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07/06/2022

Main basse sur les Seychelles

Menacé par le réchauffement climatique, étranglé par sa dette, l’archipel a cédé une partie de ses eaux territoriales à TNC, une curieuse ONG environnementale américaine, financée par les géants du pétrole et du high-tech. Un marché de dupes.

Par Erwan Seznec

Illustrations : Nicolas Galkowski

En short rose, le président des Seychelles saute dans un submersible et plonge à 124 mètres de profondeur. Entouré d’une eau claire tapissée de coraux, il s’adresse au monde : « Nous avons besoin d’une action internationale coordonnée et décisive. Il nous faut des mesures concrètes, comme l’extension de zones maritimes protégées, la gestion durable de la pêche, la réduction de la pollution et la protection de nos océans contre le plastique. Ce problème est grave. Et nous ne pouvons pas attendre qu’il soit résolu par les prochaines générations. Nous sommes à court d’excuses pour agir et nous manquons de temps. »

Certains hommes politiques offrent des discours en hologrammes. Danny Faure, 57 ans, air bonhomme, devient en avril le premier chef d’État à faire une déclaration sous-marine. Son pays est menacé de disparition, ses concitoyens, voués à devenir des réfugiés climatiques, forcés à l’exil, chassés de leurs maisons par la montée des eaux. Le réchauffement climatique, dans ce coin de l’océan Indien, est visible à l’œil nu. Mais dans leur malheur, les 95 000 habitants de l’archipel, à peu près aussi nombreux que ceux d’un arrondissement de Paris, ont une chance : ils ont l’eau. La mer. L’océan. Nain démographique, l’archipel est un poids lourd géopolitique. Une thalassocratie. Danny Faure le sait, le monde a intérêt à sauver les Seychelles.

« Les couples en lune de miel ne le voient pas mais le pays est traversé par des routes maritimes lucratives. Et la zone sur laquelle s’étend son contrôle au large des côtes est immense : 1,3 million de kilomètres carrés.»

Les couples en lune de miel ne le voient pas mais le pays, situé au large de l’Afrique de l’Est, en face du Kenya et de la Somalie, est traversé par des routes maritimes lucratives. Le trafic des porte-conteneurs reliant la Chine à l’Europe a triplé en vingt ans. Des navires longs comme huit piscines olympiques, embarquant 20 000 conteneurs empilés sur une dizaine d’étages, sillonnent cette zone stratégique.

Et le territoire maritime seychellois, la zone sur laquelle s’étend son contrôle au large des côtes, est immense. La zone économique exclusive (ZEE) de l’archipel se déploie sur 1,3 million de kilomètres carrés, près de deux fois la superficie de la France. Le droit international de la mer accorde aux États des prérogatives sur tout ce qui se trouve dans un rayon de 200 milles marins (370 kilomètres) autour du moindre de leurs cailloux émergés. Magie du compas, le tas de confettis seychellois – 115 îles, dont une trentaine seulement sont habitées – possède une ZEE plus vaste que l’immense ­Madagascar. Autrement dit : un potentiel de pêche et de tourisme extraordinaire.

Mais ces atouts sont fragiles : que deviendra le tourisme (la moitié des emplois de l’archipel) si les maisons grignotées par les eaux commencent à s’écrouler ? Comment continuer à pêcher (un tiers du PIB national) quand le thon se raréfie ? 

TNC, l’un des plus grands propriétaires fonciers du monde

Au centre de Victoria, la capitale, se trouve une reproduction de Big Ben haute de quelques mètres seulement, monument emblématique d’un État miniature. Ici, tout est petit. Il faut dix minutes pour faire le tour de la ville à pied et à peine plus longtemps pour traverser Mahé, l’île principale, d’est en ouest en voiture.

L’ancien président James Michel, chemisette à manches courtes, visage allongé, fine moustache à la Clarke Gable, reçoit dans ses bureaux de la fondation à son nom. Dans le hall, une photo montre quelques bâtisses, au bord de l’eau, entourées de palmiers. À peine un village. Telle était la capitale, au début du xixe siècle. Les eaux turquoise et les plages de sable fin ne faisaient rêver personne. Chaos de granit plongeant à pic dans l’océan Indien, les Seychelles ne recelaient ni métaux précieux, ni café, ni coton, sources de richesse de la mondialisation à la mode coloniale.

Un peu plus loin, des portraits de James Michel entouré des grands de ce monde : le pape Benoît XVI, Tony Blair, Hu Jintao, le sultan Al-Nahyan, Jacques Chirac. Le prédécesseur de Danny Faure, en poste de 2004 à 2016, s’est rendu plusieurs fois aux Nations unies, à New York. Pour envisager des solutions intelligentes, durables et peu onéreuses, il lui fallait de l’aide. Dans son bureau tapissé de bois exotique, l’ex-­président raconte le moment le plus difficile de sa carrière d’homme politique. « En 2008, quand la crise des ­subprimes a éclaté et que le monde a plongé dans la récession, les ­Seychelles se sont retrouvées dans une situation dramatique. Nous étions au bord du défaut de paiement, avec une dette représentant 175 % de notre produit intérieur brut. Au même moment, la piraterie dans l’océan Indien menaçait nos deux principales sources de richesse, la pêche et le tourisme. J’ai commencé une négociation délicate avec nos ­créanciers. Mon idée était de tirer les leçons de la crise et ­d’inscrire les ­Seychelles dans une logique de développement durable. C’est à ce moment-là que je suis entré en contact avec une grande organisation environnementale américaine, The Nature ­Conservancy. »

The Nature Conservancy (TNC) est moins connu en France que WWF ou Greenpeace. L’ONG est pourtant un mastodonte de l’écologie. Créée en 1951, financé par les dons d’un million de sympathisants, elle achète des terrains afin de les préserver, un peu comme le fait en France le ­Conservatoire du littoral, mais à une tout autre échelle. Car TNC a accumulé au fil du temps d’immenses espaces naturels. ­Possédant 480 000 kilomètres carrés – pratiquement la superficie de l’Espagne – répartis sur 72 pays, c’est l’un des plus grands propriétaires fonciers du monde. James Michel signe en 2015 un accord « ambitieux et novateur » avec l’ONG : « Une planche de salut pour les Seychelles. »

Échange « dette contre nature »

TNC propose un échange de dette contre nature, ou « debt for nature swap », dans le jargon. Ce montage inventé dans les années 1980 consiste, schématiquement, à alléger le fardeau de la dette d’un pays en voie de développement en lui demandant en contrepartie un effort de protection de l’environnement.

Ainsi, l’ONG américaine conseille au gouvernement d’émettre un emprunt d’un nouveau type, un « blue bond » (« emprunt bleu ») établi sur ses ressources naturelles. Sur le plan de l’ingénierie financière, c’est simple : petits ou grands, les emprunts sont fondés sur « quelque chose » qui garantit leur remboursement. Un ménage obtient un crédit pour acheter sa maison sur sa capacité à générer un salaire chaque mois. Une entreprise lève des fonds sur ses perspectives de chiffre d’affaires. Un État avance ­habituellement face à un créancier sa capacité à lever des impôts. Dans le cas du blue bond, schématiquement, les poissons remplacent les contribuables. L’emprunt est institué sur l’océan et ses richesses.

TNC rachète donc 21,4 millions de dollars de dette et fixe un nouveau calendrier de remboursements, étalé dans le temps et gagé sur la mer. James Michel confie à l’ONG 410 000 kilomètres carrés d’océan, un tiers de sa ZEE, l’équivalent de la superficie de l’Allemagne. En échange, elle doit l’aider à organiser la pêche et le tourisme dans une optique de long terme : pas de surexploitation des stocks, pas d’atteinte à l’environnement.

Après quelques négociations, l’accord est signé sept ans plus tard. C’est une première mondiale. « Un modèle pour le reste du monde », s’enthousiasme Mark ­Tercek, le patron de TNC à l’époque. Aucun emprunt n’a jamais été adossé à un capital maritime. « Il est encore temps d’inverser des décennies de dommages causés aux océans. Nous n’avons pas encore atteint le point de non-retour, poursuit le PDG de l’ONG. Il faut de l’audace. Pour s’attaquer à la protection marine à cette échelle, il faudra dépasser les approches traditionnelles de la conservation des océans. » Ces emprunts bleus doivent concilier développement et environnement. Ils promettent de résoudre l’équation ultime du capitalisme : créer un produit financier qui dégagerait du ­rendement tout en protégeant les océans et l’environnement.

Un paradis fiscal

À la sortie de la fondation, un bougainvillier déborde de fleurs d’un jaune éclatant. Un peu comme la « blue economy » contée par James Michel, il est presque trop beau pour être vrai. Les Seychelles ne manquent pas d’experts en matière financière, mais ils exercent dans le domaine pointu de l’immatriculation de sociétés offshore. Le registre local des sociétés en recense des dizaines de milliers, ­probablement plus d’une par habitant. Ce sont de simples boîtes aux lettres. Victoria n’est pas la City londonienne. Les seuls Seychellois qu’on croise en costume le matin vont à l’école, où l’uniforme est obligatoire. Les entrepreneurs se domicilient ici pour fuir la curiosité. L’archipel est un paradis fiscal.

Pour bien comprendre l’aspect technique de ces blue bonds, rendez-vous est pris avec le patron du Seychelles Conservation and Climate Adaptation Trust (Seyccat), une société créée par TNC pour gérer ces emprunts bleus. L’accueil est glacial. Martin ­Callow refuse de répondre aux questions qui concernent l’ONG, assurant qu’il ne travaille que pour le Seyccat. Ce qui est vrai. Sauf que le Seyccat, par le jeu de statuts astucieusement rédigés, est entre les mains de TNC. Le gouvernement de Victoria dispose de sièges dans les instances dirigeantes mais ne peut rien faire sans les Américains.

Sur le site internet du ­Seyccat, pas plus de précisions. ­Pourtant le blue bond existe. La Banque mondiale l’a salué le 29 octobre 2018 dans un communiqué. Il a été souscrit par les fonds Calvert Impact ­Capital, Nuveen et Prudential Financial. Mais que contient-il exactement ? Pour convaincre des investisseurs de souscrire à un emprunt innovant, il faut produire des rapports très techniques. C’est encore plus vrai pour un blue bond reposant sur un ­exercice inédit : l’évaluation du potentiel économique des eaux seychelloises, l’estimation fine des ressources à venir de la pêche et du tourisme. Si ces documents existent, quand ont-il été réalisés et sur la base de quelle expertise ? Signé par l’ancien président James Michel le 19 novembre 2015, le document fondateur de l’économie bleue fait 21 pages seulement. Et quelques semaines avant le lancement sur les marchés du premier blue bond de l’histoire, le Seyccat, matrice de la finance du futur, se résume à un cadre et une secrétaire assis dans une même pièce.

Le premier défi, une fois ces 21 pages d’accord signées, consiste à établir le zonage de la surface protégée par TNC, un marine spatial plan : où pêcher un peu, beaucoup, pas du tout, quel atoll sanctuariser, quelle baie ouvrir aux paquebots de croisière, où mettre les éoliennes offshore, où les bannir, etc. Une tâche considérable. Mais l’ONG, forte de son 1,3 milliard de dollars de ressources annuelles, emploie 3 600 salariés et est partenaire des plus prestigieuses universités américaines. Elle ouvre un bureau à Victoria.

Un océan en deux dimensions

Pour le trouver, il faut se rendre à Eden Island, qui, comme son nom tente de le faire oublier, n’est pas une île et n’a rien d’édénique. Cet ensemble résidentiel de 56 hectares construit avec des capitaux de Dubaï et d’Afrique du Sud fait plutôt penser à un bout de Floride qui aurait dérivé à travers deux océans avant de heurter l’île de Mahé. Reliés à Victoria par une seule route, les 550 villas et appartements sont organisés autour d’un port de plaisance et d’un centre commercial aux airs de duty free : du luxe, du gadget, une odeur sucrée omniprésente. « Obtenez si vous le désirez le statut de résident seychellois pour vous et vos proches », propose en anglais le site edenisland.sc. La clientèle visée est apparemment la même que celle des sociétés offshore.

Au second étage de la galerie marchande, Helena Sims est seule. Son bureau est si petit qu’on ne pourrait pas y cacher une tierce personne. En talons aiguilles et tailleur rouge, la diplômée en biologie marine étale une carte devant elle. C’est le marine spatial plan, la clé de voûte de la blue economy. L’archipel, dans toute sa diversité, y est divisé en cinq catégories, avec un niveau croissant d’activités autorisées. La carte fait penser au découpage des États de l’Ouest américain au xixe siècle, à la règle et au compas, sur un coin de table, sans tenir compte du terrain. L’océan est un univers en trois dimensions. Sur les cartes de TNC, il en manque une : la profondeur.

Personne ne sait encore ce qu’il passe à 400 mètres sous la surface de l’océan Indien, là où des millions de thons filent à l’abri des regards. Combien sont-ils exactement ? Rouges, blancs, obèses ou listao, les thons parcourent des milliers de kilomètres chaque année. Ils tournent autour des Seychelles, partent à Madagascar, descendent le canal du Mozambique, reviennent et recommencent. De nombreuses autres espèces font de même, à plus petite échelle, se jouant des frontières administratives. Helena Sims balaie ces doutes d’un ton enjoué : « Ce zonage, c’est cinq ans de travail, des réunions avec plus de soixante parties prenantes, pêcheurs, professionnels du tourisme et experts ! » Elle enchaîne sur la liste des sites et des espèces à « protéger absolument », récifs coralliens ou tortues d’Aldabra. Sur la vitre en verre dépoli de son bureau figurent des silhouettes de dugong, un mammifère marin, de dauphin et de tortue.

« Ce zonage est un poème, soupire Virginie Lagarde. Je ne sais pas comment il a été fait, ni à quoi il va servir. Je n’y comprends rien. » La ­Française a pourtant travaillé dix ans aux Seychelles comme biologiste spécialisée dans les questions marines, notamment au sein de l’association des propriétaires des bateaux de pêche. Brune, les cheveux ras, elle a assisté à de nombreuses réunions organisées par TNC pour informer les acteurs du tourisme et de la pêche et recueillir leur avis. Elle en est ressortie interloquée : « Ils ne connaissent pas la mer et ils n’écoutent personne. »

Même consternation chez André Standing. Expert en ressources marines basé au Kenya, il a suivi un dossier qui devrait inciter TNC à la prudence. « En 2013, raconte-t-il, le Mozambique a financé la construction d’une flottille de thoniers par un emprunt appelé le “tuna bond”. Il devait rapporter 6,5 % d’intérêt aux investisseurs. » Hélas, les bénéfices des pêcheries, sur lesquels reposait tout le montage, ont à peine atteint 5 % des prévisions. Pimenté de pots-de-vin, d’incurie généralisée et de détournements de fonds, le tuna bond a mis l’État du Mozambique en cessation de paiements en 2016, pile au moment où TNC finalisait son ­projet aux Seychelles.

En colère contre « l’acteur de “Titanic” »

Pêcheur, fils de pêcheur, petit-fils de pêcheur, Keith André se promène sur les quais du port de Victoria. Il salue tout le monde mais son visage, moins brûlé que celui des autres, suggère qu’il passe moins de temps en mer. Keith André a un pied dans un autre monde, celui des conférences internationales en salle climatisée. Président de la Fédération des pêcheurs artisans de l’océan Indien (FPAOI), ce quadragénaire discret représente les Seychellois aux réunions de la Commission du thon de l’océan Indien. Des rencontres de plusieurs jours, dans un quelconque Hilton d’Afrique du Sud ou de Thaïlande, où des experts soupèsent des rapports gorgés de tableaux et de chiffres, afin de définir des quotas de prise adaptés à l’état de la ressource. Aride, mais formateur. Keith André sait conduire un navire. Il sait aussi quand on le mène en bateau. ­Pendant des mois, à de multiples reprises, il a dû se libérer de ses obligations professionnelles pour assister à des réunions de « pilotage » organisées par TNC avec les « parties prenantes ».

Dans les petits locaux de son association (une table, quatre chaises, une connexion internet et une page Facebook), il se souvient. Exemplaires sur le papier, ces vastes concertations associant tous les représentants de la société civile lui ont laissé le goût amer du fait accompli. La messe était dite et la consultation, organisée pour la forme. « L’activité va être limitée ici, interdite là, sans que notre avis n’ait jamais été pris en compte. Sous prétexte de freiner la pêche illégale et de protéger les ressources, ils s’ingèrent dans notre pays, notre vie et notre métier », s’énerve Keith André.

« L’activité va être limitée ici, interdite là, sans que notre avis ait été pris en compte. Sous prétexte de freiner la pêche illégale et de protéger les ressources, les gens de TNC s’ingèrent dans notre pays, notre vie et notre métier de pêcheur. »

À ses côtés, un homme opine. Betty Hoareau agite ses mains de pêcheur, aux doigts deux fois plus larges que la moyenne. Il y a les cheveux blancs et l’œil noir de colère. Il en veut à « l’acteur ».

« Celui de “Titanic”.

— Leonardo DiCaprio ?

— Exactement. Vous allez voir TNC ? Demandez-leur où est l’argent de Leonardo DiCaprio. Ses millions pour les Seychelles, on aimerait bien en voir la couleur. »

Dans son plan de communication autour des blue bonds, TNC met en avant une contribution de la star de cinéma. Très sensible à la question des océans, Leonardo DiCaprio aurait offert à TNC – avec déduction fiscale à la clé – 1 million de dollars sur sa fortune personnelle et 5 millions de dollars de sa fondation pour les Seychelles. « Vu sa fortune, c’est comme si je donnais 10 dollars, s’amuse l’homme aux mains de géant. Et en plus, il ne donne pas vraiment : TNC a racheté notre dette. Elle n’est pas effacée. On devra rembourser quand même, au bout du compte. Alors, où est le cadeau de Leonardo DiCaprio ? »

Keith André enchaîne : « TNC veut m’expliquer la protection de l’environnement depuis le centre commercial d’Eden Island ? Soyons sérieux ! J’allais déjà pêcher avec mon grand-père dans le lagon avant qu’il ne soit comblé pour construire cette marina ! Sans parler de ce secteur qu’ils veulent ouvrir aux groupes pétroliers ! Dans le “marine spatial plan”, il y a un secteur où la recherche d’hydrocarbures est prévue. On limite la pêche artisanale, mais on prévoit de construire des plates-formes ­offshore et on appelle cela de la “protection de ­l’environnement” ! »

D’après les documents de travail des réunions de concertation, que Keith André a conservés, la prospection minière et pétrolière est mentionnée très tôt, dès la signature de l’accord entre TNC et les Seychelles, comme une vague éventualité. Mais en janvier 2018, l’ONG met en ligne une carte sur laquelle figure une zone grande comme plusieurs départements français : forages possibles, extraction de minerais autorisée. Le gouvernement ne fait aucune annonce. Mais c’est désormais ­officiel : TNC va ouvrir une partie de « sa » zone aux navires de recherche des compagnies pétrolières.

S’acoquiner avec l’industrie de l’or noir

L’exploration ne débouche pas toujours sur de l’extraction, mais elle n’est pas anodine sur le plan environnemental. Un navire de prospection tracte des centaines de mètres de câbles, jalonnés de charges explosives. Les ondes provoquées par les explosions successives se répercutent à plusieurs kilomètres de profondeur dans l’eau et le sol. En fonction de l’écho renvoyé, les géologues estiment le potentiel du terrain en hydrocarbures. Cette pollution acoustique est un sujet de préoccupation, explique Michel André, bioacousticien à l’école polytechnique de ­Barcelone : « On sait depuis longtemps que les mammifères marins à sonar, comme les baleines ou les dauphins, sont très perturbés par les déflagrations. Les travaux plus récents font craindre un impact tout aussi dévastateur sur le plancton, base de la chaîne alimentaire, les anémones de mer et les coraux. » À l’été 2018, la pollution acoustique faisait même l’objet d’un débat aux Nations unies.

La position de l’ONG environnementale sur la prospection pétrolière à de quoi surprendre. Mais ce n’est pas là son premier acoquinement avec l’industrie de l’or noir. En 2003, TNC s’est retrouvé au cœur d’un scandale révélé par le Washington Post. L’organisation avait reçu en donation de la compagnie Mobil Oil un immense terrain aux États-Unis, la Texas City Prairie Preserve, dans le but d’en faire un lieu de reproduction pour un oiseau menacé de disparition, le tétra cupidon ­d’Attwater. Il restait un puits de pétrole sur le domaine. TNC était supposé le fermer. S’avisant qu’il restait des réserves exploitables, il l’a conservé et a même laissé une compagnie en ouvrir un second. Il a gagné des millions de dollars dans l’opération, raconte l’intellectuelle Naomi Klein dans Tout peut changer. Mais l’oiseau a fini par disparaître du périmètre.

Le Sénat américain a diligenté une enquête sur les activités de TNC. Les conclusions, sévères, pointaient de nombreuses dérives mercantiles et des conflits d’intérêts avec des industries polluantes. Et ces liens n’ont pas disparu depuis. TNC reçoit chaque année des dizaines de millions de dollars de dons émanant de l’industrie du pétrole (BP, Chevron…) ou de fondations d’entreprises actives dans le high-tech, gros consommateur de minerais, comme la Fondation Gordon et Betty Moore (Intel) ou la Fondation David et Lucile Packard (Hewlett-Packard). Les statuts de TNC accordant aux donateurs un droit de regard sur ce qu’il sera fait de leur argent, le lien d’intérêt est au cœur du fonctionnement de l’organisation.

« Certains pensent que nos clients sont les plantes et les animaux que nous essayons de sauver. Mais nos vrais clients sont les donateurs qui achètent nos ­produits, et ces produits sont des paysages préservés. »

Comme le disait en 1995 à la Harvard ­Business Review John Sawhill, PDG de TNC de 1990 à 2000, « certains pensent que nos clients sont les plantes et les animaux que nous essayons de sauver, mais nos vrais clients sont les donateurs qui achètent nos ­produits, et ces produits sont des paysages ­préservés ». Début 2019, on trouve au conseil d’administration un ancien président du géant de la pétrochimie Dow Chemicals et une ancienne PDG de Hewlett Packard. Son conseil des affaires réunit des représentants de Monsanto, Chevron, Bank of America, Boeing, BP, Caterpillar, Dow Chemical, PepsiCo.

Patron pendant dix ans de TNC, Mark Tercek venait de la banque d’affaires Goldman Sachs. Même si son prédécesseur avait amorcé le mouvement, Mark Tercek a importé de Wall Street un vocabulaire, des techniques d’investissement, des méthodes de management. Les résultats se sont montrés probants : en 2009, TNC enregistrait 547 millions de dollars de recettes. En 2018, 1,3 milliard. Mark Tercek a intégré au conseil d’administration le milliardaire chinois Jack Ma, le PDG d’Alibaba, ou ­Laurence Fink, le patron du fonds d’investissement Blackrock. En 2018, il émargeait à 819 000 dollars annuels. Une vingtaine de cadres gagnaient plus de 300 000 dollars par an.

« Est-ce qu’ils oseraient faire ça chez eux ? »

Il a démissionné en juin 2019, suite aux témoignages de nombreuses femmes travaillant au sein de l’organisation dénonçant des traitements discriminatoires. Son départ, en plus de celui de quatre autres hauts dirigeants, a mis en lumière un malaise croissant entre les patrons de l’ONG, qui la dirigeaient comme une entreprise cotée, et les salariés, animés par un engagement écologique qu’ils trouvaient de plus en plus accessoire dans leur travail.

« Selon d’anciens salariés, les réunions des dirigeants, qui se tenaient aux quatre coins du monde, étaient souvent source de problèmes, écrit Politico, le média américain qui a publié les premiers témoignages, le 7 juillet 2019. L’alcool coulait à flots, des réunions se poursuivaient pendant les dîners, et d’anciens salariés racontent avoir vu des gens danser sur des tables et flirter avec les limites de ce qui est approprié entre collègues. »

À Politico, Susan Ruffo, qui a travaillé à TNC de 2006 à 2015 ainsi qu’au conseil de la qualité environnementale sous Barack Obama, déclare : « Quand Mark Tercek est arrivé, tout le monde au gouvernement et parmi les écologistes pensait que le privé était la solution à nos problèmes. Mais chez TNC, cela a probablement été entendu à l’extrême… » Le patron tout-puissant a été remplacé par une femme, Sally Jewell, secrétaire à l’Intérieur dans l’administration de Barack Obama de 2013 à 2017.

Le scandale de 2003 a rendu l’organisation prudente, au moins dans son pays. Quand l’administration Trump annonce un élargissement des zones ouvertes à l’exploration pétrolière dans les eaux américaines, TNC publie un communiqué indigné, en date du 4 janvier 2018. L’offshore présente des « risques significatifs pour les ressources marines » et peut « nuire à l’économie locale côtière ». Du moins, aux États-Unis. À quelques semaines d’intervalle, TNC officialisait l’ouverture à l’offshore d’une partie de la zone qui lui a été confiée aux Seychelles. Nous vivons dans un monde complexe, plaide Matthew A. Brown, directeur Afrique de l’organisation. « Chaque situation est différente, chaque pays doit tracer son propre plan de développement énergétique », en prenant en compte « les demandes de multiples utilisateurs », dont les pétroliers. « ­Est-ce qu’ils oseraient faire ça chez eux ? », s’indigne à Victoria le patron-pêcheur Keith André.

Imaginons que l’ONG américaine ne soit pas entachée de soupçons. Imaginons que le zonage ait été exemplaire, que la délimitation des aires sanctuarisées, interdites à la pêche, s’appuie sur un travail rigoureux d’analyse des écosystèmes. Qui pourra surveiller les mers ? Les garde-côtes m’embarquent sur un patrouilleur.

« La marine seychelloise possède combien de bateaux ?

— Sept, donnés par des pays amis.

— C’est suffisant ?

— Oh non. Pour couvrir 1,3 million de kilomètres carrés, il faudrait des dizaines de navires, et même des avions. On ne les a pas. Heureusement on peut compter sur les pêcheurs. Ce sont eux qui nous signalent les Sri Lankais ou les Malgaches qui viennent pêcher illégalement dans nos eaux.

— Mais alors si on interdit une zone à la pêche légale…

— On la livre à la pêche illégale. C’est automatique. »

La surveillance des eaux seychelloises est d’autant plus un enjeu qu’elles se situent à quelques encablures de la Somalie, où des pirates frayaient entre 2008 et 2011, au moment où le gouvernement engage ses discussions avec TNC. Ces années-là, plus de 2 300 personnes ont été capturées dans l’océan Indien. Les pirates avançaient au large sur des navires chargés de bidons de carburant, tractant des skiffs d’abordage. À Victoria, certains de ces skiffs pourrissent encore sur les chantiers navals. Ce sont des navires étroits, en fibre de verre, d’une dizaine de mètres de long. Les îles désertes des Seychelles pouvaient facilement servir de bases de repli à des embarcations aussi légères.

À l’époque, le président James Michel essaie de trouver du soutien. L’Europe ne fait rien. Les Émirats arabes unis offrent cinq navires patrouilleurs. En contrepartie, le chef des forces armées émiraties, Mohammed ben Zayed al-Nahyan, obtient un palais hideux sur les hauteurs de l’île de Mahé. Les Indiens proposent de construire une base militaire sur l’île de l’Assomption. Les ­Américains sortent le grand jeu. Ils installent en 2009 une base de drones près de l’aéroport de Victoria. Officiellement, ils sont utilisés pour la surveillance. En 2011, des câbles diplomatiques dévoilés par les Wikileaks révèlent la présence sur cette base des drones de combat sophistiqués, les MQ-9 Reaper. Pilotés depuis le Nouveau-Mexique, ils permettent aux Américains d’atteindre la Somalie.

Cogestionnaires des mers

Les services de TNC faisaient peut-être partie d’une offre américaine globale : les drones et l’ONG, ou rien. L’organisation ne travaille pas pour le gouvernement, mais, comme pour l’industrie pétrolière, les liens sont incestueux. En plus de Sally Jewell, la désormais patronne de l’ONG, l’organisation a jusqu’à tout récemment compté dans ses rangs Heather Zichal, la conseillère climat de Barack Obama entre 2008 et 2013.

« 410 000 kilomètres carrés pour 21 millions de dollars seulement ! s’énerve Keith André sur le port de Victoria, en montrant l’océan d’un large geste du bras. On brade nos eaux pour 50 dollars le kilomètre carré ! » Les ­Seychelles avaient besoin d’aide. Elles le paieront peut-être cher. En septembre 2018 a démarré aux Nations unies la négociation pour un « instrument international juridiquement contraignant » « portant sur la conservation et l’utilisation durable de la biodiversité marine ». ­Pendant que TNC « achetait » les Seychelles, sa jumelle et rivale ­Conservation International, également financée par de puissantes fondations issues des industries de l’énergie et du high-tech, installait sa propre aire marine aux Kiribati, un minuscule État insulaire de ­Polynésie. Ces géants de l’écologie ne s’en cachent pas : ils veulent devenir ­cogestionnaires des mers. En prenant la place des gouvernements, s’il le faut. En matière de protection des océans, ces derniers ont un bilan médiocre. Les ONG, elles, n’en ont pas encore. Elles ont le temps, et l’argent. L’avenir des océans, dit l’ancien président James Michel qui semble tout à coup fatigué, écrasé par la responsabilité, se dessine aux Seychelles.

Publié dans le numéro 48 de XXI

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