ne s’entend guère avec les autres étudiants. Déterminé à leur cacher ses déboires, il en fait trop, comme toujours. Durant sa première année, il porte plainte contre l’un de ses acolytes pour « calomnie et diffamation » : « Ils m’ont accusé d’être un hacker et d’avoir détourné de l’argent pour le compte d’une tierce personne », se plaint-il à la police.

Son affaire le rattrape en juin 2017. Condamné à deux ans de prison, Delgatti passe six mois derrière les barreaux avant d’être envoyé dans un centre de semi-liberté. Il touche le fond. « Walter était très mal en point. Il n’avait même pas 10 dollars en poche, se rappelle Santos. Je le sais parce que je lui ai prêté dix billets un jour. »

En juin 2018, sa condamnation pour trafic de drogue est annulée, mais il doit purger le reste de sa peine pour détention de faux documents. Il quitte Araraquara en douce et s’installe à Ribeirão Preto, une ville un peu plus grande située à environ 90 kilomètres, où il s’inscrit dans une autre fac de droit. Désireux de redorer sa réputation, il se lie d’amitié avec un étudiant, Luiz Henrique Molição, passionné de politique et sympathisant de gauche. Delgatti s’intéresse peu à la politique, mais il veut impressionner le jeune Molição. Il se présente comme le fils d’un neurochirurgien décédé et prétend qu’il vit de l’héritage. « J’avais peur qu’il découvre ma véritable identité, avoue Walter Delgatti. J’étais en cavale et je menais une double vie. »

À peu près à cette époque, il découvre une technique de piratage qui va compliquer sa double vie. L’idée est de tirer avantage de l’offre d’une entreprise brésilienne de « voix sur IP » – téléphonie par ­Internet : elle autorise le titulaire du compte à modifier le numéro d’appel qui apparaît sur l’écran du destinataire. Cette fonction, ajoutée au fait que de nombreux opérateurs brésiliens permettent aux gens d’accéder à leur boîte vocale en appelant leur propre numéro, procure à Walter ­Delgatti un outil de cambriolage virtuel. Il ­suffit au hacker de remplacer son numéro d’appel par celui de sa cible afin de pirater sa messagerie.

Un hacker doué d’un minimum de technique, sans équipement sophistiqué, peut ainsi accéder à n’importe quelle boîte vocale. Delgatti comprend rapidement qu’avec cette combine il peut infiltrer les comptes Telegram. À cette époque, quand un utilisateur Telegram veut relier son compte à un nouvel appareil, il demande un code de vérification via un appel automatique de Telegram. L’astuce de Delgatti consiste à se faire passer pour sa cible afin de réclamer ce code. Puis, comme la voix automatique de Telegram ne parvient pas à joindre son interlocuteur – car Delgatti appelle tard le soir, pendant que le titulaire du compte dort, ou occupe la ligne en appelant sa victime en même temps –, le code est transféré dans la boîte vocale de l’intéressé. Delgatti écoute alors la messagerie, récupère le code, et ajoute le compte de la victime sur son portable. Après quoi, il peut télécharger tout l’historique des échanges SMS depuis le cloud. 

Dans le téléphone de Bolsonaro

Delgatti affirme avoir choisi Telegram parce que Bombardi, le procureur qui l’a poursuivi, utilisait cette appli pendant l’audience. « Il voulait pourrir la vie du procureur », confirme Me Moreira. La tendance de Delgatti à s’attirer des ennuis ne s’arrête pas là. Début 2019, il pirate le compte ­Telegram de son ami ­Gustavo ­Santos. « J’étais furax, vraiment en pétard », se rappelle Santos, qui arrête de lui parler. Le piratage du compte Telegram du procureur Bombardi lui donne également accès à son carnet d’adresses – avec les coordonnées de plusieurs personnalités politiques. « C’est là que tout a commencé », indique Moreira.

En mars 2019, Santos participe au carnaval. Durant la longue semaine de festivités, il reçoit un message énigmatique de ­Delgatti : « Ici un vrai hacker. » Santos ne voit pas ce que son ami veut insinuer. Mais Delgatti ne raconte pas de craques. D’après l’enquête de la police, le 2 mars, à 15 h 34, début officiel du carnaval, Delgatti pirate le téléphone du député Eduardo Bolsonaro, troisième fils du président. Quarante-cinq minutes plus tard, Delgatti répète l’opération avec Carlos, le deuxième fils du président, lui aussi homme politique. Peu après, Delgatti infiltre le téléphone du président en personne, même s’il ne réussit apparemment à rien télécharger. Puis il s’attaque à une longue liste d’importantes ­personnalités – procureurs fédéraux, ministres et juges.

Une autre connaissance d’Araraquara, un chauffeur Uber occasionnel du nom de Danilo Marques, entre à son tour dans la combine. Marques affirme avoir dans le passé laissé Delgatti ouvrir plusieurs comptes à son nom. Marques l’a aidé à blanchir l’argent de ses divers trafics. Et voilà que pour pirater le gouvernement fédéral Delgatti utilise un service ­internet et une adresse IP enregistrés au nom de Marques. À cette époque, Delgatti est également en contact avec un restaurateur et programmeur free-lance, Thiago Eliezer Martins dos Santos, surnommé « Chiclete » – « chewing-gum » – depuis tout petit. 

« Il m’a fait l’impression d’un gars sophistiqué qui parle beaucoup », se souvient Thiago Eliezer, qui l’a rencontré en 2018, en lui vendant une Land Rover. L’informaticien reconnaît avoir « créé un programme » qui permet à Delgatti d’utiliser un accès internet privé VPN qui masque sa localisation. À croire les deux hommes, Eliezer n’a joué aucun rôle dans le piratage de Telegram, même s’il en a discuté avec son comparse. « Au début, ­Delgatti décrivait le piratage comme un bon moyen de se faire du blé », se rappelle Eliezer. Puis il s’est mis à parler de gloire et de révolutionner le Brésil. « Je ne l’ai jamais pris au sérieux », ajoute le programmeur.

Enfin, on trouve dans la boucle Luiz Molição, l’étudiant de 18 ans rencontré à la fac de droit. Delgatti l’entend dénigrer l’opération Lava Jato et le gouvernement Bolsonaro, ce qui l’intéresse car il a besoin d’une personne qui maîtrise les rouages politiques pour compiler les messages piratés. Il montre à Molição les numéros de téléphone de plusieurs personnalités, dont le membre de la Cour suprême Alexandre de Moraes et l’humoriste de droite Danilo Gentili. Puis il lui demande de l’aider dans la phase suivante de son plan.

Le 26 avril, Delgatti infiltre le compte Telegram de Deltan Dallagnol, le procureur principal de l’opération Lava Jato, considéré à l’époque comme un héros national. Dallagnol remarque aussitôt que certains de ses messages Telegram apparaissent en rouge, alors qu’il ne les a pas encore lus. Il examine les dernières opérations sur son compte : « Il y avait des sessions actives dans d’autres pays. » Au début, Dallagnol pense que les pirates veulent les données de sa carte de crédit. « Mais ensuite, on a découvert que les hackers s’en étaient pris à d’autres procureurs. Alors, on a supprimé nos messages et nos applications, on a modifié nos mots de passe, et on a pris nos précautions. »

Plus farfelu que malveillant

Trop tard. Delgatti a déjà accédé au compte de Deltan Dallagnol et téléchargé ses contacts et son fil de discussion. Deux semaines plus tard – le jour de la fête des Mères de 2019 –, il pirate le compte de la personne qui va lui permettre de faire des révélations au monde entier. Ce matin‑là, Manuela d’Ávila reçoit une alerte de ­Telegram : un individu tente d’accéder à son compte depuis les États-Unis, dans l’État de Virginie. Puis la politicienne reçoit un message d’un sénateur qu’elle connaît. D’Ávila essaie de l’appeler. Ligne occupée. Arrive un SMS du sénateur : « Vous me faites confiance ?

— Bien sûr ! répond d’Ávila, surprise.

— Je dois vous dire que je ne suis pas le ­sénateur.

D’Ávila reste interdite.

— Je détiens des informations sur des crimes commis par des autorités brésiliennes. Et je vais vous les donner. Vous allez tout recevoir. »

En tant que leader de la gauche brésilienne, elle est la plus à même de « sauver le pays », ajoute le hacker. Sur ces mots, le pirate quitte le profil du sénateur et écrit à d’Ávila d’un autre compte. Il lui explique qu’il a piraté son téléphone et lui envoie des captures d’écran de SMS qu’elle a échangés avec une autre figure de la gauche. Puis le ­hacker la rassure : elle n’est pas sa cible. D’Ávila contacte immédiatement ses avocats. Elle ­suspecte un piège fomenté par ses ennemis ­politiques. Mais le ton de son interlocuteur la laisse perplexe. ­L’histoire du hacker semble plus farfelue que malveillante : « On aurait dit un dialogue de film. Il me lançait des tirades grandiloquentes du genre : “Je vais sauver le pays ! Ce sera possible grâce à vous ! Nous allons tout ­changer ! Lula sera libéré !” »

Il répète aussi le slogan de d’Ávila : « Lute como uma garota ! » – « Bats-toi comme une femme ! » Un profil psychologique émerge de ces messages. D’Ávila lui trouve des ressemblances avec un proche doué d’une prodigieuse imagination. C’est ce qui l’incite, contre l’avis de ses avocats, à poursuivre sa discussion. Et à décider que ce n’est pas un piège. Son interlocuteur veut lui passer tous ses documents. « Nous devons bien réfléchir à la manière de procéder », prévient-elle.

Elle propose de s’adresser à un journaliste. Mais le pirate est sceptique car il a découvert des preuves de la corruption de la presse brésilienne. D’Ávila lui suggère de contacter « Glenn, le journaliste de l’affaire Snowden, c’est le meilleur du monde ». Greenwald est aussi l’un des rares à pouvoir garantir la sécurité des documents et de leur source. « Car on parle de crimes graves, perpétrés par les autorités, des informations d’une importance capitale pour le pays, renchérit Manuela d’Ávila. Si on vous tue, que vont devenir ces informations ? » Exalté par la référence à Snowden, le pirate accepte.

« Je me suis senti trahi »

Il se trouve que Glenn Greenwald a déjà un passé compliqué avec Lava Jato. Dès le début de l’opération, des voix critiques se sont élevées, persuadées que la task force anticorruption était de mèche avec le juge Moro pour faire tomber Lula. Les soupçons remontent à 2016, quand Sergio Moro a fait fuiter des écoutes téléphoniques secrètes : une conversation amicale entre la présidente Dilma Rousseff et Lula suggère qu’ils se coordonnent pour éviter des poursuites contre Lula. Mais Greenwald ne ­faisait pas partie de ces détracteurs. En 2017, lors d’une remise de prix à ­Vancouver pour récompenser des meneurs de la lutte anticorruption, il a même évoqué l’équipe de Lava Jato en des termes élogieux. « Je me suis fait beaucoup d’ennemis à gauche en prenant leur défense. »

Après l’appel de d’Ávila, le jour de la fête des Mères 2019, le journaliste américain se plonge dans l’avalanche de documents qui se téléchargent. Il reste sans voix : « Je me suis senti trahi. » La collusion entre Moro et les procureurs fédéraux pour nuire à Lula et au PT dépasse ce que les critiques les plus féroces imaginaient. Encore plus explosif, les documents montrent que Sergio Moro a participé au montage des dossiers qu’il a lui-même jugés ! À un moment, Moro propose même à Dallagnol, le procureur de l’affaire, de le mettre en contact avec un individu en possession d’informations prétendument compromettantes sur l’un des fils de Lula. Dans des messages envoyés au moment du procès de Lula, Dallagnol exprime à Moro son inquiétude, tant son dossier est léger. Il écrit à ses confrères : « Ils vont dire que nos accusations se fondent sur des articles de journaux et des preuves fragiles. » Quand Dallagnol dépeint Lula comme le cerveau d’un réseau de corruption, la presse étrille son argumentation. Moro lui envoie un message rassurant : « Les attaques à votre endroit sont disproportionnées. ­Restez ferme. » En juin 2017, le juge Moro condamne Lula à neuf ans et six mois de prison.

Une fois que Glenn Greenwald et ses collègues ont acquis une bonne compréhension des documents, Intercept décide de publier une première série d’articles le 11 juin. Mais six jours plus tôt, le 5 juin, la rédaction subit un violent contretemps : Sergio Moro annonce publiquement qu’il vient d’être piraté. Son téléphone a reçu des SMS de Telegram indiquant qu’un appareil indésirable a accédé à son compte. Le désormais ministre de la Justice et de la Sécurité publique prétend que les intrus n’ont extrait aucun contenu, mais la nouvelle déclenche une tempête médiatique. Dans la foulée, une nuée de célébrités et de figures politiques révèlent qu’elles ont subi le même sort.

Glenn Greenwald est sous le choc. Il comprend que la course effrénée de son hacker est terminée et l’appelle aussitôt pour lui demander s’il a piraté le compte de Moro. Dans ce cas, Intercept risque de passer pour complice. L’homme dément catégoriquement. « Il a même fait semblant de paraître vexé que je puisse le croire capable d’un acte aussi stupide », se souvient le ­journaliste.

« Pas la peine de vous protéger du soleil avec une passoire ! »

Le 7 juin, vers 20 heures, le hacker contacte Greenwald pour lui demander conseil au sujet des multiples comptes Telegram auxquels il a toujours accès. « Dès que vous aurez publié les articles, s’inquiète le pirate, tout le monde va supprimer ses historiques, ses comptes, alors on voudrait savoir… on en fait quoi ? » En gros, il propose à Greenwald de récupérer toutes les données des comptes piratés avant que les victimes ne les suppriment. « Je suis mal placé pour vous conseiller, répond Greenwald, qui se retrouve dans une position délicate. Il est évident que je dois faire attention à ce que je dis. » Le journaliste ajoute un propos ambigu : « Il est ­certain que nous allons être accusés d’avoir participé au piratage. » Puis il explique ­qu’Intercept conserve les données dans un lieu « très sécurisé » à l’étranger. « Je pense que vous n’avez aucune raison de garder quoi que ce soit, si ? » Greenwald lui fait ainsi comprendre que la décision lui revient. « ­D’accord, parfait », répond la source, avant de le remercier. « Si vous avez le moindre doute, appelez-moi, OK ? », termine Greenwald, d’après un enregistrement audio de l’échange que la police a découvert par la suite sur l’ordinateur de Walter Delgatti.

Intercept Brasil publie la bombe le 9 juin 2019, deux jours avant l’échéance prévue (selon Greenwald, ce changement n’a pas de rapport avec les allégations de piratage de Moro). Le site explique qu’il s’est fondé sur une kyrielle de données inédites : messages privés, enregistrements audio, images et documents judiciaires. Pour se distancier du hacking présumé de Moro, Intercept ajoute qu’il a tout reçu plusieurs semaines auparavant.

Le soir même, la task force Lava Jato condamne l’« action criminelle » des hackers et suggère que ces violations mettent en danger la sécurité des personnalités visées et de leurs familles. Sergio Moro assure que les messages ne révèlent aucune « anomalie » dans son comportement. Il émet aussi des doutes sur la provenance des documents. Aucune des personnes mises en cause ne reconnaît leur authenticité. ­Pourtant, l’affaire fait grand bruit. La légitimité de l’opération Lava Jato est remise en question. Tandis qu’Intercept Brasil poursuit ses publications, Greenwald coupe toute communication avec sa source.

Le Brésil mesure peu à peu les conséquences de ces révélations. ­Forcément, le gouvernement et les médias se lancent dans des spéculations frénétiques sur l’origine des fuites. Pourtant, Walter Delgatti ne fait rien pour couvrir ses traces et poursuit son œuvre. Il est capable de rester des heures devant son écran pour surveiller les multiples comptes piratés simultanément. Il a créé un système permettant de suivre plus de cent comptes en temps réel. À l’époque, précise-t-il, il lui arrive de rester éveillé quarante-huit heures d’affilée. Delgatti s’amuse même à narguer ses célèbres victimes sur Twitter. En réaction à un tweet de Deltan Dallagnol, il affirme avoir des preuves que les révélations sur Lava Jato sont authentiques, citant les dates et les heures de messages sur le téléphone de Dallagnol trois jours avant son piratage. Et le 7 juin, il tweete à Moro : « Chaque jour qui passe, votre ligne de défense est un peu plus ridicule. La maison s’est écroulée, alors pas la peine de vous protéger du soleil avec une passoire ! Ça ne servira à rien. »

Delgatti dénigre aussi Bolsonaro sur les réseaux sociaux. Il tweete de son compte personnel avec, sur son profil, un visage souriant affublé de lunettes de soleil : un comportement tellement audacieux que personne ne veut y croire. Le 21 juin, juste après minuit, Delgatti pirate le compte ­Telegram de Joice Hasselmann, une proche du président, leader du parti d’extrême droite de Bolsonaro à la chambre des ­députés. Le lendemain, Hasselmann poste une vidéo sur les réseaux sociaux, affirmant que son portable a été infiltré. Sans se démonter, Delgatti hacke le compte d’un membre clé du cabinet de Bolsonaro, l’économiste en vue Paulo Guedes. Ce sera son dernier coup d’éclat.

« Merde, ça sent le soufre »

Le matin du 23 juillet, à Araraquara, ­Ariovaldo Moreira, l’ancien avocat de ­Delgatti, se réveille d’humeur morose. Il s’est récemment séparé de sa femme et son travail est devenu monotone. Après ses étirements du matin, il se jette à genoux pour prier : « Aidez-moi, Vierge Marie ! J’ai besoin de changement. De renouveau dans ma vie. »

Il s’avère qu’un profond bouleversement s’apprête à déferler sur Araraquara le matin même, sous la forme d’une descente savamment orchestrée par la police fédérale et intitulée opération « Intrusion ». Le cordon de police court sur plusieurs rues, vision inédite dans cette ville paisible. À 8 heures, des agents pénètrent chez la grand-mère de ­Delgatti, mais ne trouvent pas leur homme. Peu après, la police s’engouffre dans son appartement à Ribeirão Preto, la ville où il suit des cours de droit, et le découvre endormi. Delgatti est resté éveillé les deux derniers jours, pour suivre ses comptes ­Telegram. Puis il a pris des ­somnifères et s’est couché vers 3 heures du matin. D’après son témoignage, il se réveille avec un pistolet pointé sur le visage. Quand le chef du commando lui demande s’il sait pourquoi ils sont là, Delgatti répond : « À cause du ministre Sergio Moro. » Il ajoute : « Je vous attendais. »

Les autres personnes qui reçoivent la visite de la police ce matin-là sont moins bien préparées. À São Paulo, son vieil ami Gustavo Santos est réveillé par un ping d’alerte sur son portable. Il a mis en place un réseau de caméras et de capteurs dans la maison vide qu’il a conservée à ­Araraquara. Les appareils envoient des alertes sur son téléphone dès qu’ils détectent un mouvement. Parfois, ils sont activés par des chats ou des insectes. Cette fois, le ping est déclenché par une descente de la police, mais Santos ne perçoit pas le danger – « j’étais totalement KO à cause des somnifères » – et se rendort.

À 8 heures, l’interphone bourdonne. Il se lève péniblement pour répondre. « ­Gustavo, grésille une voix, j’ai un pli pour vous. Vous devez signer. » Santos ne reconnaît pas la voix du gardien. « Mec, signe pour moi », réplique-t-il.Mais en raccrochant, il se dit : « Merde, ça sent le soufre. » Santos se précipite à la fenêtre. Plusieurs silhouettes vêtues de noir s’approchent de l’immeuble. Maintenant parfaitement réveillé, il court dans l’appartement pour récupérer des documents, les déchirer et les jeter dans les toilettes, espérant se débarrasser de preuves potentiellement ­compromettantes. Car Gustavo Santos est très impliqué dans des échanges de cryptomonnaie. Puis, se rappelant les 100 000 réaux brésiliens qu’il garde (environ 25 000 dollars), Santos se rue dans la chambre où sa petite amie, S­uelen Oliveira, dort encore. « Su, murmure ­Santos. Tu dois cacher ça pour moi, la police est là ! » Confuse, elle cligne des yeux. « Elle ne comprenait rien à la situation », se rappelle Santos.

La sonnette retentit. Un puissant coup est frappé à la porte. Puis le battant s’ouvre à la volée. Santos s’avance vers les policiers et les arrête en levant une main. Du haut de ses 1,90 mètre et 150 kilos, avec ses cheveux ras et ses tatouages sur le cou et les mains, il en impose. « Attendez, vous ne pouvez pas entrer sans mandat ! lance-t-il.

— Jeune homme, du calme, rétorque le chef. Nous sommes des agents fédéraux. Et oui, nous avons un mandat. »

Santos se fige. La police lui plaque le visage contre le mur, raconte-t-il. Après lui avoir lu ses droits, un enquêteur lui pose une question qui n’a aucun sens pour lui : « C’est vous, le hacker ?

— Vous vous trompez de personne ! », crie sa petite amie, qui vient de se lever.

La police fouille l’appartement et découvre les 100 000 réaux. Puis le chef des agents fédéraux demande au couple de prendre des vêtements de rechange : ils partent pour ­Brasilia, la capitale, à plus de 900 kilomètres. À ­l’aéroport, ils embarquent sur un jet de l’Air Force et pas sur un vol commercial. « C’est quoi, ce bordel ? », s’interroge Santos. Dans l’avion, la police menotte ses mains à ses chevilles puis on lui enroule une chaîne autour de la taille. « On nous a traités comme des meurtriers », déplore sa petite amie.

Le jet atterrit une heure plus tard à Ribeirão Preto. Le couple est autorisé à quitter l’avion pour utiliser les toilettes. Dans le hangar de l’aéroport, ils repèrent Walter Delgatti entre deux officiers fédéraux, en costume-cravate. « C’est là que j’ai compris », commente Gustavo Santos. À savoir que Delgatti l’avait entraîné dans le plus gros merdier de son existence. « Qu’il ne s’approche pas de nous, ou ça va chauffer ! », crache Suelen à la police. Quand Santos croise le regard de son ancien ami, ce dernier sourit. Il reconnaît le fameux sourire étrange que Delgatti affichait des années auparavant, quand il était DJ à une soirée. Son premier souvenir de Delgatti. Santos repère aussi Danilo Marques, arrêté à Araraquara en plein milieu d’un cours d’électricité.

L’avocat en bermuda

Après avoir fait ses étirements et être tombé à genoux pour prier la Sainte Vierge, Ariovaldo Moreira se rend à son centre de gym à Araraquara, puis à son bureau. Il porte un bermuda – sa tenue habituelle lorsqu’il n’attend pas de clients. À 10 heures, l’avocat reçoit un appel de la mère de Santos : « Ari, la maison est pleine de policiers ! » Ils fouillent son domicile et celui de Santos tout proche. « Ce n’est sûrement rien, la rassure Moreira. Santos s’attire tout le temps des ennuis. »

Mais peu après, la sœur de Gustavo l’avertit que Santos a été arrêté à São Paulo. Moreira lui rappelle que la police a besoin d’un mandat de perquisition. Et il se replonge dans son travail. Un peu plus tard, la photo d’un mandat apparaît sur son fil WhatsApp. Avec un soupir, il commence à le lire. Ses yeux s’arrêtent sur un nom : Sergio Moro. Surpris, il poursuit : d’après le mandat, Santos est recherché pour son implication dans le piratage du téléphone de Moro. Cela a un lien avec les fuites sur l’opération Lava Jato, comprend l’avocat. « C’est Gustavo, le responsable ? », ­s’étonne-t-il. Pas possible. Et pourtant, c’est écrit noir sur blanc. Moreira court trouver son fils, lui aussi avocat, qui travaille dans la pièce adjacente. « Hourra ! crie-t-il. La fête va bientôt commencer ! » Moreira se rue vers l’ascenseur, toujours en bermuda, son fils sur ses talons. « Que se passe-t-il ? interroge ce dernier.

— Allume la télé, tu vas bientôt m’y voir ! », lance Moreira en s’engouffrant dans la cabine.

Il rentre chez lui, boucle ses valises, et réserve le premier vol pour Brasilia.

176 ­intrusions réussies

Le soir des arrestations, Luis Flavio ­Zampronha de Oliveira, le chef de la police fédérale en charge de l’opération ­« Intrusion », s’assoit enfin face à son principal suspect. Mais après des semaines de traque, la confrontation s’avère presque décevante. Walter Delgatti reconnaît son implication pratiquement tout de suite. Il affirme avoir agi seul et explique que tout a commencé avec Marcel Zanin Bombardi, le procureur qui l’a envoyé en prison. Il avoue s’être introduit dans le compte ­Telegram de ­Sergio Moro. Et celui de Manuela d’Ávila – dont il a trouvé le numéro dans les contacts de l’ex-présidente destituée Dilma Rousseff. Walter Delgatti prétend également avoir piraté le Telegram de Lula, mais n’en avoir gardé aucune trace. Le week-end suivant, Telegram trouve une parade à la faille exploitée par le hacker – qui n’exposait pas seulement les utilisateurs brésiliens, mais tous les utilisateurs de l’application dans le monde.

Quand les fédéraux passent en revue les 7 téraoctets d’informations stockées sur les appareils confisqués pendant leur descente, ils récupèrent les enregistrements de 6 508 appels téléphoniques émanant de 1 330 numéros différents, soit 176 ­intrusions réussies. Ils découvrent aussi que des sommes d’argent douteuses ont circulé parmi les suspects les mois précédents. Mais ils n’ont pas de vision claire de leurs motivations. Certains échanges de SMS suggèrent une embellie financière. En avril 2019, par exemple, à peu près à l’époque où Walter Delgatti accède au compte du procureur Dallagnol, il écrit à Danilo Marques : « La tempête est passée » et « À nous la fortune ! » Gustavo Santos reste évasif au sujet de ses sources de revenus et du commerce de cryptomonnaie, au point que les procureurs se demandent si les pirates ­présumés n’ont pas été payés en cryptomonnaie.

Finalement, ils ne trouvent aucune preuve que Delgatti a retiré un quelconque bénéfice de ses opérations de hacking. ­Seulement que les intéressés sont impliqués, chacun de leur côté, dans des fraudes et des délits mineurs depuis des années. Pour tous, la motivation profonde de ­Delgatti demeure mystérieuse. Zampronha, le chef de la police fédérale, n’a jamais obtenu de réponse probante de sa part. 

 « Tu as vu ce que j’ai fait ? »

Ariovaldo Moreira voit Walter Delgatti pour la première fois lors de l’audience préliminaire. ­L’avocat patiente en salle d’attente avec Santos et Suelen Oliveira – tous deux menottés et entourés de policiers armés – quand Delgatti apparaît, en costume. « Salut Ari, ça gaze ? », lance-t-il. Avant de fondre en larmes : « Tu as vu ce que j’ai fait ? »

Delgatti est accusé d’être le meneur du groupe. Santos, Marques et Oliveira sont suspectés d’être ses complices : certaines infiltrations émanent de leurs adresses IP personnelles. Tous sont soupçonnés par la justice d’être membres d’un réseau de crime organisé. Le 19 septembre débute la deuxième phase de l’opération ­Intrusion. Le programmeur free-lance Thiago ­Eliezer est arrêté à Brasilia, Luiz Molição, l’étudiant, dans la périphérie de Ribeirão Preto. Eliezer est accusé d’avoir développé des techniques à des fins délictueuses, et Molição d’avoir aidé Delgatti à compiler les documents, à communiquer avec Glenn Greenwald et à pirater le compte de Joice Hasselmann. Pour sa défense, ­Molição affirme que Delgatti l’a manipulé et forcé. Il le décrit comme un « sociopathe narcissique ».

Greenwald est lui accusé d’avoir « encouragé et dirigé le groupe pendant la période des piratages ». La preuve de son implication, d’après les procureurs, est sa réponse prudente quand sa source l’a appelé pour lui demander conseil. Mais en août, la Cour suprême du Brésil interdit les poursuites contre Greenwald, au nom de la ­Constitution, qui protège la liberté de la presse. De son côté, la police conclut que le journaliste n’a pas participé aux crimes ­présumés. Mais les procureurs veulent à tout prix l’incriminer et font appel de la décision de la Cour suprême. Le président Bolsonaro déclare dans une interview : « Il fera peut-être de la prison ici, au Brésil. »

 Glenn Greenwald et sa famille sont surveillés vingt-quatre heures sur vingt-quatre depuis la révélation des documents. ­Pendant ce temps, Intercept continue à publier les documents du hacker – plus de cent articles. Le 29 octobre, Greenwald démissionne du journal à la suite d’un désaccord avec ses rédacteurs en chef américains – ce qui ne l’empêche pas de renouveler son estime pour Intercept.

Lula libéré et remis en selle 

Le 8 novembre 2019, Lula est libéré, comme Walter Delgatti l’avait prédit. Afin d’établir son innocence, l’ancien président demande l’accès à tous les échanges entre Sergio Moro et les procureurs de l’opération Lava Jato. En mars 2021, le ­Tribunal suprême fédéral annule toutes ses condamnations en justice. Lula retrouve ses droits politiques, après cinq cent quatre-vingts jours en prison. « C’est la reconnaissance que nous avons toujours eu raison dans cette longue bataille juridique », proclame-t-il. Malgré ses 75 ans, il pourrait défier Bolsonaro lors du prochain scrutin présidentiel, l’année prochaine. Douce ­vengeance... 

Quant à Sergio Moro, il a perdu une grande partie de sa crédibilité. Contrairement à ce qu’il prétendait, il n’a pas été attaqué par des services secrets étrangers, mais par de petits magouilleurs de rue. Après les révélations, le ministre a fait profil bas et, en avril 2020, il démissionne, à cause de divergences de vue avec Bolsonaro. Depuis, Moro a accusé le président de plusieurs crimes. Mais il prétend que, depuis le piratage de son compte, il supprime régulièrement ses SMS, de sorte qu’il n’a pas conservé les échanges avec ­Bolsonaro qui auraient constitué des preuves concrètes. C’est la seule fois où il reconnaît indirectement l’authenticité des messages interceptés. Il a refusé tout commentaire pour cet article.

En réponse à mes questions écrites, ­le procureur Dallagnol affirme toujours que les informations publiées par Intercept ne montrent « aucune activité illicite » ni « aucun crime » des autorités. D’autre part, il accuse le site d’être de parti pris, et ses employés de mener des « attaques terroristes personnelles sur les réseaux sociaux ». Avant d’ajouter : « C’est du militantisme, pas du journalisme. » Il se dit révolté par cette affaire : « Lava Jato est la plus grande opération anticorruption de l’histoire du Brésil. Cent fois plus importante que le Watergate ! Ce dont nous ne devrions pas être fiers, car cela prouve à quel point notre société est gangrenée. Leurs investigations ont provoqué un séisme qui a ébranlé la structure systémique de la corruption. »

Au Brésil, beaucoup doutent toujours qu’un petit arnaqueur d’Araraquara puisse être responsable de la plus grande affaire de fuites de l’histoire du pays. Diverses théories du complot circulent : les hackers sont à la solde des communistes, du parti de Lula ou de riches financiers. Certains avancent que le surnom de Walter ­Delgatti – « Rouge » – prouve sa collusion avec l’extrême gauche. Aux dires d’Eliezer, qui me répond par écrit via son avocat, Delgatti est persuadé qu’ils ne croupiront pas longtemps derrière les barreaux, grâce à une tia – une tante. Il ferait allusion à un mentor puissant : « Il m’a souvent parlé d’une tia qui allait nous aider. »

Walter Delgatti nie avoir tenu de tels propos. Les mois passent, et alors que plusieurs suspects sont remis en liberté dans l’attente de leur procès, Delgatti croupit dans son cachot. Il est détenu toute une année au bloc F du complexe pénitentiaire de Papuda à Brasilia, alors ravagé par le Covid‑19. Plus de 1 000 détenus ont contracté la maladie. Pendant plusieurs mois, il est très compliqué pour Moreira, qui le représente à nouveau, de parler à son vieil ami et client. En mai et juin, l’avocat réussit enfin à lui transmettre mes questions. Dans ses réponses écrites, Delgatti m’explique qu’il a agi à la fois pour sauver le Brésil et parce qu’il a été « trompé ». Il ajoute : « Je n’ai jamais demandé d’argent à personne. Je voulais seulement que justice soit faite. » 

Depuis que l’intérêt des médias s’est tari, Delgatti est dépité par l’absence de sanctions prises contre les personnalités incriminées par les révélations. « Je devrais être libre, s’indigne-t-il. Il est évident que je pourrais aider la justice à poursuivre les crimes commis par les opérateurs de Lava Jato. » Dans ses messages affleure ce qui pourrait ressembler à un mobile : « Je ne me suis jamais senti aussi bien de toute ma vie, assure-t-il à propos des premiers articles parus sur ­Intercept. J’étais si fier de ce que j’avais accompli. Moi qui suis un type plutôt futile, j’avais l’impression d’avoir réussi une mission. »

Il paraît surtout très déçu de ne pas être adulé au Brésil comme il l’espérait. Pour le chef de l’opération Intrusion, Luis ­Zampronha, Delgatti doit être condamné. L’enquêteur le décrit comme un type narcissique et perturbé, mais tout à fait apte à être jugé, et loin d’être digne d’adoration. Un maître dans l’art de l’arnaque qui n’a rien d’un lanceur d’alerte aux nobles idéaux. « Il n’est pas Snowden », assure ­Zampronha.

« Je devrais être considéré comme un héros »

La majorité des Brésiliens approuverait cette analyse. La légende du paumé devenu cyber-redresseur de torts ne colle pas au scénario. Tout le monde se demande s’il n’est pas juste un affabulateur pathologique. Le 17 octobre 2020, Delgatti a été libéré de prison, dans l’attente de son procès à ­Araraquara. Il porte un bracelet électronique à la cheville. Il se met à donner des interviews, notamment à CNN, jusqu’à ce que la justice le menace d’un retour en détention. Selon le Jornal do Brasil, il a expliqué au juge n’avoir « aucun regret » : « J’ai réalisé quelque chose d’important pour mon pays. » Il a même « la conscience ­tranquille […], pas comme les procureurs et Moro » qui « ont fait quelque chose de très mal ».

Peu après sa remise en liberté, je réussis à lui parler de vive voix. Très ému, il proteste : « Je devrais être considéré comme un héros au lieu d’être traité en criminel. » Il devient évasif quand je soulève un point évoqué dans l’un de ses messages : il n’aurait donné à Greenwald qu’une partie des documents piratés. « Ce n’est que la partie émergée de l’iceberg », concluait-il. Quand je lui demande quelle est l’ampleur des données encore en sa possession et ce qu’il compte en faire, il ricane et me dit qu’il a tout intérêt à ne pas répondre : « Je risque ma liberté individuelle. »

Peut-être ne possède-t-il aucune autre information. Mais il se pourrait aussi qu’il détienne une bombe à retardement qui pourrait lui apporter l’adulation dont il rêve. À moins qu’elle ne laisse dans son sillage un simple écran de fumée. ◊

© Wired, 2020, traduction Carole Delporte

Ce récit est paru dans le numéro 56 de XXI.

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