Par Jean-Sébastien Josset
Illustrations Yasmine Gateau
Abdi n’est pas un habitué du Café des champs libres, cantine branchée de Rennes. Le Somalien vit depuis trois ans dans une communauté Emmaüs de Hédé, une commune rurale située à une vingtaine de kilomètres de la capitale bretonne. Pour être sûr de ne pas rater le rendez-vous, il a passé la nuit chez un compatriote installé en ville. Passe-partout, il porte des baskets blanches, les mêmes que tous les jeunes Français à la mode. Enfoncé dans un fauteuil en cuir, il attend, immobile. Va-t-elle être heureuse de le revoir ?
Elle pousse la porte du restaurant et son visage s’illumine. Il la serre dans ses bras, furtivement. Ils ne se sont pas vus depuis plusieurs années. Il lui prend la main : « Chloé ! J’ai vu des photos du cyclone passé cet hiver, tout le monde va bien ? Ta famille ? » Il y a quelques jours encore, la trentenaire vivait à Madagascar. Elle n’a pas eu le temps d’ajuster sa garde-robe aux conditions climatiques locales, un simple coupe-vent la protège d’un mois de mars glacial. Son teint hâlé se souvient d’une vie passée loin des terres bigoudènes. Le temps qu’elle pose son sac et se mette à son aise, il la mange des yeux.
Tout les sépare, ils n’auraient jamais dû se rencontrer. Ni s’apprécier. Ni se retrouver. Abdi le pirate, Chloé l’otage. Dans un café bobo breton. La scène est ahurissante mais les deux sont tout entiers engagés dans une conversation qu’ils semblent avoir commencée il y a neuf ans, en avril 2009, quand un commando somalien prend en otage le voilier sur lequel voyagent Chloé, son mari Florent et leur fils Colin. Après un calvaire de six jours, les forces françaises donnent l’assaut et quatre hommes perdent la vie : trois pirates, et Florent.
Des gouttes de pluie perlent sur la chevelure platine de Chloé, qui commande un verre de vin. Abdi lui touche régulièrement le bras ou le genou en signe de bienveillance. Avec leurs vies à l’opposé, ces deux-là se comprennent très bien. Bien sûr, le printemps 2009 reste en toile de fond, comme le socle d’une maison commune. À l’époque, le couple Lemaçon quitte le petit port breton de Vannes avec leur fils de 3 ans et deux amis. Ils viennent de se marier et ce voyage doit être celui d’une vie. Chloé, qui a travaillé quelques années à Paris dans l’univers du cinéma et de la télévision, a préparé ce projet en vendant une marque de sandales en plastique, devenue célèbre depuis, sur les marchés bretons. Elle a mis tant de cœur à l’ouvrage qu’elle a fini par ouvrir une boutique. Florent officie dans la société familiale de communication comme administrateur réseau. Mais c’est comme photographe qu’il s’épanouit : il a même publié un livre, Les Petits Métiers de Niamey, sur de petits artisans nigériens.
Nourris par les récits des grands aventuriers contemporains, Bernard Moitessier, Gérard Janichon, Nicole Van De Kerchove, ils sont convaincus de pouvoir s’inventer une vie familiale loin des injonctions consuméristes de la vie occidentale. « Nous imaginions que, une fois dans l’océan Indien, nous pourrions trouver du travail entre les Maldives, Mayotte et Madagascar, se souvient Chloé. Florent avec son monitorat de kayak, moi dans la restauration. » Avec leurs économies et le soutien de leurs familles respectives, ils achètent un grand voilier en ferrociment de 14 mètres, la Tanit. Pendant des mois, les jeunes navigateurs préparent avec minutie leur embarcation.
Les pieds nickelés de la piraterie
Au même moment, à 6 000 kilomètres de là, dans cet océan Indien qui fait fantasmer Chloé et Florent, une sécheresse sévit en Somalie. Les bêtes meurent. Les bergers doivent s’installer en ville pour gagner de quoi subvenir à leurs besoins. Parmi eux, Abdi, Mahamoud Abdi Mohamed de son vrai nom. À 20 ans environ – il ne connaît pas sa date de naissance –, il est chef de famille depuis la mort de son père. Lorsqu’il arrive dans la petite localité de Bender Beila, dans le Nord somalien, il est affamé.
Un « ami » lui propose du travail. « Il me présente à un homme important, entouré de gardes armés. L’homme est d’abord méfiant, puis me dit : “Si tu veux manger, il faudra travailler pour moi.” Il m’offre un grand repas, me loge à l’hôtel et me donne beaucoup d’argent. Un jour, il m’ordonne de partir en mer pour attaquer les bateaux. Chez moi, il n’y a ni police ni juge. Si je n’obéissais pas, ma famille risquait de subir des représailles. » Dans l’ambiance feutrée du restaurant breton, les traits de Abdi se crispent de colère. L’homme est un seigneur local de la piraterie. « La France est un pays de droits. Lorsqu’on te propose un travail, tu sais ce que tu vas faire. En Somalie, c’est la guerre, c’est différent. »
Le jeune berger se retrouve en pleine mer, armes à la main. Mais une carrière de marin ne s’improvise pas. Avec ses coéquipiers, il rate l’abordage d’un cargo israélien à cause d’une échelle trop courte pour atteindre le pont. Les pieds nickelés de la piraterie n’ont plus de gasoil, plus de vivres, et se laissent dériver au large toute une nuit. Déshydratés, ils sont persuadés que la mort est proche. C’est alors qu’ils croisent la route de la Tanit. À bord, de l’aveu même de Abdi, les Lemaçon leur sauvent la vie. Ils leur offrent tout ce dont ils ont besoin : eau, nourriture, cigarettes. Mais les cinq hommes, en liaison quasi permanente avec leur chef à terre, ne renoncent pas à leur objectif initial : obtenir une rançon.
Ils détournent le navire et mettent le cap vers les côtes somaliennes. C’est un long trajet, Florent conseille de rationner les vivres mais les pirates sont si peu habitués à une telle abondance qu’ils se jettent sur la nourriture. Le chef, Jamaa, la quarantaine, est le plus hostile. Quand un avion patrouilleur de la marine française survole la zone, il est persuadé que l’équipage a communiqué leur position. Il fait monter tout le monde sur le pont et les Somaliens mettent en joue les Bretons. Avant de rabaisser leurs kalachnikovs. Selon Chloé, Abdi était « tout en bas dans la hiérarchie » : « Il était préposé à l’intendance, à savoir faire la vaisselle et charger les téléphones portables pour ne pas perdre le contact avec la terre. Après les repas, il nous rapportait toujours bols et gamelles propres. »
Le quatrième jour, les frégates françaises approchent et la tension monte. Jamaa doit discuter par radio avec un médiateur de l’armée mais il n’a pas un niveau d’anglais suffisant. Il s’énerve et pointe son arme sur Colin, qui jouait tranquillement sur la table du cockpit. Florent éclate de colère. Il est menacé par « Émail Diamant », le bras droit de Jamaa, qui doit son surnom à la beauté de son sourire. Le cinquième jour, les forces tricolores canardent la drisse du voilier. Émail Diamant est pris de panique. Devant Chloé et son fils, il pointe le canon de son arme contre sa propre tête et menace de se suicider. Face aux flibustiers terrorisés, arroseurs arrosés, Florent joue les conciliateurs et dissuade le pirate aux dents blanches de mettre fin à ses jours. À mesure que les ravisseurs se retranchent dans le carré, « garder notre fils à l’abri devenait de plus en plus difficile », explique Chloé.
Elle raconte à Abdi : « La sixième nuit, je n’ai pas dormi. J’ai eu peur que votre chef nous tue pendant notre sommeil. » Abdi, qui sirote aujourd’hui son jus de fruits, bien calé dans son fauteuil, poursuit : « Sur le bateau, Colin et toi vous me touchiez encore plus que les autres. C’est pour ça que je refusais d’obéir au chef qui me demandait de garder ma kalash chargée. Je lui disais : “Tue-moi plutôt !”
— Tu ne t’attendais peut-être pas à trouver une femme et un enfant sur la mer. Tu étais plus inquiet pour nous que pour les hommes. Tu étais jeune… », répond Chloé, 39 ans aujourd’hui, dont les cheveux trempés continuent de goutter sur le sol du restaurant. Elle raconte : « Je me souviens encore du navire de guerre à côté de notre bateau. Il était énorme, plus gros qu’un immeuble. Il nous écrasait. La pression était telle que je me suis dit : mais faites ce que vous avez à faire, qu’on en termine ! » Au moment de l’assaut, elle est réfugiée dans la cabine arrière bâbord du voilier avec son fils et son mari. Florent est touché par un tir mortel. Abdi, lui, est sur le pont. Il se souvient des détonations puis il perd connaissance.
Lorsqu’il se réveille, il est étendu dans une embarcation qui le ramène vers la frégate positionnée à quelques centaines de mètres du voilier. Il a une blessure importante à la jambe, due à un tir de sniper. « Ce que nous avons fait est très grave, insiste-t-il. La France fait partie des rares pays qui peuvent te laisser une chance : une autre armée m’aurait tiré une balle dans la tête. »
Il s’évanouit à nouveau et se réveille brièvement à Djibouti. Puis, quand il reprend vraiment connaissance, il ne sait pas où il se trouve. Il est allongé dans une chambre blanche, à travers la fenêtre il aperçoit un décor de verdure qui lui est totalement étranger. « J’ai d’abord pensé que j’étais mort, que j’étais au paradis. » Il lui faudra attendre trois jours et l’arrivée d’un traducteur pour comprendre qu’il est dans une ville qui s’appelle Rennes, en France. « Je mangeais, je dormais. Mais je ne comprenais rien à la situation et je craignais de me faire amputer. Je ne savais pas comment dire au médecin où j’avais mal. Je me suis fait soigner sans pouvoir donner ni recevoir d’explications. » Il est ensuite transféré à Bordeaux où il est opéré deux fois, sans obtenir la moindre information sur la nature des soins qui lui sont prodigués. Il séjourne à l’hôpital plus d’un mois, mais ne peut rééduquer correctement sa jambe, son statut de prisonnier lui interdisant toute sortie de sa chambre. Il sait aujourd’hui que ce membre boiteux et douloureux ne manquera jamais de lui rappeler sa courte carrière de pirate.
« Un tir d’origine militaire »
De retour sur terre, Chloé, elle, fait l’objet d’une polémique qui laisse peu de place au deuil. Dans les médias, sur Internet, elle doit répondre sans relâche aux incessantes accusations d’irresponsabilité lancées le soir du drame par le ministre de la Défense de l’époque, Hervé Morin, qui qualifie la famille de « risque-tout ». Chloé rappelle que l’équipage transmettait quotidiennement ses positions, avait scrupuleusement respecté le corridor de navigation recommandé, et tenait un cap à plus de 512 milles des côtes somaliennes, soit 940 kilomètres.
La jeune femme est persuadée que les autorités font diversion. Qu’elles cachent derrière leur incompétence supposée leur propre dérapage. Chloé en est sûre : la balle qui a tué son mari est française. À cause des positions des uns et des autres sur le bateau, elle ne peut venir des pirates. Seule face au secret d’État, elle ne cesse de dénoncer les manœuvres du gouvernement français pour ne pas prendre ses responsabilités. « Nicolas Sarkozy m’a reçue deux fois à l’Élysée, nargue-t-elle, rappelant qu’elle s’est rendue en tongs sous les lustres du palais présidentiel. Il m’a proposé de l’argent et un travail. Je lui ai répondu que s’il voulait m’aider, il fallait faire la lumière sur l’origine du tir. »
Elle écrit un livre, Le Voyage de “Tanit”, pour rétablir la vérité. La veille de sa sortie, le procureur de Rennes annonce que « l’expertise balistique ordonnée par le magistrat instructeur a permis d’établir que le tir ayant causé la mort de Florent Lemaçon était un tir d’origine militaire ».
Dehors, la pluie continue d’arroser le parvis rennais de la cour des Alliés. Les enceintes du café diffusent de l’electro. Chloé et Abdi pourraient ainsi parler des heures. L’ex-otage pose une question qu’elle n’a jamais encore posée directement à Abdi : qu’est-ce qui a décidé l’assaut des forces françaises, commandées par Nicolas Sarkozy ? Selon la version officielle, le commanditaire du kidnapping, basé à terre, aurait demandé aux pirates de ramener les otages pour monnayer la vie de la mère et de l’enfant.
« Il a dit quoi précisément ? Que cela rapporterait encore plus d’argent de nous amener à terre ?
— Je ne pense pas qu’il ait dit ça. Mais il a refusé que nous vous échangions, toi et Colin, avec un officier de l’armée française. Il a dit : “Si vous les lâchez, vous êtes coulés.” Ça, je l’ai entendu, assure Abdi.
— Les communications entre notre voilier et votre chef à terre n’ont jamais été étudiées. Les autorités françaises ont fait croire à tout le monde que votre chef voulait nous amener à terre, que nous pourrions alors être séparés, voire tués. Nicolas Sarkozy a utilisé cela pour justifier l’intervention. Je pense que c’est faux. Sinon pourquoi ces communications sont restées dans les scellés, qui sont encore au tribunal ? J’ai longtemps réclamé les puces des téléphones portables. En vain, cela n’a jamais été rajouté au procès. »
Et Chloé de s’interroger au sujet des deux morts somaliens : « Leurs corps ont été débarqués sur le quai d’un bled en Somalie… Je me demande si Nicolas Sarkozy n’a pas violé la convention de Genève, car tout cela s’est passé dans les eaux internationales. Il faudrait vérifier », lance-t-elle, toujours prête à en découdre avec les zones d’ombre de cette tragédie.
Au procès qui se tient aux assises de Rennes quatre ans après la prise d’otage, le 14 octobre 2013, il n’est pas question pour Chloé de charger Abdi, qui se tient avec deux autres pauvres bougres dans le box des accusés. Seule la vérité sur les circonstances de la mort de son mari compte pour elle.
« Le premier jour du procès, je vous ai donné mon livre et “Frères de la côte” [ouvrage collectif d’intellectuels libertaires qui ont assisté aux procès de piraterie à partir de 2012, ndlr], se souvient Chloé. Mon avocat m’a engueulée : “Nous sommes la partie civile, ça ne se fait pas !” Il raisonnait avec sa tête d’avocat, mais moi j’en ai rien à faire de ce que peuvent penser les gens ou les jurés.
— Mon avocate m’avait dit que tu avais écrit un livre sur votre voyage et la prise d’otage. Mais je ne savais pas encore lire. Au tribunal, mon premier regard était pour toi. Quand on se croisait, on se parlait.
— Je n’étais pas là pour vous enfoncer plus que vous ne l’étiez. Ce procès était hors norme de toute façon. »
Un procès hors norme, jusqu’à son dénouement, quand Chloé demande à rencontrer en tête à tête les trois jeunes hommes. Une requête qui sème la pagaille dans l’esprit des magistrats, mais à laquelle le président de la cour finit par répondre favorablement. L’entrevue est organisée à la hâte, dans une petite pièce minuscule du tribunal, située entre la salle d’audience et les cellules des accusés, quelques instants après l’énoncé du verdict : les accusés viennent d’écoper de neuf ans de prison.
« Tu te souviens ? On s’est retrouvés tous les quatre. C’était si petit qu’il n’y avait pas de place pour une cinquième personne. Je vous ai alors donné mon adresse pour que, si vous le souhaitiez, vous m’écriviez.
— Moi je me suis dit que ton mari était mort à cause de nous et que malgré tout tu avais le courage de venir nous voir. Cela a provoqué en moi quelque chose que je ne peux pas exprimer. À partir de ce moment, c’était important pour moi d’être proche de toi. Quand tu as parlé au procès, j’ai pleuré, je comprenais tout, ça sortait tout seul. Plus tard, j’ai pu enfin lire ton livre, et comprendre quelle personne tu étais. »
« “Douche !” “Promenade !” Je ne comprenais rien »
C’est Chloé qui envoie la première lettre. Abdi lui répond et pose une deuxième pierre à l’édifice de leur relation de l’après-Tanit. Il lui fait part de sa reconnaissance :
« Chère amie,
Tout d’abord, je tiens à m’excuser auprès de toi, car après avoir essayé d’écrire, j’ai décidé de demander à un ami de m’aider dans cette tâche, afin de pouvoir m’exprimer clairement.
Je te remercie de ce courrier très touchant. Je trouve cela très courageux, car je sais que cette épreuve a remué un passé très douloureux pour ta famille et toi-même. J’avais très peur de ce jugement, et tu m’as défendu malgré tout le mal que je t’ai fait. Je ne sais comment te remercier, quoi te donner, je ferai tout ce qu’il est possible de faire pour atténuer ta peine. Si je peux maintenant croire en l’avenir, c’est grâce à toi, et je te serai toujours redevable. Sache que je n’oublierai jamais Florent. J’apprends chaque jour de la vie, et tes conseils sont d’une précieuse aide. Je suis entouré ici de personnes de confiance. Je veux que mes erreurs passées, si graves soient-elles, me permettent d’évoluer, afin de ne jamais les reproduire et d’avancer sur le chemin de l’honnêteté.
Ton pardon m’aide énormément dans ma reconstruction. Je suis assidu dans mon apprentissage et j’espère rapidement pouvoir t’écrire moi-même. Je lis et je continue de travailler, afin de pouvoir subvenir à mes besoins, ainsi qu’à ceux de ma mère. Ne t’inquiète pas, je suis à l’abri du besoin et je mange bien (comme tu as pu le constater). Je suis actuellement en train de faire les démarches auprès de l’Ofpra afin d’obtenir les papiers français. De plus, j’ai effectué une demande auprès du chef de bâtiment afin de pouvoir t’appeler. J’attends d’avoir du nouveau et je contacterai Isabelle [une amie de Chloé, ndlr] pour m’aider si besoin. J’espère que ce n’est pas trop dur pour toi et que tu arrives aussi à te reconstruire. Merci pour tout, à très vite, Abdi. »
Dans une autre, il écrit à propos de la Tanit, qui est toujours sous scellé en 2013, soit quatre ans après les faits : « Tu me parles dans ton courrier de ton projet de récupérer “Tanit”. Cela représente tellement d’efforts. J’espère que tu arriveras à la rapatrier et ainsi à lui redonner vie. Je suis content de savoir ce qu’il advient (de la “Tanit”), nos destins sont liés à jamais, nous, “Tanit” et Florent, je ne l’oublierai JAMAIS. Surtout, ne t’inquiète pas pour moi, je vais bien. Je ne te remercierai jamais assez de tout ce que tu fais pour moi. À bientôt. Abdi. »
Suivent une dizaine de lettres, qui courent sur le reste de la détention de Abdi, jusqu’en 2015. Des lettres courtes, mais intenses, et importantes pour la reconstruction de chacun.
Le Somalien qui n’a jamais voyagé découvre la France via son système carcéral. « Je suis rentré dans une cellule et j’y suis resté enfermé pendant trois jours. Le surveillant venait à la porte et disait “Douche !”, “Promenade!”, mais je ne comprenais rien. Je restais donc immobile, personne ne m’ayant rien expliqué. Je mangeais même le beurre séparément du pain ! » Au bout de quatre jours, il entend par la fenêtre de sa cellule, qui donne sur la cour, quelqu’un parler arabe, une langue dont il comprend quelques mots. Il interpelle le détenu qui, au courant de sa situation, le met en relation avec un Djiboutien. Cet homme sera son interprète pour traduire et décrypter les codes si singuliers de la prison. « Il m’a tout expliqué : comment il fallait dire bonjour, l’importance de parler français et de respecter les gens. Mais aussi de faire attention à qui me suit en promenade, comment je dois parler, et surtout éviter les bagarres. Il a été comme un frère et grâce à lui j’ai intégré la vie en prison. Si je ne l’avais pas rencontré, ç’aurait été plus compliqué. »
La prison lui enseigne aussi qu’il doit s’expliquer. Qu’il n’en aura jamais fini de s’expliquer. « Tout le monde disait : “Ah c’est toi le pirate !” Alors j’ai raconté à tout le monde pourquoi j’étais devenu pirate. Si tu n’expliques pas vraiment ce que tu as fait, les gens comprennent mal. Certains étaient en colère contre nous. Il faut toujours expliquer. »
En détention, Abdi apprend le français avec une professeure bénévole. Il apprend vite, si vite que lors du procès il se dispensera une fois des services de la traduction pour répondre à la cour. Il apprend aussi le métier de cuisinier. Pendant six ans, il travaille à la cantine dont il devient le superviseur, avec sous ses ordres une vingtaine de détenus. L’administration pénitentiaire est satisfaite de son travail. Abdi trouve même un employeur prêt à l’embaucher à l’extérieur en CDI.
Mais l’incertitude qui dominera son quotidien d’homme libre se dessine déjà : il n’obtiendra pas de permis de travail, pas plus que l’asile, sésames nécessaires à toute perspective professionnelle. Sa première demande d’asile, faite pendant sa détention, est rejetée par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra). Motif invoqué, selon Abdi : il peut rentrer en Somalie, il ne risquerait plus rien car son chef serait mort. « C’est faux ! s’insurge-t-il. Il est encore en vie. J’ai régulièrement des nouvelles par ma famille. Et tout le monde le connaît, il s’est même reconverti dans le trafic d’armes depuis le début de la guerre au Yémen. Comment croire que les Américains ou les Français n’ont pas pu le trouver à l’époque du procès ? C’est le seul qui ait une grosse maison dans ce village de 400 personnes. Si on avait vraiment voulu l’attraper, cela aurait pris cinq minutes ! »
14 ex-pirates somaliens vivent en France
Le 15 juillet 2015, après six années de détention, les portes de la prison s’ouvrent sur un abîme. Personne ne l’attend. Il est lâché dans la nature. « Mes codétenus m’avaient dit de ne pas m’inquiéter, que la police ou une assistante sociale m’attendrait à la sortie… », se souvient-il. Sa première nuit d’homme libre, il la passe à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes où il rejoint une jeune femme qui a correspondu avec lui pendant sa détention. Sur lui, il a 500 euros en liquide et un chèque de 8 000 euros correspondant à ses six années de travail en prison. Un chèque qu’il ne peut encaisser en l’absence de papiers d’identité, nécessaires à l’ouverture d’un compte. « À la préfecture, à la banque, à Pôle emploi… Dès que je faisais une démarche, mon dossier partait directement sur le bureau du patron. » Abdi finira par ouvrir un livret A grâce à l’aide du directeur d’une agence de la Banque postale.
Désemparé, sur les conseils de son avocat, il entre en contact avec la communauté Emmaüs située à une vingtaine de kilomètres de Rennes. « Quand je suis sorti de prison, je voulais travailler pour montrer à l’État que j’avais changé, que j’étais motivé, que je voulais aider ma famille et intégrer le pays. Mais c’était encore chaud, surtout après les attentats de “Charlie hebdo” et du Bataclan. Alors j’ai essayé de travailler le maximum gratuitement. Pour aider les gens. Je ne peux pas vivre sans travail. »
Trois ans après sa sortie, Abdi vit toujours dans cette vaste propriété boisée dont l’un des bâtiments affiche un tag géant représentant l’abbé Pierre. « Au départ, nous n’étions pas beaucoup d’Africains, mais aujourd’hui il y a plein de réfugiés au foyer », commente celui qui voit arriver tous les mois de nouveaux rescapés en provenance d’autres traversées dramatiques. Après avoir commencé à la collecte de meubles, en échange d’un toit, d’un repas et d’un salaire hebdomadaire de 50 euros, il dirige aujourd’hui l’entrepôt, même s’il avoue que ce qui le passionne, c’est l’électronique. « J’ai travaillé quelques mois avec un ingénieur en électronique bénévole. Ça me plaisait énormément, mais on m’a transféré à l’entrepôt parce qu’on m’a dit que je faisais bien le travail », regrette-t-il.
À Rennes, Abdi s’est constitué un cercle d’amis issus de son environnement direct. « Certains bénévoles sont devenus des amis. J’ai un copain de 80 ans et un autre de 92. J’ai aussi des amis à Lyon, à Nantes, à Paris et à Marseille. » Et quand il évoque ce qui s’est passé ce 4 avril 2009, il est catégorique : « Je n’ai pas payé ma dette. Je ne la paierai jamais. Les victimes, rien ne les remboursera. »
« J’ai entendu dire que l’un des ex-pirates du “Carré d’as” [un voilier français détourné en 2008, ndlr] aurait obtenu ses papiers pour résider légalement sur le sol français, je ne comprends pas », déplore Abdi dont les trois années de liberté ont écorné ses espoirs de vivre un jour légalement sur le territoire français. Sa demande d’asile a été rejetée une seconde fois par l’Ofpra au motif, dit-il, qu’il a commis un crime sur le sol français.
« Tu dois te renseigner, coupe Chloé. Si parmi les 14 ex-pirates somaliens qui vivent en France, l’un d’entre vous a ses papiers, théoriquement cela doit faire jurisprudence. Une fois que tu en as la certitude, tu contactes un avocat spécialisé et tu entames les démarches. »
Le temps file dans ce Café des champs libres, dont le nom prend tout à coup une résonance particulière. Lorsque Chloé prend la parole, Abdi écoute religieusement. Et quand c’est à son tour, il s’applique, sourit, la touche du bout des doigts comme pour s’assurer qu’elle comprend bien. « Quand j’ai dit pour la première fois à ma mère que je parlais avec Chloé, elle a pleuré », confie Abdi.
Certains ont pu gloser sur le syndrome de Stockholm qui pourrait lier l’ex-otage et son ravisseur. Chloé s’en amuse. Ce qui la lie à Abdi, pour elle, c’est une saine colère contre la France. La France qui lui a peut-être enlevé l’homme de sa vie. La France qui ne donne pas de papiers à ces anciens pirates, pauvres hères qui ont maintenant purgé leur peine. « Ils ont été condamnés, ils ont payé, alors pourquoi les maintenir dans une telle situation ? Ils ne peuvent ni travailler ni être expulsés. À quoi cela rime ? Sinon il fallait les débarquer en Somalie, comme cela au moins c’était clair. » Aujourd’hui, les deux autres compagnons d’infortune de Abdi ne sont pas mieux lotis que lui. « Péchou », Mohamed Mahamoud de son vrai nom, qui était le seul à comparaître libre au procès, vit près de Lorient, lui aussi au sein d’un foyer Emmaüs. Osmane Ali, dit « Luna », est resté quelque temps dans le même foyer que Abdi avant de partir à Paris.
La Honda orange de Florent
Le destin joue parfois avec les hommes. Cette fois, c’est un drôle de chassé-croisé. Alors que le Somalien est propulsé à Rennes, la Bretonne fait le chemin inverse et bâtit son nid dans l’océan Indien. À partir de 2011, Chloé reconstruit sa vie avec son fils sur Nosy Be, petite île située au nord-est de Madagascar. « Nous y sommes allés une première fois quelques mois. Je cherchais un lieu accueillant où notre passé ne serait pas l’objet d’une curiosité, où nous pourrions nous construire une vie paisible. Là-bas les ancêtres sont souvent présents dans les discussions, régulièrement sollicités pour les bénédictions. Je trouvais jolie l’idée que Colin puisse grandir dans un univers où l’invocation collective de son père puisse être joyeuse. »
Chloé m’a invité chez elle, à Madagascar, quelques semaines avant qu’elle ne retrouve Abdi à Rennes. Elle habite une grande maison, conçue de manière à ne pas laisser d’impact sur l’environnement, à flanc de colline, dans le village d’Andilana. De la terrasse, la vue est à couper le souffle. On peut y observer un décor luxuriant de verdure se jetant dans l’immensité de l’océan. « Finalement c’est là que nous devions arriver avec Flo, alors pourquoi ne pas vivre ici ? Les gens ne cherchent pas spécialement à savoir pourquoi ou comment vous êtes arrivés là. Des drames, il y en a plein, et on ne s’arrête pas dessus pour autant. »
En sept ans, la jeune femme s’est complètement fondue dans le village. Elle se défend de parler couramment le dialecte local, le sakalava, mais elle le maîtrise suffisamment pour dialoguer et plaisanter avec les Malgaches. Ce qui lui confère une certaine aura auprès de la population. « Maman Colin n’est pas “vazaha” (étrangère, ndlr), elle est malgache ! », lui lance-t-on régulièrement. Un signe d’affection qu’il faut prendre à sa juste valeur dans une île où beaucoup de Français et d’Italiens viennent profiter du faible coût de la vie et des jeunes femmes. « La prostitution existe mais Nosy Be ce n’est pas que cela, s’agace-t-elle. Les gens, la culture, les paysages… C’est une île magnifique qui gagne à être découverte. »
Au quotidien, Chloé ignore si les gens sont au courant de sa situation. Elle sait juste que le concessionnaire du garage, un karan (communauté musulmane de Madagascar) charismatique surnommé « Ben Laden » en raison de sa grande barbe blanche, a vu un reportage sur son histoire sur la BBC. « Les gens s’en fichent ici, ils ne posent pas nécessairement de question, mais quand ils connaissent mon histoire, ils sont plutôt bienveillants. »
La jeune femme a monté en 2011 une école, Utopiks Loustiks, qu’elle fait vivre grâce au mécénat. Y sont scolarisés des enfants des villages voisins et employés des professeurs malgaches. « J’ai laissé les rênes, je ne veux pas que l’école soit perçue comme une école “vazaha”, explique-t-elle. Je signe les papiers ! » Elle a également ouvert une librairie, Le Jardin des sens, dans le centre-ville de Hell-Ville, la petite capitale de Nosy Be, où elle se rend au moins une fois par semaine avec la Honda 125 cm3 orange qui appartenait à Florent et qu’elle a fait venir de France.
Alors que la période des cyclones touche à sa fin, c’est un peu le vague à l’âme que Chloé s’apprête à laisser temporairement sa vie malgache. Bientôt elle rentrera en France, en Bretagne. Bientôt, elle y recroisera Abdi. Elle boira un verre en sa compagnie, dans un café sympa de Rennes. Tout ce temps, elle a continué à lui écrire. Des lettres, ils sont passés aux messageries instantanées. WhatsApp et Messenger sont venus à bout des continents qui les séparaient.
Le dimanche soir, alors que le ciel déverse les torrents d’eau qui donneront ce vert éclatant à la végétation, sur la plage d’Andilana, les petites gargotes diffusent de la musique toute la nuit. Pas de touristes, mais des agriculteurs, des pêcheurs, des « beach boys », qui viennent boire leurs canettes de Three Horses Beer. On rit, on danse, on séduit, on oublie la journée dans les champs à tirer les zébus, ou à remonter les filets. « Colin grandit, il souhaite retrouver ses amis en France, ses cousins et cousines. Il veut une scolarité au collège, je ne peux lui refuser cela. En septembre, nous ferons donc notre rentrée en France. J’espère que quand il sera plus grand, quand il aura une petite amie, il sera fier de l’amener ici et de lui faire découvrir ce qui a été son enfance. Mais dès qu’il a fini le lycée, je reviens m’installer ici. Objectif 2023 ! », concluait-elle avec un grand sourire, quelques jours avant de prendre l’avion pour Rennes.
Au Café des champs libres, Abdi évoque quant à lui la préparation de l’écriture de son livre. « Je pense que mon histoire, ce qu’il s’est passé sur le bateau, ma condamnation, mon incarcération, ma libération, ma vie aujourd’hui, je dois le partager avec les gens. Il faut que les gens comprennent pourquoi nous avons causé tous ces problèmes. Comment un gamin nomade, un pêcheur, peut devenir du jour au lendemain un criminel. Pourquoi je suis devenu pirate. Ça me touche vraiment de raconter cela. » Chloé acquiesce. Prend le temps de réfléchir.
« Un jour je t’ai dit : Abdi, si tu dois écrire un livre, tu ne dois pas te raconter en tant que “moi pauvre Somalien”. Tu dois faire rire les gens. Tout le monde le sait que les Somaliens sont pauvres, au moins depuis les sacs de riz de Kouchner ! Non, à mon avis, tu dois trouver un moyen original de raconter le malheur avec de l’humour. Tu dois réussir à transformer cela. Il faut savoir rire des choses graves.
— Si j’écris un livre, ce n’est pas pour qu’on me plaigne. Et ce n’est pas l’argent qui m’intéresse. Aujourd’hui j’assume le mal que j’ai fait à des innocents. Mais j’essaie de comprendre. Je suis malheureux pour les morts, pour toi, ton fils et tes deux amis. »
Avant qu’ils ne se quittent, dans cet après-midi humide qui a filé à toute vitesse, Abdi évoque un déplacement prochain à Marseille. Chloé taquine la pudeur du jeune homme : « Le journaliste, là, voudrait savoir ce que tu vas faire à Marseille ! On peut lui parler de tes amours. » À demi-mot, Abdi admet avoir rencontré une jeune femme. Une pêcheuse. « Nous ne vivons pas ensemble. Mais oui j’ai eu des histoires d’amour et oui, j’en ai une en ce moment. Mais je ne me marierai pas pour rester ici, ni n’effacerai mes empreintes pour obtenir un passeport. J’y arriverai par moi-même. » Au mois de mai, Abdi publie une photo sur Instagram géolocalisée à Marseille. La partie inférieure du cliché nous indique qu’il se tient à bord d’une petite embarcation filant sur une eau bleu turquoise.
Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI.