15/08/2022

Vécu – « Je l’ai tué »

Chirurgien cardiaque à l’Institut Montsouris, à Paris, Emmanuel Lansac dévoile le tabou de la culpabilité, quand la mort surgit sur la table d’opération. 

Propos recueillis par Léna Mauger

Illustrations Miguel Porlan

 Elle a été ma première fois. Je l’ai rencontrée avec son mari, un couple adorable. À 78 ans, elle souffre d’une maladie cardiaque mortelle qui impose une opération à cœur ouvert. Au bloc, tout se déroule normalement jusqu’au moment où l’aorte se déchire, une complication gravissime. Malgré l’aide d’un collègue chirurgien, les problèmes s’enchaînent. Vers 19 heures, après dix heures d’intervention, je sens que nous avons perdu la bataille mais je refuse de lâcher. J’ai besoin que le chef de service tranche – « Arrête, t’as tout essayé, c’est fini » – pour accepter la réalité.

Quand un décès survient au bloc, une panseuse nettoie le cadavre. Ce soir-là, ivre de fatigue, abasourdi, traumatisé, je suis resté avec elle. Tentative illusoire de retarder la mort. J’ai fait la toilette de ce corps encore chaud et pourtant déjà livide, en silence, les larmes aux yeux, comme une ultime caresse. J’avais le sentiment de l’avoir tuée. Néanmoins, quand j’ai annoncé la nouvelle au mari, il ne m’en a pas voulu. Il savait que sa femme était gravement malade du cœur. ­Gentil, poli, il m’a remercié : « Vous avez fait tout ce que vous pouviez, docteur. » C’était troublant, je suis resté sans voix, j’aurais voulu lui répondre que j’aurais préféré que les choses se passent autrement. Avant de me saluer, il a simplement ajouté : « Vous savez, nous étions mariés depuis ­cinquante ans. »

Un fantasme de toute-puissance

C’est ma première mort sur table. La première dont je suis responsable. Elle m’a marqué comme une cicatrice. Elle est toujours à vif, en moi. Elle ne disparaîtra pas. Ni cette première fois, ni les rares autres qui ont suivi. J’opère entre cent vingt et cent cinquante personnes par an, avec une mortalité postopératoire à trente jours autour de 2 %, ­essentiellement liée à la gravité de la maladie et aux infections.

Le cœur est un organe magnifique. Durant mes études de médecine, voir un cœur battre, bouger dans une poitrine, envoyer du sang m’a fasciné. En plus de sa valeur symbolique, la source de la vie est une pièce délicate, joliment dessinée avec ses artères, ses veines, ses valves. En chirurgie, on peut la couper, la coudre, la coller, la greffer. Ma spécialité, c’est de réparer les valves. Je suis un réparateur de valves en tout genre ! J’ai développé une innovation, un anneau, que je pose sur les valves aortiques.

Au début, j’avais la trouille. On a tous eu la trouille, même les fiers, qui eux ne l’avoueront jamais. La chirurgie fait peur au malade ; elle effraie aussi le médecin. Un pilote d’avion s’entraîne avant de voler, nous, nous intervenons directement sur le cœur des hommes. Opérer à cœur ouvert consiste à être confronté à des choix binaires, « je coupe, je coupe pas », « je fais un point de suture ici, ou là ». Il m’arrive de penser : mais pourquoi j’ai mis un coup de ciseau à cet endroit, j’aurais dû faire autrement ! ­L’incertitude fait partie du métier, nos erreurs sont ­fondamentalement humaines. Quand j’ai tout essayé, vidé la banque du sang, les plasmas, les ­plaquettes, épuisé toute ressource thérapeutique, je réunis l’équipe pour prendre la décision ultime : « On débranche ? »

Un chirurgien qui ne rencontre pas d’imprévus ou n’a pas de complications, ça n’existe pas. Soit c’est un menteur, soit c’est un mec qui n’opère pas. Le risque opératoire peut monter de 50 à 70 % suivant les patients et les pathologies. On a beau s’y préparer, quand la mort surgit, c’est toujours violent. Certains disent : « Merde je l’ai plié ! » D’autres : « Je l’ai satellisé ! », « Je l’ai mis sur orbite ! » pour essayer de mettre une distance face à une émotion trop forte. Mais la ­plupart d’entre nous prononcent « je l’ai tué ! » car au fond, c’est ce que nous ressentons tous. Pourtant, on n’a pas tué, on n’a pas réussi à soigner, c’est différent. Dans le premier cas, on est un meurtrier et on doit aller au tribunal. Dans l’autre, on est un médecin confronté à l’échec de son fantasme de toute-puissance.

« Les toubibs, on a développé le syndrome du sauveur »

Longtemps, les gens se sont éteints chez eux, entourés des familles, qui accompagnaient leurs dernières souffrances. Aujourd’hui, les cadavres inondent les écrans mais on peut passer sa vie sans en voir un seul. Avec les progrès de la médecine, les patients ont l’illusion d’entrer à l’hôpital pour guérir, jamais pour mourir. Et nous, les toubibs, on a développé le syndrome du sauveur. Alors quand une complication est liée à notre geste, même si ce geste n’était pas intentionnel, même si ses conséquences étaient ­imprévisibles, même s’il n’y a pas eu de dysfonctionnement majeur durant l’intervention, nous nous sentons honteux d’avoir échoué. Ce passage brutal du statut de sauveur à celui de l’assassin provoque un tsunami émotionnel que l’on nie, et enfouit.

Après ma première mort sur table, mon chef de service m’a réconforté avec une tape dans le dos, « Allez, mon vieux, c’est comme l’équitation : quand tu tombes, faut remonter ! » J’ai refoulé la culpabilité des années durant, comme la plupart d’entre nous. Je ne savais pas quoi dire à ma famille et à mes amis : comment partager l’échec, la honte ? Pour expier la faute et éviter de trop réfléchir, le premier réflexe est de bosser comme un chien : le travail comme drogue, workaholic. Se sacrifier, donner de sa personne procure le sentiment de se racheter un peu. Nous nous perdons aussi dans la dépression – notre profession est l’une des plus touchées par les suicides – ou dans les addictions –  alcool, drogue, sexe. Les ­inquiétudes des patients ne sont pas totalement infondées, quand ils nous lancent sous forme de boutade : « Ne buvez pas trop la veille, docteur ! » Certains chirurgiens évacuent le stress en maltraitant leurs équipes, une manière de reporter la culpabilité : la manipulation est d’une efficacité redoutable quand la mort est en jeu.

« Vous avez pris la vie de mon fils »

Mais c’est la disparition d’un jeune homme qui m’a le plus marqué : sur la mort elle-même, mais aussi sur l’importance d’expliquer clairement les risques aux familles. À 20 ans, P., beau garçon aux yeux bleus, sympa, attachant, faisait déjà de l’insuffisance cardiaque. Il rêvait d’être prof de sport. Il semblait conscient de la gravité de sa maladie, plus que sa mère, qui l’accompagnait aux consultations. En gros, il aurait pu partir dans les deux ans. L’opération s’imposait : le risque était faible, de l’ordre de 1 %, mais quand cela arrive, malheureusement, c’est 100 %.

Les tissus se sont déchirés deux jours après l’intervention. De garde cette nuit-là, je l’ai réopéré. Ça saignait de partout, un cauchemar, un collègue m’a assisté, un combat contre la mort a commencé. Comme celui de la chèvre de ­Monsieur Seguin contre le loup, il a duré toute la nuit. À l’aube, on a espéré avoir sauvé le garçon, mais plus tard P. a fait des infections graves – péritonite, septicémie – et a dû être transféré dans un autre hôpital pour une greffe cardiaque. Son cas me réveillait la nuit, c’était mon patient le plus jeune. Est-ce que j’avais bien fait de réparer sa valve ? Oui, si tout s’était passé comme prévu mais… Il est décédé trente-huit jours plus tard, pendant mon voyage de noces à Tahiti. Je me souviens encore du coup de fil de l’hôpital. J’ai fondu en larmes sur la plage.

À mon retour, je téléphone à la famille. Le père me répond, froidement : « L’autre jour, je ne me suis pas demandé si j’allais vous mettre ou non une balle dans la tête : le choix portait uniquement sur la taille du calibre. » Il ne plaisante pas. Il me dit qu’il a été dans la légion, a l’habitude du maniement des armes. Il réitère ses menaces face à moi quelques jours plus tard. « Je ne peux pas vous ramener votre fils, je lui dis, mais je peux vous raconter tout ce qui s’est passé. Je peux vous montrer le film opératoire. Et vous pourrez obtenir de l’administration le dossier médical, la loi vous y autorise » – malheureusement pour lui, cela prendra des semaines.

Après avoir déposé une main courante, sur conseil de la direction de l’hôpital, je me suis inscrit sur liste rouge. J’étais terrorisé. Des médecins se sont déjà pris des balles dans la tête. Puis cet homme a commencé à m’envoyer des e-mails. Il voulait être remboursé des frais des funérailles – pour le principe, plus que pour l’argent. Il m’a reproché de ne pas être venu sur la tombe de son fils. C’était un père anéanti, et il cherchait à me faire culpabiliser à hauteur de sa souffrance : « Votre métier ne peut avoir d’exactitude sur le résultat voulu, aussi je vous tiens pour responsable du décès de P. Cela aurait été une réussite si les tissus valvulaires ne s’étaient pas déchirés, vous seriez alors un héros, ou même un sauveur. » Dans un autre e-mail : « Je me suis surpris à pleurer en voyant un gosse chanter à la télé, il ressemblait tellement à P. Oui, monsieur, je vous en veux d’avoir pris la vie de mon fils, comment en serait-il autrement, même si vous pensez n’avoir fait que votre métier, je vous souhaite une longue vie de réflexion, vous qui venez simplement de commencer la construction de celle-ci. »

Il m’en voulait tellement que j’ignore jusqu’où il aurait pu aller si j’avais fait le moindre faux pas. Il avait besoin de pouvoir exprimer sa colère et son chagrin : « […] C’est un moyen pour moi de ne pas oublier et vous êtes une des dernières personnes que P. a vues et à qui il a parlé. Vous faites maintenant partie de ma vie même si vous ne l’avez pas voulu, c’était son destin et c’est aussi le nôtre ! ». Mois après mois, j’ai répondu à chacun de ses messages : « Je ne sais que dire face à vos mots. Je fais partie de votre histoire et vous faites partie de la mienne. Je partage votre peine essayant en vain de cacher la mienne de n’avoir pas réussi à sauver votre fils. » Je ne l’ai pas fui, je ne me suis pas dérobé. J’ai tenté de me mettre à sa place, ce qu’il vivait était affreux. Il avait un autre enfant, atteint d’une maladie grave.

Face à l’impuissance 

Une famille peut porter plainte au pénal après une faute médicale grave : le médecin est arrivé en retard ou bourré, il s’est trompé de malade, etc. Dans les autres cas, la loi Kouchner permet de saisir l’Oniam, une commission d’indemnisation des accidents médicaux. Le dossier est examiné par des experts, qui déterminent s’il s’agit d’un accident fautif ou d’un « aléa thérapeutique ». Le père voulait obtenir la « vérité ». Lors des commissions, il posait des photos de son fils bien en évidence sur la table. Et il cherchait le contact avec moi. Je n’ai jamais coupé les ponts. Nous nous sommes revus cinq ou six fois. Je crois qu’une forme de respect mutuel s’est instaurée entre nous. Lui face à son deuil impossible, moi rongé par la culpabilité.

Au bout de deux ans, l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux a conclu que P. était décédé des suites d’un aléa thérapeutique : en gros, c’était la faute à pas de bol. L’État, la collectivité, doit alors indemniser la famille. Le père n’a obtenu qu’un peu plus de 900 euros. Autre vaste et complexe sujet, cette question des indemnisations : contaminée par une guerre entre les assurances et la Sécurité sociale, elle est très maltraitante pour les patients et leurs proches.

Cette histoire a marqué un tournant dans ma vie. Analyse, hypnose, méditation : j’ai beaucoup travaillé personnellement, psychologiquement, sur la douleur d’être confronté à l’impuissance. Un gamin peut se rouler par terre. L’adulte, lui, va se dévorer de l’intérieur. Peu à peu, j’ai accepté avec beaucoup de douceur de me laisser toucher par ce qui m’arrivait, j’ai appris à être moins fusionnel avec mon métier, à ne pas m’obliger à souffrir à chaque complication d’un malade.

Tempête intérieure

Je vous parle des morts. Je pourrais aussi vous parler de ceux qui, après être passés entre nos mains, restent invalides, handicapés. Cela entraîne une tempête intérieure tout aussi bouleversante : une fois que c’est arrivé, nous ne pouvons revenir en arrière. Quand je sors d’une opération compliquée et que j’ai réussi à sauver un patient, je suis content, mais ensuite l’équipe raisonne heure par heure jusqu’au réveil. Un jour, un interne a fait un mauvais geste, que je ne suis pas parvenu à rattraper à temps. Le patient en a gardé des séquelles neurologiques ­importantes. En tant que chirurgien responsable, je devais annoncer moi-même la nouvelle à la famille et endosser la responsabilité de ce geste. Il aurait pu m’arriver la même chose, mais là c’était encore plus dur à assumer. Mon rôle était de ne pas faire culpabiliser l’interne. Même les plus grands pontes ont été débutants et ont commis des erreurs durant leurs premières années de pratique.

J’aime la responsabilité, même si elle me fait peur. Les patients te choisissent et te font confiance. Comme je suis d’un naturel un peu fainéant, elle me pousse à me dépasser, à aiguiser ma vigilance. J’ai lu une étude passionnante sur un chirurgien anglais qui avait vu sa mortalité opératoire multipliée par trois. Le type s’est arrêté pour comprendre la situation. Il a appliqué des modèles d’analyse comme pour les accidents d’avion, et identifié deux types de problèmes. Les « événements majeurs », type hémorragie : en général traité par des seniors en responsabilité, ils étaient gérés et entraînaient peu de conséquences pour les malades. Et les « événements mineurs » : des petites erreurs de rien du tout, comme une sonde urinaire ou un cathéter mal posé, qui, mises bout à bout, avaient des impacts mortels. Plus le rapport hiérarchique était important entre le chef et son équipe, c’est-à-dire plus il existait de zones tampons où personne ne se sentait vraiment responsable, plus ces petites erreurs augmentaient. À l’échelle d’une société, c’est la même chose. L’acte chirurgical est une bonne fractale pour étudier une chaîne de responsabilité humaine.

Les adieux aux familles

Dans mon service, on tente de trouver le rapport juste entre responsabilité et culpabilité. On est responsable de nos gestes, pas de la maladie des gens. Plus on se confie sur les difficultés rencontrées, mieux on sait les gérer. Après une complication grave ou un décès, on organise une réunion de « morbimortalité » : on se met tous autour d’une table, cardiologues, anesthésistes, infirmières, chirurgiens… On reprend le dossier, on pointe les dysfonctionnements, on échange avec bienveillance. Pour avancer, on se parle. On peut dire « j’ai merdé ». Ça a le mérite de briser les tabous.

J’ai 48 ans. Bien heureusement, l’immense majorité de mes patients m’habitent avec des beaux souvenirs : je fais partie de leur vie et ils peuplent joliment la mienne. Les morts m’empêchent moins de ­dormir, même s’ils sont présents. Mais je reste troublé par les adieux aux familles. Je souffre plus de leurs silences que de leurs mots – presque tous me remercient, malgré tout. En les regardant partir, je sais ce qu’il y a devant elles : le conjoint, le parent, l’enfant absent, le vide. évidemment ce n’était pas prévu. Ce n’est jamais prévu.

Ce récit est paru dans le numéro 44 de XXI

Suivez XXI sur les réseaux