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20/05/2022

Uranium Country

Deuxième producteur mondial d’uranium, le Canada a pillé les peuples autochtones pour creuser des mines. Bienvenue en Saskatchewan, la province où règne le géant atomique Cameco.

Par Alissa Descotes-Toyosaki
Saskatchewan
Illustrations : Laura Ancona

Saskatoon sommeille le long de la rivière. Sur la rive est, de grands espaces verts et de belles églises en brique rouge ; à l’ouest, le quartier des affaires qui jouxte les réserves aborigènes. Leur surnom de « ghetto » rappelle que la ville provinciale détient le quatrième taux de criminalité le plus élevé au Canada. Tout près, dans un carré industriel, se cache la firme qui fournit près d’un sixième de l’uranium mondial. Un géant minier exploitant de gisements au Canada, au Kazakhstan et aux États-Unis, propriétaire d’usines d’enrichissement et de recyclage. On l’appelle Cameco, pour Canadian Mining and Energy Corporation.
La taille de son siège est inversement proportionnelle à son empire : un petit bâtiment marron simple, vieillot, discret. Dans le hall, la sculpture d’un pionnier de l’uranium armé d’un pic. Une chargée de communication rousse en tailleur déboule et balaie les questions d’un geste. « Tout est sur notre site internet ! dit-elle dans un sourire confiant. Notre compagnie remplit chaque année ses quotas pour le meilleur employé, la meilleure sécurité, le meilleur environnement de travail et le meilleur développement durable.
Nos mines sont récompensées tous les ans pour leur bonne gestion par la Commission canadienne de sûreté nucléaire. »
Elle s’éclipse et revient en tendant le rapport annuel qui, sur sa couverture bleu ciel, résume en un mot les performances exceptionnelles de Cameco : « CLEAN » – à l’image de la communication politique du Canada, pays autoproclamé écolo, tourné vers les énergies « propres ». Elle remet aussi une pile d’Opportunity North, un magazine spécialisé dans le secteur uranifère, distribué gratuitement dans les communes du nord de la Saskatchewan.
Dans Opportunity North, on tombe sur des statistiques du ministère de l’Énergie et des ­Ressources vantant une « extraction sans danger », des articles sur les nouveaux gisements, des offres d’emploi, des témoignages d’employés aborigènes arborant casque et uniforme de Cameco qui encouragent les futurs lauréats. « Nous sommes le premier employeur dans le nord de la Saskatchewan. Nous proposons aussi des bourses et des stages aux peuples premiers », dit fièrement la chargée de communication en nous regardant parcourir les petites annonces. Au mur, un Amérindien coiffé de nattes et de plumes pose sous un ciel irradié. En haut de l’affiche, le slogan de Cameco : « ­Travaillons ensemble avec les peuples premiers. » Elle nous congédie avec une liste de personnes « fiables » à contacter. « Faites attention aux activistes antidéveloppement : vous allez rencontrer des gens qui vont mentir sur nos activités, c’est inévitable ! » ­Bienvenue à « Uranium Country », le pays de l’uranium.

« Un dragon qui sème la mort et la désolation par le feu »

La nuit tombe sur la toundra, dans un entrelacs de bleus et de verts. À une soixantaine de kilomètres des mines, dans une cabane de trappeurs, Marius Paul allume un brasier pour préparer sa spécialité, une soupe d’élan, avec des patates. Il est l’archétype de l’aborigène, « le peuple premier » mis en avant par Cameco. Il porte un jean, une chemise à larges carreaux, des cheveux longs couleur de jais, et refuse de donner son âge : « L’âge est un truc de Blanc. Je suis un “b’eh ne’theh”, un ancien », dit-il en langue dene en clignant ses yeux malicieux. Il est la mémoire et la voix de son peuple indien, les Dene, 28 000 âmes ayant pour terre une région paradisiaque aux 100 000 lacs, réservoir d’eau douce, qui, pour leur malheur, est aussi un grenier du minerai le plus radioactif de la planète, cachant sous son sol une réserve de 480 000 tonnes d’uranium, de quoi nourrir les réacteurs du monde entier.
Marius se souvient de cette époque où les Dene goûtaient encore à la liberté. « Petit, je parcourais avec mes parents la toundra à traîneau de chiens et à canoë. J’accompagnais mon père poser les trappes ou chasser l’élan. Ma mère fabriquait toutes sortes de bijoux et de vêtements avec les os et les peaux. Je me rappelle la beauté de la nature vierge. À part nous trois, il n’y avait personne à des centaines de kilomètres à la ronde. Pourtant je ne m’y sentais jamais seul. » Il s’interrompt pour mélanger les légumes à la viande. Une odeur de gibier envahit la cabane.
Le temps retient son souffle. « La terre nous fournissait tout ce dont nous avions besoin. Mais ensuite, les Blancs nous ont chassés de nos forêts, ils ont installé des églises et des écoles. Ils nous ont dit que pour nous développer il fallait signer des traités avec eux car nos terres renfermaient des métaux précieux qui nous rendraient riches. Ils ont voulu les fourrures, les peaux, puis le bois, l’or et enfin ­l’uranium. Ici, on l’appelle le “black rock”. »

La vision du chaman

Au loin, le cri d’un hibou perce le silence de la toundra. Marius tend l’oreille comme pour en déchiffrer le message. « Le “black rock” est un péché originel, une roche sacrée qui nourrit la terre mais libère un démon si on la déterre. Un dragon qui sème la mort et la désolation par le feu. » En 1930, l’explorateur Gilbert Labine découvre un gisement autour du Great Bear Lake. Fondée en 1927, sa société spécialisée dans l’extraction de l’or, Eldorado Mining Nuclear, l’ancêtre de Cameco, exploite la mine de Port Radium. Le Canada exporte d’abord du radium dans le monde entier, utilisé pour les radiothérapies mais aussi dans les cosmétiques et même les sodas. Puis la Seconde Guerre mondiale éclate et brusquement le monde a besoin d’armes de destruction massives.

Les Dene ont pour terre une région paradisiaque aux 100 000 lacs. Un réservoir d’eau douce qui, pour leur malheur, cache sous son sol une réserve de 480 000 tonnes d’uranium.

Le visage sombre, les yeux perçants, Marius raconte une légende transmise de génération en génération : « Il y a longtemps, un sorcier dene campait avec des chasseurs sur les rives gelées du Great Bear Lake, près d’un endroit connu pour être hanté. Il était tard et les hommes avaient préféré s’arrêter malgré le danger. Dans la nuit, le sorcier hurla de terreur et raconta sa vision aux chasseurs : des gens à la peau pâle creusaient en faisant beaucoup de bruit. Les roches qu’ils extrayaient ressemblaient à un tronc d’arbre. Ils le mirent sur un grand oiseau, qui vola jusqu’au bout de la terre et le laissa tomber. Tout prit feu et les gens moururent dans d’atroces souffrances. Ils ressemblaient à des Indiens. » Le chaman avait vu Hiroshima.
À partir de 1943, la mine de Port Radium approvisionne le premier programme atomique de ­l’histoire. Les « peuples premiers » sont embauchés pour extraire la roche. « Personne ne nous a dit à quoi l’uranium allait servir. Je pense que même les ingénieurs l’ignoraient. C’était classé secret-défense. » Et bientôt, la prophétie du chaman se réalisa. Ce n’est que plus tard, bien plus tard, que les Amérindiens du Canada apprirent que le feu de la roche noire avait causé la mort de 200 000 civils à l’autre bout de la terre. « En 1998, une délégation dene s’est rendue à Hiroshima et Nagasaki. Tant que nous n’avions pas accompli ce pèlerinage et demandé pardon, nous ne pouvions pas trouver la paix. Pour nous, la terre est sacrée. Tout ce qui en sort est de notre responsabilité. »
C’est aussi bien plus tard, quand plusieurs générations avaient déjà travaillé dans les mines, que les Dene comprirent que les 900 000 tonnes de déchets de Port Radium accumulées au bord du lac avaient tout pollué. Et ils commencèrent à compter les morts. Plus de trente hommes dans le seul village de Déline. Ils le rebaptisèrent le « ­village des veuves ». Mais qui s’en souciait ?
Marius se tait. Nous mangeons notre soupe d’élan en silence. À l’aube, il tape son tambour sacré près du lac, pour conjurer les mauvaises vibrations à l’approche des mines. Et nous ­prenons la route. Une longue ligne goudronnée déserte ­cernée de sapins à l’infini. Au bout, à 620 kilomètres de Saskatoon, l’eldorado minier de ­Cameco. Marius reprend : « Le gouvernement canadien n’a jamais réalisé d’études d’impacts sur la santé à Déline ni ­ailleurs. Depuis le début, les agences de réglementation sont là pour servir les intérêts de cette ­industrie. »

« Les Blancs nous ont chassés de nos forêts, ils ont installé des églises et des écoles. Ils ont voulu les fourrures, les peaux, puis le bois, l’or et enfin le “black rock”, l’uranium. »

« Tuer l’Indien dans l’enfant »

Après Port Radium, ce ne sont que des mines à perte de vue de la Saskatchewan jusqu’à ­l’Ontario. La course à la bombe. Dépossédés de leurs terres, les Dene sont sédentarisés dans des réserves, ­appelées « villages nordiques », des ­rangées de ­maisons identiques avec un carré de jardin. On leur donne un statut d’Indien, des ­allocations, mais pas de droit foncier. On exploite donc l’uranium sans l’accord des communautés autochtones. « Le peuple ojibway dans l’Ontario a subi le même sort que nous. ­L’industrie minière se retranchait derrière la loi sur les Indiens, un traité de 1876 qui stipule que les titres sur les terres traditionnelles sont cédés pour le “bien public” ! » Marius émet un ricanement amer. « Aux États-Unis, le ­gouvernement a utilisé la solution militaire pour anéantir les peuples premiers. Au Canada, il se sert de la législation pour avoir le droit légal de nous annihiler ! »
Dans les années 1960, date à laquelle les Indiens du Canada sont autorisés à voter aux élections fédérales, Marius est envoyé dans un pensionnat autochtone tenu par des nonnes françaises. « Elles m’appelaient “maudit sauvage”. » Il le prononce en français, ainsi que d’autres insultes. « On nous interdisait de parler notre langue, il fallait “tuer l’Indien dans l’enfant”. » 150 000 gosses sont envoyés de force dans ces établissements catholiques – près de 130 au Canada – entre 1874 et 1996. Les procès pour sévices corporels et abus sexuels ne s’ouvrent qu’à partir de 2015.
Marius est devenu enseignant comme sa femme pour développer une pédagogie « autochtone » et revaloriser les traditions des Dene. Jusqu’en 2013, le couple animait une petite classe grâce aux fonds pour l’éducation de Beauval, pour raconter une autre histoire, empêcher que les enfants deviennent « de la ­chair à uranium ». Car dans les grosses écoles, Cameco a posé son logo sur les livres scolaires. Et très tôt, les gamins passent des tests d’aptitude. On leur dit : « Tu as le profil parfait pour travailler dans les mines ! » Selon le ­ministère du Travail, « des ­milliers de jeunes autochtones sont attendus dans les mines pour pallier la ­pénurie de ­main-d’œuvre ». Quand il était étudiant à l’université de la ­Saskatchewan, Marius a ­rencontré sa femme, ­Candyce, sa plus fidèle alliée dans le combat contre l’uranium. « À l’époque, on ne connaissait rien aux mines mais j’ai vu cette femme en rêve avant notre rencontre. Une vraie guerrière ! » Énergique et excellente oratrice, Candyce est devenue la porte-parole du Comité pour les générations futures, une association pour la défense des droits autochtones. Et le cauchemar de Cameco : elle est la voix opposante dans toutes les réunions auxquelles participe le lobby nucléaire. Dans la réserve de Beauval, près de la ville de Pinehouse, où nous l’avions rencontrée autour d’une tarte à la myrtille, cette mère de famille parlait sans emphase : « Je ne suis pas une activiste, je ne fais que protéger nos enfants. Car une fois que la terre est prise pour l’uranium, ce sont eux qui paieront. Cette industrie concerne les 7 000 générations à venir. »

Une « colonisation industrielle »

Nous atteignons les terres de trappe des Dene, qui sont aussi le « couloir de l’uranium » : une saignée de 200 kilomètres à travers la toundra où Cameco exploite quatre mines, souterraines et à ciel ouvert. Marius n’a aucune autorisation de la Cameco mais possède un matricule foncier qui lui accorde – après une ratification de la loi sur les Indiens dans les années 1970 – le droit de chasser, pêcher et, ironise-t‑il, de « ramasser des baies… contaminées » sur ces terres ancestrales. Une barrière avec un petit poste de sécurité marque l’entrée de Key Lake. Il salue une Canadienne blonde bien en chair, remplit un ­formulaire, puis engage son van sur une piste en latérite, le long des blocs verts de la plus grande usine de concentration d’uranium au monde : une fois extrait, le minerai est broyé et concentré sous forme de poudre de couleur vert-noir, le yellowcake, ou U308. « Il part alimenter les centrales du monde entier. À un moment, nous avons cru que nous serions tranquilles, parce que tous les États signaient des accords de non-prolifération nucléaire. Mais les Blancs ont foncé vers une autre utopie : le nucléaire civil. »

Les terres de trappe des Dene sont aussi le « couloir de l’uranium » : une saignée de 200 kilomètres à travers la toundra où Cameco exploite quatre mines. Marius a le droit de chasser, pêcher et « ramasser des baies contaminées » sur ces terres ancestrales.

Marius raconte la suite, il l’appelle la « colonisation industrielle ». À partir des années 1980, le ­Canada implante vingt-cinq réacteurs Candu sur son sol, une génération de réacteurs à uranium naturel, c’est-à-dire non enrichi. Le pays exporte cette nouvelle technologie partout, et l’uranium qui va avec, jusqu’à devenir le premier producteur au monde de ce minerai. « Quand les agents de Cameco sont arrivés dans notre communauté dans les années 1980, ils nous ont dit : “Préparez-vous pour un boom économique !” Ils nous ont demandé de faire une “liste de vœux”. Les gens étaient pauvres, sans emploi et affaiblis par la vie dans les réserves. ­Cameco a dit que l’uranium était la solution à leurs problèmes. Ils ont arrosé les collectivités en dons, financé des stades de hockey, les programmes ­scolaires, des églises. Puis ils ont développé un réseau d’entreprises dirigées par les autochtones. Les offres d’emploi et les bourses ont commencé à pleuvoir. Mais si une personne voulait ouvrir un commerce en dehors du secteur uranifère, on lui disait que ce n’était pas possible ! Il fallait ­passer par Cameco ! »
La piste en latérite s’enfonce dans la forêt en direction de McArthur River, la plus grosse mine d’uranium au monde, ouverte en 1999 et détenue à 30 % par Areva Resources Canada et à 70 % par Cameco. Elle apparaît en pièces détachées : d’abord le bâtiment vert des ouvriers, puis, quelques kilomètres plus loin, la cheminée du puits et enfin les montagnes de terrils – plusieurs tas de déchets compacts disséminés sur le site. Marius n’aime pas venir ici. La roche atteint des degrés de pureté sidérants, avec une teneur moyenne de 21 % d’uranium naturel, soit cent fois la moyenne des autres mines exploitées aujourd’hui. À 600 mètres sous terre, Cameco a construit un mur de glace pour isoler le gisement des nappes d’eau souterraines. La firme a aussi développé une méthode d’exploitation spécifique pour éviter tout contact direct entre le minerai et les mineurs : un système de wagonnets télécommandés qui récupèrent l’uranium dans une galerie creusée sous le gisement. ­Récompensé régulièrement pour sa ­sécurité ­exemplaire le site extrait de quoi alimenter chaque année 34 réacteurs Candu. « Les travailleurs des mines d’uranium modernes reçoivent en moyenne moins de rayonnement que les pilotes de ligne affectés aux vols internationaux », fanfaronne le site de ­l’Association nucléaire canadienne (CNA) qui représente l’industrie nucléaire. 51 % des 891 employés de McArthur River sont des résidents aborigènes de la Saskatchewan. ­Acheminés en navette aérienne par Cameco, ils travaillent quarante heures par semaine par roulement de sept jours.

Un taux de cancer affolant

Marius, lui, doit encore parcourir plus de 200 kilomètres pour revenir chez lui, et sa jauge à essence frise le zéro. Il se résigne à entrer dans la base vie pour demander à un responsable de le dépanner. Son front plissé marque son mécontentement à l’idée de parler à « ces gens-là ». L’entrée ressemble à un hall d’hôtel avec ses fauteuils immenses et son écran géant plasma. Les ouvriers vont et viennent dans les couloirs, il y a des dortoirs, des machines à laver, des salles de sport. Au bout, une immense cantine. Le buffet gargantuesque fait le tour de la salle. Des tablées de salades, de viandes, de poissons, de sandwichs, de gâteaux et de glaces s’offrent à volonté toute la journée. Un agent nous propose « d’en profiter » avant de nous guider vers une pompe et de nous faire gratuitement le plein. Marius est furieux. « Ils veulent nous acheter, beugle-t-il en redémarrant sa voiture. Cameco, bande d’assassins ! Espèces de salauds ! »
Après le checkpoint de Key Lake, il arrête le van et s’assoit seul en silence dans la forêt. À côté de lui, un panneau est masqué par la végétation : il porte l’inscription « English River First Nation, terre ancestrale ». Le vieux sage soupire : « Les mines sont directement établies sur les parcours de pâturages des caribous. Beaucoup de Dene en chassent car ils n’ont pas les moyens d’acheter de la viande au ­supermarché. Mais il faudrait l’analyser, cette viande… »

Marius n’aime pas venir ici. La roche atteint des degrés de pureté sidérants, avec une teneur moyenne de 21 % d’uranium naturel, cent fois la moyenne des autres mines exploitées.

En 1984, un an après son ouverture, Key Lake a déversé de l’eau contaminée dans la nature. En 2018, une fuite de 50 000 litres d’eau radio­active a ­ruisselé dans les lacs environnants. Pour la ­Commission de sûreté nucléaire, seul organisme à effectuer des études, ces incidents ne présentent pas d’incidence majeure : pour eux, ces terres sont inhabitées. Pourtant, dans la réserve de Beauval, où habitent Marius et sa femme Candyce, les taux de cancer sont en augmentation : « 100 sur une population de 700, c’est 1 personne sur 15. Et nos conditions socio-économiques sont bien meilleures que par le passé. Alors pourquoi les gens meurent de plus en plus tôt ? » Candyce réclame depuis 2013 que l’impact des mines d’uranium sur les communautés autochtones soit analysé. Les autorités lui ont répondu qu’ils effectuaient « une étude de santé mentale sur les populations ». Elles ajoutent que les problèmes de santé étaient liés « à des conditions socio-économiques qui causaient des suicides, ­l’alcoolisme et les cancers ». L’étude est financée par Cameco.

« Qui sait ce qui se cache dans ces profondeurs ? »

La firme est partout. Et le gouvernement n’hésite pas à laisser les cabanes de trappeurs dene partir en fumée dans le cadre du « let it burn », la politique du « laisser brûler ». En cas d’incendie, les pompiers ont reçu l’ordre de ne pas intervenir tant qu’il ne menace pas les agglomérations. Les feux de forêt sont « régénérants », selon les officiels. Le but non avoué est de pousser les Indiens les plus démunis à s’installer dans les villes… et à travailler dans le nucléaire. Au nord du bassin de l’Athabasca, Steve Powder arpente seul la toundra, armé de son spectromètre et pestant. « Les feux ont fait fuir tous les animaux, des milliers d’élans et de caribous ont tout simplement disparu du paysage. » Ancien mineur, ce Dene de 62 ans est devenu dealer international d’uranium. Il a le nez pour le minerai comme d’autres l’ont pour le grand cru : il en connaît l’odeur, peut en détecter la qualité rien qu’en regardant la couleur de la roche. « Tout ce qui dépasse 20 coups/seconde est radioactif », explique-t-il. L’alarme du spectromètre hurle sur la lande. On est à 1 500 coups/seconde. « Des gisements pareils sont exploitables pendant cent ans. » Cet ­aventurier aux allures d’Indiana Jones achète des parcelles à haute teneur en uranium et les revend sur Internet à des compagnies de prospection dans le monde entier. Son statut de « prospecteur » lui confère ce droit. Car au Canada, la loi foncière n’a pas changé depuis la ruée vers l’or : elle est toujours du côté des exploitants, et non des exploités. Steve fait partie de ces rares Dene qui ont réussi à forcer le destin.

Uranium City a été construite avec des matériaux radioactifs. La ville approvisionnait le programme d’armement nucléaire des États-Unis pendant la Guerre froide.

« La loi du “free mining” autorise l’exploration mais aussi l’exploitation des gisements. Il suffit que mes clients viennent sur place et signent un marché avec moi. » Son dernier deal lui a rapporté 80 000 dollars avec des Japonais. Malgré une baisse de 70 % du cours mondial de l’uranium depuis l’accident de Fukushima, cinquante nouveaux réacteurs sont en construction dans le monde en 2018. « Le business marche bien. Mais il y a une chose que je ne supporte pas, dit le dealer en contemplant les eaux bleues du lac Athabasca, c’est de savoir que notre uranium sert encore à faire des bombes. »
Car Steve habite à Uranium City, le fleuron de l’industrie uranifère d’Eldorado Mining (l’ancien nom de Cameco), qui approvisionnait le programme d’armement nucléaire des États-Unis pendant la Guerre froide. La ville a été entièrement construite avec des matériaux radioactifs, jusqu’à l’école qui porte le nom du réacteur Candu, la perle technologique qui a propulsé le Canada à la tête de la production mondiale d’uranium. À l’époque, Uranium City comptait 5 000 habitants. Depuis que ses 33 mines ont fermé dans les années 1970, elle est devenue une ville fantôme, avec sa poste et ses dernières baraques en bois peuplées par moins de 60 Blancs et Indiens.
Le Canada, lui, n’a jamais cessé de fournir de l’uranium pour la guerre. Une étude du chercheur Jim Harding démontre que le pays a fourni le ­Pentagone pour les quelque 500 000 tonnes d’armes à uranium appauvri fabriquées depuis la guerre du Golfe. Considéré comme faiblement radioactif, l’uranium appauvri ne fait pas l’objet d’une interdiction du traité de non-­prolifération. « Il n’y a pas de haut degré ou de bas degré quand il s’agit de la ­dangerosité de ­l’uranium ! », s’emporte Steve en montrant les ferrailles contaminées de la mine de Gunnar le long du lac Athabasca. Il y vient tous les jours pêcher truites et ombres arctiques mais ne se fait pas d’illusions. « Qui sait ce qui se cache dans ces profondeurs ? », murmure-t-il. Les rumeurs parlent de poissons mutants, sans yeux ni tête. Steve pense que les radiations finiront bien par avoir sa peau.
Seul espoir dans ce paysage désolé, son fils Regan rêve d’un avenir sans atome. À 26 ans, il a suivi une formation dans une mine souterraine de Cameco. « J’ai arrêté à cause du stress du travail sous terre, mais surtout car mon esprit n’était pas en accord : je ne veux pas contribuer à tuer des gens. » Passionné par l’espace et le chamanisme, il est au chômage : à part l’uranium, les perspectives dans la région sont nulles. Il fait visiter le centre-ville d’Uranium City, qui se reconstruit peu à peu avec l’arrivée d’ouvriers sur les chantiers de décontamination. Car la ville est entourée de millions de tonnes de résidus radioactifs. La durée de vie de ces terrils est de quatre milliards d’années et demie, l’âge de la terre. « L’homme n’a pas la technologie pour gérer ces déchets, moi je veux bosser dans une énergie recyclable. » Depuis 2010, Cameco est tenu, pour le compte de la société d’État canadienne Eldor, de « surveiller et d’entretenir les lieux ». Des habitants affirment que certains déchets sont juste enfouis sous le sol.

La ville est entourée de millions de tonnes de résidus radioactifs. La durée de vie de ces terrils est de quatre milliards d’années et demie. L’âge de la terre.

« Poussière, tu retourneras à la poussière »

« Personne n’est dupe, dit Regan en passant devant un sol jonché de roches éclatées par les tirs de dynamite. Mais 70 % des gens ici sont maintenant embauchés dans la décontamination et ne veulent pas de problème. » Partout autour d’Uranium City, le compteur sonne en moyenne à 2 microsieverts par heure, soit dix fois plus que la radioactivité naturelle. Les ruines qui jalonnent la zone ont des allures de prophétie : « Poussière, tu retourneras à la poussière », murmure Regan.
En 2018, le Canada avait amassé 2,4 milliards de grappes de combustible nucléaire irradié issus des réacteurs Candu. Leur teneur en tritium en fait les déchets les plus dangereux pour l’écosystème. L’extraction d’uranium, elle, a laissé 218 millions de tonnes de terrils. À la stupeur des habitants, la Société de gestion des déchets nucléaires est arrivée près de la réserve d’Indiens de Beauval en 2010 et a signé avec les leaders locaux pour enfouir ces déchets. Marius et Candyce ont entamé une ­campagne « No nuclear waste » (« Non aux déchets nucléaires ») en 2013 à travers toute la province. Le projet d’enfouissement a été abandonné grâce à une pétition ayant récolté 20 000 signatures. Mais le lendemain, le couple s’est retrouvé sans emploi. Les fonds pour leur école avaient été ­coupés.

Publié dans le numéro 48 de XXI

 

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