Par Fabienne Lips-Dumas
Illustrations Almasty
Échappées d’une caisse plastique, 30 000 mouches déchaînées s’élancent dans un tourbillon noir à l’assaut d’un no man’s land lunaire digne d’une scène de La Guerre des étoiles. Nous sommes dans le désert de Mojave, au sud de la Californie. À quelques kilomètres, des pièges au jus de pomme et à la levure de champagne ont été dispersés. Ils attendent les insectes affamés. Le professeur Michael Dickinson se débat pour empêcher les moucherons de se glisser dans ses narines. C’est parti. La chasse est ouverte.
Le Graal du chercheur ? Le secret de la navigation chez l’insecte.
« Je suis un neuro-éthologue », précise Michael Dickinson devant son ordinateur en remontant la monture fine de ses lunettes. Il étudie le système nerveux lié aux comportements animaliers. Dans son cas, l’animal n’est ni le singe ni le dauphin, mais la mouche. Pourquoi elle ? Pourquoi cette insignifiante engeance du monde animal ? Cette enquiquineuse des corbeilles à fruits, que l’on fouette à coups de torchon au-dessus des bananes brunies et des raisins éclatés ? Pas la grosse mouche noire moirée, non : la minipuce volante. Pour les initiés, la drosophile melanogaster, ou encore, comme disent affectueusement les scientifiques du CNRS : « la petite droso ».
Chemise à carreaux à moitié sortie de son jean éculé, épaules tombantes d’éternel adolescent, Michael Dickinson, dit « le Flyman » (« l’homme mouche »), repose son ordinateur sur la table basse de son bureau de Caltech, l’institut de technologie de Californie, berceau de trente-huit prix Nobel et théâtre des découvertes qui ont marqué le formidable destin de la mouche à vinaigre. De révolution en révolution, l’insecte bouscule depuis un siècle notre conception du monde et déverrouille les grandes énigmes que les dieux défendaient. Et aujourd’hui, à la vitesse où il répond aux questions des chercheurs, les verrous n’arrêtent pas de sauter.
Une parfaite compagne de jogging
Un des mystères que Michael Dickinson a élucidés, lors d’un séjour de recherche à l’Institut Max Planck en Allemagne, renvoie au mythe d’Icare. Comment ça vole, quand ça vole ? « Quand je me suis penché sur la question du vol des insectes, les ingénieurs prouvaient qu’un bourdon ne pouvait pas voler. » Mais de toute évidence les bourdons volaient et les ingénieurs étaient bien embarrassés. Michael Dickinson a construit une aile de mouche de 60 centimètres d’envergure qu’il a plongée dans un bassin d’huile. Le mystère du bourdon était une question d’échelle et de mouvement. Pour un bourdon ou pour une mouche qui ne pèse presque rien, l’air est nettement plus visqueux que pour nous. La mouche se meut dans un fluide épais où son aile trace un U étale et crée un vortex qui la propulse. Soudain les équations sont devenues limpides et les gros bourdons ont pu voler avec la bénédiction des ingénieurs.
« Les insectes, ça vient de mon goût pour la science-fiction. J’ai été élevé avec “Star Wars” et la fascination des extraterrestres. Et sur notre planète, les insectes, c’est ça, des aliens… » « L’autre » en quelque sorte. Un autre aux capacités phénoménales. La nature a doté la drosophile d’une vision inégalée. Ses ailes vrombissent à plus de 200 battements par seconde, elles sont actionnées par une musculation herculéenne. Elle peut parcourir plus de douze kilomètres en deux heures, ce qui en fait une parfaite compagne de jogging. Si on rapporte ces douze kilomètres à sa longueur, 2,5 millimètres, c’est l’équivalent d’un Paris-Mexico en deux heures pour un superman d’un mètre quatre-vingt. Le vol des moucherons promet des microdrones, l’armée américaine ne s’y est pas trompée en contribuant à sa recherche pendant des années. « Une subvention qui se tarit », nuance le Flyman dont l’insatiable curiosité se focalise aujourd’hui sur le cockpit : « Voler, c’est piloter. C’est ça, la grande inconnue. » Outre ses performances athlétiques, le moucheron vole droit et dispose d’un solide sens de l’orientation. Michael Dickinson résume : « On veut comprendre ce qui se passe entre l’information et l’action. » Et à cette interrogation qui obsède l’humanité depuis qu’elle pense qu’elle pense, les neurobiologistes épaulés par la génétique attendent désormais de l’insecte une réponse.
À la fin du xxe siècle, l’organe le plus complexe du corps humain inspirait des questions réflexives du type : « Le cerveau peut-il comprendre le cerveau ? » Il était cette dernière frontière du corps à l’assaut de laquelle on ne s’attaquait pas sans se départir d’une humilité toute philosophe. C’est fini. Les biologistes y croient. Les tabous explosent. Et si le cerveau, ce boss qui perçoit, ressent, régule, décide et ordonne, était un organe comme un autre ? Et si on pouvait savoir comment ce qui pense pense biologiquement ?
Le Graal se planque dans une pelote blanchâtre de 100 000 neurones, pas plus grosse qu’un grain de sel fin. Cent mille, c’est une poignée de cellules si on les compare aux 86 milliards de notre boîte crânienne. Michael Dickinson conteste cette comptabilité avec une autre métrique. Il établit un rapport entre l’éventail des comportements et le nombre de neurones, et là, la mouche déploie une quantité de comportements astronomiques. Qu’on la compare aux hommes ou aux souris, ce rapport penche nettement en sa faveur. L’exploration reste un vrai casse-tête, mais un petit nombre de neurones, ça simplifie les choses.
Ce n’est pas la première fois que la petite droso joue les Hercule Poirot des mystères de la vie. Les remerciements émus des récipiendaires du prix Nobel de médecine en 2017 étaient là pour remettre les pendules à l’heure : « La même horloge biologique avance chez les humains et les mouches… Nous avons travaillé presque exclusivement avec les drosophiles et il est remarquable que ce soit le cinquième prix Nobel de médecine pour ce petit insecte… Cela démontre l’importance de cet organisme dans la recherche fondamentale et le progrès scientifique en général… » Que serions-nous sans elle ?
En gros, la génétique moderne qui force le corps médical à revisiter la santé de nos ancêtres, c’est elle. Le miracle naturel d’un œuf métamorphosé en poulet, en éléphant, en Neandertal, c’est-à-dire l’embryologie, le développement et son évolution, c’est encore elle. L’effet mutagène des radiations sur l’ADN, c’est toujours elle. L’histoire de la biologie du xxe siècle est marquée par la conversation intime et prolifique des scientifiques avec leurs mouches.
« La mouche, c’est la liberté »
Des centaines de jeunes chercheurs se sont bousculés aux portes de la 59e édition de la conférence annuelle sur les drosophiles à Philadelphie. Chaque année, les publications scientifiques régurgitent des articles avec le mot « drosophile » en caractères gras dans le titre. Le prix Nobel Jeffrey Hall professe : « Si vous pouvez imaginer une question et que vous savez la poser, la mouche vous répondra. » Les jeunes biologistes ont très envie d’entamer ce dialogue. Le temps de l’exotisme, des scorpions indiens ou des sangsues thaïlandaises est passé de mode, à moins d’aimer éperdument la solitude. Si on veut échanger, débattre, penser qu’on va façonner le futur, il vaut mieux s’intéresser aux mouches. « Ce n’était pas comme ça, il y a vingt ans, mais aujourd’hui dans mon labo, tout le monde travaille avec les mouches », constate Michael Dickinson. On trouve des reconvertis de la souris qui se réjouissent de ne plus avoir autant de sang sur les gants, ou du pigeon, comme le jeune scientifique Ivo Ros qui les a quittés pour les mouches de Michael Dickinson et dit : « La mouche, c’est la liberté. On peut faire tout ce qu’on veut. »
Michael Dickinson retient un agacement, il préférait le temps où le domaine était moins encombré, où la mouche était surtout un sac de gènes ou une larve pour percer les secrets de fabrication de la nature, pas ce temple du comportement au cerveau ouvert in vivo : « De toute façon, au rythme où ça va, ronchonne-t-il, je passerai mon temps à lire ce que les autres font. »
Pourtant les décideurs rechignent à investir dans la mouche. La politicienne américaine Sarah Palin, au sommet de sa gloire anti-Obama, est devenue le symbole de cette défiance pour avoir déclaré dans un rallye de Pittsburgh, en Pennsylvanie : « L’argent de vos impôts va à des recherches sur les mouches à fruits. Je ne vous charrie pas ! » Les jeunes, eux, ne s’y trompent pas : si on veut diriger un « lab », il vaut mieux la compagnie des mouches à celle des sauterelles, qui d’ailleurs se dévoreraient entre elles si on leur faisait subir le même sort en bouteille.
Pour les convertis, la drosophile, c’est du sur-mesure. D’abord la taille. Quelques étagères dans une pièce cagibi suffisent à concentrer des populations comparables aux villes de Lyon ou de Marseille. Elles se nourrissent d’un peu de levure pas chère étalée dans le fond des flacons qui les abritent. Leur puissance de reproduction, plaie du secteur vinicole, est une manne en laboratoire. Dix jours séparent la larve de l’adulte fringant prêt à passer son bagage génétique à sa progéniture. On soupçonne même un certain goût pour l’exercice, si on considère le temps et l’énergie dépensés dans leur sexualité en captivité. Un couple peut copuler pendant vingt minutes, soit un effort substantiel quand on le rapporte à une espérance de vie d’un mois. Le budget annuel de deux cages à rats équivaut à l’entretien d’une population de drosophiles melanogaster pendant un an de recherche.
Maintenant qu’est-ce que cela a à voir avec nous ? Parce que hors Michael Dickinson et quelques autres, pures victimes de leur curiosité, on peut envisager des similarités entre le genre humain et une population de souris, mais avec l’insignifiante mouche à vinaigre, il ne faut rien exagérer. Et pourtant avec près de 75 % de gènes porteurs de maladies en commun, y compris le cancer ou les maladies orphelines, on a le droit de se sentir concerné par l’élucidation des quelques mécanismes biologiques fondamentaux dont elle est porteuse.
La nature, qui a beaucoup de mémoire, cultive le recyclage et le bricolage. Le cerveau de la drosophile dans toute sa paradoxale simplicité détient quelques clés du nôtre. « On sait que plus on va dans le détail de certains circuits, plus les similarités entre les cerveaux des insectes grandissent et les différences se résorbent », remarque Michael Dickinson. Plus on creuse, plus ça se ressemble et ça ne s’arrête pas au monde des insectes. Les transpositions entre les mouches, les souris et les hommes ont commencé.
En un siècle, le moucheron a permis de résoudre les plus formidables énigmes, alors pourquoi pas les dégénérescences neuronales, les démences, déprimes, insomnies et autres maladies type Parkinson ou Alzheimer ? Une directrice de laboratoire à l’université Brown aux États-Unis qui étudie la dépendance à l’alcool et à la cocaïne chez la mouche – oui, une mouche peut être high et en manque – affirme avec enthousiasme : « Avec la mouche on découvre, avec la souris on confirme. »
Un petit air de divinité égyptienne
Au premier étage du bâtiment Beckman, dans le laboratoire de Michael Dickinson, des bureaux surmontés d’ordinateurs s’alignent d’un côté d’une paroi vitrée et de l’autre, des microscopes remplacent les ordinateurs. Là, les mouches sont préparées pour des expériences qui se dérouleront dans des alcôves fermées par des portes coulissantes.
Le jeune biologiste Ivo Ros m’assoit derrière un microscope. Les lentilles s’ajustent. La voilà. Endormie par le froid, d’immenses yeux rouges irrémédiablement ouverts, un corps couleur miel, des ailes nacrées, un petit air géométrique de divinité égyptienne, la drosophile melanogaster brille dans la lumière de son piédestal de bronze doré. Elle est beaucoup plus belle que sur ses photos portraits ou dans les replis d’une serpillère. Avec la pointe d’un pinceau, Ivo Ros la glisse dans une encoche qui facilite sa préparation avant l’expérience. Protégé par des lunettes jaunes contre le flash bleu de la colle laser, il faut la monter sur une tige pour l’attacher. En laboratoire, la mouche doit voler, mais sur place. Ce qu’elle fait. Merci la mouche. Tous les insectes ne coopèrent pas avec autant de grâce quand on les harnache.
Les laboratoires s’arrachent le savoir-faire d’Ivo Ros. Chirurgien aux doigts d’or, sa main ne tremble pas quand il approche un cutter de la tête minuscule. Du coin de la lame, il découpe une ouverture par laquelle une caméra enregistrera l’activité des neurones à vif pendant l’exercice. « L’observation des neurones en action dans un organisme vivant qui bouge… Ça, c’est une révolution », s’ébaubit Michael Dickinson.
Si vous êtes toujours perplexe devant la performance d’un moucheron au jeu de la tapette, un extrait de son esquive filmée avec la toute-puissante caméra permet de mieux juger de l’adversaire. Pendant que vous n’avez rien vu, elle s’est repositionnée, s’est offert une petite pirouette galipette et a parcouru le cadre de bout en bout avant sa sortie de champ. Tout ça en un clin d’œil. Et ce n’est qu’une chorégraphie. Elle en a plusieurs qui dépendent de la situation et de sa gravité. Elle voit à 200 images seconde, on la chasse à 24 images seconde, donc elle a tout le temps de repérer et d’évaluer la menace dans le détail. Il se passe beaucoup de choses dans la tête et la vie d’une mouche en une fraction de seconde. Il fallait la technologie pour y avoir accès. Longtemps, le laboratoire de Michael Dickinson n’a pas eu les moyens de s’offrir une caméra haute vitesse. « Et puis un jour, elle est arrivée. » Le chercheur pouvait poser un regard nouveau sur les petites droso, à 7 000 images seconde.
La mouche anesthésiée a survécu à l’entaille d’Ivo Ros. Dans une chambre obscure, le cerveau partiellement à nu, elle est réveillée par un coup de poire à air et, suspendue, elle croit s’envoler devant un écran concave, où un point lumineux mobile, dit le soleil, est le repère qui oriente sa course. Un goutte-à-goutte humidifie son cerveau, une autre pipette aspire l’excédent, les caméras sont braquées, elle vole, et pas au hasard.
L’insecte a placé le soleil à sa gauche, on ne sait pas encore pourquoi, mais on sait qu’elle maintiendra le cap. Dans la nature, elle se repère aussi à la polarisation du ciel. « Une performance en soi, s’amuse Michael Dickinson, mettez quelqu’un dans la forêt et demandez-lui de marcher droit devant. Par temps couvert, le résultat est pour le moins décevant. »
Quand Michael Dickinson libère les drosophiles dans le désert, elles se dispersent à tous vents avant de choisir une direction qu’elles ne lâcheront plus, à moins qu’une irrésistible émanation d’éthanol ne les fasse dévier de leur trajectoire. Elles remonteront alors jusqu’à sa source délicieuse. Comment traduisent-elles biologiquement ce qu’elles perçoivent (hum, ça sent l’alcool) en action (changeons de cap) ? Telle est l’obsession de Michael Dickinson et son équipe. Il n’est pas le seul.
Dans le cerveau, un compas anatomique
À l’autre bout du pays, en Virginie, dans un laboratoire de pointe des États-Unis, Vivek Jayaraman, lui aussi, mène l’enquête. La quarantaine dynamique et rieuse, l’immigrant venu de Bombay voulait être ingénieur spatial, jonglait avec les maths et se passionnait pour la psychologie. La route de l’intelligence artificielle était toute tracée quand il a croisé la neurobiologie et ses drosophiles melanogaster.
Derrière des tentures noires, un imperceptible moucheron piétine sur un petit pois en plastique monté sur coussin à air, cerné par un amphithéâtre, dit l’Imax, où il en découd avec les aléas d’une réalité virtuelle 3D qui remplit son champ visuel panoramique. Une armée de caméras mitraille notre héros dérisoire et grandiose au milieu de l’appareillage high-tech. L’équipe de Vivek Jayaraman a fait la Une dans le monde des « drosophilistes » – c’est ainsi qu’on les nomme –, quand elle a isolé dans le cerveau du moucheron un magnifique anneau responsable du sens de l’orientation chez l’insecte. Élégante et pratique, cette couronne de neurones réfléchissait les stimuli 3D de l’Imax et les roulements du petit pois sensible à la marche du sextupède. C’était trop beau pour être vrai, et pourtant le cerveau de la mouche recelait bien, en son centre, un compas anatomique. Si Michael Dickinson est l’homme de l’envol, depuis les muscles des ailes jusqu’aux neurones qui les pilotent, les questions qui animent Vivek Jayaraman sont strictement cérébrales. « On veut savoir comment ses mécanismes neurobiologiques lui permettent de se déplacer. Naviguer est un comportement très complexe… Les mouches sont beaucoup plus intelligentes qu’on ne le pense… », dit-il.
Une mouche en mouvement analyse son environnement. L’analyse dépend de son état interne, de la situation présente et des connaissances acquises. Neurones, circuits, connexions. Comment la mouche qui voit une fleur au milieu de sa route, alors qu’elle maintient son vol à un mètre du sol en quête d’un snack énergétique et que l’ombre menaçante d’une libellule se rapproche, calcule sa trajectoire en fonction de son expérience, prend des décisions et vit un jour de plus ? Au-delà du réflexe et de l’inné, Vivek Jayaraman souligne : « La façon dont le cerveau permet la cognition est peut-être l’ultime question de la neurobiologie. » Cette interrogation fut longtemps la chasse gardée des psychologues. Plus maintenant. C’est dans les labos qu’on cherche des réponses et surtout dans le labo des labos : Janelia. Pour Vivek Jayaraman, heureux d’en être : « le paradis ». Pour certains chercheurs français : « une machine de guerre ».
Ici, on fabrique du futur
Si on ne se perd pas en route, on parvient à Janelia au bout de quarante minutes de voiture de Washington jusqu’à nulle part et à une sortie de virage, on tombe sur le laboratoire. Inauguré en 2006, Janelia est une utopie jaillie de la tête de Gerry Rubin, directeur exécutif du Howard Hughes Medical Institute, et figure historique de la recherche sur les mouches. En 2000, avec son équipe de Berkeley, il a décodé le génome de la drosophile melanogaster, un dictionnaire de base pour déchiffrer le nôtre. La manipulation génétique de la mouche lui doit l’invention de quelques ciseaux révolutionnaires. Tous les jeunes chercheurs regardent sa contribution avec admiration. Ce dignitaire de la biologie moléculaire se définit ainsi : « Je suis un fabricant d’outils et je les mets à la disposition de la communauté scientifique. C’est aussi la démarche de Janelia. Open source. »
Inspiré par le texte de François Jacob Science du jour, science de nuit, où la science des doutes et des incertitudes était célébrée au même titre que celle des certitudes diurnes, cet homme discret en pull à col roulé noir et barbichette grisonnante a voulu donner aux scientifiques le droit à l’errance. Leur recherche doit s’épanouir sans penser aux subventions, aux industries, aux politiques, aux échéanciers, aux tracas de ce monde. Ici les barreaux de la prison épouseraient les frontières de l’imagination et de la curiosité de ses pensionnaires. La fondation du milliardaire Howard Hughes finance et personne ne peut rivaliser avec cette manne dédiée à la science.
Architecture verte, le bâtiment se fond dans la colline qui le porte. L’entrée est quelque part, il faut juste la trouver. Tout est transparent et laisse le soleil de Virginie incendier les bureaux. Les escaliers aériens conduisent à des enfilades de laboratoires silencieux où les microscopes s’intercalent entre les ordinateurs. 40 % de la recherche repose sur la drosophile melanogaster. La mouche qui se reproduit, choisit, se souvient, apprend, jouit, danse, chante et se saoule, qui s’échappe, attaque, séduit, déprime, voit, vole, évolue, bref, qui se comporte en mouche, le fait au nom de la science.
Au sous-sol, trois robots organisent, entretiennent et supervisent une armée de fioles où s’ébattent des milliers de lignées de drosophiles porteuses de mutations génétiques utiles. À la moindre anomalie, les robots envoient des courriers électroniques au chef des opérations. Pour épauler ses chercheurs, Janelia recrute des ingénieurs de la Nasa. Depuis des décennies, l’agence spatiale élève des mouches qu’elle envoie à bord de ses missions pour mesurer l’impact du voyage dans l’espace. Dernièrement, victimes de défaillances immunitaires, les survivantes couvertes de champignons ne sont pas revenues au top de leur forme. À Janelia, les ex de la Nasa concoctent des gadgets délirants, comme des sacs à dos pour libellules ou des grilles à la mesure de l’anatomie des microscopiques systèmes nerveux de nos insectes. Ambiance feutrée, science-fiction, le message du laboratoire est clair, on est à la pointe de la pointe de la science contemporaine. Ici, on fabrique du futur.
Dans son bureau aux baies vitrées, debout devant une cloison blanche couverte de formules chimiques et de croquis de neurones et de leurs synapses, Vivek Jayaraman rebouche un gros feutre vert après avoir tenté de m’expliquer comment une protéine de mollusque vert phosphorescent permet d’observer l’activité des neurones de ses mouches transgéniques. Vêtu d’une chemise col Mao et front hugolien, le chercheur m’évalue. Ma compréhension de la biologie moléculaire l’inquiète moins que mon jugement sur les facultés mentales de la mouche.
« Le paysage change. À chaque instant, elle doit savoir où elle est, alors qu’elle est elle-même en mouvement et à partir de là, elle décide. » Décider, c’est penser ? Ou parce que c’est une activité de mouche, ce n’est plus vraiment penser ? Une question pour les philosophes ? Les linguistes ?
Il ajoute : « J’évite l’anthropomorphisme. Mais elle est même capable de maintenir une image de son environnement, alors qu’elle ne le perçoit plus… Vous me suivez ? Elle marche… » Vivek Jayaraman mime la marche. « Et soudain on éteint tout… » Il s’immobilise, se couvre les yeux avec les mains. « Elle est plongée dans une obscurité totale. Tout aurait pu s’éteindre dans sa tête aussi. Eh bien, non. L’activité du cerveau est comparable à celle qu’elle était auparavant. Donc nous essayons de reconstituer le détail des circuits et des connexions de son cerveau et la dynamique qui lui permettent de construire des représentations internes. » Le temps de la mouche automate mue par ses réflexes est bien mort, aujourd’hui on essaie de comprendre la vie intérieure des mouches.
De retour dans la salle d’expérimentation aux tentures noires, Vivek Jayaraman pointe vers un écran d’ordinateur où une constellation de pointillés vert phosphorescent oscillent dans l’obscurité, pendant que sa droso à six pattes maintient sa position sur son petit pois. « On a tout éteint. Ce qu’on voit à l’écran est une représentation interne. » Est-ce que je contemple une mouche penser in vivo ? Se souvenir ? Méditer son expérience ? Janelia a décidé de mettre toute sa puissance derrière le chercheur. Il a carte blanche et quinze ans pour livrer la compréhension détaillée des mécanismes de la connaissance… chez la mouche. L’observation des neurones passe par les gènes. Les chercheurs peuvent viser un seul neurone, travailler au gène près.
Les mouches sont de bonnes élèves
Le biologiste Seymour Benzer disait : « Il faut aimer les mouches et s’amuser avec la science. » Pour beaucoup de chercheurs, il a été l’auteur d’une révolution. À cette époque, personne ne pensait à faire le lien entre un comportement complexe et un gène. Dans les années 1970, tout le monde s’accordait : la rousseur d’un gamin, les yeux verts de sa sœur témoignaient de leur patrimoine génétique et on s’arrêtait là. Avec son complice Ron Konopka, Seymour Benzer isola le gène qui, chaque soir, plonge dans le sommeil les mouches et les réveille avec l’aurore. Ensemble, ils prouvèrent qu’amputées de ce gène elles étaient insomniaques, et que s’ils le restauraient, elles retrouvaient Morphée et peut-être leurs rêves. Un instinct est un gène, peu importe le niveau de complexité qu’il exprime. La génétique et la neurobiologie se rencontraient pour ne plus se quitter.
L’optimisme indéfectible de l’Américain dans le potentiel d’un moucheron a jeté les fondements de la recherche sur la mémoire. Seymour Benzer était convaincu qu’une petite droso pouvait apprendre. Apprendre à aller dans le tube de droite = récompense, plutôt que dans le tube de gauche = punition. Il avait raison. Les mouches sont de bonnes élèves.
« Un jour, j’ai fait une liste : quel animal allait satisfaire les besoins de mes recherches sur la mémoire ? La droso a gagné », se souvient Thomas Préat, dans son bureau H412 de la rue Vauquelin à Paris, un espace quasi monacal où quelques livres épars ne remplissent pas une étagère. Assis derrière son ordinateur, visage émacié, lunettes indispensables, le neurobiologiste spécialiste des mystères de la mémoire et de son anatomie prend plus de notes de notre échange que moi : « C’est pour me souvenir de notre conversation… » Devant un étonnement que j’aurais voulu masquer, il ajoute pour me rassurer : « Je n’ai pas de mémoire. C’est pour ça que je l’étudie. » Mais si on se réfère au cursus du chercheur qui a fait ses classes avec les plus grands noms américains et allemands, et aux années du CNRS qui l’ont porté à la tête d’un laboratoire, on a le droit de penser qu’il n’en a pas moins que d’autres. Il continue, ravi de parler de cette mouche dont il est fou, avoue-t-il volontiers : « On a en commun les mêmes types de mémoire : long, moyen, court terme, associative, etc. Et puis la même architecture cérébrale, les mêmes neurotransmetteurs type dopamine, les mêmes mécanismes fondamentaux à 95 %… »
La qualité de sa mémoire dépend de ses gènes. Les mouches rutabaga, dunce (ignorant), amnesiac, par exemple, ont la mémoire qui flanche. Son laboratoire a repéré un autre gène de cancre, linotte. Pauvre linotte ne forme pas de mémoire courte et sans elle, pas de mémoire longue. C’est rédhibitoire. On ne peut pas se permettre de louper la première marche. Thomas Préat ajoute : « Quand c’est bon, on appelle ça la mémoire appétitive, ça rentre tout seul et les droso n’ont pas besoin de se le faire dire deux fois. Quand c’est désagréable, ça prend quelques répétitions. Et ça marche mieux si elles se reposent entre les leçons. »
Le chercheur et son équipe se sont distingués avec la découverte de deux paires de neurones, juste deux, beauté d’un cerveau trop petit pour se permettre le moindre gaspillage, qui oscillent quand elles consolident une mémoire à long terme. « Encoder ce type de mémoire exige une grosse dépense d’énergie. Le neurone pulse avec plus de force. Les mouches affamées ne retiennent rien. Elles n’en ont pas les moyens énergétiques. C’est un choix. Si leur cerveau décidait de mémoriser, elles en mourraient. On a fait le test, on a activé le neurone artificiellement et à jeun, c’est l’hécatombe. »
Le domaine de Thomas Préat rapproche de bien des douleurs contemporaines, comme l’Alzheimer. Au bout du chemin, patience, quand la mouche nous aura révélé quelques-uns des mécanismes de sa mémoire, nous serons peut-être en mesure de parer à leur trahison. Une petite droso dite Alzheimer, parce qu’elle porte cette mutation de cauchemar dans son génome, est au travail dans les laboratoires du monde entier.
Entre la boxe, le judo ou le sumo
À cinq minutes du labo de Michael Dickinson, une promenade sous le ciel bleu de Pasadena mène à un temple de l’histoire des mouches : le bâtiment Kerckhoff qui abritait Seymour Benzer et ses drosophiles. Kerckhoff est aux antipodes du futurisme de Janelia. Les portes de bois sombre rythment des kilomètres de corridors, des tuyaux courent sous les plafonds hauts et les cages d’escaliers sculptées témoignent d’un siècle d’eurêka assistés par le bourdonnement ténu des moucherons.
Le département de biologie a été établi par le prix Nobel Thomas Hunt Morgan, l’homme du tout premier mutant, une mouche mâle aux yeux blancs surgie en 1910 d’une foule d’yeux vermillon. Il suffisait d’une. La génétique moderne était née. Sur le mur d’un couloir, un croquis de chromosome, désuet dans son cadre de bois, ne dit rien de l’exploit historique de son auteur, Alfred Sturtevant. L’infatigable généticien ordonna les gènes de la mouche sur ses quatre chromosomes, un travail de fourmi dont le quotidien se résumait à croiser des milliers de mouches, à classer leur descendance et à compter les mutants. Yeux rouges, yeux roses, yeux blancs, ailes bouclées, atrophiées… Accroché au-dessus d’une lourde porte, le portrait d’un de ses étudiants devenu aussi prix Nobel en 1995 sourit avec bienveillance. Au-delà de cette porte, un couloir mène au bureau de David Anderson, qui occupe la chaire de Seymour Benzer – « mon maître Yoda », dit-il – et dont le laboratoire conduit des recherches très controversées sur l’agressivité des mouches.
Si Michael Dickinson affirme avec un malin plaisir qu’il s’intéresse surtout à ce qui est mouche, voler par exemple, et beaucoup moins à ce qui pourrait être nous (« La mouche est un très bon modèle… pour l’étude de la mouche »), David Anderson, lui, est à l’autre bout du spectre. Comme la plupart de ses collègues, il manie l’anthropomorphisme avec précaution, mais ses mouches souffrent de TDAH (trouble du déficit de l’attention et hyperactivité), peuvent avoir le bourdon comme n’importe qui, paniquent et boxent leur adversaire, si nécessaire.
Oui, les mouches se battent et leurs empoignades devant un résidu de jus de pomme démontrent une science de la lutte inattendue. Menaces, ailes raidies vers le ciel, coups de pattes, croche-pattes, roulades, corps-à-corps debout, au sol, renversement, immobilisation, jeté par-dessus l’épaule… Entre la boxe, le judo ou le sumo, tout y passe jusqu’à ce qu’un des gladiateurs reste seul maître devant la flaque de jus. Les mâles entre eux sont sans merci. Les femelles sont plus dilettantes. Elles se fauchent les pattes et quand l’issue est claire, gagnante et perdante arrêtent le combat. Ensemble, elles iront se restaurer à la source pour laquelle elles se chamaillaient.
Grand, une soixantaine corpulente mais athlétique, cheveux drus et grisonnants, installé derrière son bureau de mandarin, le professeur David Anderson use d’une diction lente, soucieuse de pédagogie, même quand il confesse avec bonhommie : « Pendant longtemps, j’ai travaillé avec des souris, mais j’étais un jaloux des mouches. Quand je me suis intéressé à l’encodage des émotions dans le cerveau, je n’ai pas hésité. Avec elles, on peut minimiser les assomptions. La complexité du cerveau de la souris oblige à élaborer des hypothèses et à travailler sur 10 % de l’organe parce qu’on ne sait rien du reste. Vous connaissez l’histoire du type qui cherche sa clef sous un lampadaire ? Un autre passe et lui demande : “Je peux vous aider ?” Le type répond : “J’ai perdu ma clef dans la rue.” “Là-bas ? Dans la rue ? Mais pourquoi vous cherchez sous le lampadaire ?” “Parce qu’il y a de la lumière.” Avec la mouche, on éclaire la rue. On n’a pas besoin de faire d’hypothèse à partir de ce qu’on sait et de biaiser l’expérience. Et si on fait une erreur, on perd quinze jours, pas six mois. »
Dans ses éprouvettes, des petites mutantes en décousent sous un laser rouge. Miracle d’une autre révolution technologique : l’optogénétique. Les neurones sont activés par la lumière et la mouche voit… rouge. « Quand je parle d’émotions et de mouches, je me prends une volée de bois vert parce qu’on ne peut pas dire que les mouches ont des sentiments. Les sentiments, c’est nous. D’accord. Mais la question n’est pas si les mouches sont en colère, la question est : ont-elles un comportement qui est associé à un état du cerveau qui possède ces propriétés ? Donc, je redéfinis l’émotion pour les besoins de la science. Je suis bien obligé de puiser dans le vocabulaire à disposition. La science fait toujours ça, redéfinir les mots dont elle a besoin. » L’émotion biologique de David Anderson se distingue du réflexe qui fuse et retombe aussi sec. L’émotion, elle, se dissipe et la courbe du retour à l’état qui la précédait dépend de son intensité. Le chercheur ajoute : « Je ne sais pas si la mouche éprouve de la colère, mais je peux observer et mesurer son comportement agressif. Vous pouvez aussi vous dire que ce sont des robots qui se battent, n’empêchent qu’ils se battent. »
David Anderson est affligé devant l’état des connaissances dès qu’on touche aux maladies mentales. Traiter le cerveau comme une soupe chimique susceptible de déséquilibre l’exaspère. Pour lui, la proposition de l’industrie pharmaceutique aidée des médias correspond à asperger un moteur de voiture avec un bidon d’huile. Quelques gouttes tomberont peut-être dans le bon réservoir, mais ce que fait l’huile sur le reste du moteur n’est pas rassurant. Un jour, on ciblera les neurones qui défaillent, et on aura un traitement haute précision compatible avec les exigences du cerveau. Son laboratoire a isolé, de chaque côté du cerveau, une pincée de huit à dix neurones responsables de l’agression.
De furieuses polémiques
Des milliers de lignées de mutants et un programme informatique de traitement des données ont filtré les 100 000 neurones du cerveau de la mouche. À l’arrivée, une surprise de taille attendait les chercheurs. Les neurones de la guerre et les neurones de la sexualité sont exactement au même endroit. C’est le même microflorilège, le comportement dépend du partenaire ou de son niveau d’excitation. En face d’un mâle, un mâle attaque. En face d’une femelle, il se reproduit. Si l’intensité monte, le mâle contre le mâle abandonne le combat pour le sexe. Commencent alors les poursuites, danses avec ouverture asymétrique des ailes, chants modulés des mâles en mal de copulation. Impossible de confondre ce comportement avec l’érection des attaquants debout sur leurs pattes arrière. On a une dizaine de neurones suspects. Sont-ils les mêmes ? Sont-ils mêlés les uns aux autres ? On ne sait pas encore. On cherche. La beauté de l’exercice prend une nouvelle dimension quand ces cellules pile ou face, violence ou sexualité, se retrouvent aussi chez la souris. « Quand on compare des espèces aussi distantes à l’échelle de l’évolution qu’un insecte et un mammifère et qu’on retrouve les mêmes mécanismes, je pense qu’on a le droit de se demander si nous n’avons pas aussi conservé quelque chose », lance David Anderson.
Le chercheur est inquiet. Son laboratoire déclenche de furieuses polémiques. Il se réjouit donc de ne pas avoir besoin de demander des subventions à l’État. « J’ai une bourse du Howard Hughes Medical Institute et carte blanche. Ouf. Parce que je suis sous les tirs croisés de la droite et de la gauche. » À droite, on brandit le libre arbitre et la peur qu’un jour, depuis le box des accusés, l’agresseur se réfugie derrière un : « C’est la faute de mes neurones, ce sont eux qui m’ont fait faire ça. » Il n’y aurait plus de responsabilité. À gauche, c’est la présomption de violence qui provoque la levée de boucliers. Si on sait que l’accusé a un gène qui produit un excès du neuropeptide, tachykinine ou DTK, dont le laboratoire de David Anderson a retracé l’action chez la drosophile agressive, pour découvrir sa présence et une influence comparable chez les souris et les hommes, quelle prévention ? Quelle présomption ? Est-ce la porte ouverte aux pires excès ?
Son laboratoire a aussi conclu que les mouches isolées étaient plus violentes que les autres. Les mouches sont des insectes sociaux mais pas dans le style affairé et hiérarchisé des abeilles, l’ambiance serait plutôt Woodstock. Et David Anderson d’ajouter : « À la lumière de la biologie, l’isolement des prisonniers dangereux est assez contre-productif. » Dépression, agression, peur… L’espoir de David Anderson, malgré, dit-il, le désintérêt de l’industrie pharmaceutique, qui trouve trop maigres les retours sur investissement, c’est une anatomie de l’émotion dans la veine de l’élégant compas cérébral de Vivek Jayaraman. Pour y parvenir, il compte sur la publication du connectome de la mouche, le prochain outil sorti du laboratoire de Gerry Rubin à Janelia.
« L’explosion de la boîte noire »
Gerry Rubin est confiant. Dans deux ou trois ans, Janelia mettra à la disposition de la communauté scientifique les connectomes femelle et mâle de la mouche. Tous les neurones et leurs connexions – et un neurone peut être connecté à des centaines d’autres –, tous les circuits des deux cerveaux seront cartographiés. L’entreprise est colossale. Quand Gerry Rubin s’est lancé, c’était une folie, maintenant l’aventure prend tournure et fournira un instrument décisif aux chercheurs du monde entier. Le biologiste veut répéter le succès du génome de la mouche sans lequel le nôtre n’aurait jamais été si rapidement décodé.
Tout cela prépare bientôt « l’explosion de la boîte noire », selon Thomas Préat, l’amoureux des mouches de la rue Vauquelin à Paris. Une fois que les chercheurs disposeront de cet outil, ils pourront explorer, d’axones en synapses, le détail des circuits qui produisent les comportements qui les intéressent. Ce sera comme pour l’ADN, un grand livre ouvert dont il reste à interpréter les mots, les phrases, les innuendos.
Bien sûr, c’est toujours plus compliqué que ça, entre la diversité des neurones, les cellules gliales, les protéines, les molécules, les neurotransmetteurs, les hormones, les neuropeptides, etc. Mais les jeunes biologistes ont entamé une conversation passionnée et ludique avec l’insignifiante drosophile melanogaster. Une relation que Michael Dickinson surnomme « les menottes dorées ». « Parce que si on a de l’ambition, si on rêve d’un Nobel, il vaut mieux s’attacher à la drosophile. » Alors dans les laboratoires du monde entier, armés du flambeau prométhéen d’une petite droso, les chercheurs s’affairent et la nuit des neurones doucement se retire.
Échappées d’une caisse plastique, 30 000 mouches déchaînées s’élancent dans un tourbillon noir à l’assaut d’un no man’s land lunaire digne d’une scène de La Guerre des étoiles. Nous sommes dans le désert de Mojave, au sud de la Californie. À quelques kilomètres, des pièges au jus de pomme et à la levure de champagne ont été dispersés. Ils attendent les insectes affamés. Le professeur Michael Dickinson se débat pour empêcher les moucherons de se glisser dans ses narines. C’est parti. La chasse est ouverte.
Le Graal du chercheur ? Le secret de la navigation chez l’insecte.
« Je suis un neuro-éthologue », précise Michael Dickinson devant son ordinateur en remontant la monture fine de ses lunettes. Il étudie le système nerveux lié aux comportements animaliers. Dans son cas, l’animal n’est ni le singe ni le dauphin, mais la mouche. Pourquoi elle ? Pourquoi cette insignifiante engeance du monde animal ? Cette enquiquineuse des corbeilles à fruits, que l’on fouette à coups de torchon au-dessus des bananes brunies et des raisins éclatés ? Pas la grosse mouche noire moirée, non : la minipuce volante. Pour les initiés, la drosophile melanogaster, ou encore, comme disent affectueusement les scientifiques du CNRS : « la petite droso ».
Chemise à carreaux à moitié sortie de son jean éculé, épaules tombantes d’éternel adolescent, Michael Dickinson, dit « le Flyman » (« l’homme mouche »), repose son ordinateur sur la table basse de son bureau de Caltech, l’institut de technologie de Californie, berceau de trente-huit prix Nobel et théâtre des découvertes qui ont marqué le formidable destin de la mouche à vinaigre. De révolution en révolution, l’insecte bouscule depuis un siècle notre conception du monde et déverrouille les grandes énigmes que les dieux défendaient. Et aujourd’hui, à la vitesse où il répond aux questions des chercheurs, les verrous n’arrêtent pas de sauter.
Une parfaite compagne de jogging
Un des mystères que Michael Dickinson a élucidés, lors d’un séjour de recherche à l’Institut Max Planck en Allemagne, renvoie au mythe d’Icare. Comment ça vole, quand ça vole ? « Quand je me suis penché sur la question du vol des insectes, les ingénieurs prouvaient qu’un bourdon ne pouvait pas voler. » Mais de toute évidence les bourdons volaient et les ingénieurs étaient bien embarrassés. Michael Dickinson a construit une aile de mouche de 60 centimètres d’envergure qu’il a plongée dans un bassin d’huile. Le mystère du bourdon était une question d’échelle et de mouvement. Pour un bourdon ou pour une mouche qui ne pèse presque rien, l’air est nettement plus visqueux que pour nous. La mouche se meut dans un fluide épais où son aile trace un U étale et crée un vortex qui la propulse. Soudain les équations sont devenues limpides et les gros bourdons ont pu voler avec la bénédiction des ingénieurs.
« Les insectes, ça vient de mon goût pour la science-fiction. J’ai été élevé avec “Star Wars” et la fascination des extraterrestres. Et sur notre planète, les insectes, c’est ça, des aliens… » « L’autre » en quelque sorte. Un autre aux capacités phénoménales. La nature a doté la drosophile d’une vision inégalée. Ses ailes vrombissent à plus de 200 battements par seconde, elles sont actionnées par une musculation herculéenne. Elle peut parcourir plus de douze kilomètres en deux heures, ce qui en fait une parfaite compagne de jogging. Si on rapporte ces douze kilomètres à sa longueur, 2,5 millimètres, c’est l’équivalent d’un Paris-Mexico en deux heures pour un superman d’un mètre quatre-vingt. Le vol des moucherons promet des microdrones, l’armée américaine ne s’y est pas trompée en contribuant à sa recherche pendant des années. « Une subvention qui se tarit », nuance le Flyman dont l’insatiable curiosité se focalise aujourd’hui sur le cockpit : « Voler, c’est piloter. C’est ça, la grande inconnue. » Outre ses performances athlétiques, le moucheron vole droit et dispose d’un solide sens de l’orientation. Michael Dickinson résume : « On veut comprendre ce qui se passe entre l’information et l’action. » Et à cette interrogation qui obsède l’humanité depuis qu’elle pense qu’elle pense, les neurobiologistes épaulés par la génétique attendent désormais de l’insecte une réponse.
À la fin du xxe siècle, l’organe le plus complexe du corps humain inspirait des questions réflexives du type : « Le cerveau peut-il comprendre le cerveau ? » Il était cette dernière frontière du corps à l’assaut de laquelle on ne s’attaquait pas sans se départir d’une humilité toute philosophe. C’est fini. Les biologistes y croient. Les tabous explosent. Et si le cerveau, ce boss qui perçoit, ressent, régule, décide et ordonne, était un organe comme un autre ? Et si on pouvait savoir comment ce qui pense pense biologiquement ?
Le Graal se planque dans une pelote blanchâtre de 100 000 neurones, pas plus grosse qu’un grain de sel fin. Cent mille, c’est une poignée de cellules si on les compare aux 86 milliards de notre boîte crânienne. Michael Dickinson conteste cette comptabilité avec une autre métrique. Il établit un rapport entre l’éventail des comportements et le nombre de neurones, et là, la mouche déploie une quantité de comportements astronomiques. Qu’on la compare aux hommes ou aux souris, ce rapport penche nettement en sa faveur. L’exploration reste un vrai casse-tête, mais un petit nombre de neurones, ça simplifie les choses.
Ce n’est pas la première fois que la petite droso joue les Hercule Poirot des mystères de la vie. Les remerciements émus des récipiendaires du prix Nobel de médecine en 2017 étaient là pour remettre les pendules à l’heure : « La même horloge biologique avance chez les humains et les mouches… Nous avons travaillé presque exclusivement avec les drosophiles et il est remarquable que ce soit le cinquième prix Nobel de médecine pour ce petit insecte… Cela démontre l’importance de cet organisme dans la recherche fondamentale et le progrès scientifique en général… » Que serions-nous sans elle ?
En gros, la génétique moderne qui force le corps médical à revisiter la santé de nos ancêtres, c’est elle. Le miracle naturel d’un œuf métamorphosé en poulet, en éléphant, en Neandertal, c’est-à-dire l’embryologie, le développement et son évolution, c’est encore elle. L’effet mutagène des radiations sur l’ADN, c’est toujours elle. L’histoire de la biologie du xxe siècle est marquée par la conversation intime et prolifique des scientifiques avec leurs mouches.
« La mouche, c’est la liberté »
Des centaines de jeunes chercheurs se sont bousculés aux portes de la 59e édition de la conférence annuelle sur les drosophiles à Philadelphie. Chaque année, les publications scientifiques régurgitent des articles avec le mot « drosophile » en caractères gras dans le titre. Le prix Nobel Jeffrey Hall professe : « Si vous pouvez imaginer une question et que vous savez la poser, la mouche vous répondra. » Les jeunes biologistes ont très envie d’entamer ce dialogue. Le temps de l’exotisme, des scorpions indiens ou des sangsues thaïlandaises est passé de mode, à moins d’aimer éperdument la solitude. Si on veut échanger, débattre, penser qu’on va façonner le futur, il vaut mieux s’intéresser aux mouches. « Ce n’était pas comme ça, il y a vingt ans, mais aujourd’hui dans mon labo, tout le monde travaille avec les mouches », constate Michael Dickinson. On trouve des reconvertis de la souris qui se réjouissent de ne plus avoir autant de sang sur les gants, ou du pigeon, comme le jeune scientifique Ivo Ros qui les a quittés pour les mouches de Michael Dickinson et dit : « La mouche, c’est la liberté. On peut faire tout ce qu’on veut. »
Michael Dickinson retient un agacement, il préférait le temps où le domaine était moins encombré, où la mouche était surtout un sac de gènes ou une larve pour percer les secrets de fabrication de la nature, pas ce temple du comportement au cerveau ouvert in vivo : « De toute façon, au rythme où ça va, ronchonne-t-il, je passerai mon temps à lire ce que les autres font. »
Pourtant les décideurs rechignent à investir dans la mouche. La politicienne américaine Sarah Palin, au sommet de sa gloire anti-Obama, est devenue le symbole de cette défiance pour avoir déclaré dans un rallye de Pittsburgh, en Pennsylvanie : « L’argent de vos impôts va à des recherches sur les mouches à fruits. Je ne vous charrie pas ! » Les jeunes, eux, ne s’y trompent pas : si on veut diriger un « lab », il vaut mieux la compagnie des mouches à celle des sauterelles, qui d’ailleurs se dévoreraient entre elles si on leur faisait subir le même sort en bouteille.
Pour les convertis, la drosophile, c’est du sur-mesure. D’abord la taille. Quelques étagères dans une pièce cagibi suffisent à concentrer des populations comparables aux villes de Lyon ou de Marseille. Elles se nourrissent d’un peu de levure pas chère étalée dans le fond des flacons qui les abritent. Leur puissance de reproduction, plaie du secteur vinicole, est une manne en laboratoire. Dix jours séparent la larve de l’adulte fringant prêt à passer son bagage génétique à sa progéniture. On soupçonne même un certain goût pour l’exercice, si on considère le temps et l’énergie dépensés dans leur sexualité en captivité. Un couple peut copuler pendant vingt minutes, soit un effort substantiel quand on le rapporte à une espérance de vie d’un mois. Le budget annuel de deux cages à rats équivaut à l’entretien d’une population de drosophiles melanogaster pendant un an de recherche.
Maintenant qu’est-ce que cela a à voir avec nous ? Parce que hors Michael Dickinson et quelques autres, pures victimes de leur curiosité, on peut envisager des similarités entre le genre humain et une population de souris, mais avec l’insignifiante mouche à vinaigre, il ne faut rien exagérer. Et pourtant avec près de 75 % de gènes porteurs de maladies en commun, y compris le cancer ou les maladies orphelines, on a le droit de se sentir concerné par l’élucidation des quelques mécanismes biologiques fondamentaux dont elle est porteuse.
La nature, qui a beaucoup de mémoire, cultive le recyclage et le bricolage. Le cerveau de la drosophile dans toute sa paradoxale simplicité détient quelques clés du nôtre. « On sait que plus on va dans le détail de certains circuits, plus les similarités entre les cerveaux des insectes grandissent et les différences se résorbent », remarque Michael Dickinson. Plus on creuse, plus ça se ressemble et ça ne s’arrête pas au monde des insectes. Les transpositions entre les mouches, les souris et les hommes ont commencé.
En un siècle, le moucheron a permis de résoudre les plus formidables énigmes, alors pourquoi pas les dégénérescences neuronales, les démences, déprimes, insomnies et autres maladies type Parkinson ou Alzheimer ? Une directrice de laboratoire à l’université Brown aux États-Unis qui étudie la dépendance à l’alcool et à la cocaïne chez la mouche – oui, une mouche peut être high et en manque – affirme avec enthousiasme : « Avec la mouche on découvre, avec la souris on confirme. »
Un petit air de divinité égyptienne
Au premier étage du bâtiment Beckman, dans le laboratoire de Michael Dickinson, des bureaux surmontés d’ordinateurs s’alignent d’un côté d’une paroi vitrée et de l’autre, des microscopes remplacent les ordinateurs. Là, les mouches sont préparées pour des expériences qui se dérouleront dans des alcôves fermées par des portes coulissantes.
Le jeune biologiste Ivo Ros m’assoit derrière un microscope. Les lentilles s’ajustent. La voilà. Endormie par le froid, d’immenses yeux rouges irrémédiablement ouverts, un corps couleur miel, des ailes nacrées, un petit air géométrique de divinité égyptienne, la drosophile melanogaster brille dans la lumière de son piédestal de bronze doré. Elle est beaucoup plus belle que sur ses photos portraits ou dans les replis d’une serpillère. Avec la pointe d’un pinceau, Ivo Ros la glisse dans une encoche qui facilite sa préparation avant l’expérience. Protégé par des lunettes jaunes contre le flash bleu de la colle laser, il faut la monter sur une tige pour l’attacher. En laboratoire, la mouche doit voler, mais sur place. Ce qu’elle fait. Merci la mouche. Tous les insectes ne coopèrent pas avec autant de grâce quand on les harnache.
Les laboratoires s’arrachent le savoir-faire d’Ivo Ros. Chirurgien aux doigts d’or, sa main ne tremble pas quand il approche un cutter de la tête minuscule. Du coin de la lame, il découpe une ouverture par laquelle une caméra enregistrera l’activité des neurones à vif pendant l’exercice. « L’observation des neurones en action dans un organisme vivant qui bouge… Ça, c’est une révolution », s’ébaubit Michael Dickinson.
Si vous êtes toujours perplexe devant la performance d’un moucheron au jeu de la tapette, un extrait de son esquive filmée avec la toute-puissante caméra permet de mieux juger de l’adversaire. Pendant que vous n’avez rien vu, elle s’est repositionnée, s’est offert une petite pirouette galipette et a parcouru le cadre de bout en bout avant sa sortie de champ. Tout ça en un clin d’œil. Et ce n’est qu’une chorégraphie. Elle en a plusieurs qui dépendent de la situation et de sa gravité. Elle voit à 200 images seconde, on la chasse à 24 images seconde, donc elle a tout le temps de repérer et d’évaluer la menace dans le détail. Il se passe beaucoup de choses dans la tête et la vie d’une mouche en une fraction de seconde. Il fallait la technologie pour y avoir accès. Longtemps, le laboratoire de Michael Dickinson n’a pas eu les moyens de s’offrir une caméra haute vitesse. « Et puis un jour, elle est arrivée. » Le chercheur pouvait poser un regard nouveau sur les petites droso, à 7 000 images seconde.
La mouche anesthésiée a survécu à l’entaille d’Ivo Ros. Dans une chambre obscure, le cerveau partiellement à nu, elle est réveillée par un coup de poire à air et, suspendue, elle croit s’envoler devant un écran concave, où un point lumineux mobile, dit le soleil, est le repère qui oriente sa course. Un goutte-à-goutte humidifie son cerveau, une autre pipette aspire l’excédent, les caméras sont braquées, elle vole, et pas au hasard.
L’insecte a placé le soleil à sa gauche, on ne sait pas encore pourquoi, mais on sait qu’elle maintiendra le cap. Dans la nature, elle se repère aussi à la polarisation du ciel. « Une performance en soi, s’amuse Michael Dickinson, mettez quelqu’un dans la forêt et demandez-lui de marcher droit devant. Par temps couvert, le résultat est pour le moins décevant. »
Quand Michael Dickinson libère les drosophiles dans le désert, elles se dispersent à tous vents avant de choisir une direction qu’elles ne lâcheront plus, à moins qu’une irrésistible émanation d’éthanol ne les fasse dévier de leur trajectoire. Elles remonteront alors jusqu’à sa source délicieuse. Comment traduisent-elles biologiquement ce qu’elles perçoivent (hum, ça sent l’alcool) en action (changeons de cap) ? Telle est l’obsession de Michael Dickinson et son équipe. Il n’est pas le seul.
Dans le cerveau, un compas anatomique
À l’autre bout du pays, en Virginie, dans un laboratoire de pointe des États-Unis, Vivek Jayaraman, lui aussi, mène l’enquête. La quarantaine dynamique et rieuse, l’immigrant venu de Bombay voulait être ingénieur spatial, jonglait avec les maths et se passionnait pour la psychologie. La route de l’intelligence artificielle était toute tracée quand il a croisé la neurobiologie et ses drosophiles melanogaster.
Derrière des tentures noires, un imperceptible moucheron piétine sur un petit pois en plastique monté sur coussin à air, cerné par un amphithéâtre, dit l’Imax, où il en découd avec les aléas d’une réalité virtuelle 3D qui remplit son champ visuel panoramique. Une armée de caméras mitraille notre héros dérisoire et grandiose au milieu de l’appareillage high-tech. L’équipe de Vivek Jayaraman a fait la Une dans le monde des « drosophilistes » – c’est ainsi qu’on les nomme –, quand elle a isolé dans le cerveau du moucheron un magnifique anneau responsable du sens de l’orientation chez l’insecte. Élégante et pratique, cette couronne de neurones réfléchissait les stimuli 3D de l’Imax et les roulements du petit pois sensible à la marche du sextupède. C’était trop beau pour être vrai, et pourtant le cerveau de la mouche recelait bien, en son centre, un compas anatomique. Si Michael Dickinson est l’homme de l’envol, depuis les muscles des ailes jusqu’aux neurones qui les pilotent, les questions qui animent Vivek Jayaraman sont strictement cérébrales. « On veut savoir comment ses mécanismes neurobiologiques lui permettent de se déplacer. Naviguer est un comportement très complexe… Les mouches sont beaucoup plus intelligentes qu’on ne le pense… », dit-il.
Une mouche en mouvement analyse son environnement. L’analyse dépend de son état interne, de la situation présente et des connaissances acquises. Neurones, circuits, connexions. Comment la mouche qui voit une fleur au milieu de sa route, alors qu’elle maintient son vol à un mètre du sol en quête d’un snack énergétique et que l’ombre menaçante d’une libellule se rapproche, calcule sa trajectoire en fonction de son expérience, prend des décisions et vit un jour de plus ? Au-delà du réflexe et de l’inné, Vivek Jayaraman souligne : « La façon dont le cerveau permet la cognition est peut-être l’ultime question de la neurobiologie. » Cette interrogation fut longtemps la chasse gardée des psychologues. Plus maintenant. C’est dans les labos qu’on cherche des réponses et surtout dans le labo des labos : Janelia. Pour Vivek Jayaraman, heureux d’en être : « le paradis ». Pour certains chercheurs français : « une machine de guerre ».
Ici, on fabrique du futur
Si on ne se perd pas en route, on parvient à Janelia au bout de quarante minutes de voiture de Washington jusqu’à nulle part et à une sortie de virage, on tombe sur le laboratoire. Inauguré en 2006, Janelia est une utopie jaillie de la tête de Gerry Rubin, directeur exécutif du Howard Hughes Medical Institute, et figure historique de la recherche sur les mouches. En 2000, avec son équipe de Berkeley, il a décodé le génome de la drosophile melanogaster, un dictionnaire de base pour déchiffrer le nôtre. La manipulation génétique de la mouche lui doit l’invention de quelques ciseaux révolutionnaires. Tous les jeunes chercheurs regardent sa contribution avec admiration. Ce dignitaire de la biologie moléculaire se définit ainsi : « Je suis un fabricant d’outils et je les mets à la disposition de la communauté scientifique. C’est aussi la démarche de Janelia. Open source. »
Inspiré par le texte de François Jacob Science du jour, science de nuit, où la science des doutes et des incertitudes était célébrée au même titre que celle des certitudes diurnes, cet homme discret en pull à col roulé noir et barbichette grisonnante a voulu donner aux scientifiques le droit à l’errance. Leur recherche doit s’épanouir sans penser aux subventions, aux industries, aux politiques, aux échéanciers, aux tracas de ce monde. Ici les barreaux de la prison épouseraient les frontières de l’imagination et de la curiosité de ses pensionnaires. La fondation du milliardaire Howard Hughes finance et personne ne peut rivaliser avec cette manne dédiée à la science.
Architecture verte, le bâtiment se fond dans la colline qui le porte. L’entrée est quelque part, il faut juste la trouver. Tout est transparent et laisse le soleil de Virginie incendier les bureaux. Les escaliers aériens conduisent à des enfilades de laboratoires silencieux où les microscopes s’intercalent entre les ordinateurs. 40 % de la recherche repose sur la drosophile melanogaster. La mouche qui se reproduit, choisit, se souvient, apprend, jouit, danse, chante et se saoule, qui s’échappe, attaque, séduit, déprime, voit, vole, évolue, bref, qui se comporte en mouche, le fait au nom de la science.
Au sous-sol, trois robots organisent, entretiennent et supervisent une armée de fioles où s’ébattent des milliers de lignées de drosophiles porteuses de mutations génétiques utiles. À la moindre anomalie, les robots envoient des courriers électroniques au chef des opérations. Pour épauler ses chercheurs, Janelia recrute des ingénieurs de la Nasa. Depuis des décennies, l’agence spatiale élève des mouches qu’elle envoie à bord de ses missions pour mesurer l’impact du voyage dans l’espace. Dernièrement, victimes de défaillances immunitaires, les survivantes couvertes de champignons ne sont pas revenues au top de leur forme. À Janelia, les ex de la Nasa concoctent des gadgets délirants, comme des sacs à dos pour libellules ou des grilles à la mesure de l’anatomie des microscopiques systèmes nerveux de nos insectes. Ambiance feutrée, science-fiction, le message du laboratoire est clair, on est à la pointe de la pointe de la science contemporaine. Ici, on fabrique du futur.
Dans son bureau aux baies vitrées, debout devant une cloison blanche couverte de formules chimiques et de croquis de neurones et de leurs synapses, Vivek Jayaraman rebouche un gros feutre vert après avoir tenté de m’expliquer comment une protéine de mollusque vert phosphorescent permet d’observer l’activité des neurones de ses mouches transgéniques. Vêtu d’une chemise col Mao et front hugolien, le chercheur m’évalue. Ma compréhension de la biologie moléculaire l’inquiète moins que mon jugement sur les facultés mentales de la mouche.
« Le paysage change. À chaque instant, elle doit savoir où elle est, alors qu’elle est elle-même en mouvement et à partir de là, elle décide. » Décider, c’est penser ? Ou parce que c’est une activité de mouche, ce n’est plus vraiment penser ? Une question pour les philosophes ? Les linguistes ?
Il ajoute : « J’évite l’anthropomorphisme. Mais elle est même capable de maintenir une image de son environnement, alors qu’elle ne le perçoit plus… Vous me suivez ? Elle marche… » Vivek Jayaraman mime la marche. « Et soudain on éteint tout… » Il s’immobilise, se couvre les yeux avec les mains. « Elle est plongée dans une obscurité totale. Tout aurait pu s’éteindre dans sa tête aussi. Eh bien, non. L’activité du cerveau est comparable à celle qu’elle était auparavant. Donc nous essayons de reconstituer le détail des circuits et des connexions de son cerveau et la dynamique qui lui permettent de construire des représentations internes. » Le temps de la mouche automate mue par ses réflexes est bien mort, aujourd’hui on essaie de comprendre la vie intérieure des mouches.
De retour dans la salle d’expérimentation aux tentures noires, Vivek Jayaraman pointe vers un écran d’ordinateur où une constellation de pointillés vert phosphorescent oscillent dans l’obscurité, pendant que sa droso à six pattes maintient sa position sur son petit pois. « On a tout éteint. Ce qu’on voit à l’écran est une représentation interne. » Est-ce que je contemple une mouche penser in vivo ? Se souvenir ? Méditer son expérience ? Janelia a décidé de mettre toute sa puissance derrière le chercheur. Il a carte blanche et quinze ans pour livrer la compréhension détaillée des mécanismes de la connaissance… chez la mouche. L’observation des neurones passe par les gènes. Les chercheurs peuvent viser un seul neurone, travailler au gène près.
Les mouches sont de bonnes élèves
Le biologiste Seymour Benzer disait : « Il faut aimer les mouches et s’amuser avec la science. » Pour beaucoup de chercheurs, il a été l’auteur d’une révolution. À cette époque, personne ne pensait à faire le lien entre un comportement complexe et un gène. Dans les années 1970, tout le monde s’accordait : la rousseur d’un gamin, les yeux verts de sa sœur témoignaient de leur patrimoine génétique et on s’arrêtait là. Avec son complice Ron Konopka, Seymour Benzer isola le gène qui, chaque soir, plonge dans le sommeil les mouches et les réveille avec l’aurore. Ensemble, ils prouvèrent qu’amputées de ce gène elles étaient insomniaques, et que s’ils le restauraient, elles retrouvaient Morphée et peut-être leurs rêves. Un instinct est un gène, peu importe le niveau de complexité qu’il exprime. La génétique et la neurobiologie se rencontraient pour ne plus se quitter.
L’optimisme indéfectible de l’Américain dans le potentiel d’un moucheron a jeté les fondements de la recherche sur la mémoire. Seymour Benzer était convaincu qu’une petite droso pouvait apprendre. Apprendre à aller dans le tube de droite = récompense, plutôt que dans le tube de gauche = punition. Il avait raison. Les mouches sont de bonnes élèves.
« Un jour, j’ai fait une liste : quel animal allait satisfaire les besoins de mes recherches sur la mémoire ? La droso a gagné », se souvient Thomas Préat, dans son bureau H412 de la rue Vauquelin à Paris, un espace quasi monacal où quelques livres épars ne remplissent pas une étagère. Assis derrière son ordinateur, visage émacié, lunettes indispensables, le neurobiologiste spécialiste des mystères de la mémoire et de son anatomie prend plus de notes de notre échange que moi : « C’est pour me souvenir de notre conversation… » Devant un étonnement que j’aurais voulu masquer, il ajoute pour me rassurer : « Je n’ai pas de mémoire. C’est pour ça que je l’étudie. » Mais si on se réfère au cursus du chercheur qui a fait ses classes avec les plus grands noms américains et allemands, et aux années du CNRS qui l’ont porté à la tête d’un laboratoire, on a le droit de penser qu’il n’en a pas moins que d’autres. Il continue, ravi de parler de cette mouche dont il est fou, avoue-t-il volontiers : « On a en commun les mêmes types de mémoire : long, moyen, court terme, associative, etc. Et puis la même architecture cérébrale, les mêmes neurotransmetteurs type dopamine, les mêmes mécanismes fondamentaux à 95 %… »
La qualité de sa mémoire dépend de ses gènes. Les mouches rutabaga, dunce (ignorant), amnesiac, par exemple, ont la mémoire qui flanche. Son laboratoire a repéré un autre gène de cancre, linotte. Pauvre linotte ne forme pas de mémoire courte et sans elle, pas de mémoire longue. C’est rédhibitoire. On ne peut pas se permettre de louper la première marche. Thomas Préat ajoute : « Quand c’est bon, on appelle ça la mémoire appétitive, ça rentre tout seul et les droso n’ont pas besoin de se le faire dire deux fois. Quand c’est désagréable, ça prend quelques répétitions. Et ça marche mieux si elles se reposent entre les leçons. »
Le chercheur et son équipe se sont distingués avec la découverte de deux paires de neurones, juste deux, beauté d’un cerveau trop petit pour se permettre le moindre gaspillage, qui oscillent quand elles consolident une mémoire à long terme. « Encoder ce type de mémoire exige une grosse dépense d’énergie. Le neurone pulse avec plus de force. Les mouches affamées ne retiennent rien. Elles n’en ont pas les moyens énergétiques. C’est un choix. Si leur cerveau décidait de mémoriser, elles en mourraient. On a fait le test, on a activé le neurone artificiellement et à jeun, c’est l’hécatombe. »
Le domaine de Thomas Préat rapproche de bien des douleurs contemporaines, comme l’Alzheimer. Au bout du chemin, patience, quand la mouche nous aura révélé quelques-uns des mécanismes de sa mémoire, nous serons peut-être en mesure de parer à leur trahison. Une petite droso dite Alzheimer, parce qu’elle porte cette mutation de cauchemar dans son génome, est au travail dans les laboratoires du monde entier.
Entre la boxe, le judo ou le sumo
À cinq minutes du labo de Michael Dickinson, une promenade sous le ciel bleu de Pasadena mène à un temple de l’histoire des mouches : le bâtiment Kerckhoff qui abritait Seymour Benzer et ses drosophiles. Kerckhoff est aux antipodes du futurisme de Janelia. Les portes de bois sombre rythment des kilomètres de corridors, des tuyaux courent sous les plafonds hauts et les cages d’escaliers sculptées témoignent d’un siècle d’eurêka assistés par le bourdonnement ténu des moucherons.
Le département de biologie a été établi par le prix Nobel Thomas Hunt Morgan, l’homme du tout premier mutant, une mouche mâle aux yeux blancs surgie en 1910 d’une foule d’yeux vermillon. Il suffisait d’une. La génétique moderne était née. Sur le mur d’un couloir, un croquis de chromosome, désuet dans son cadre de bois, ne dit rien de l’exploit historique de son auteur, Alfred Sturtevant. L’infatigable généticien ordonna les gènes de la mouche sur ses quatre chromosomes, un travail de fourmi dont le quotidien se résumait à croiser des milliers de mouches, à classer leur descendance et à compter les mutants. Yeux rouges, yeux roses, yeux blancs, ailes bouclées, atrophiées… Accroché au-dessus d’une lourde porte, le portrait d’un de ses étudiants devenu aussi prix Nobel en 1995 sourit avec bienveillance. Au-delà de cette porte, un couloir mène au bureau de David Anderson, qui occupe la chaire de Seymour Benzer – « mon maître Yoda », dit-il – et dont le laboratoire conduit des recherches très controversées sur l’agressivité des mouches.
Si Michael Dickinson affirme avec un malin plaisir qu’il s’intéresse surtout à ce qui est mouche, voler par exemple, et beaucoup moins à ce qui pourrait être nous (« La mouche est un très bon modèle… pour l’étude de la mouche »), David Anderson, lui, est à l’autre bout du spectre. Comme la plupart de ses collègues, il manie l’anthropomorphisme avec précaution, mais ses mouches souffrent de TDAH (trouble du déficit de l’attention et hyperactivité), peuvent avoir le bourdon comme n’importe qui, paniquent et boxent leur adversaire, si nécessaire.
Oui, les mouches se battent et leurs empoignades devant un résidu de jus de pomme démontrent une science de la lutte inattendue. Menaces, ailes raidies vers le ciel, coups de pattes, croche-pattes, roulades, corps-à-corps debout, au sol, renversement, immobilisation, jeté par-dessus l’épaule… Entre la boxe, le judo ou le sumo, tout y passe jusqu’à ce qu’un des gladiateurs reste seul maître devant la flaque de jus. Les mâles entre eux sont sans merci. Les femelles sont plus dilettantes. Elles se fauchent les pattes et quand l’issue est claire, gagnante et perdante arrêtent le combat. Ensemble, elles iront se restaurer à la source pour laquelle elles se chamaillaient.
Grand, une soixantaine corpulente mais athlétique, cheveux drus et grisonnants, installé derrière son bureau de mandarin, le professeur David Anderson use d’une diction lente, soucieuse de pédagogie, même quand il confesse avec bonhommie : « Pendant longtemps, j’ai travaillé avec des souris, mais j’étais un jaloux des mouches. Quand je me suis intéressé à l’encodage des émotions dans le cerveau, je n’ai pas hésité. Avec elles, on peut minimiser les assomptions. La complexité du cerveau de la souris oblige à élaborer des hypothèses et à travailler sur 10 % de l’organe parce qu’on ne sait rien du reste. Vous connaissez l’histoire du type qui cherche sa clef sous un lampadaire ? Un autre passe et lui demande : “Je peux vous aider ?” Le type répond : “J’ai perdu ma clef dans la rue.” “Là-bas ? Dans la rue ? Mais pourquoi vous cherchez sous le lampadaire ?” “Parce qu’il y a de la lumière.” Avec la mouche, on éclaire la rue. On n’a pas besoin de faire d’hypothèse à partir de ce qu’on sait et de biaiser l’expérience. Et si on fait une erreur, on perd quinze jours, pas six mois. »
Dans ses éprouvettes, des petites mutantes en décousent sous un laser rouge. Miracle d’une autre révolution technologique : l’optogénétique. Les neurones sont activés par la lumière et la mouche voit… rouge. « Quand je parle d’émotions et de mouches, je me prends une volée de bois vert parce qu’on ne peut pas dire que les mouches ont des sentiments. Les sentiments, c’est nous. D’accord. Mais la question n’est pas si les mouches sont en colère, la question est : ont-elles un comportement qui est associé à un état du cerveau qui possède ces propriétés ? Donc, je redéfinis l’émotion pour les besoins de la science. Je suis bien obligé de puiser dans le vocabulaire à disposition. La science fait toujours ça, redéfinir les mots dont elle a besoin. » L’émotion biologique de David Anderson se distingue du réflexe qui fuse et retombe aussi sec. L’émotion, elle, se dissipe et la courbe du retour à l’état qui la précédait dépend de son intensité. Le chercheur ajoute : « Je ne sais pas si la mouche éprouve de la colère, mais je peux observer et mesurer son comportement agressif. Vous pouvez aussi vous dire que ce sont des robots qui se battent, n’empêchent qu’ils se battent. »
David Anderson est affligé devant l’état des connaissances dès qu’on touche aux maladies mentales. Traiter le cerveau comme une soupe chimique susceptible de déséquilibre l’exaspère. Pour lui, la proposition de l’industrie pharmaceutique aidée des médias correspond à asperger un moteur de voiture avec un bidon d’huile. Quelques gouttes tomberont peut-être dans le bon réservoir, mais ce que fait l’huile sur le reste du moteur n’est pas rassurant. Un jour, on ciblera les neurones qui défaillent, et on aura un traitement haute précision compatible avec les exigences du cerveau. Son laboratoire a isolé, de chaque côté du cerveau, une pincée de huit à dix neurones responsables de l’agression.
De furieuses polémiques
Des milliers de lignées de mutants et un programme informatique de traitement des données ont filtré les 100 000 neurones du cerveau de la mouche. À l’arrivée, une surprise de taille attendait les chercheurs. Les neurones de la guerre et les neurones de la sexualité sont exactement au même endroit. C’est le même microflorilège, le comportement dépend du partenaire ou de son niveau d’excitation. En face d’un mâle, un mâle attaque. En face d’une femelle, il se reproduit. Si l’intensité monte, le mâle contre le mâle abandonne le combat pour le sexe. Commencent alors les poursuites, danses avec ouverture asymétrique des ailes, chants modulés des mâles en mal de copulation. Impossible de confondre ce comportement avec l’érection des attaquants debout sur leurs pattes arrière. On a une dizaine de neurones suspects. Sont-ils les mêmes ? Sont-ils mêlés les uns aux autres ? On ne sait pas encore. On cherche. La beauté de l’exercice prend une nouvelle dimension quand ces cellules pile ou face, violence ou sexualité, se retrouvent aussi chez la souris. « Quand on compare des espèces aussi distantes à l’échelle de l’évolution qu’un insecte et un mammifère et qu’on retrouve les mêmes mécanismes, je pense qu’on a le droit de se demander si nous n’avons pas aussi conservé quelque chose », lance David Anderson.
Le chercheur est inquiet. Son laboratoire déclenche de furieuses polémiques. Il se réjouit donc de ne pas avoir besoin de demander des subventions à l’État. « J’ai une bourse du Howard Hughes Medical Institute et carte blanche. Ouf. Parce que je suis sous les tirs croisés de la droite et de la gauche. » À droite, on brandit le libre arbitre et la peur qu’un jour, depuis le box des accusés, l’agresseur se réfugie derrière un : « C’est la faute de mes neurones, ce sont eux qui m’ont fait faire ça. » Il n’y aurait plus de responsabilité. À gauche, c’est la présomption de violence qui provoque la levée de boucliers. Si on sait que l’accusé a un gène qui produit un excès du neuropeptide, tachykinine ou DTK, dont le laboratoire de David Anderson a retracé l’action chez la drosophile agressive, pour découvrir sa présence et une influence comparable chez les souris et les hommes, quelle prévention ? Quelle présomption ? Est-ce la porte ouverte aux pires excès ?
Son laboratoire a aussi conclu que les mouches isolées étaient plus violentes que les autres. Les mouches sont des insectes sociaux mais pas dans le style affairé et hiérarchisé des abeilles, l’ambiance serait plutôt Woodstock. Et David Anderson d’ajouter : « À la lumière de la biologie, l’isolement des prisonniers dangereux est assez contre-productif. » Dépression, agression, peur… L’espoir de David Anderson, malgré, dit-il, le désintérêt de l’industrie pharmaceutique, qui trouve trop maigres les retours sur investissement, c’est une anatomie de l’émotion dans la veine de l’élégant compas cérébral de Vivek Jayaraman. Pour y parvenir, il compte sur la publication du connectome de la mouche, le prochain outil sorti du laboratoire de Gerry Rubin à Janelia.
« L’explosion de la boîte noire »
Gerry Rubin est confiant. Dans deux ou trois ans, Janelia mettra à la disposition de la communauté scientifique les connectomes femelle et mâle de la mouche. Tous les neurones et leurs connexions – et un neurone peut être connecté à des centaines d’autres –, tous les circuits des deux cerveaux seront cartographiés. L’entreprise est colossale. Quand Gerry Rubin s’est lancé, c’était une folie, maintenant l’aventure prend tournure et fournira un instrument décisif aux chercheurs du monde entier. Le biologiste veut répéter le succès du génome de la mouche sans lequel le nôtre n’aurait jamais été si rapidement décodé.
Tout cela prépare bientôt « l’explosion de la boîte noire », selon Thomas Préat, l’amoureux des mouches de la rue Vauquelin à Paris. Une fois que les chercheurs disposeront de cet outil, ils pourront explorer, d’axones en synapses, le détail des circuits qui produisent les comportements qui les intéressent. Ce sera comme pour l’ADN, un grand livre ouvert dont il reste à interpréter les mots, les phrases, les innuendos.
Bien sûr, c’est toujours plus compliqué que ça, entre la diversité des neurones, les cellules gliales, les protéines, les molécules, les neurotransmetteurs, les hormones, les neuropeptides, etc. Mais les jeunes biologistes ont entamé une conversation passionnée et ludique avec l’insignifiante drosophile melanogaster. Une relation que Michael Dickinson surnomme « les menottes dorées ». « Parce que si on a de l’ambition, si on rêve d’un Nobel, il vaut mieux s’attacher à la drosophile. » Alors dans les laboratoires du monde entier, armés du flambeau prométhéen d’une petite droso, les chercheurs s’affairent et la nuit des neurones doucement se retire.
Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI