Par Laurène Daycard
Illustrations Marie Mohanna
Quand elle revient en Angleterre en 1997, à presque 60 ans, après seize ans d’exil à l’étranger, Erin Pizzey atterrit, criblée de dettes, dans un hôtel pour sans-abri. « Battue ? Erin Pizzey ? Oui, un petit peu », titre le quotidien The Independent. À l’époque, on sait encore qui est cette femme, et ce qu’elle a représenté aux yeux de milliers d’autres, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en France, partout où a été traduit son best-seller des années 1970 Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, un essai pionnier sur les violences intrafamiliales. Aux prémices de l’ébullition féministe, en 1971, Erin Pizzey, mère au foyer et mariée à un ancien de la Royal Navy, a ouvert ce que les historiennes des violences conjugales considèrent comme le premier refuge d’envergure au monde pour femmes battues. En dehors des cercles militants, ces abus étaient relégués à la sphère privée, sans réelle législation pour les punir.
Ce centre se situe à Chiswick, quartier résidentiel de l’Ouest londonien. Toute rescapée peut y être hébergée gratuitement avec ses enfants, bénéficier de conseils juridiques et d’accompagnement dans les démarches avec les services sociaux. Des caméras du monde entier s’y déplacent. Des célébrités comme les rockers de The Who apportent leur soutien. La reine Elizabeth salue le « phénomène Pizzey ». C’est une icône. Une héroïne. Sans moyens, mais dotée d’un charisme certain, la Londonienne inspire la création de foyers pour femmes battues ailleurs en Grande-Bretagne et dans le monde, comme dans les Hauts-de-Seine, avec le centre Flora-Tristan, à l’initiative de Simone de Beauvoir, en 1978.
Un demi-siècle plus tard, Erin Pizzey s’est comme évaporée des archives de Refuge, l’organisation héritière de Chiswick, qui gère aujourd’hui 48 centres. Le nom de la fondatrice ne figure nulle part sur le site internet de cette importante œuvre de charité, affichant en 2019 un chiffre d’affaires de 17 millions de livres (20,3 millions d’euros). Du haut de ses 82 ans, elle est toujours en vie. Son compte Twitter affiche près de 7 000 abonnés, dont une partie se revendique MRA (men’s rights activists), les militants pour les « droits des hommes ». La centaine de comptes qu’elle suit en retour laisse peu de doutes sur l’état actuel de ses idées, comme cet internaute stipulant en guise de biographie : « Le féminisme est une enfant gâtée, convaincue qu’elle sait tout et qui arrache le volant à son père pour diriger la voiture droit dans le mur. » Ou celui qui inscrit : « Le féminisme est un cancer. »
Depuis sa sortie de l’hôtel pour sans-abri, il y a vingt-trois ans, l’octogénaire occupe un logement social à Twickenham, une zone huppée du Grand Londres, bordée par la Tamise. Elle vit dans une allée de maisons en brique, décorées d’un porche à lambrequin, avec des parterres de fleurs méticuleusement entretenus. Seul le numéro 29 fait exception, avec ses herbes folles. Elle y occupe le dernier étage, une mansarde aménagée en studio biscornu. Quand j’arrive, la porte de son appartement est déjà ouverte.
L’hôtesse trône quelques marches plus haut, au bout du couloir, sur un canapé de cuir noir. C’est la pièce principale : un coin chambre, dissimulé par une bibliothèque, et l’espace salon. Je reconnais le visage avenant et la stature imposante observés sur les archives en ligne. À son cou, un bouton rouge, pour appeler les urgences – elle a survécu à une attaque cardiaque et un cancer. Et la grosse croix chrétienne, incrustée de quelques pierres, qu’elle portait à la grande époque. « Je l’ai achetée sur un marché de Singapour », sourit-elle. C’était peu après la naissance de son aînée, Cleo, en 1961. Elle vivait en Asie avec son mari, Jack Pizzey. De retour en Angleterre, le couple achète dans l’Ouest londonien, encore abordable, en lisière de Chiswick. « Ma belle-mère qualifiait cette zone de “taudis” », s’agace-t-elle. Parce que la façade est arrondie, Cleo et son petit frère, Amos, la surnomment leur « Maison Blanche ». Son mari quitte la Navy pour devenir un reporter populaire de la BBC.
« J’étais complètement dépendante de lui. Je n’ai jamais su combien il gagnait. » Jack lui laisse chaque semaine de quoi payer les courses. « Je me sentais vraiment isolée. » Elle souffre de ce « mal qui ne dit pas son nom », une expression qu’elle découvre en lisant La Femme mystifiée, de l’essayiste américaine Betty Friedan, paru en 1963. Une épidémie de dépression guette les ménagères des classes moyennes aisées des banlieues blanches et occidentales, épuisées de jouer aux mères au foyer épanouies.
Une brèche s’ouvre sur ce quotidien monotone lorsqu’elle ouvre le Guardian en 1969 : la journaliste Jill Tweedie chronique l’émergence d’un Women’s Lib, un mouvement de libération des femmes. Il y est question de « sororité », un concept qui lui paraît formidable. « J’attendais ça depuis toujours : un espace où nous cessons d’être en concurrence les unes avec les autres. Où l’on pourrait se donner des conseils. »
Erin n’a pas encore 30 ans lorsqu’elle assiste à sa première soirée militante. Elle confie pour la première fois les enfants à Jack et s’apprête en conséquence : maquillée et en robe. Mais quand une certaine « Artemis » lui ouvre la porte, elle comprend qu’elle n’est pas dans le thème. Le malaise se poursuit lorsqu’elle remarque un poster à la gloire du maoïsme.
Durant son enfance, son père, diplomate en Chine, avait été placé par le régime communiste en résidence surveillée pendant trois ans, avec son épouse et leur fils en bas âge, le futur romancier à succès Daniel Carney. Durant ces trois années d’absence, Erin était scolarisée chez des religieuses dans le Dorset. L’été, elle séjournait en pension, auprès d’une éducatrice, « Miss Williams », figure féminine qui la fascine. « Elle était extrêmement grosse. Elle avait conduit des ambulances pendant la guerre. Je voulais lui ressembler, devenir moi aussi une femme autonome, qui ne se définit pas au travers de ses relations avec les hommes. »
Quand, adulte, elle participe à cet événement féministe, chez Artemis, elle a l’impression d’être plus incitée à se victimiser qu’à conquérir son indépendance. Artemis lui enjoint de former un « groupe de prise de conscience », ces cercles de parole intimes et non mixtes à la base de la seconde vague du féminisme. Son sang ne fait qu’un tour : « C’est un vocabulaire communiste ! » On l’interroge sur les raisons de sa présence. « Je me sens seule et isolée. Je veux rencontrer d’autres femmes », admet-elle. « Non, ton problème, c’est que ton mari t’oppresse », lui répond-on. Ce qui achève de la crisper : « J’ai le loisir de rester avec mes enfants, pendant que mon mari travaille pour rembourser l’emprunt. On peut m’appeler une esclave au foyer, mais, au moins, j’ai du temps libre. »
Avec quelques réfractaires du Women’s Lib, elle crée son propre groupe pour « s’impliquer dans des changements à l’échelle locale ». Elles mènent campagne contre la hausse du prix des denrées alimentaires et la suppression par Margaret Thatcher, alors secrétaire d’État à l’éducation, de briques de lait pour les écoliers. Bientôt vient le désir d’un lieu à soi, où chacune pourrait avoir sa clé. À force d’insistance, leur conseil d’arrondissement, le borough de Hounslow, leur octroie l’usufruit d’une petite maison, abandonnée depuis six ans, et promise à la destruction, dans une rue de Chiswick, au 2 Belmont Terrace. Le terme de « taudis » est adéquat. Les murs suintent d’humidité. C’est infesté de rats. Il n’y a ni salle de bains ni eau chaude, les toilettes sont dans la cour. Erin et ses comparses s’empressent de tout remettre en état.
Grâce au bouche-à-oreille, de plus en plus de bénévoles se joignent à la tâche : des jeunes mères, des enseignantes, des secrétaires, une plombière. Une cuisine est installée au rez-de-chaussée, une enseigne « Women’s Aid », accrochée au fronton. Quelques semaines après l’inauguration, en 1971, une voisine arrive et soulève son pull. Elle a le buste couvert d’hématomes. « Personne ne m’aide », se désespère-t-elle. Cette phrase fait écho en Erin.
Erin Pizzey a grandi dans une famille dysfonctionnelle. Sa mère, infirmière canadienne désargentée, se fantasmait des origines aristocratiques. Elle était partie soigner des blessés à Shanghai, et trouver un bon parti. Sa fille la décrit comme frivole, peu intéressée par la maternité, et même cruelle. « Je ne l’aimais pas. Mais je détestais encore plus mon père. » Ce diplomate issu d’une lignée de prolétaires irlandais terrorisait les siens à chaque accès de colère. Son épouse multipliait les tentatives, infructueuses, pour s’en séparer. Erin se souvient d’un jour, à 14 ans, où sa mère craignait son retour de mission. « Elle semblait terriblement inquiète. Elle répétait : “Je ne veux pas qu’il vienne dans mon lit.” Ça m’a plongée dans un tel état d’angoisse que je suis restée debout toute la nuit à les épier à travers l’embrasure de la porte. J’avais un grand couteau de cuisine. S’il était allé dans son lit, je les aurais arrêtés. Heureusement pour lui, il le lui a juste demandé. Elle a dit non. Il n’a pas insisté et je n’ai donc pas eu à le tuer. »
Face à l’inconnue qui lui révèle ses blessures, Erin ne peut rester indifférente. Elle lui offre le gîte pour la nuit, chez elle, à la « Maison Blanche ». Elle en informe Jack, sans plus. « Il n’a jamais été très intéressé par mes activités. » Bientôt, elle découvrira que son mari est volage, ce qui précipitera leur couple vers la rupture. Cette nuit-là, le compagnon de leur invitée, qui avait dû se faire communiquer l’adresse par téléphone, tambourine à la porte. « Je ne suis pas un homme violent », l’imite Erin d’une voix caverneuse, en riant. Elle redevient sérieuse : « J’ai compris à ce moment-là que je n’avais peur d’aucun homme dans ma vie, sauf de mon père. »
Les jours suivants, des lits d’accueil d’urgence sont installés à l’étage de Belmont Terrace. Erin a 32 ans et vient de fonder, presque malgré elle, le tout premier refuge. Une règle d’or est édictée : interdit de refuser l’accueil de nuit aux femmes et à leurs enfants dans le besoin. De plus en plus de fugitives s’y abritent. Certaines ont les yeux au beurre noir, parfois des traces de brûlure de cigarette sur la peau, la mâchoire fracturée, et des séquelles de sévices toujours plus cruels. Quelques-unes souffrent de la gale. D’autres se prostituent pour survivre. Leurs enfants traumatisés se cognent la tête contre les murs. Des matelas s’entassent à même le sol dans le couloir.
À cause de ce chaos, « les bénévoles désertent vite l’équipe », regrette Erin. À une exception près, l’autre figure incontournable du lieu : Anne Ashby. Cette infirmière, décédée en 2005, avait fait la connaissance d’Erin au détour d’une promenade avec poussette au parc du quartier. « Elle avait du temps libre et n’était pas effrayée par les femmes dont chaque deuxième mot était “fuck” », s’amuse sa collègue. D’autres volontaires prêtent main-forte, y compris des hommes. « Pour les petits, c’était important de côtoyer des modèles positifs », insiste Erin.
L’organisation repose sur les résidentes. « À la différence des services sociaux, nous considérions que ce n’est pas parce que vous sortiez d’une relation violente que vous n’étiez plus en mesure de prendre vos propres décisions », appuie la fondatrice. Tous les matins, à 10 heures, une réunion se déroule dans le salon. « Elles avaient pour la première fois le luxe de s’asseoir avec d’autres personnes et de parler d’elles. Que faire aujourd’hui ? Que cuisiner ? »
En 1974, quand paraît son premier livre, Crie moins fort, les voisins vont t’entendre, 5 500 femmes ont déjà été reçues, selon l’autrice. Certains jours, le téléphone sonne plus de trois cents fois. L’essai a été rédigé dans l’urgence, la nuit, Erin attablée au comptoir de la cuisine de la « Maison Blanche », pendant que Cleo et Amos dorment. La prestigieuse Penguin Books le publie. Succès retentissant. « Moi, une voix issue de la classe moyenne, disant que les violences conjugales se déroulent derrière les portes closes des domiciles, cela a provoqué un énorme choc. »
En France, la journaliste et romancière Benoîte Groult rédige la préface, pour les Éditions des femmes : « C’est aux hommes et aux femmes dits civilisés qui s’émeuvent si vite devant les injustices lointaines d’écouter enfin ce qu’il se passe tout près d’eux. » L’opus réunit de nombreuses lettres de victimes ou de survivantes, comme ces deux courriers anonymes :
« À 17 ans, j’ai épousé, j’ai le regret de le dire, un sadique tout à fait charmant avec tout le monde, sauf avec sa famille. Après la première semaine de mariage, il a commencé à me battre […]. J’ai souffert de malnutrition, de membres cassés et de bien d’autres choses encore, y compris de blessures à coups de couteau et d’angoisse nerveuse. »
« Je suis allée chez le docteur, il a fait venir une inspectrice des services de santé […]. Je n’arrivais pas à m’arrêter de pleurer. Le docteur m’a fait une ordonnance pour des calmants […]. Je reste assise des heures, et quand les pilules sont finies, les larmes reviennent. En ce moment, j’attends la visite de l’assistante sociale, qu’on m’a promise. On ne m’a donné ni le jour, ni l’heure du rendez-vous. »
C’est un brûlot contre l’incompétence des institutions supposées protéger ces personnes. « Chaque fois qu’une mère vient au service social, on lui dit qu’on ne peut rien faire pour elle, mais que l’on peut à la rigueur prendre ses enfants en charge. Ce n’est qu’un mauvais piège qui lui est tendu », assène l’autrice.
Maria Mourland est une ancienne pensionnaire de Chiswick. Je la retrouve un matin, dans un café du nord ouvrier de Londres. De longs cheveux auburn courent dans le dos de cette sexagénaire à la silhouette élancée. « Battre sa petite amie n’était pas un crime. La police était déjà venue chez moi, pour savoir quel était le problème, alors que j’avais le nez ensanglanté », rappelle cette native du Kent. À la fin de son adolescence, elle a fui une vie de famille chaotique pour s’engager avec un homme violent. Sans emploi, sans aide sociale à son nom et avec un bébé à nourrir, la jeune Maria se pense piégée jusqu’à ce qu’elle découvre dans un journal l’existence du refuge, en 1979. Trois mois plus tard, elle rallie la capitale. Elle y est abritée deux ans, avec sa fille, avant d’obtenir un logement social et de suivre une formation pour devenir famille d’accueil. « Je m’occupe d’adolescents en difficulté parce qu’ils ont eu des parents incapables. Je peux comprendre ce qu’ils traversent. Nous sommes nombreuses, parmi les anciennes, à nous être dirigées vers les métiers du soin. »
En 1973, le centre avait déménagé quelques rues plus loin, sur Chiswick High Road, au numéro 369. Le patron d’une entreprise de construction lui avait acheté une belle maison mitoyenne, avec fenêtre en encorbellement. La façade en pierre était fréquemment recouverte de banderoles « We love you Erin » ou « Battered wives need refuge », pour protester contre les menaces de fermeture du site par les autorités, sous prétexte de surpeuplement.
« Nous n’étions pas tout à fait le voisinage idéal, ironise Maria. Imaginez les multiples allées et venues tous les jours ! » Au fil des années, l’état de la maison s’était considérablement dégradé. Maria frissonne de dégoût quand elle repense « à toutes ces souris qui grouillaient la nuit au pied des lits ». Elle me parle de la baignoire toujours bouchée. Du cadavre de rat échoué sur la poêle à frire. Des heures passées à chasser les nuisibles, armés d’ustensiles de cuisine. Des « commandos poux », à la recherche de lentes sur les colocataires. Et même d’excréments sur les murs. « Nous étions parfois une centaine à cohabiter, pour une seule salle de bains », grimace Maria Mourland. Malgré le désœuvrement, il y avait beaucoup de joie. Elle raconte, malicieuse, ces sacs-poubelles chargés de vêtements, dons de riches bienfaitrices. Avec sa taille de guêpe, elle était l’une des rares à pouvoir les porter.
Ses souvenirs sont empreints de nostalgie, lorsqu’elle évoque ces nuits à se confier, dans la cuisine, entre survivantes, sur ce qu’elles avaient enduré, parfois pendant des décennies, sans réussir à quitter leur conjoint. Et sur les multiples stratagèmes pour prendre leur revanche. L’une crachait dans le dîner qu’elle servait à son tortionnaire. Une autre malaxait son pain sous ses aisselles. « Je suppose que tout ça était thérapeutique », suggère la rescapée. Elle décrit le même mécanisme que celui des cercles de prises de conscience du Women’s Lib, autrefois honnis par la fondatrice. « Ma vie a vraiment commencé le jour où je me suis installée ici, souffle-t-elle. Grâce à Erin, j’ai eu une vie heureuse. Je la vois très rarement, mais nous faisons partie d’une même famille. » Erin Pizzey résume : « La mission de ma vie a été d’aider les gens à surmonter les épreuves. » D’après elle, il est important d’avoir des « modèles » auxquels se raccrocher. C’est le rôle qu’elle espère avoir endossé auprès des survivantes. « Elle gardait un œil protecteur sur moi tout du long », dit Maria Mourland.
Le 26 octobre 1976, le Parlement britannique adopte la loi sur les violences domestiques et les procédures matrimoniales. Les femmes mariées peuvent enfin obtenir une protection juridique, y compris en phase de séparation, le moment le plus à risque pour un passage à l’acte meurtrier. Leurs bourreaux sont menacés d’expulsion du domicile, même s’ils en sont propriétaires. Erin Pizzey fête cette victoire en marge du mouvement des femmes battues. Une National Women’s Aid fédère depuis 1974 environ 80 refuges, selon l’historienne Gill Hague. En 1979, l’association Southall Black Sisters voit le jour pour défendre les femmes noires, asiatiques et afro-caribéennes. Mais « Chiswick Women’s Aid s’est unilatéralement séparée du reste du mouvement Women’s Aid pour faire cavalier seul », souligne cette universitaire.
Pour se distinguer, Erin développe ses propres théories sur l’origine des violences. En 1982, dans son livre Prone to Violence, l’innovatrice dresse une typologie des victimes entre les innocentes et celles qui seraient « enclines à la violence », du fait de leur contexte familial d’origine. Cette lecture psychologisante grossière nie l’impact du genre sur le terrain de l’intime. En France, les spécialistes se réfèrent à la notion d’« emprise » pour qualifier cette entreprise de destruction d’un homme sur sa compagne. En Grande-Bretagne, on parle plutôt de « contrôle coercitif », criminalisé par le Code pénal depuis 2015.
Gill Hague formule avec diplomatie : « Je ne dirais pas qu’Erin est oubliée, mais que les personnes qui l’ont côtoyée en sont toujours blessées. Cinquante ans après, ça reste un sujet de dispute. On s’en souviendra comme du premier refuge, mais Erin Pizzey voulait tout contrôler. » Gill Hague est l’une des rares expertes à m’avoir répondu. « On a peur d’être associées à une personne aussi controversée », avoue une sociologue. D’abord érigée en héroïne, la pionnière a été placée sur liste noire.
« L’oubli est parfois naturel, parfois délibéré », analyse la journaliste Helen Lewis, attablée dans un bistrot à la mode près de London Bridge. En Grande-Bretagne, elle est la seule signature influente à s’être récemment intéressée à Erin Pizzey. À l’été 2021, lors de notre échange, son ouvrage Difficult Women: A History of Feminism in 11 Fights vient de sortir. Il retrace les destins de femmes incroyables mais ignorées par la postérité, dont la pionnière de Chiswick. « Celles qui accomplissent des choses sont souvent tout le contraire de ce qui leur est demandé en tant que femmes : conflictuelles, avec une haute opinion d’elles-mêmes, combatives, agressives s’il le faut et capables de s’autopromouvoir », relève l’essayiste.
Dans le jargon journalistique, Erin Pizzey était « une bonne cliente ». Une porte-parole charismatique s’exprimant de manière intelligible. « Elle a incarné à elle seule le mouvement des refuges. Elle appréciait cette célébrité et cette attention était utile à la cause, estime Helen Lewis. En France, vous avez l’expression : “l’État, c’est moi.” Avec elle, ce serait : “Le mouvement des refuges, c’est moi.” Elle se pensait trop importante pour être étiquetée. Elle n’a jamais voulu être associée à un mouvement. » Mais si Erin Pizzey nie toute implication au sein du Women’s Lib, « elle a travaillé au sein du courant féministe, conclut la journaliste. Même si c’était de sa petite île, elle était partie prenante d’une atmosphère ».
Au début des années 1980, la fondatrice est poussée vers la sortie, à la faveur d’un accord financier avantageux négocié par son allié, le patron de presse David Astor. Le refuge sera réhabilité sous conditions : un taux d’occupation est fixé, des bénévoles y seront salariés et Anne Ashby, peut-être plus souple, en récupérera la direction. L’expérience de communauté autogérée par les mères s’institutionnalise. « Oui, j’ai eu le cœur brisé de partir, mais j’étais aussi soulagée », nuance l’ancienne cheffe, qui se fait hospitaliser en maison de repos. Elle cumule les problèmes de tension, à cause de ses journées surchargées, à jongler entre le centre, sa vie de famille monoparentale depuis son divorce, en 1976, et les nuits blanches à écrire ses ouvrages ou des contributions rémunérées pour la presse, comme le magazine Cosmopolitan. Son aînée, Cleo, a accouché à 15 ans. Le père, un musicien adolescent, connaîtrait bientôt un succès planétaire en tant que bassiste du groupe Culture Club.
La jeune grand-mère vend la « Maison Blanche » en 1981 et embarque les siens vers le Nouveau-Mexique, aux États-Unis, avec son nouveau compagnon, un ex-bénévole américain de vingt ans son cadet. « Mon plan était d’écrire des romans depuis Santa Fe pour les faire vivre et financer un refuge qui ne serait pas dépendant des aides gouvernementales. » Cet exil américain est une période prolifique. Ses premiers romans connaissent un certain succès. L’octogénaire en extirpe plusieurs de l’étagère : The Watershed, Kisses, For the Love of a Stranger, Swimming with Dolphins… « Introuvables, sauf d’occasion sur Internet. »
Au bout de quelques années, l’écrivaine est lâchée par ses éditeurs. Le dernier, Harper Collins, la remercie alors qu’elle est de retour en Europe, pour vivre en Toscane, un autre de ses rêves. Séparée de son jeune partenaire, elle vivote en travaillant comme serveuse. Et sombre dans la précarité au seuil de la retraite. « Savez-vous ce qu’a été mon cadeau de Noël à moi-même, l’an passé en Italie ? Avoir le chauffage central toute une journée », confie-t-elle à The Independent, en 1997. Un fonds de solidarité est lancé. La plupart de ses anciennes sœurs de lutte ignorent la requête. Son fils, Amos, resté aux États-Unis pour évoluer dans l’industrie musicale, éponge ses dettes. Sa fille, Cleo, assistante sociale, lui décroche le logement social de Twickenham. La grand-mère vit du minimum social pour les retraités, qu’elle évalue à 400 livres par mois (470 euros), et d’une dotation annuelle de 7 000 livres (8 300 euros) du Royal Literary Fund allouée aux auteurs dans le besoin.
Plus isolée que jamais, l’ex-icône prend un tournant plus radical et flirte avec les mouvances masculinistes. Elle m’assure que ses convictions n’ont jamais bougé. Dans les années 1970, les journalistes femmes exerçaient une forme de censure « car elles étaient toutes de sensibilité féministe », accuse-t-elle. Dans un article que lui consacre le quotidien britannique The Guardian, en 2001, elle affirme que « la violence conjugale n’est pas une question de genre ». La journaliste Dina Rabinovitch termine par cette interrogation : « Je me demande si un homme qui aurait fait autant serait si seul. Et je me demande pourquoi nous, les femmes, sommes incapables de prendre soin des nôtres comme nous le devrions. »
En 2009, la retraitée rédige une tribune pour le quotidien conservateur le Daily Mail : « Pourquoi je déteste le féminisme… et pense qu’il va finir par détruire la famille ». Une de ses dernières contributions pour un titre grand public : « Les femmes comme les hommes sont capables de cruauté extrême. De plus, la seule chose dont un enfant ait besoin, c’est de ses deux parents biologiques sous un même toit […]. Ce pays est maintenant au bord d’un grave effondrement moral. » Face à moi, l’écrivaine enfonce le clou : « Le féminisme est un cheval de Troie abritant des soldats. D’abord, vous subvertissez les femmes. Ensuite, les familles. Si les maris nous oppressent, c’est qu’il faut nous en débarrasser, nous disent-elles. Il n’y a plus d’unité familiale homme, femme, enfant. La nouvelle unité, à leurs yeux, c’est femme et enfants, sans homme. » Les propos sont prononcés sur un ton vigoureux.
Erin Pizzey a pris « la pilule rouge ». Cette métaphore, prisée par les mouvances masculinistes, décrit le moment où leurs adeptes comprennent que l’univers serait, dans leur esprit, façonné au profit du deuxième sexe, et que nous vivrions en « gynocratie ». C’est aussi le titre d’un documentaire à succès de 2016, auquel Erin Pizzey a participé, l’histoire d’une cinéaste féministe dont les convictions chavirent au contact de ceux qui se prétendent « défenseurs des droits des hommes », mais prônent surtout la haine des femmes. Comme Paul Elam, l’éditeur américain du très influent site A Voice for Men, auquel Erin Pizzey contribue. Cette figure influente de la « manosphère » anglo-saxonne est un habitué des sorties provocatrices. En 2010, sur son site, Elam a écrit qu’il ne condamnerait jamais un violeur, qu’importent les preuves, parce que les tribunaux seraient « corrompus » par « une fausse culture du viol ». Erin l’excuse : « Ce n’étaient que des déclarations pour faire parler de lui. »
1 425 femmes, une tous les trois jours, ont été tuées par des hommes en Grande-Bretagne entre 2009 et 2018, selon la base de données Femicide Census impulsée par la travailleuse sociale Karen Ingala Smith et l’avocate Clarissa O’Callaghan, en partenariat avec Women’s Aid. En moyenne, une tous les quatre jours l’est par un (ex-)conjoint, selon ce recensement. « Le rythme auquel les hommes tuent les femmes ne présente aucun signe de diminution », s’inquiètent les chercheuses. D’après les données des dix dernières années relevées par l’Office national des statistiques, 80 femmes, âgées de 16 ans et plus, sont tuées en moyenne chaque année par un conjoint ou ex-conjoint en Angleterre et au pays de Galles. Ces féminicides représentent un tiers des meurtres de femmes. À l’inverse, 2 % des homicides surviennent dans un tel contexte, soit environ neuf victimes masculines par an. Le rapport n’indique pas si le crime survient dans un cadre hétérosexuel ou homosexuel.
Erin Pizzey elle-même contredit ses idéaux. « Elle dit que le féminisme détruit le modèle de famille nucléaire. Mais c’est à partir du moment où elle s’est engagée dans l’activisme qu’elle a rompu avec Jack », constate la journaliste Helen Lewis. Sa petite-fille Amber, mère au foyer de 42 ans, dont elle est très proche, la défend : « Grandma a un suivi énorme sur les réseaux sociaux. Elle garde toute sa pertinence. »
La reporter-photographe Christine Voge, qui avait réalisé une série photo dans le foyer et a noué un lien amical avec la fondatrice, reconnaît : « Oui, elle a un caractère compliqué. » Puis elle oppose : « Si elle n’avait pas eu le courage de faire ce qu’elle a fait, il n’y aurait pas de refuge aujourd’hui. » Christine Voge déplore que, d’un côté, « on essaie de l’effacer de l’histoire », et que, de l’autre, les militants masculinistes « tirent profit d’elle ».
Sa fille, Cleo Pizzey, me raconte par téléphone être retournée une fois au refuge, il y a quelques années. En tant qu’assistante sociale, il lui arrive d’y placer une victime. « La maison avait tellement changé, tout était neuf ! », s’étonne-t-elle. Quand elle a prononcé son nom, personne n’a tilté. « Les jeunes, même dans le secteur du social, ne le connaissent plus. Ils pensent qu’il y a toujours eu des refuges. »
Quelques jours plus tard, je monte à bord de la voiture d’Erin Pizzey en direction de Chiswick. « Mais on ne va pas pouvoir y entrer. » Elle s’indigne : « On m’a juré de me mettre à la porte si j’y allais ! » L’octogénaire marche avec une canne, mais elle conduit avec aisance jusqu’à ce que la météo change. Des torrents d’eau giclent bientôt sur le pare-brise et son essuie-glace ne cesse de se coincer. La conduite devient de plus en plus dangereuse. La pluie s’intensifie. « J’ai peur », me dit Erin. Je m’en veux de l’avoir embarquée dans ce voyage. Elle s’arrête à un feu rouge. « La station de métro est en face », me dit-elle. Je referme vite la porte pour ne pas laisser entrer la pluie.
On se quitte comme ça. Dans le fond, elle n’avait peut-être pas si envie que ça de revoir le refuge. Pour elle aussi, c’est du passé.
Publié dans le numéro 58 de XXI