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19/07/2022

« Où on mettrait un enfant de plus? »

En Argentine, l’avortement n’est légal qu’en cas de viol ou de danger extrême pour la mère. Des féministes accompagnent les femmes dans une semi-clandestinité. Caroline Kim-Morange a été l’une de ces « socorristas ».

Par Caroline Kim-Morange

Illustrations Laurence Bentz

Dès le début, avec Diana*, l’histoire est compliquée.

Elle est seule face à sa grossesse, paniquée. Son copain menace de la mettre dehors si elle n’avorte pas avant dimanche, et on est déjà jeudi. Elle devra le faire à la maison, par pilule abortive. Un avortement clandestin, comme à peu près 500 000 par an en Argentine. Je l’accompagnerai à distance. Joignable sur WhatsApp, pendant trois jours.

C’est la première fois que j’aide une femme à avorter. Je suis membre des socorristas, des féministes « secouristes » en Argentine, où l’avortement n’est autorisé qu’en cas de viol ou de danger pour la santé de la mère. Autant dire presque jamais : même dans ces cas extrêmes, une majorité du corps médical refuse de les pratiquer. En attendant une loi autorisant les avortements, les femmes continuent à vouloir avorter, et les socorristas aident celles qui le demandent. « Nous nous conten- tons de donner l’information. Et informer, c’est légal », m’a expliqué Laura, la première socorrista que j’ai rencontrée. Elle et ses camarades s’appuient sur le protocole de l’Organisation mondiale de la santé et sur leur propre expérience. Quand je ren- contre Diana, je ne suis socorrista que depuis trois mois.

Je ne sais presque rien d’elle. Elle a une vingtaine d’années et vit de petits objets qu’elle fabrique. En cette fin novembre 2018, elle coud de grandes chaussettes de Noël en feutre à accrocher dans la maison. Elle les vend dans la rue, pour l’équiva- lent de 2 euros pièce. Fluette, cheveux noirs aux épaules, petite voix fragile, on fait connaissance dans un parc, à un « atelier ». C’est là que les militantes écoutent les femmes, leur expliquent comment avorter et où trouver les pilules. Chaque groupe a son horaire, son jour, son parc. Rien qu’à Córdoba, la deuxième ville du pays, nous informons une cinquantaine de femmes chaque semaine. Je m’assois sur un banc, après la réunion, avec Diana. Je sors de ma poche un stylo et une petite carte.

« Tu penses pouvoir payer combien ? 1 000 pesos [25 euros, ndlr] ? C’est réaliste ? — Je pense, oui.
— Bon, je t’envoie dans une pharmacie amie. Donne-leur cette carte. J’ai écrit 1 000. Ça, c’est l’adresse. Demande des caramels. »

« Caramels », nom de code des médicaments abortifs.

Aucune socorrista n’a jamais été inquiétée. Il est rare que les avortements soient poursuivis, mais tout le monde préfère être prudent. La pharmacie amie des socorristas n’exige pas de somme fixe. Mais pour couvrir les frais et compenser les bas prix accordés à certaines – et s’il le faut, la gratuité –, les femmes donnent en général autour de 35 euros. Une somme énorme en Argentine où le salaire mensuel minimum ne dépasse pas 490 euros.

Le lendemain matin, quand j’allume mon téléphone, Diana m’a déjà laissé message sur message. Elle n’a pas pu acheter les pilules. « Il me reste 900 pesos. J’ai pas osé te le dire.

— Et ton copain ?
— Il veut rien savoir. Il dit que c’est moi qui fais pas d’effort. »

Je me sens coupable. J’aurais dû repérer sa précarité. Je réponds. Par message.

« Diana, je vais baisser le prix, je vais te donner une nouvelle carte. On peut se retrouver dans le centre avant 17 heures ?
— Sérieux ? Tu me sauves la vie. Je pleure, là !
— 16 h 30 ça te va ? Près de la grande fontaine au centre de la Plaza Colón. Et... 800 pesos ?

— Ce serait génial ! J’aurais même de quoi retourner chez moi et envoyer chier mon mec.
— Tu préfères 700 ?
— Ce serait mortel.»

Pour économiser le bus, elle va à pied à la pharmacie, trois heures aller-retour. L’avortement commence l’après-midi même. Les jours qui suivent, on continue de s’envoyer des messages écrits, audio, et beaucoup de petits cœurs. En Argentine, les mots doux sont omniprésents. Avec les autres inconnues dont j’accompagne les avortements pendant les mois suivants, c’est le même déluge d’affection.

Je suis une documentariste française, installée en Argentine un peu par hasard. J’ai suivi mon mari expatrié, cadre chez Renault. Assez vite, j’ai envie de tourner un film sur la lutte pour le droit à l’avortement. On est en 2018, une loi pour légaliser l’IVG est en préparation – elle sera rejetée par un Sénat conservateur. D’immenses manifestations accompagnent les débats. J’ai participé, éblouie, à la marche des femmes du 8 mars. Des chorégraphies, des chants, des tambours, des paillettes, des perruques roses et des foulards verts à perte de vue. Le foulard brandi par les partisans de la légalisation fleurit partout. Il est vendu à chaque coin de rue, orne les sacs, les poignets, les cous. À l’époque, j’ai le projet de suivre les débats qui agitent le pays à travers les yeux d’une adolescente enceinte.

Je découvre les Socorristas en red (feministas que abortamos) (les « Secouristes en réseau (des féministes qui avortent) »), leur énergie, leur joie, leur sororité, leur humour. Et même l’amour qu’elles se manifestent. Dans les manifs, elles chantent des chansons à la gloire du Misoprostol, la pilule abortive : « Misoprostol, médica- ment que nous savons nous procurer / même interdit, l’avortement continuera d’être pratiqué / Misoprostol, comme tu es grand ! Misoprostol, Misoprostol ! T’es le meilleur des avorteurs ! » Contrairement aux féministes classiques, qui plaident pour l’avorte- ment à l’hôpital, elles militent pour avorter « où tu veux », loin des médecins dont elles se méfient. Je change d’avis, ce sera un film sur elles. Quelques mois plus tard, je franchis le pas, je deviens socorrista à mon tour.

J’ai envie de m’impliquer, de devenir activiste. Moi qui n’ai jamais avorté, qui ai fréquenté une école catholique, je trouve hallucinant que la société se permette d’interdire à une femme la maîtrise de son corps. Cette vision de la femme comme un être futile, qui aurait fauté et devrait en assumer les conséquences, me scandalise. Du moment qu’elle décide que ce n’est pas le moment, c’est une décision responsable. Mais j’hésite. Une nuit d’orage en septembre 2018, je me tourmente. Et si j’étais arrêtée ? Si je n’y arrivais pas ? Puis, je me raisonne. Les socorristas du groupe ne sont pas des héroïnes. Elles y arrivent très bien. Étudiantes en psycho- logie, en ressources humaines, prof d’arts plastiques, designeuse, secrétaire... je leur ressemble. Elles se soutiennent entre elles : il y en a toujours une au bout du fil pour répondre aux questions des autres. Aucun médecin parmi elles, mais en cas de souci médical, il y a toujours le dispensaire ou l’hôpital. Sur les 12 000 avor- tements accompagnés par les socorristas chaque année, les pro- blèmes sont rarissimes. Au petit matin, mes terreurs s’apaisent.

Quelques heures après avoir commencé son avortement, Diana m’écrit pour me dire qu’elle est faible, qu’elle a vomi. En général, on ne ressent rien à ce stade. C’est sans doute l’anxiété. Je lui suggère une douche chaude, d’écouter une musique qu’elle aime, de regarder une série. Elle se couche avec une bouillotte et des biscuits. Ça va mieux. Le lendemain, le fameux Misoprostol doit provoquer l’expulsion. Nouveau message audio sur mon WhatsApp. Petite voix de Diana. « Euh... les quatre pastilles de Misoprostol dans la bouche d’un coup ou l’une après l’autre ? »

— Les quatre en même temps, en avalant seulement la salive.
— Ah ? Et, désolée si j’y connais rien [rires], mais euh... comment va être mon utérus ? Il va se dilater à l’intérieur ou à l’extérieur ?
— Il va pas se dilater, il va se contracter. C’est le rôle du Misoprostol. Comme quand tu fermeslamainfort:lesmusclesdubrasdeviennentdurs.Tonventrevadevenirdur.»

Nous avions tout expliqué à l’atelier. Mais à cause du stress, il faut répéter.

« Tu ne risques rien. C’est normal d’avoir mal. C’est normal de beaucoup saigner. Sois prudente dans les dix jours qui suivent. C’est une plaie, il peut y avoir une infection. Évite la piscine, le bain. Ne mets pas de tampons. Si tu as des rapports, n’oublie pas d’utiliser un préservatif.»

Au siège des socorristas, le téléphone sonne tout le temps. Dans cet appartement du centre-ville aux murs blancs, Valentina est de permanence. « Ani, raconte-moi, tu vis avec un mari, des enfants ?
— Avec mon fils de 5 ans et mon mari. On est en train de se séparer. Je n’ai pas de travail. En ce moment, je ne veux pas d’autre enfant.

— Ani, je te comprends. L’important, c’est que tu sois décidée. C’est ton corps, ta vie, ton avenir. Je t’inscris à un atelier ? »

Pendant ce groupe de parole d’une à deux heures, les femmes parlent, beaucoup commencent à se justifier. Les socorristas, elles, s’efforcent de faire ce qu’elles appellent de la «dépénalisation sociale », une forme de déculpabilisation. Le premier atelier me submerge d’émotion. « Où on mettrait un enfant de plus ? », com- mence Caro. Avec son compagnon, ils vivent à six dans deux pièces. Lulli dit qu’elle n’a juste « pas envie » d’être mère. Brenda a tenté d’avorter en avalant de puissants antidouleurs. Elle rigole. « Je dormais tout le temps, mais le bébé est toujours là. » Carla, étudiante en architecture, avait prévu de partir étudier en Italie. Une histoire sans lendemain, le préservatif s’est rompu. Quoique... « Ce couillon n’a pas pu l’enlever, quand même ? » Il paraît que certains s’amusent à faire ça, et s’en vantent, signalent des femmes de l’atelier. Ça s’ap- pelle le stealthing – « furtivité ». Indignation générale. Mais Carla rayonne, déjà « soulagée » d’avoir rencontré les militantes. Milena est chrétienne adventiste, elle est contre l’avortement. Elle est aussi épileptique et l’enfant risque d’avoir une malformation à cause des médicaments. Elle hésite. Finalement, elle renoncera à avor- ter. Vanessa est catholique. Elle assiste aux vêpres tous les soirs. Mais pas question d’un sixième enfant. Elle vient de perdre son travail, souffre d’une hernie discale. Elle a littéralement soutiré le numéro des socorristas à sa docteure. « Quand elle a tourné l’écran d’échographie vers moi, l’image m’a donné du remords. Mais je lui ai dit que si elle ne m’aidait pas, je le ferais quand même. » À son mari déménageur, elle fait croire à une grossesse extra-utérine. Ses copines sont dans la confidence. Toutes lui ont dit qu’elle était folle d’avorter. « Elles s’imaginent que je vais utiliser le persil.» Le persil ? Autour de moi, elles sont toutes au courant. « Des branches de persil trempées dans l’alcool, introduites dans l’utérus », m’explique Vanessa. Une fille de 16 ans est morte comme ça dans son quartier.

Le persil, les aiguilles à tricoter, les cintres... Les hôpitaux argentins ont compté 35 morts par septicémie ou hémorragie après une tentative d’avortement clandestin en 2018. Le président de centre gauche Alberto Fernández a promis une nouvelle loi, au nom de la santé des femmes et de la fin de l’hypocrisie, puisque « l’avortement existe ». Elle a été présentée au Congrès le 17 novembre 2020.

En attendant, même en cas de viol, la loi n’est pas toujours appliquée. Dans la province de Tucumán, le Nord conservateur, en 2019, une enfant de 11 ans, enceinte après avoir été violée par le compagnon de sa grand-mère, se voit refuser pendant des semaines l’interruption de grossesse à laquelle elle a droit. « Je veux qu’on m’enlève ce que le vieux m’a mis dedans », répète-t-elle. Mais les médecins de l’hôpi- tal, invoquant leur conscience, refusent de pratiquer l’opération, tout en lui injec- tant des médicaments pour accélérer la croissance du fœtus, espérant prolonger la grossesse jusqu’à ce qu’il soit viable. Un couple de médecins du secteur privé finit par pratiquer une césarienne, à cinq mois de grossesse, pour épargner la fil- lette qui souffre d’hypertension artérielle. Le bébé a vécu dix jours. Dans la même province, en 2014, une femme de 25 ans est condamnée à huit ans de prison pour une fausse couche : on la soupçonne d’avoir avorté. Elle est acquittée après plus de deux ans de prison et une vaste mobilisation féministe.

Après trois mois d’atelier, je commence à accom- pagner des femmes de tous âges. Une socorrista me prévient : « N’attends pas de reconnaissance. Non. Si tu le fais, c’est que tu veux lutter contre une injustice. Pas pour qu’on te dise merci.» Toutes celles que j’ai accompagnées ont témoigné de la gratitude. Mères ou pas, célibataires ou pas, croyantes ou pas. Elles étaient toutes de milieux plutôt modestes. Les plus riches ne fréquentent pas les socorristas, elles recourent aux services discrets de cliniques privées où on fait passer les avortements pour des fausses couches. Tarif : entre 500 et 800 euros l’opération, plus cher qu’un Smic argentin.

La plupart trouvent des médicaments abortifs auprès de revendeurs pas tous scrupuleux, vendus entre trois et dix fois plus cher, sur Internet. Elles ne savent pas toujours combien de pilules utiliser, ni comment, ni les horaires à respecter. Après un échec, certaines débarquent désespérées chez les socorristas.

Plusieurs femmes rencontrées pendant les ateliers renoncent à avorter, d’autres disparaissent après un entretien. Elles achètent les pilules et se débrouillent. On m’avait pré- venue. Cela crée un sentiment étrange. Il faut s’obliger à ne pas les appeler. Ne pas abuser de son pouvoir, ne pas se croire toute- puissante. Les socorristas critiquent ce travers de nombreux médecins, il ne s’agirait pas de les imiter.

Dimanche après-midi, presque une semaine après l’avortement de Diana, j’ap- pelle pour prendre des nouvelles. Elle parle de saignements d’une couleur bizarre, d’une odeur désagréable. Lumière rouge dans ma tête. Symptôme d’alerte, dit la documentation socorrista. Je lui conseille d’aller tout de suite aux urgences d’une clinique. Je m’affole. Elle s’affole. Elle affole son père. Au bout du fil, une socorrista me rassure. « Elle n’a ni fièvre, ni douleur, inutile de s’inquiéter, dit Emilse. Elle pourrait être très mal reçue aux urgences.» Il arrive souvent que des femmes soupçonnées d’avoir avorté soient laissées pendant des heures dans un couloir à se tordre de douleur ou à perdre du sang. Il vaut mieux attendre lundi, pour aller dans un service hospitalier plus bienveillant. Rétropédalage. Je la rappelle. Elle rappelle son père qui l’attendait déjà aux urgences. Assise par terre dans ma cuisine, je suis vidée, au bord des larmes.

Je suis de retour en France. J’ai accompagné 27 femmes entre novembre 2018 et mars 2019. Je me souviendrai toujours de la première. Pendant plusieurs heures, Diana avait saigné, vomi, eu mal. Puis elle m’a appelée. « Je me sens drôle. Comme soulagée. J’ai faim.» « Je pense que tu as expulsé. C’est terminé.» Sa toute petite voix : « Sérieux, Caro ? » J’ai reposé le téléphone et je me suis servi un verre de vin. Elle n’est pas allée à l’hôpital le fameux lundi, ça n’a pas été néces- saire. Sa vie a repris son cours. C’est désormais sa grand-mère qui l’héberge. Celui qui menaçait de la mettre à la porte, elle a choisi de le quitter.

*Les prénoms ont été modifiés.

Publié dans le numéro 53 de XXI

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