11/08/2022

L’usine à rêves

Ils sont ouvriers, syndicalistes, ancien taulard. Stéphane Brizé les a choisis pour être les visages de la grève dans son film « En guerre ». Une épopée collective du Lot-et-Garonne au Festival de Cannes.

Par Anne Plantagenet

Illustrations Anne-Hélène Dubray

Tout commence par un malentendu, à quoi ça tient parfois. Mélanie Rover s’en amuse encore, avec sa façon caractéristique de rire, légèrement par en dessous, tour à tour humble et frondeuse. Mais quand elle reçoit de Pôle Emploi, en février 2017, une annonce où il est question d’ouvriers pour un tournage – elle ne se rappelle plus les termes exacts –, elle croit qu’on recherche des travailleurs manuels pour intervenir sur un plateau de cinéma et se dit ma foi, pourquoi pas.

Cette jolie blonde fine et farouche, dont le regard se dérobe derrière des lunettes aux montures bleu pétrole et des mèches de cheveux clairs, y voit l’occasion d’exercer son métier de soudeuse tout en observant comment on fait un film. Elle envoie un CV avec sa photo, me raconte-t-elle chez elle, dans sa petite maison sur la route de Pessan, à la sortie d’Auch, dans le Gers. En ce début d’après-midi, il fait beau et chaud, nous buvons un café dans son salon, la porte ouverte sur le jardin où quelques poules passent en caquetant.

Quelque temps plus tard, Mélanie est convoquée à un entretien à Agen. C’est à l’étage du cinéma indépendant Les Montreurs d’images, dans une salle vide aux murs rouges. Il y a une longue table au milieu de la pièce, flanquée de plusieurs chaises d’un côté et d’une seule de l’autre, où on demande à Mélanie de s’asseoir, comme pour un examen devant un jury.

Une jeune femme actionne une petite caméra et lui pose des questions personnelles. Mélanie répond qu’elle a 34 ans et vit à Auch où elle est soudeuse depuis deux ans après avoir été factrice à La Poste. « Plus exactement rouleuse, c’est-à-dire que je remplaçais tout le monde, je faisais différents secteurs, différentes tournées, en voiture, vélo, scooter, à pied. J’adorais ça. » La jeune femme lui demande sa taille – 1,73 mètre – et l’interroge sur son engagement syndical. Mélanie trouve ça bizarre : sur les chantiers où elle embauche habituellement, on n’en fait pas autant, mais peut-être que dans le cinéma c’est différent. C’est seulement quand la femme dit « maintenant on va faire une mise en situation » que Mélanie comprend sa méprise : il s’agit d’un casting.

Le réalisateur Stéphane Brizé s’apprête à tourner dans le Lot-et-Garonne son prochain film, En guerre, l’histoire d’une révolte de salariés contre la fermeture de leur usine. Il souhaite de vrais ouvriers dans leur propre rôle.

Mélanie n’a jamais entendu parler de Stéphane Brizé, mais maintenant qu’elle est là, elle n’est pas du genre à reculer. La jeune femme lui donne une feuille avec des arguments pour une scène qu’elles vont jouer toutes les deux : Mélanie incarne une ouvrière en grève et l’autre, sa patronne qui lui demande de reprendre le travail. Mélanie ne doit pas répéter ce qui est écrit mais exprimer les mêmes idées avec ses propres mots, ses expressions à elle, être naturelle.

Mélanie sort de la pièce. Quand elle est prête, elle frappe à la porte et se retrouve face à cette femme censée être sa patronne. « Quelque chose m’a rappelé mon ancienne chef à La Poste, qui me mettait la pression en permanence. » C’est troublant comme situation : Mélanie sait bien qu’il s’agit de la directrice de casting et que tout est pour de faux, comme disent les enfants, pourtant tout ce qu’elle a vécu, de rapports de force, de petites humiliations et autres harcèlements au travail, remonte à la surface. Alors Mélanie résiste, oubliant totalement la présence de la caméra.

Elle retourne à ses intérims dans des ateliers d’usines, sur des chantiers. Dans son secteur, dit « en tension », il y a toujours du travail, dans le Gers en tout cas, des missions plus ou moins longues où elle est chaque fois la seule femme. Quand on la recontacte cinq mois plus tard pour lui dire que le réalisateur veut la rencontrer, Mélanie soude alors pour une usine qui fabrique des bennes.

À Agen, aux Montreurs d’images, dans la salle à l’étage, on lui demande à nouveau de préparer une scène. Stéphane Brizé en personne lui donne la réplique. Il incarne un cadre qui demande à ­Mélanie, déléguée syndicale, d’accepter une baisse des primes des salariés pour aider leur entreprise à surmonter une difficulté économique. Il lui propose un siège puis lui demande si elle a discuté avec ses collègues. « Ils n’ont pas changé d’avis, répond Mélanie.

— Mais vous avez bien eu accès aux documents comptables, vous avez vu les chiffres ? s’énerve-t-il.

— Les chiffres, on leur fait dire ce qu’on veut. »

Le personnage que joue le réalisateur est virulent, dur, cassant, mais Mélanie lui tient tête, avec son accent prononcé du Gers, puisant ses arguments dans son expérience. Je note dans un carnet cette phrase qu’elle lance spontanément : « Et je fais comment pour choisir entre un steak haché pour mon gosse et un ticket de cinéma ? » ­Stéphane Brizé écrit à son sujet : « Grosse personnalité. Pas impressionnable. Solide. »

« Je sais gueuler quand une situation
est injuste »

Ce même jour de juillet 2017, Teddy Perrot, 35 ans, se rend lui aussi aux Montreurs d’images. Comme Mélanie, quand il a reçu l’annonce de Pôle Emploi pour être figurant, il n’a pas compris. « J’ai cru d’abord que c’était une erreur, mais je suis quand même allé au casting parce que j’avais la trouille d’être radié des listes du chômage. »

Teddy vient de passer treize ans en prison, il est sorti il y a deux ans. Rien ni personne ne l’attendait. Nulle part on ne voulait l’embaucher, et s’il n’avait pas rencontré Peggy, agricultrice, il aurait sans doute replongé dans les conneries. Ils vivent dans une ferme de vingt hectares à une trentaine de kilomètres au nord d’Agen. Ils possèdent un potager, des vergers, cinq chiens et des champs de safran. Avec des éléments récupérés ici et là, ­souvent de vieux outils, Teddy réalise des sculptures étonnantes qu’il vend sur les marchés, avec les confitures, les crêpes et le thé au safran de Peggy.

Teddy a un visage doux, délicat, les cheveux ras et des tatouages partout sur le corps qui ont chacun une signification. L’un d’eux représente son père, mort du Sida quand il avait 9 ans, un autre sa mère, elle aussi morte du Sida quelques années plus tard. Il arrive avec une casquette et les mains dans les poches. Il compte expédier la chose en quelques minutes. Il n’aime plus la ville, la foule, Teddy se méfie des tentations, préfère être dans sa campagne, là-haut, isolé, sans télé, sans journaux.

Il avait beau ne s’attendre à rien, il est quand même surpris. Les jeunes femmes qui le reçoivent l’écoutent, l’encouragent à parler, et ça ne lui est pas arrivé souvent, Teddy, qu’on s’intéresse à lui. En prison il a vu des psychologues, le minimum obligatoire pour obtenir une réduction de peine, mais « c’était bidon ».

Teddy raconte que son père, algérien, était un trafiquant de drogue dont le rare souvenir qui lui reste est associé à un sentiment de peur. « J’avais les jetons parce qu’il planquait la drogue sur moi et je craignais qu’il en mette dans ma nourriture, je ne sais pas pourquoi. Alors j’acceptais de manger seulement des trucs fermés, genre yaourts, etc. » Il dit aussi qu’il n’a pas voulu aller voir sa mère, française, les derniers jours à l’hôpital. À son enterrement, il n’a pas pleuré. Il avait 12 ans.

Ensuite, il a été élevé par ses grands-parents maternels, qui étaient très riches, a appris le piano au conservatoire et est allé dans une école hôtelière. Quand sa grand-mère est morte, son grand-père l’a fichu dehors et ça a été la dégringolade. « J’ai commencé à boire beaucoup, à me droguer. Je me mettais minable. » Il se met à dealer. Lors d’un règlement de comptes, il tue un jeune de 21 ans. Un crime qu’il porte en lui depuis. « Il faut que je vive avec ça. Ce qui me fait mal chaque fois c’est quand je pense à la famille, aux parents. » Il a 20 ans, se rend à la police, est condamné à vingt ans de réclusion, sans sûreté. Il en fait treize.

Teddy parle vite, sans reprendre haleine. ­Personne n’ose l’interrompre. La directrice de casting lui demande de jouer un ouvrier syndicaliste sur une chaîne qui a signalé plusieurs fois un problème à sa hiérarchie : un jour, il s’énerve parce que la direction ne l’écoute pas et qu’il risque d’y avoir des blessés. Teddy avoue qu’il ne connaît rien au monde de l’entreprise. En prison, il a fait des tas de boulots, appris la soudure et travaillé comme ouvrier pour un salaire de misère, mais il n’y avait pas de Code du travail, pas de syndicat, rien. « Par contre, je sais gueuler quand une situation me paraît injuste. » Alors Teddy joue la scène, et il gueule. Il trouve l’expérience marrante, étonnante, puis retourne à ses sculptures, à Peggy et à ses champs de safran.

Lorsqu’on le rappelle pour l’informer que le réalisateur souhaite le voir, Teddy Perrot commence à se dire que c’est sérieux. Entre-temps il a regardé sur Internet qui était Stéphane Brizé et découvert qu’il avait réalisé sept films, dont plusieurs avec Vincent Lindon. Celui-là, il sait qui c’est. « La veille, j’ai senti la pression monter d’un cran, j’avais une boule dans le ventre parce que tout à coup j’avais envie que ça marche. »

Lors de ce deuxième casting, Teddy doit affronter un collègue qui a décidé d’arrêter la grève et de reprendre le travail. Il plonge dans ce qui lui reste de révolte et d’indignation. « Si on n’est pas tous ensemble, on crèvera tous ensemble ! », s’écrie-t-il à un moment. Stéphane Brizé note qu’il le verrait bien dans le groupe des proches du personnage principal, Laurent Amédéo, qui sera interprété par Vincent Lindon. Ce noyau dur d’indéfectibles, déterminés à lutter jusqu’au bout pour sauver leur emploi.

« On n’est pas des serpillères »

Letizia Storti figure dans le même groupe. C’est par un e-mail de son union départementale, envoyé à certains adhérents Force ouvrière, qu’elle a entendu parler du film. « J’ai pensé que si ça pouvait amener même seulement deux personnes de plus à s’engager, c’était important. »

Le syndicalisme, pour Letizia, a été une évidence. « Je suis fille unique, j’ai vu mes parents, immigrés italiens, travailler toute leur vie sans aucun droit ni protection dans une exploitation agricole. Le boulot et rien d’autre, pas de loisirs. » Letizia n’est jamais partie en vacances. L’été, dès l’âge de 14 ans, elle travaille avec ses parents. Très vite, elle arrête l’école. Elle se souvient comme si c’était hier de cette institutrice qui se moquait d’elle parce que sa mère ne parlait pas français et devait montrer les objets avec le doigt. « Je me suis promis de ­venger ça. »

Cette petite femme qui tient à l’orthographe de son prénom, fière de ses origines, au carré blond et court, avec des lunettes et un accent du Lot-et-Garonne prononcé, est entrée chez UPSA, un laboratoire pharmaceutique, à Agen à l’âge de 18 ans. Letizia est conductrice de ligne : elle mène un produit de l’état brut à l’état fini sur une chaîne de production. Elle fait ça depuis trente-cinq ans. À force, elle a perdu de son audition, et un peu de sa combativité, reconnaît-elle.

Elle travaille en horaires postés, en 2 × 8 : 5 heures-13 heures une semaine, 13 heures-21 heures la suivante. Elle gagne 1 900 euros par mois et vit seule avec son chat, depuis sa récente séparation, dans une zone artisanale à dix kilomètres d’Agen. Elle a 53 ans. Elle a dû attendre sept ans avant d’obtenir un CDI et de pouvoir prendre sa carte de syndicaliste. Aujourd’hui, elle est élue au CE et au CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail), à la commission égalitaire homme-femme, à la commission sociale et à la commission loisirs sports. « Sur le plan humain, j’ai connu un certain nombre de déceptions », dit-elle.

Parler en public, plaider une cause, monter au créneau, Letizia Storti a l’habitude. Pourtant, au début, elle est paralysée par le stress. La directrice de casting tente de la rassurer : Stéphane Brizé est un ancien facteur, il a des origines très modestes. Lui-même lui sourit, « je n’ai jamais mangé personne ». Il lui fait jouer une scène où deux salariés se retrouvent autour d’un café pour parler du conflit en cours. L’un veut reprendre le travail, l’autre aller jusqu’au bout. Letizia : « Si vous lâchez maintenant, vous leur montrez qu’ils ont gagné, qu’on est des serpillières. » À la fin de l’été, elle apprend qu’elle est retenue.

Mélanie Rover est rappelée au même moment. Elle soude alors pour une boîte de charpentes métalliques et ça lui paraît dingue qu’on veuille la revoir une troisième fois juste pour de la figuration. Pendant l’été, elle a vu La Loi du marché, le dernier film de Stéphane Brizé. « J’ai eu l’impression de regarder un miroir posé devant ma vie, devant la vie des gens comme moi. » À l’issue de ce dernier casting, on l’informe qu’il y aura une journée d’essai en septembre avec Vincent Lindon dans une usine à Fumel, à une cinquantaine de kilomètres d’Agen. On lui dit également que le tournage est prévu sur cinq semaines en octobre et novembre, et qu’elle, Mélanie Rover, devra être présente dix-sept jours sur les vingt-trois. Parce que, en ce qui la concerne, il ne s’agit pas du tout de figuration : Mélanie a un des plus gros rôles du film.

Soudain, ils ne sont plus seuls

Fumel, le 2 novembre 2017. Le piquet de grève dure depuis des semaines. Les grilles de l’usine Perrin Industrie, leader de la sous-traitance automobile, menacée de fermeture par son actionnaire allemand, sont closes. Des ouvriers s’avancent, déterminés à reprendre le travail. Face à eux se dressent leurs collègues décidés à poursuivre le mouvement. Tout va très vite. Les deux groupes s’affrontent. Visages tendus, corps las. Il a fallu quatre heures de préparation, 130 figurants sont présents sur le plateau.

C’est le onzième jour de tournage de En guerre. Perrin Industrie n’existe pas, mais cette énorme usine que Stéphane Brizé a choisie comme décor est bien réelle. Métal Aquitaine est une entreprise de sidérurgie et de métallurgie implantée à Fumel depuis le xixe siècle, et toujours en activité, bien que très réduite alors. On y fabrique des cylindres d’acier pour bateaux, un produit très pointu, haut de gamme. Dans les années 1980, plus de 3 500 ouvriers travaillaient là, des familles entières, la gloire et le pouls d’une région. En novembre 2017, ils ne sont plus que 38.

Sur le plateau, acteurs et figurants se sont replacés, prêts à rejouer la scène. Aucun n’a lu le scénario. Ils découvrent la veille les scènes qu’ils vont tourner le lendemain. Ils ne sont pas surpris, s’adaptent. Ils ont connu des conditions de travail bien plus pénibles. Ils se laissent porter par cet élan, cette vague qui les saisit de manière si puissante. Ils vivent cette épopée collective avec leurs semblables, leurs frères. Ils ne sont plus seuls, soudain.

Le premier assistant annonce la pause déjeuner. Grévistes et non-grévistes se dirigent ensemble vers la cantine, sans rancune. « Tu es un vrai macho, en fait ! », lance Mélanie Rover à Olivier Lemaire en rigolant. « Seulement au cinéma. » Dans le film, Olivier Lemaire est le délégué d’un syndicat majoritaire qui, au bout de plusieurs semaines de lutte, choisit de négocier avec la direction, d’accepter une indemnité et de reprendre le travail. Il fait partie des « jaunes », comme on appelle les non-grévistes : les traîtres. Il assume parfaitement ce mauvais rôle, s’en prend avec colère aux jusqu’au-boutistes d’en face, finissant par injurier Mélanie. « Toi, va sucer la bite à ton Laurent ! » (­Laurent ­Amédéo, alias Vincent Lindon), vient-il de lui crier face à la caméra.

C’est sûr, il y a de la colère chez ce petit homme chauve de 43 ans au nez épaté, au physique de boxeur. Elle explose à l’écran. Pendant le casting, Stéphane Brizé a demandé systématiquement aux ouvriers s’ils accepteraient d’être parmi ceux qui arrêtent la mobilisation. Beaucoup ont refusé : ça avait beau être de la fiction, ils avaient peur de la confusion, du regard des gens autour d’eux, qui ne vont jamais au cinéma et risquaient de tout mélanger. La frontière était floue, eux-mêmes avaient un peu de mal à la percevoir. Olivier, lui, n’a pas hésité.

Olivier Lemaire est expert en plan social dans un cabinet à Lille, après avoir été ouvrier et délégué CGT pendant vingt ans. Il en a usé des DRH. Pour lui faire lâcher un combat, il fallait se lever tôt. Il a rencontré Stéphane Brizé via l’avocat des ouvriers de Continental, à Clairoix (les « Conti », qui se sont battus contre la fermeture de leur usine de pneus en 2009). Stéphane Brizé le consulte alors pour le scénario, mais à la fin de la journée, Olivier lui avoue qu’il aimerait jouer dans le film.

Quelques semaines plus tard, il est convoqué pour un casting à Paris dans un appartement traversant du 19e arrondissement. Il a demandé à son voisin de lui prêter un costume et une cravate : il est censé interpréter un directeur administratif et financier. Dans la scène, le DAF explique à un salarié pourquoi il va être obligé de le licencier. Olivier prend un malin plaisir à recourir à toutes ces thèses qu’il connaît par cœur, « sauvegarde de la compétitivité dans le secteur d’activité », etc., et contre lesquelles il se bat au quotidien. Mais ­Stéphane Brizé n’est pas totalement convaincu. « C’est la première fois que tu portes un costume, n’est-ce pas ? »

« C’est rare que les ouvriers
gagnent à la fin »

Olivier Lemaire vient d’une famille ouvrière du Nord, mère au foyer, père postier, ancien mineur. Ils sont quatre enfants, Olivier est le seul à avoir fait un peu d’études, ses frères sont routiers. Après différents petits boulots, il entre en 1998 comme ouvrier de la photographie industrielle dans un laboratoire lillois. Il a 24 ans. C’est encore l’époque de l’argentique, le labo appartient à un groupe allemand. Cinq cents salariés pour six labos en France. Leur modèle économique n’est pas très compliqué : pour prendre des parts de marché aux concurrents, il faut faire ­baisser le coût du ­travail. « On bossait treize ou quatorze heures par jour, les droits des salariés n’étaient pas du tout respectés, il n’y avait pas de convention collective, pas de négociations de salaire, pas de syndicats, une sorte de “­Germinal” des temps modernes, dans une ­entreprise paradoxalement à la pointe de la ­technologie. »

Olivier s’encarte à la CGT. Très vite il devient délégué central de l’entreprise, se découvre une âme de leader. C’est une véritable vocation, une évidence, une identité. À cette époque, quand on lui demande ce qu’il fait dans la vie, il répond : « syndicaliste ». Il est habité par le sentiment qu’il est possible de faire bouger les lignes, comprend les rapports de force, se forme juridiquement. Son syndicat obtient des résultats : hausse des salaires, baisse du temps de travail, amélioration des conditions de vie. « J’ai eu la chance de faire l’expérience du syndicalisme efficace, reconnaît-il, qui permettait de transformer l’existence des gens. Dans notre boîte, on était 30 %, c’était un combat quotidien, ça occupait toute notre vie, tous les jours, week-ends compris. Je ne suis pas sûr que j’en serais encore capable aujourd’hui. »

Le constat est identique chez Mélanie. Après dix ans d’engagement syndical intense, elle a levé le pied, mais gardé sa carte à la CGT. « C’est le seul moyen de se faire entendre, de manifester, de faire des grèves, d’exprimer sa hargne, le dernier truc qui nous reste », dit-elle. Pendant les années où elle était factrice, Mélanie a participé aux réunions, pris la parole au milieu des travées, s’est emportée au quart de tour, a été de toutes les manifs. C’était un besoin. Ça lui bouffait un temps fou, elle récoltait sans arrêt des blâmes. 

Mélanie Rover s’est présentée à la journée d’essai en septembre comme lorsqu’elle commence une nouvelle mission, curieuse, prête à l’action, sans attente ni peur. Mais quand elle a découvert le dispositif, tous les techniciens, des stagiaires au premier assistant, le professionnalisme de chacun, elle a tout de même été bluffée. Elle a eu du mal à trouver sa place parmi tous ces corps et ces voix d’hommes, elle était trop dans la retenue. Elle s’en est beaucoup voulu, a même envoyé un texto à Stéphane Brizé : « Je sais que je peux faire mieux et donner plus. » Elle a attendu le premier jour de tournage avec impatience pour rectifier le tir.

Depuis Mélanie aime jouer. Quand Stéphane Brizé interrompt une scène pour la guider peu à peu vers ce qu’il veut, et qu’à la fin il s’écrie « c’est ça, oui, c’est exactement ça », elle ressent un bonheur puissant comme après avoir accompli un bon travail. Parfois elle se prend tellement au jeu, il y a tant d’émotion qu’elle a des sanglots dans la voix, ou bien la colère lui vient. « Ce sont des situations qu’on a tous vécues, les CE, les manifs, les affrontements avec les CRS, les piquets de grève », me dit-elle. Ça ne la dérange pas de ne pas connaître le dénouement. Au contraire, elle trouve que c’est stimulant, « comme ça il y a toujours un espoir », même si elle ne se fait pas beaucoup d’illusions parce que dans la vie « c’est rare que les ouvriers gagnent à la fin ».

« Comment tu veux tenir sans paie ? »

Teddy Perrot aussi pense que le film se termine mal. « C’est inévitable, ça colle trop à la réalité. » Avec ce qu’il comprend jour après jour du scénario, il découvre la façon dont on traite l’humain dans la société. Il connaissait bien le traitement en milieu carcéral, un milieu où justement l’humain n’en est plus un, mais ce qu’il ignorait, c’est qu’à l’extérieur également on déshumanise et transforme les êtres en marchandises. Quand il voyait à la télé ce qui se passait dans les entreprises, les fermetures d’usines, les licenciements, les personnes jetées à la rue, il n’avait aucune idée de ce qu’il y avait derrière. « On nous montre toujours des ouvriers qui gueulent, des gens en colère, mais jamais on ne nous explique le pourquoi du comment. »

« Comme ma vie n’a été qu’une succession de merdes, et qu’à part la rencontre avec ma femme rien de bon ne m’est arrivé, tourner dans un film, je ne sais pas comment t’expliquer ce que ça représente pour moi », m’avoue-t-il. L’ambiance, l’équipe technique formidable, Vincent Lindon et tous ces acteurs amateurs qui se retrouvent là, comme lui, avec leur parcours rocailleux et leurs rêves cassés. Cet incroyable mélange de cinéma et de réel. « C’est un truc de fou, en fait. » Quand ils ont tourné la manif dans le centre d’Agen, avec les banderoles, les porte-voix, les slogans, les cris, Teddy a ressenti des émotions qu’il n’avait encore jamais éprouvées jusque-là. Contrairement aux autres, c’était sa première manif.

Dans le film, Letizia Storti ne lâche rien, mais dans la vie, elle ignore si elle aurait continué le combat jusqu’au bout. « Ayant élevé seule mon fils, j’aurais peut-être arrêté au bout d’un moment. C’est long, des semaines… Comment tu veux tenir sans paie, sans rien ? » Elle a hâte de voir le film, même si elle sait qu’elle se trouvera trop grosse. Il y aura ça dans sa vie désormais, quoi qu’il arrive, malgré les petites crasses, les bassesses, la médiocrité, les combats perdus, cette société qui ne veut pas bouger, les hommes qui ne veulent pas changer, « parce que l’incertitude fait peur ». Il y aura ça. Ce film, auquel elle est si heureuse et fière de participer. Personne ne le lui prendra.

En costume cravate sur la Croisette

Le 15 mai 2018, ils ont rendez-vous à 5 h 50 en gare d’Agen. Ils prennent un train jusqu’à Bordeaux, puis une navette les conduit à l’aéroport. À Nice, des vans les attendent pour les déposer à leur hôtel à Cannes, à deux pas de la Croisette. Plus exactement à leurs appartements, puisque c’est comme ça pendant le Festival, leur a-t-on expliqué, à part les superstars qui résident dans des palaces aux suites somptueuses, on dort à quatre par logement et parfois dans la même pièce, on partage une salle de bains, les toilettes, ce n’est pas grave, on ne dort pas beaucoup de toute façon.

« En emmenant tous ces gens à Cannes, j’emmène ma famille et le monde d’où je viens. Je répare une blessure de classe », m’a écrit Stéphane Brizé, une semaine avant la projection. Ils sont dix-neuf ouvriers à être là, ce jour. Il fait beau, un peu frais.

Une jeune fille de la production leur remet à chacun une enveloppe avec le déroulé de la journée. La projection est à 16 heures. À cette heure, une tenue de gala n’est pas nécessaire pour la ­montée des marches, mais il faut prévoir une tenue habillée correcte, élégante, pour les hommes un costume. Il y aura ensuite un cocktail, un dîner et une fête privée sur la plage.

Ils déjeunent rapidement d’une petite omelette, observent les festivaliers, certaines tenues délirantes. « Mais tu as vu ça, c’est pas des robes qu’elles ont, juste des bouts de tissu pour cacher le strict minimum, et encore ! », fait remarquer Mélanie. Ils plaisantent, s’efforçant de chasser le manque de sommeil et le sentiment d’étrangeté qui les envahit à chaque seconde. « C’est quand même une anomalie d’être là », me confie tout bas Olivier Lemaire. Quand le tournage s’est arrêté, Olivier a éprouvé un vide douloureux. Le retour à la réalité, aux vrais plans sociaux qui peuplent son quotidien, n’est pas évident. Et maintenant la ­Croisette, lui à l’étroit dans son costume cravate, qui a préféré rester discret, ne voulant pas « passer pour un mec qui se la pète parce qu’il a tourné dans un film avec Vincent Lindon et va à Cannes ».

Quand il a été licencié en 2008, après la fermeture définitive du labo photo, Olivier Lemaire est tombé dans une profonde dépression. ­Épuisement, découragement, sentiment d’avoir failli. « J’ai complètement plongé. J’ai commis l’erreur de penser qu’on pouvait changer les choses. » Question d’époque et de législation : politiques libérales, facilités de licenciements, disparitions d’outils du Code du travail. Et ça ne s’est pas arrangé depuis : « Aujourd’hui, pour faire échouer un plan social, même avec le meilleur avocat de France et les cabinets d’experts les plus offensifs, bonne chance ! » Le métier d’Olivier, la plupart du temps, n’est pas très satisfaisant. « On fait beaucoup plus de concessions que la partie adverse, on sauve très peu ­d’emplois. Mais, au moins, on améliore les conditions d’accompagnement. » Il forme les élus, élève leur niveau de conscience syndicale. « Ce n’est déjà pas si mal », soupire-t-il.

Il aimerait que En guerre obtienne un succès commercial, que le film secoue les gens, qu’ils découvrent comment on scelle en quelques minutes le sort de milliers de salariés désarmés. Et aussi, bien sûr, qu’il modifie l’image du ­syndicalisme, maltraitée par les médias et par plein de gens ­persuadés que les syndiqués sont des ­fainéants, des emmerdeurs qui empêchent la France de ­progresser. « Alors que c’est tout l’inverse. Ceux qui s’engagent aujourd’hui dans le syndicalisme sont courageux. Quelqu’un comme le personnage incarné par Vincent Lindon dans le film, ou comme Xavier Mathieu, l’ancien délégué syndical des ouvriers de Continental, dont le combat a inspiré le scénario, c’est très rare, ça n’existe quasiment pas. »

Bonheur, stupeur et larmes
sous le feu des projecteurs

Teddy Perrot et Letizia Storti s’avancent sur le tapis rouge, entourés d’autres figurants et d’une partie des techniciens. Teddy porte un costume noir avec une chemise noire et une cravate, qui recouvrent tous ses tatouages. Il a eu un mal fou à trouver autre chose qu’un modèle slim, il voulait une coupe classique et à Agen il n’y avait rien. Avec Peggy, ils ont dû aller jusqu’à Toulouse. Il se laisse prendre en photo, n’en revient toujours pas d’être là. Il sourit, comme Letizia, qui a opté pour un pantalon noir sobre et un corsage blanc vaporeux. Elle angoisse à l’idée de se casser la figure sur les fameuses marches avec ses talons. Elle est toute sensible et vibrante, Letizia. Elle a pensé à prendre des pansements pour ses pieds et à mettre des mouchoirs dans son sac.

Mélanie avait d’abord envisagé de confectionner elle-même sa robe. La couture est une voie vers laquelle elle s’est dirigée par hasard après avoir redoublé sa troisième : elle aurait voulu être costumière de cirque, et s’est retrouvée à La Poste. Mais elle n’a jamais arrêté de coudre, pour elle-même et parfois pour d’autres. Aujourd’hui elle n’a plus le temps entre deux chantiers. Quand elle est venue à la projection pour l’équipe à Paris, Stéphane Brizé l’a emmenée dans une boutique de location de costumes : ils ont choisi un très beau smoking de femme et des chaussures plates, une tenue qui lui va à merveille.

Depuis qu’elle sait qu’elle va monter les marches devant des nuées de photographes et de caméras, Mélanie sent pas mal d’excitation autour d’elle, mais elle garde les pieds bien sur terre. Elle ­travaille actuellement entre quarante-sept et cinquante heures par semaine et déplace des pièces de deux tonnes. Elle aime apprendre des procédés différents, « il y a le semi-automatique, l’électrode, la baguette, le TIG, l’acier, l’inox, l’alu ». La soudure, c’est presque infini, c’est ce qui lui plaît.

Elle va peut-être s’inscrire à de petits cours de théâtre, comme ça, « pour le fun ». Si elle a un peu de temps. Elle adorerait tourner à nouveau, mais elle ne courra pas après les castings. Le plus dingue, c’est que sa mère lui a dit qu’elle était fière d’elle. Non parce qu’elle a joué dans un film, mais parce qu’elle va monter les marches à Cannes. « Tu te rends compte ? », me dit-elle. Dans sa vie, Mélanie a surmonté des peurs, des douleurs, des obstacles que sa mère n’imagine même pas, parce qu’elle ne sait rien, parce qu’elle ferme les yeux, et parce qu’elle, Mélanie, n’a rien dévoilé, jamais. Eh bien sa mère est fière d’elle juste pour « des putains de marches ».

Les applaudissements ont éclaté avant la fin du générique. La lumière se rallume. Au centre de la salle, Stéphane Brizé et Vincent Lindon se lèvent, très émus, puis font signe aux acteurs présents de les rejoindre. Alors Mélanie Rover, ­Olivier Lemaire, Letizia Storti, Teddy Perrot, tous les autres s’avancent, le visage plein de bonheur, de stupeur et de larmes, sous le feu des projecteurs, encore sous le choc de la fin du film, pire que ce qu’ils avaient pressenti. Filmés par des caméras de télévision, ils sont acclamés par deux mille personnes pendant dix-sept minutes, au centre de ce monde meilleur auquel ils n’ont pas renoncé, auquel ils continuent à croire. Pour tous ceux à qui on ne dit jamais qu’ils sont beaux et dont ils se sont efforcés de porter la colère et la tristesse.

L’usine Métal Aquitaine de Fumel, où le film a été tourné en grande partie, a fermé définitivement en juin 2018. Les 38 salariés qui restaient ont tous été licenciés.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

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