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Comment l’Europe fabrique des migrants

Al-Nour fuit le Soudan pour la Libye. Sans rien avoir demandé, victime de milices financées par l’Europe, il se retrouve à Paris. Hypocrite, l’Union refuse de voir l’échec de sa politique migratoire. Al-Nour veut la mettre
face à ses responsabilités.

Par Jérôme Tubiana et Clotilde Warin

Illustrations : Ludivine Proisy

 

Nord de Paris, la Chapelle, quartier « soudanais ». Nous écoutons Al-Nour. Il porte une veste trop large et un bonnet de laine. Sur ses tempes, des poils blancs. Il a 43 ans, et dans cette diaspora, il est considéré comme un « vieux ». Les autres ont la vingtaine. La plupart, comme lui, viennent de la province du Darfour, à l’ouest, en guerre depuis 2003. Le Soudan est l’un des premiers pays d’origine des demandeurs d’asile en France.

Rien ne pourra jamais me rendre cette partie de ma vie, simple mais généreuse. Nos récoltes suffisaient à nous nourrir et nous avions suffisamment de bétail pour que notre famille ne pense jamais à s’exiler. Jusqu’à ce que la guerre au Darfour commence.

Il est difficile de comprendre ce qui s’est passé. Les janjawid, les milices arabes du gouvernement, sont arrivés en voiture. Ils ont dit au chef du village : « Tu es un esclave, qui t’a autorisé à vivre sur cette terre ? » Et ils l’ont abattu. Puis ils ont tiré sur d’autres gens. Tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage, ils l’ont pris. Ils ont emmené nos chameaux, tué nos vaches et nos moutons. Puis ils ont incendié le village. Cela n’a pas duré plus de dix minutes. Tous les villageois ont fui. Je voulais revenir au village mais les autres me l’ont déconseillé : « Il ne reste plus rien, et c’est très dangereux. »

Al-Nour est arrivé à Paris en décembre 2017. Au moment où nous le rencontrons, il vient d’obtenir le droit de déposer sa demande d’asile. « Veuillez exposer par un récit personnalisé les événements à l’origine de votre départ », indique le formulaire de l’Ofpra, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Le récit doit être écrit en français, à la main. Jaffar, un « ancien » de la communauté darfourienne en France, qui a traversé la Méditerranée parmi les premiers, il y a plus de quinze ans, lui donne un coup de main. Il traduit. Nous écrivons.

Mon père connaissait un chef qui nous a accueillis dans son village. À la saison des pluies, nous cultivions la terre en famille. À la saison sèche, je partais seul au loin en quête de petits boulots : je fabriquais des briques ou transportais des marchandises sur le marché à l’aide d’une brouette. En septembre 2013, je travaillais sur un marché de Khartoum quand des manifestations contre le régime ont commencé. Mes collègues et moi avions l’habitude de discuter, nous haïssions tous le régime et avons été pris dans l’enthousiasme du soulèvement, mais les autorités ont répondu par des tirs à balles réelles.

Ce premier soulèvement dans la capitale soudanaise annonçait celui qui a renversé le dictateur Omar el-Béchir en avril 2019. Il a été réprimé dans le sang. Au moins 200 morts.

J’ai perdu des amis, abattus sous mes yeux. Comme beaucoup d’autres, j’ai été arrêté, accusé d’être un rebelle. J’ai passé plus d’un mois en prison, réveillé chaque matin par des coups.

Après ma libération, j’ai fui au Soudan du Sud. J’ai gagné ma vie en coupant du bois, en préparant du charbon, en fabriquant des toits de paille, en séchant du poisson. Mais là aussi il y a eu la guerre.

Je suis revenu au Darfour auprès de ma famille. Un jour, alors que j’étais à la mosquée avec mes deux frères, les janjawid ont attaqué de nouveau et les ont abattus. Nous avons décidé de quitter le ­Darfour pour l’est du Soudan. Ma mère ne s’est jamais remise de la mort de mes frères, elle ne cessait de pleurer en pensant à eux. Six mois plus tard, elle est morte à son tour.

Je suis parti dans les monts Nouba, où j’ai ­épousé Hala, une femme de la région. Mais là encore, il y avait la guerre. En septembre 2016, deux mois après notre mariage, Hala et moi sommes partis pour Malha, la dernière ville avant le Sahara, où j’ai trouvé du travail comme porteur d’eau. L’endroit était aride, la vie, difficile.

Sur le marché, j’ai appris que des passeurs transportaient des migrants jusqu’en Libye. Je me suis renseigné. On m’a dit que là-bas il y avait du travail dans l’agriculture et dans l’élevage. C’était mon métier, pourquoi ne pas essayer ? J’ai payé 4 000 livres soudanaises (500 euros au marché noir à l’époque) pour qu’on nous conduise, ma femme et moi, jusqu’au sud de la Libye. Aussitôt, on nous a menés dans une grande enceinte, où nous avons été enfermés avec une centaine de migrants. La plupart étaient africains, mais certains venaient du ­Bangladesh. Une fois entrés dans ce bâtiment, on ne pouvait pas en sortir. Sept ou huit hommes armés, en uniforme, des Arabes, montaient la garde à la porte. Quand on essayait de leur parler, ils répondaient seulement : « Nous sommes du gouvernement. »

En 2016, l’Union européenne décide de coopérer avec le régime soudanais pour qu’il renforce le contrôle de sa frontière. Un budget de 100 millions d’euros est débloqué. Une force paramilitaire nouvelle, intégrant peu à peu l’essentiel des janjawid, est chargée de bloquer la migration vers le nord. Leur chef, Mohamed Hamdan Dagolo, dit « Hemmeti », proclame avoir arrêté des milliers de personnes « pour le compte de l’Europe ». Il menace de rouvrir la frontière si le « dur labeur » de ses 23 000 miliciens « déployés à travers le désert » n’est pas suffisamment récompensé. Mais ses hommes sont peu loyaux. Mieux payés en tant que passeurs, ils transforment la frontière en gruyère.

Au bout de trois jours, vers minuit, ils nous ont tous embarqués dans des pick-up. Vingt-quatre passagers dans la benne de chaque voiture, recouverts d’une bâche en plastique. La première et la dernière voiture du convoi étaient équipées de mitrailleuses Goriounov. Nous étions escortés par douze hommes en uniforme, chacun armé d’une kalachnikov.

« J’ai appris que des passeurs transportaient des migrants jusqu’en Libye. On m’a dit qu’il y avait du travail dans l’agriculture et l’élevage. C’était mon métier, pourquoi ne pas essayer ? »

Notre voyage jusqu’à la frontière libyenne a duré deux jours. Nous ne nous sommes pas arrêtés, même pas pour prendre de l’eau. De temps en temps, les soldats nous passaient des verres d’eau sous la bâche. J’ai fait un trou dans le plastique avec les dents pour respirer. J’ai regardé au travers, je n’ai vu rien d’autre que le désert.

Quand nous nous sommes arrêtés, nous étions sans doute du côté libyen de la frontière. Nous avons entendu des coups de feu. C’était un signal. Quatre voitures sont venues vers nous, des pick-up militaires, deux d’entre eux peints d’une couleur sable et arborant un drapeau libyen. Huit hommes étaient à leur bord. Eux aussi portaient des uniformes. Les Libyens nous ont ordonné de nous asseoir en cercle, tête baissée, et de ne pas bouger, sans quoi ils nous abattraient : « Ce tas d’esclaves, si l’un d’eux lève seulement les yeux, mettez-lui une balle dans le crâne ! » Ils ont tiré en l’air pour nous effrayer. Très vite les janjawid sont repartis vers le Soudan et les Libyens nous ont embarqués dans leurs véhicules, et de nouveau nous ont recouverts avec des bâches. Nous avions changé de mains.

Nous avons été conduits dans une ferme, en dehors d’Oum el-Araneb, dans le sud de la Libye. Je ne le savais pas encore, mais c’est un endroit très dangereux. On y trouve des milliers de logements vides construits sous Kadhafi, aujourd’hui occupés par des « mafias » : passeurs de migrants, bandits de grands chemins ou trafiquants de drogue. Nous avons été enfermés dans de grands hangars en ciment. Ils ont séparé les femmes des hommes. On nous a donné un récipient en plastique pour faire nos besoins. Quand nous sommes arrivés, 250 migrants étaient déjà emprisonnés dans cette ferme. Chaque jour des gens en sortaient et d’autres arrivaient. Les Libyens nous ont dit : « Nous savons que vous voulez aller en Europe, mais vous êtes nos esclaves, vous avez été vendus. Vous devez payer pour être libérés.

— Écoutez, je n’ai pas d’argent, j’ai déjà payé.

— Arrête de raconter des bêtises ! »

Ils m’ont ordonné de me taire et ont apporté un téléphone mobile : « Chacun d’entre vous doit appeler des membres de sa famille et leur demander d’envoyer de l’argent. Vous, les quinze ­Soudanais, vous devez trouver 4 000 dinars libyens [500 euros à l’époque]. Les autres, vous avez de la famille en Europe, nous n’acceptons que les euros et les ­dollars. »

Les Érythréens n’ont pas de chance. Parce que leur diaspora est importante en Europe et aux États-Unis, les kidnappeurs leur demandent beaucoup d’argent. Mais quel que soit leur pays d’origine, les migrants échappent rarement à la torture. Al-Nour retrousse les jambes de son pantalon et montre des cicatrices sur ses mollets.

Ils nous brûlaient avec des tuyaux de plastique enflammés, jusqu’à ce que nous appelions nos familles. J’ai été brûlé ainsi au moins quatre fois. Par chance, ils me considéraient comme un vieil homme : « Parce que tu es un vieux, je fais seulement tes jambes. » Parce que j’étais plus âgé que les autres, ils m’avaient isolé. Mais ils me battaient chaque fois qu’ils venaient. Je ne compte pas le nombre de fois où j’ai été battu. Ils me jetaient aussi de l’eau bouillante. Ils filmaient la torture, pour envoyer les images à nos familles sur les réseaux sociaux. Mais je n’ai appelé personne. Si je les appelle, ils vont être traumatisés, ils sont pauvres et ne pourront rien faire pour moi. Je voulais juste aller en Libye, je ne pensais pas à l’Europe. Mais ils se fichent de savoir si tu veux aller en Europe ou en enfer : « Si tu veux être libéré, prends ce téléphone ! »

Au bout de deux mois, le boss, un Libyen aux cheveux longs, m’a dit : « Tu as deux possibilités : soit tu trouves cet argent, soit tu travailles pour payer ta dette. » J’ai accepté de travailler. Quelques jours plus tard, Hala et moi avons été conduits dans une ferme voisine. Le propriétaire m’a dit que nous devrions travailler pendant dix mois pour racheter notre dette et être libérés. Il était surnommé « Action », parce qu’il avait la réputation d’être violent. Un Tchadien qui travaillait dans une ferme voisine m’a dit qu’il n’y avait qu’une solution : fuir. Au bout de deux mois, j’ai prétendu que Hala était malade et Action nous a emmenés dans une clinique. Là, j’ai pu contacter un chauffeur. Hala et moi sommes parvenus à nous échapper en lui donnant un peu d’argent pour qu’il nous emmène plus loin.

Nous n’avions pas assez d’argent pour aller jusqu’à Tripoli, mais nous avions le numéro de téléphone d’Ishaq, un Soudanais qui vivait dans la capitale libyenne. Il a parlé à un autre chauffeur de taxi, qui lui a répondu : « Pas de problème, je peux t’amener tes compatriotes. Si quelqu’un essaie de les attaquer, je suis armé. Mais prépare mon argent, sinon c’est toi qui auras des ennuis avec ma kalach ! »

« Tous les employés de la boulangerie étaient soudanais. Les Libyens n’aiment pas les travaux difficiles. J’étais en charge du four. Nous travaillions la nuit, mais il faisait si chaud que nous devions sans cesser essorer nos t-shirts de litres de sueur. Même si tu étais malade, tu devais te lever et travailler. Si tu disais que tu étais fatigué, les Libyens pouvaient te tuer. Je me sentais comme un esclave. »

Une fois à Tripoli, j’ai dit à Ishaq qu’il me fallait absolument trouver du travail pour nourrir ma femme et ma famille restée au Soudan. Il m’a dit que c’était difficile et que ce n’était pas de bons boulots. Il nous a envoyés à Sabratha, à 70 kilomètres à l’ouest de Tripoli, pour rencontrer un Libyen appelé Abdelbasit, un homme connu et généreux qui pourrait me trouver un boulot dans un magasin ou avec les pêcheurs. Mais une fois sur place, ce n’est pas ce qu’Abdelbasit m’a proposé :

« Ishaq t’a envoyé comme capitaine.

— C’est quoi, un capitaine ?

— Tu plaisantes ? Ishaq m’a dit que tu avais l’expérience des bateaux. Tu vas devoir t’y mettre, que tu le veuilles ou non, sinon tu auras affaire à moi… »

J’étais surpris. J’ai compris qu’Abdelbasit était un passeur qui envoyait des migrants en mer et qu’Ishaq était son agent. Il nous a emmenés dans ses hangars où les migrants attendaient de partir. La plupart étaient très jeunes, des adolescents.

« Tu es le plus vieux ici, tu feras un bon capitaine. En ce moment, la mer est agitée, vous attendrez ici jusqu’à ce qu’elle soit aussi claire qu’un miroir. »

Pour l’instant, aucun bateau n’était prêt, et il fallait réunir suffisamment de passagers. Un homme en amenait régulièrement. C’était Mounir, surnommé « Al-King », qui était à la fois un agent ­d’Abdelbasit et le propriétaire d’une boulangerie. Il cherchait quelqu’un pour travailler dans sa boutique.

Quand j’avais quitté le Soudan, mon but était de trouver du travail en Libye. Mais après avoir vu la situation, je commençais à penser à partir pour un pays plus sûr. Abdelbasit m’avait dit qu’en tant que capitaine j’aurais droit à un bon prix pour aller en Europe : 4 000 dinars [500 euros] pour Hala et moi. Mais même avec une réduction, je n’avais pas assez d’argent. J’ai dit à Hala que je n’avais pas d’autre choix, et je suis allé à la boulangerie.

Comme Al-Nour, beaucoup de migrants ne rêvent pas de vivre en Europe. C’est la violence subie en Libye, en partie alimentée par les politiques européennes, qui les pousse à reprendre la route.

Tous les employés de la boulangerie étaient soudanais. Les Libyens n’aiment pas les travaux difficiles. J’étais en charge du four. Nous travaillions la nuit, mais il faisait si chaud que nous devions sans cesser essorer nos t-shirts de litres de sueur. Même si tu étais malade, tu devais te lever et travailler. Si tu disais que tu étais fatigué, les Libyens pouvaient te tuer. Je me sentais comme un esclave.

Parfois, je sortais prendre l’air ou fumer une cigarette, mais je restais près de la porte, comme on me l’avait conseillé. Al-King disait : « Si tu vas dans une autre rue, c’est à tes risques et périls. Tu es noir, tu es très visible, tu peux être une proie pour beaucoup de prédateurs ! » Je ne me déplaçais pas à pied. Chaque jour, Al-King m’amenait à la boulangerie en voiture. Chaque jour, j’entendais des histoires de gens tués ou kidnappés.

J’ai parlé à Abdelbasit :

« Je veux aller en Europe !

— Tu fais du bon boulot ici, continue, je t’enverrai en Europe l’année prochaine. Ces jours-ci, la mer est agitée. Sois patient ! »

Al-Nour voudrait traverser, mais l’Europe ne veut pas de lui. Deux ans auparavant, un million de personnes ont débarqué sur le Vieux Continent par les routes, par les mers. Pour stopper cette « crise migratoire », l’Union a dépensé 17 milliards d’euros entre 2015 et 2017.

Au bout de quelques semaines, Abdelbasit est venu me chercher après mon travail à la boulangerie et m’a emmené en mer. J’avais peur.

« Je viens du Darfour, nous n’avons pas la mer !

— Aucun homme n’est né capitaine. Je vais t’apprendre. Concentre-toi, sinon on te jette à l’eau ! »

Il m’a entraîné pendant trois après-midi. Puis il a dit à son second : « Ça devrait suffire. Ce n’est qu’un tas d’esclaves, mettons-les dans le bateau et qu’ils aillent où ils pourront ! »

« Le passeur m’a dit : “C’est toi le capitaine. Tu es responsable des passagers. Il vaut mieux que tu coules plutôt que tu reviennes. Si tu reviens, je te mets une balle dans la tête…” »

Une nuit de juillet 2017, ma femme et moi avons été conduits à un quai et embarqués sur un bateau de pêche en bois. Abdelbasit, le passeur, m’a dit : « Maintenant, c’est toi le capitaine. Tu es responsable de ces passagers. Ne fais pas demi-tour ! Il vaut mieux que tu coules plutôt que tu reviennes, parce que si tu reviens, je te mets une balle dans la tête… » Puis nous sommes allés chercher les autres passagers sur la plage. Ils étaient escortés par des gardes armés de kalach et de bâtons : « Voici la mer, et voici le bateau ! Embarquez immédiatement ! Celui qui fait des histoires aura une balle dans la tête ! » Ils ont dû se mettre en sous-vêtements et entrer dans l’eau jusqu’au cou, puis grimper sur des cordes et des pneus accrochés à la coque. Le bateau semblait ­surchargé. J’ai demandé combien nous étions : « 86 ».

Abdelbasit lui-même est monté à bord, tandis que certains de ses hommes nous escortaient à bord d’un canot plus petit. La lune était très claire. Au bout d’une demi-heure, nous avons vu la silhouette sombre d’un autre bateau sur notre route. Le passeur m’a confié la barre, a sauté sur le petit bateau et est retourné vers le rivage après nous avoir montré la route à suivre : « Si vous êtes arrêtés, dites que vous appartenez à Amou. »

Amou, « l’oncle » en arabe, est l’oncle du passeur, Abdelbasit Dabashi. Son véritable nom est Ahmed Dabashi. Il est alors le principal passeur de migrants, et chef de milice, de la petite ville de Sabratha, haut lieu des départs vers l’Europe. À tout juste 30 ans, il est considéré par les Nations unies comme « le chef d’un réseau de trafic international ».

L’autre bateau s’est approché. C’était une vedette équipée de mitrailleuses. À bord il y avait huit hommes en uniforme. Ils ont heurté notre bateau, qui s’est mis à tanguer, et des vagues ont inondé le pont. Deux des hommes ont sauté à notre bord. Ils ont chargé leurs fusils mitrailleurs et ont tiré sur l’eau et dans l’air pour nous faire peur. Nous avons crié : « Nous appartenons à Amou !

— On se fout d’Amou, nous sommes les garde-côtes ! Nous sommes du gouvernement ! Ne bougez pas, ou on vous jette à l’eau ! »

Retour en Libye.

Paniquée par les « flux » de migrants qui s’élancent des côtes libyennes, l’Union européenne finance des « garde-côtes » libyens. En août 2016 et en février 2017, Bruxelles et Rome ont signé des accords avec le Gouvernement d’accord national, à la tête d’un État fantôme, sans contrôle sur l’essentiel du territoire libyen, mais reconnu par la communauté internationale. Au nom de ces accords, l’Europe échange des renseignements, entraîne des garde-côtes (dont d’anciens miliciens), et leur fournit des bateaux. Dans un rapport des Nations unies sur la Libye que nous lui montrons, Al-Nour reconnaît l’embarcation qui l’a intercepté et ramené en enfer. Son commandant s’appelait Mohamed Koshlaf. Lui aussi sous le coup de sanctions des Nations unies.

Nous avons été conduits à Zawiya, entre Sabratha et Tripoli, dans un immeuble de quatre étages, pas encore terminé, à côté de conteneurs où étaient déjà enfermés des centaines de prisonniers. Ils nous ont dit que si nous payions chacun 2 000 dinars [250 euros], ils nous remettraient à l’eau. Sinon, ils nous transféreraient dans un centre de détention officiel, où les migrants peuvent être emprisonnés pendant des années.

Nous n’avions droit qu’à un verre d’eau par jour, « comme ça, vous ne nous dérangerez pas en demandant à aller aux toilettes », disaient les gardes. Ils nous battaient à coups de crosse, de tuyaux en plastique et de barre de fer. Ils nous torturaient en nous brûlant du plastique sur le corps. Ils suspendaient certains au plafond au bout d’un câble, mains et pieds liés derrière le dos, avant de les frapper. Nous, les Soudanais, connaissons bien cette torture car elle est souvent utilisée par nos services de renseignement. On l’appelle « tayara gamat », « l’avion qui décolle ».

Les frères de Hala ont réussi à envoyer de l’argent. Au bout de deux semaines, vers minuit, les gardes nous ont remis sur notre bateau. Cette fois, nous étions 87. La mer était mauvaise, nous hésitions, mais ils ont crié : « Vous êtes déjà plus morts que vivants, embarquez ! »

Avant le départ, le boss, Mohamed Koshlaf, a appelé un officier des garde-côtes : « J’ai des gens qui partent en mer, va faire une pause ! » Il voulait qu’il ferme les yeux sur notre départ.

Les livraisons européennes de bateaux à la Libye pourraient constituer des violations de l’embargo des Nations unies sur les armes. En 2018, le Conseil de sécurité a ainsi bloqué le transfert d’un bateau par Malte, petite île européenne elle aussi confrontée à un afflux de migrants. Pourtant, en février 2019, la France promet à Tripoli six nouveaux bateaux pneumatiques Sillinger pour intercepter les migrants et « renforcer la capacité militaire de la marine libyenne ». Cette décision est attaquée en justice par huit associations, dont Amnesty International et Médecins sans frontières. En avril 2019, alors que les combats entre factions font rage en Libye, des « garde-côtes » arment les bateaux que les Italiens leur ont livrés. Aux arrestations de migrants, les miliciens préfèrent… la guerre civile.

De nouveau, je conduisais le bateau. C’était fou : la même vedette qui nous avait arrêtés, avec Mohamed Koshlaf comme capitaine et les mêmes hommes en uniforme, nous a escortés pendant trois heures, loin dans les eaux internationales, jusqu’à ce que les lumières de la côte disparaissent. Puis ils ont fait demi-tour en nous montrant la direction : « Tout droit vers l’Italie! » À ce moment-là, des dauphins se sont mis à nager à nos côtés. Nous avons navigué pendant des heures. Les vagues grossissaient, nous perdions espoir, beaucoup hurlaient et pensaient que leur dernière heure était venue. J’ai dit aux autres : « Ne paniquez pas, ne bougez pas, ou le bateau va chavirer. Nous mourrons tous un jour. À présent, que chacun, quelle que soit sa religion, prie son Dieu de le sauver. » J’ai réussi à les calmer. J’aurais préféré mourir en mer plutôt que de revenir en Libye.

En fin d’après-midi, nous avons aperçu un bateau, l’Aquarius. Nous nous sommes mis à chanter, à sauter de joie. Les passagers m’ont soulevé sur leurs épaules, comme on le fait pour un jeune marié dans mon pays, en m’appelant « capitaine ». Je m’étais tellement accroché à la barre que tout mon corps était douloureux. Pendant les trois jours que nous avons passés à bord de l’Aquarius, je suis resté ­couché sans parvenir à dormir, si bien que les docteurs de Médecins sans frontières m’ont donné des somnifères.

En 2016, 181 000 personnes ont traversé la mer de la Libye à l’Italie. En 2017, elles n’étaient plus que 119 000. En 2018, 15 000, et autant arrêtées par les « garde-côtes » libyens. Des chiffres qui, en Europe, sonnent comme un succès. « Nous avons réduit les flux […] par le travail fait avec la Libye », déclare Emmanuel Macron en juin 2018. L’« Aquarius », le navire qui a secouru 30 000 migrants entre février 2016 et décembre 2018, a été immobilisé. « Fermer cette route est la réponse la plus efficace à cette situation, assure le président français, mais aussi la plus humaine. »

Quand nous avons débarqué en Sicile, nous étions encore excités et joyeux. Hala et moi nous sommes tenu la main en nous souriant l’un l’autre jusqu’au centre d’enregistrement. Elle m’a conseillé :

« Penses à ce que tu souhaiterais faire ensuite.

— Je ne crois pas que je veuille rester ici en Italie.

— J’ai entendu dire de bonnes choses de la France.

— Et toi qu’aimerais-tu faire ?

— Puisque Dieu nous a laissés en vie, tout ce que j’aimerais c’est avoir des enfants qui grandissent auprès de moi, qui reçoivent une éducation, qui profitent des bonnes choses de la vie et que cela efface les souffrances que nous avons traversées au Soudan et en Libye. »

Hala savait qu’elle était enceinte.

Al-Nour se cache les yeux avec un mouchoir en papier.

Trois jours après notre arrivée en Sicile, elle est tombée malade et a été emmenée à l’hôpital. Trois jours plus tard encore, on m’a annoncé sa mort. Peut-être à cause des violences et de la torture en Libye. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé quand nous avons été emprisonnés à Oum el-Araneb. Nous avons été immédiatement séparés et elle a été enfermée dans une prison avec 150 femmes. Les jeudis soir, les gardes se saoulaient, choisissaient les femmes qu’ils voulaient et faisaient cela devant tout le monde. Je ne peux pas compter le nombre de fois où j’ai vu des femmes se faire violer sous mes yeux. Parfois ils ouvraient le hangar dans lequel nous nous trouvions et faisaient ça devant nous, en nous disant : « Regardez, c’est la télé ! » Une nuit, ils sont venus et nous ont dit : « Aujourd’hui, nous allons tourner un film porno, on a besoin de volontaires pour faire ça avec cette fille. » C’était une Somalie, elle était assise sur un tapis, nue, elle pleurait. Un Soudanais, très effrayé, a levé la main. Il pensait que ça l’aiderait à être libéré. Mais les gardes l’ont tabassé avec un tuyau en plastique, en disant qu’on verrait si après il aurait encore autant d’énergie. Puis ils ont choisi un très vieil homme et l’ont forcé à se coucher sur la fille mais il était terrifié, il tremblait et ne pouvait rien faire. Et ils filmaient avec leur téléphone. Je n’avais jamais rien vu d’aussi choquant.

« Je ne sais pas si ma femme a été violée. Chaque fois que je parvenais à la voir, elle pleurait, mais ne pouvait me dire pourquoi. C’était une femme très forte, elle m’apaisait, me conseillait. Elle haïssait la guerre, parce que les victimes, disait-elle, sont toujours les innocents, les vieillards, les femmes et les enfants. Elle s’appelait Hala Idris, elle avait 31 ans. Elle est morte le 31 juillet 2017. »

Je ne sais pas si ma femme a été violée. Chaque fois que je parvenais à la voir, elle pleurait, mais elle ne pouvait me dire pourquoi. Je n’aurais jamais toléré qu’elle soit agressée sous mes yeux, même si cela avait dû me coûter la vie. C’était une femme très forte, elle m’apaisait, me conseillait. Elle haïssait la guerre, parce que les victimes, disait-elle, sont toujours les innocents, les vieillards, les femmes et les enfants. Elle s’appelait Hala Idris, elle avait 31 ans. Elle est morte le 31 juillet 2017.

La plupart des migrants ne veulent pas rester en Italie. Mais à leur débarquement, on prend leurs empreintes digitales. Et selon un règlement connu comme « l’accord de Dublin », les demandes d’asile doivent être faites dans le premier pays d’entrée dans l’Union européenne. Ironiquement, on appelle ce principe le « one stop, one shop ». Certains tentent de brûler le bout de leurs doigts avec des produits chimiques pour effacer leurs empreintes. Al-Nour ne l’a pas fait. Il a gagné la France illégalement. Mais comme tous ceux qui ont « laissé leurs mains » en Italie, il est considéré comme « dubliné ». Quand nous le rencontrons pour la première fois, il est sur le point d’être expulsé. Le 7 juin 2018, on l’oblige à prendre un avion de Paris vers Milan.

Je ne voulais pas retourner en Italie. À mon arrivée à Milan, les Italiens m’ont fait des papiers et m’ont laissé à la rue sans explication : « Dehors ! » J’ai passé deux nuits à la gare, puis j’ai pris un train jusqu’à Vintimille. J’ai marché jusqu’à Cannes, en France, à travers la montagne. Cela m’a pris deux autres nuits. Dans la journée, je me cachais des patrouilles de police et des hélicoptères. J’ai suivi le même chemin que j’avais pris un an auparavant. J’étais confiant : au Soudan, j’avais l’habitude de longues marches où je souffrais de la faim et de la soif.

Quelques jours après avoir été expulsé, Al-Nour est de retour à Paris. De nouveau, la préfecture lui remet un document selon lequel il reste « dubliné ». Le 3 janvier 2019, il est convoqué une fois de plus.

Pendant que la dame me faisait attendre, j’avais un mauvais pressentiment : on allait encore me renvoyer en Italie. Alors, j’allais déchirer le papier devant elle et partir. Elle est revenue et m’a simplement demandé : « Vous avez deux photos ? Dublin, c’est fini ! » J’étais « dédubliné ». Ça arrive parfois, quand on attend assez longtemps et qu’on arrive à échapper à l’expulsion. On m’autorisait à demander l’asile en France. Je ne savais pas quoi faire, je ne pouvais plus bouger. J’aurais aimé que Hala soit avec moi, partager ce moment avec elle. Mes rêves étaient morts, ils ont commencé à revivre. On m’a donné une nouvelle vie. Ce papier a ranimé mes espoirs. Depuis ce jour, j’ai arrêté de fumer !

Nous avons fini de remplir le dossier ­d’Al-Nour pour l’Ofpra. Des heures de discussion, des dizaines de pages de notes, pour résumer une vie. Jaffar lui a souhaité, mi-sérieux, mi-rigolard, de ne pas tomber sur les officiers de protection que les réfugiés soudanais surnommaient « Dragon » et « Génocide ». Longtemps logé en banlieue parisienne, Al-Nour a été transféré dans un centre d’hébergement pour demandeurs d’asile de l’Aisne. C’est là qu’il a appris qu’il avait obtenu son statut de réfugié. 

En juin, son témoignage est inclus dans une plainte pour crime contre l’humanité auprès de la Cour pénale internationale. Les avocats accusent l’Union européenne et ses États membres d’avoir, « pour bloquer les flux migratoires à n’importe quel prix […], orchestré une politique de transfert forcé dans des centres de détention semblables à des camps de concentration, où des crimes atroces sont commis ».

 

Article paru dans le numéro 48 de XXI.

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